CHAPITRE XV

Curt Grego et son frère arrivèrent chez Jerome presque en même temps, alors que Morgan était encore à un mille de là. Il neigeait maintenant à gros flocons, et le ciel était si noir qu'on aurait pu se croire au crépuscule et non au milieu de l'après-midi.

Curt s'approcha de son frère qui descendait de cheval.

— J'ai un mal de crâne épouvantable, dit Al avec une grimace de douleur.

— Pourquoi es-tu venu ici ?

Le mastodonte esquissa un sourire.

— Pour la même raison que toi, je suppose, c'est-à-dire pour essayer de récupérer un peu de fric. Comment as-tu réussi à t'échapper ?

— Peu importe. Viens vite, car nous n'avons pas beaucoup de temps devant nous.

Il poussa la grille et s'engagea dans l'allée. Arrivé à la porte de la maison, il frappa énergiquement, attendit un instant, frappa encore.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda une voix de femme.

— Curt Grego. Ouvrez cette garce de porte avant que que je fasse sauter la serrure.

Il y eut une légère hésitation, et on entendit la voix grave d'un homme. Puis la porte s'ouvrit. Curt entra, suivi de son frère. Les yeux de Tena s'emplirent de frayeur. Jerome se tenait immobile derrière elle.

— Prenez votre manteau ! ordonna Curt en s'adressant au banquier. Nous allons à la banque.

— Pourquoi ?

— Ne discutez pas. Toute l'affaire est découverte, le shérif est mort, et les autres arrivent avec l'intention de vous pendre.

Jerome devint blême, et une expression de panique emplit son regard. Il fit un mouvement en direction de la porte, mais le poing de Curt vint s'écraser sur sa bouche. Il chancela et n'essaya plus de fuir.

— Vous venez aussi, reprit Curt en s'adressant à Tena. Si nous avons une femme avec nous, ils n'oseront peut-être pas tirer.

— Je vais chercher mon manteau, répondit-elle sans se démonter.

Elle quitta la pièce et revint une minute plus tard avec son vêtement et celui de son mari. Elle l'aida à le passer, car il avait l'air hébété et incapable de coordonner ses pensées.

Curt ouvrit la porte et les poussa dehors. Al ferma la marche.

— Laisse les chevaux à la grille, dit Curt à son frère. Ils sont crevés, et puis si les gars du détachement les voient ici, ils penseront que nous nous cachons dans la maison.

La chaussée était déjà couverte de neige. Au moment de s'engager dans la Grand-Rue, Curt entendit approcher un cavalier. Il poussa Jerome et Tena sous un porche, saisit la jeune femme et lui plaqua sa main crasseuse sur la bouche tandis qu'elle se débattait en émettant de petits cris étouffés. Quant à son mari, Al l'avait immobilisé en lui passant son avant-bras autour du cou et lui mettant aussi sa grosse patte sur la bouche.

Morgan apparut et tourna l'angle de la rue pour se diriger vers l'habitation de Jerome. Curt relâcha la jeune femme et la poussa sur le trottoir. Elle glissa et faillit tomber. Jerome reprit son chemin sans faire un geste pour lui venir en aide. Arrivé devant la banque, il ouvrit la porte et entra. Curt lui arracha la clef des mains et referma derrière eux.

— Les armes d'abord ! Où sont-elles ?

— Vous m'emmènerez avec vous ? Vous ne me laisserez pas ici, hein ? Ils me pendraient.

— Les armes ! répéta Curt en regardant le banquier d'un air méprisant.

— Il y a un revolver à la caisse et une carabine dans mon bureau.

— Surveille-le, Al.

Curt contourna la grille et revint avec le revolver.

— Et maintenant, allez ouvrir le coffre ! ordonna-t-il.

— Rien à faire, à moins que vous ne promettez de m'emmener avec vous.

— Mel, intervint Tena, tu n'as pas le droit de remettre ainsi de l'argent qui ne t'appartient pas.

— S'il refuse, il est mort, trancha Curt. Et vous aussi.

Jerome reprit d'une voix qui tremblait mais où on pouvait déceler une nuance de défi :

— Je n'ouvrirai pas à moins que vous ne me promettiez…

— Ceci vous fera peut-être changer d'idée.

L'homme leva la main et frappa Tena en plein visage. La jeune femme chancela, perdit l'équilibre et alla s'étaler sur le dallage. Jerome ne bougea pas. Curt fit un pas dans sa direction et le frappa à nouveau sur la bouche aussi fort qu'il le put. Le banquier alla s'affaler contre la légère semi-cloison qui céda, et il s'écroula au sol. Sans lui laisser le temps de se relever, Curt s'approcha vivement et se mit à le frapper à grands coups de pied dans le ventre.

— Le coffre ! dit-il d'une voix rude.

Jerome eut un hoquet et se redressa péniblement sur les mains et les genoux.

— Aide-le à se relever, Al !

— Mel ! s'écria Tena. Ils te tueront dès que tu auras ouvert.

Il ne répondit pas. Soutenu par Al, il se dirigea vers l'arrière de l'établissement, tandis que Curt relevait la jeune femme et la poussait brutalement, devant lui. Il s'arrêta à la porte du bureau de Jerome, entra et revint presque aussitôt, la carabine sous le bras.

Jerome s'approcha du coffre-fort et s'accroupit. Malgré la pénombre, on distinguait le tremblement de ses mains.

— Grouillez-vous ! hurla Curt.

Le banquier se mit à faire tourner le cadran. Tena, debout près de la porte, frémissait de terreur. Elle était sûre qu'ils allaient maintenant tuer son mari et qu'ils la tueraient ensuite, ou bien – ce qui serait encore pire – qu'ils l'emmèneraient comme otage.

Elle se mit à prier en silence.

*
*  *

Morgan mit pied à terre devant la maison de Jerome. Il fut saisi d'une soudaine appréhension en voyant les deux chevaux attachés à la grille. Il reconnut instantanément celui de Curt et comprit que l'autre devait être celui que son frère avait pris à l'un des membres de l'expédition. Il remonta l'allée, sa carabine à la main, tout en se rendant compte qu'il ferait une magnifique cible si quelqu'un s'avisait de tirer par l'une des fenêtres. Il traversa la véranda sans faire plus de bruit qu'un chat et poussa la porte. Elle n'était pas fermée à clef, et elle s'ouvrit si brusquement qu'il alla s'étaler de tout son long sur le plancher. Pas un bruit ne troublait le silence de la demeure. Il se releva et appela doucement :

— Tena !

Il renouvela son appel, mais nulle réponse ne lui parvint. Un instant, il resta immobile dans l'obscurité. Jerome s'était-il enfui avec sa femme ? C'était possible, mais cela n'expliquait pas l'absence des deux frères Grego dont les chevaux se trouvaient devant la porte. Il supposa que Curt et Al étaient venus chercher de l'argent avant de quitter le pays. Mais Jerome ne devait pas conserver de grosses sommes à son domicile.

Mû par une pensée soudaine, Morgan se précipita dans la rue. En examinant le sol, il aperçut des empreintes de pas. Il y en avait quatre séries, dont une plus petite que les autres. En certains endroits, elles commençaient déjà à disparaître sous la neige qui continuait à tomber. Tendant l'oreille, il perçut un bruit de voix irritées. Des cavaliers remontaient la rue et firent leur apparition avant que Morgan eût réussi à se dissimuler. Il essaya de payer de toupet en franchissant d'un air dégagé la grille la plus proche, comme s'il rentrait paisiblement chez lui. Mais l'un des cavaliers l'interpella.

— Hé ! vous, là-bas, approchez un peu qu'on voie qui vous êtes.

Il se mit à courir, s'engouffra dans un étroit couloir entre deux maisons tandis qu'un coup de feu claquait. Il s'arrêta à l'abri d'un énorme lilas et, immobile, retint son souffle.

— Slaughter ! reprit la voix, va jeter un coup d'œil avec Roushe.

Les deux hommes passèrent si près de l'endroit où se dissimulait Morgan qu'il pouvait entendre leur respiration. Mais, n'apercevant personne, ils firent demi-tour. Le jeune homme attendit qu'ils se fussent éloignés pour reprendre sa route. Soudain, devant lui, il vit surgir d'autres silhouettes. Sans doute des renforts, songea-t-il. Il revint sur ses pas, franchit une barrière et fonça dans une ruelle qui, il s'en souvenait, permettait de rejoindre la Grand-Rue.

— En voilà un ! cria quelqu'un. Attrapez-le !

Morgan s'accroupit près du mur de la maison voisine, leva sa carabine et, visant par-dessus la tête des hommes, il pressa la détente. L'arme cliqueta, mais le coup ne partit pas. Il fouilla sa poche à la recherche de cartouches, mais il la trouva vide. Il avait dû les perdre dans sa chute. Il se leva en abandonnant sa carabine désormais inutile, et il poursuivit sa course à travers la ruelle. Il tournait l'angle de la rue quand un coup de feu claqua. La balle traça un long sillon dans la neige. Il trébucha sur un tas de cageots et tomba. Il se releva au moment où la carabine aboyait une autre fois ; la balle alla se perdre dans une barrière. Un autre coup de feu, moins fort. C'était la détonation d'un revolver, mais Morgan ne put déterminer le point d'impact de la balle.

Au bout de la ruelle, il s'arrêta un instant avant de déboucher dans la Grand-Rue. Il était à peu de distance de la banque, mais entre le bâtiment et l'endroit où il se trouvait, il y avait un groupe d'hommes en train de discuter et qui bloquaient le passage. Leurs regards se portèrent vers l'extrémité de la rue au moment où apparaissaient les poursuivants de Morgan dont un se mit à crier :

— C'est Jerome ! Arrêtez-le.

Morgan était coincé entre les deux groupes. Désespérément, il chercha du regard un autre passage pouvant lui permettre de rejoindre la ruelle qui longeait le derrière de l'hôtel, mais en vain. Il vit, dans la pénombre, luire l'acier des pistolets, puis la devanture d'un magasin vola en éclats.

— Arrêtez ! cria une autre voix. Vous venez de descendre ma vitrine.

Risquant follement sa chance, Morgan bondit et entra dans la maison par la vitrine brisée. Il heurta un comptoir de bois qui se renversa, entraînant dans sa chute des pièces de tissus et des objets divers. Il songea que le propriétaire du magasin n'allait pas tarder à protester à nouveau, et il se précipita dans une arrière-boutique, elle aussi encombrée de marchandises. Si, par malheur, il n'y avait pas une autre issue, il était perdu.

Il entendait approcher ses poursuivants et percevait les cris furieux du marchand de tissus. Au fond de la pièce se trouvait une autre petite porte, mais elle était cadenassée. Il regarda autour de lui. Il y avait bien une fenêtre, mais seul le vasistas était mobile. Il se hissa sur une pile de caisses et chercha le loquet à tâtons. Le cadre résista une seconde, puis céda si brusquement que Morgan perdit l'équilibre. La pile de caisses se mit à osciller dangereusement. Il s'agrippa des deux mains à la fenêtre et fit un rétablissement, tandis que l'échafaudage branlant s'effondrait au-dessous de lui. Puis les charnières du châssis s'arrachèrent sous son poids, et il tomba brutalement sur le dos dans la rue sombre. Au moment où il se relevait, il entendit qu'on s'attaquait au cadenas de la porte, puis une voix rauque laissa échapper des jurons de rage et de déception.

Il s'éloigna en boitillant, car il s'était tordu la cheville en tombant. Mais il lui fallait absolument parvenir jusqu'à la banque. C'était une question de vie ou de mort, non seulement pour lui, mais aussi peut-être pour Tena.