CHAPITRE PREMIER

L'automne était proche et, en cette fin d'après-midi, un vent âpre et mordant balayait les pentes enneigées.

Morgan Orr, qui avait enfin réussi à échapper à ses poursuivants, décida de s'arrêter pour camper. Il commença par allumer un bon feu, ce qui ne lui était pas arrivé depuis plusieurs semaines. Puis, tandis que la fumée montait en spirales bleutées dans le ciel qui s'obscurcissait, il se mit à contempler au-dessous de lui les pentes couvertes de sapins ombreux et de trembles aux feuillages blanchis par le givre.

Morgan était grand et brun, avec des yeux sombres et une bouche au pli un peu désabusé. Il avait, jusque-là, mené une vie aventureuse. Mais, ayant maintenant doublé le cap de la trentaine, il se rendait compte de ce qu'il était devenu depuis dix ans qu'il avait quitté les rues poussiéreuses d'Arapaho Wells. Il n'avait pas d'amis, il n'avait jamais connu la douceur d'une vie de famille, et il éprouvait un affreux sentiment de vide et de solitude dont il ne pouvait se défaire. Et pourtant, il y avait eu, dans son existence, une femme dont le souvenir le hanterait jusqu'à la fin de ses jours.

Là-bas, dans les plaines lointaines qui se perdaient dans les ombres de la nuit approchante, sommeillait Arapaho Wells que les années avaient dû laisser inchangée et qui lui apparaissait comme un havre où il pourrait trouver la paix et la sécurité. C'était là qu'il devait retourner.

Dès que la nuit fut tombée, il éteignit le feu, déplaça légèrement le piquet auquel était attaché son cheval – car l'herbe était rare –, et il observa quelques instants le pauvre animal harassé qui, la tête basse, semblait ne pas avoir le courage de chercher sa maigre pitance. Morgan, qui avait épuisé ses provisions, n'avait plus rien à manger. Il déroula la couverture fixée au troussequin de sa selle, la jeta sur ses épaules et s'étendit sur le sol rocailleux.

Toute la nuit, il ne cessa de grelotter. Le froid intense qui descendait des montagnes le pénétrait jusqu'à la moelle des os. Dès les premières lueurs de l'aube, il se leva et jeta d'abord un rapide coup d'œil à son cheval pour s'assurer qu'il n'était pas mort de froid. Il le sella, puis le prenant par la bride, il se mit à dévaler la pente dénudée en direction de la ligne de sapins qu'il apercevait dans le lointain, tandis qu'il faisait avec amertume un retour sur lui-même.

Dix ans. Dix longues années de violence au cours desquelles le nom de Morgan Orr était connu d'un bout à l'autre de la frontière. Et tout cela pour en arriver à n'être plus qu'un pauvre hère affamé et pitoyable qui se dirigeait en traînant la jambe vers une ville qui ne voudrait sans doute pas de lui. Pourtant, il se sentait irrésistiblement attiré vers elle comme vers une étoile lointaine et inaccessible.

Il se rappelait Tena Ward, et il sentait à cette évocation se rouvrir la blessure de son cœur. Il revoyait par la pensée cette jeune fille à l'âme pure et généreuse, petite et menue, avec son beau visage entouré d'un casque de cheveux sombres, ses yeux noirs au regard profond, sa bouche aux lèvres pleines et pulpeuses, ses pommettes hautes, son menton volontaire. Tena, qu'il avait tenue dans ses bras, une nuit, il y avait de cela six ans, et qui s'était donnée à lui avec tout son amour. À ce moment-là, il n'avait pas compris toute la valeur de ce don d'elle-même qu'elle lui avait fait. Mais, maintenant, il éprouvait à son égard une tendresse infinie, une tendresse comme il n'en avait jamais ressenti pour personne d'autre.

Les rochers dénudés avaient cédé la place à une contrée plus plate parsemée de pins rabougris. Morgan traversa quelques torrents dont les eaux limpides se précipitaient vers la plaine. La faim le tenaillait, mais il ne put découvrir ce jour-là le moindre gibier. Le soir, il se coucha donc une fois de plus sans manger pour repartir le lendemain à l'aube. Son cheval, lui aussi, s'affaiblissait d'une manière inquiétante. Ayant quitté les montagnes et franchi une série de collines, le jeune homme aperçut enfin la plaine. Soudain, un lapin surgit devant lui. Il porta la main à son revolver et tira avec la rapidité de l'éclair. Le petit animal fit la culbute et resta immobile. Morgan mit pied à terre, l'écorcha, alluma du feu et le fit rôtir. Après avoir mangé gloutonnement, il se remit en route.

*
*  *

Arapaho Wells était encore très loin, dans cette plaine dont l'immensité s'étendait devant lui à perte de vue, et il lui fallut deux autres journées pour y parvenir. Son cheval avait maintenant toutes les peines du monde à avancer, et il trébuchait parfois dangereusement. Arrivé aux premières maisons de la ville, il s'effondra au milieu de la route. Le cœur rempli de pitié, le jeune homme regarda mourir son fidèle compagnon. Puis il lui ôta sa selle qu'il posa à terre avec un soupir de découragement.

Un sourire triste passa sur ses lèvres tandis qu'il baissait les yeux sur ses vêtements en lambeaux. Il était épuisé et affamé, traqué et vaincu, écœuré du passé et des souvenirs amers qui lui revenaient en mémoire. Les choses pourraient-elles être différentes ici ? Quelle image les habitants d'Arapaho Wells avaient-ils gardée de lui ? Celle du petit garçon malheureux victime de la brutalité de son père, ou bien celle du Morgan Orr adulte dont les exploits au pistolet défrayaient la conversation de tous les saloons de l'Oklahoma ?

Il chargea la selle sur son épaule et se dirigea d'un pas lourd vers le centre de la ville. Rien n'avait changé, et il aurait pu croire qu'il n'en était jamais parti. Les bicoques alignées à l'extrémité de la Grand-Rue n'était ni plus ni moins minables que dix ans auparavant, l'Antlers Hotel était toujours revêtu de sa peinture jaunâtre et craquelée, et la banque, toujours aussi tristement prosaïque, dressait sa masse sombre dans le soleil matinal.

Parvenu au milieu de la Grand-Rue, Morgan s'arrêta, perplexe, se demandant ce qu'il allait faire. Il n'avait pas un sou vaillant et était incapable de payer le prix d'une chambre ou d'un repas. Puis, conscient du poids de la selle sur son épaule, il prit le chemin de l'écurie de louage.

Un étrange émoi s'emparait de lui à la pensée de Tena Ward. Habitait-elle toujours ici ? Allait-il soudain la voir surgir devant ses yeux ? Non. Il ne voulait pas qu'elle le vît ainsi, en haillons, mal rasé, épuisé, semblable à une loque. Il pressa le pas.

Quelques personnes le dévisagèrent au passage. Un homme à cheval le dépassa et le fixa avec insistance avant de s'engager dans une rue latérale qui conduisait au bureau du shérif. Morgan pensa qu'il allait sans doute signaler la présence du cadavre du cheval à l'entrée de la ville. Dans une heure, tout le monde serait au courant du retour de Morgan Orr. Les femmes le regarderaient passer avec curiosité et appréhension, les hommes se rassembleraient pour discuter de la conduite à tenir. Ils décideraient probablement de le chasser, car ils ne voulaient pas de violence en ville, et ils savaient que Morgan Orr attirait la violence comme un aimant la limaille de fer. Pourtant ils se trompaient. Morgan en avait assez des luttes et des bagarres. Il ne cherchait maintenant que la paix, un travail honnête et une chance d'oublier.

Il passa devant le Silver Dollar et le Buckhorn, puis s'engouffra sous le porche qui conduisait à l'écurie de Si Booth. Il laissa tomber la selle sur le sol. Ici non plus, rien n'avait changé. Seul le patron avait vieilli. Ses cheveux avaient blanchi, ses épaules s'étaient voûtées. Il sortit de son petit bureau et jeta un coup d'œil au jeune homme par-dessus ses lorgnons cerclés d'or.

— Bonjour, monsieur. Qu'y a-t-il pour votre service ?

Morgan comprit qu'il ne l'avait pas reconnu.

— Je voudrais vendre cette selle.

L'homme se pencha pour examiner l'objet, puis levant les yeux :

— Je vous en donne deux dollars, déclara-t-il. Et elle ne les vaut pas.

— C'est bon. Vendue.

Booth se redressa et considéra son client avec plus d'attention tout en laissant tomber dans sa main deux pièces d'argent qu'il venait de tirer de sa poche.

— Morgan Orr ! s'écria-t-il.

— C'est bien moi, si.

Le jeune homme se baissa pour prendre ses sacoches, ses couvertures et son poncho, parfaitement conscient du regard appuyé que Booth faisait peser sur lui.

— Ton revolver ne semble pas t'avoir rapporté la fortune, hein ?

— Non, murmura Morgan d'un air sombre en se dirigeant vers la porte. Merci, Booth.

— Tu as l'intention de rester ?

Le jeune homme se contenta de répondre par un signe de tête et franchit le porche pour se retrouver dans la rue. En passant devant le Silver Dollar, une odeur alléchante de lard frit vint chatouiller agréablement ses narines. Il entra et déposa son matériel près de la porte. Une femme d'âge moyen, qu'il ne connaissait pas, se tenait derrière le comptoir. Il commanda des œufs au lard et des galettes de maïs. Puis, contournant le bar, il sortit par la porte latérale pour aller se laver les mains et le visage. Quand il revint dans la salle, la femme lui apporta une tasse de café fumant qu'il dégusta avec délices. Il y avait près d'un mois qu'il n'en avait bu. Un mois passé à fuir à travers monts et vallées, à chevaucher de nuit pour se cacher pendant le jour.

— On dirait que vous n'avez pas mangé depuis un bon bout de temps, dit la femme en le regardant dévorer les aliments.

Il lui adressa un sourire qui sembla effacer de son visage le découragement et la lassitude.

— C'est vrai, avoua-t-il.

— Vous êtes de passage ?

— J'espère pouvoir rester. Je cherche du travail.

— Ce n'est pas un très bon moment pour en trouver, remarqua-t-elle en hochant la tête.

Morgan finit son café et poussa un soupir.

— C'est combien ?

— Trente-cinq cents. Habituellement, je ne prends que vingt-cinq, mais vous avez beaucoup mangé.

Le jeune homme posa un dollar sur le comptoir.

— Donnez-moi aussi un paquet de Durham.

— Ça fait quarante cents en tout.

Elle lui tendit le tabac et lui compta la monnaie. Morgan roula une cigarette, l'alluma et en tira quelques longues bouffées. Ses forces commençaient à lui revenir. Il ramassa ses affaires et quitta le saloon.

— Le voilà ! C'est Morgan Orr ! cria soudain une voix aiguë.

Les gamins affluaient de tous les côtés, courant sur ses talons. Il avait l'impression que tous les gosses de la ville s'étaient donné rendez-vous. Sans jeter un coup d'œil derrière lui, il s'engouffra dans l'hôtel et traversa le hall pour s'approcher du bureau en songeant qu'il n'avait en poche qu'un dollar et soixante cents. C'était peu pour manger et dormir. Il lui fallait absolument trouver du travail. À la façon dont il se sentit dévisagé, il comprit que l'homme connaissait son identité.

— Je voudrais une chambre, dit-il.

— Parfaitement, Mr Orr. Je vais vous donner le numéro deux. C'est un dollar, et le patron veut que l'on paie d'avance.

— C'est toujours Osborne ?

— Non, monsieur. Osborne est mort. C'est Mr Shank qui est maintenant propriétaire.

Morgan déposa un dollar sur le bureau et prit la clef qu'on lui tendait. Dès qu'il fut dans sa chambre, il se laissa tomber sur le lit en poussant un soupir. Dans combien de villes était-il arrivé de la même manière ? Il ne le savait plus. Mais c'était toujours la même chose : dès que les gens l'avaient reconnu, ils commençaient à prendre peur et à se demander ce qu'il était venu faire chez eux.

Il frissonna en se rappelant le premier homme qu'il avait tué. Cela se passait ici même, à Arapaho Wells, alors qu'il avait vingt ans. Et c'était cet événement qui avait changé toute sa vie. Il le revivait par la pensée, le cœur rempli d'amertume. La veille au soir, au Buckhorn, il s'était pris de querelle avec un étranger. Dan English, le shérif, était intervenu pour lui conseiller de s'éloigner jusqu'au moment où les choses se seraient un peu tassées, et il avait essayé de suivre cet avis. Mais l'étranger ne l'entendait pas de cette oreille. Il l'avait attaqué par surprise à sa sortie de l'écurie de Booth, et sans doute ne s'attendait-il pas à une riposte aussi rapide de la part d'un garçon aussi jeune. Quoi qu'il en soit, Morgan s'était retrouvé quelques instants plus tard, le revolver fumant à la main et l'étranger étendu sans vie à ses pieds. Après cela, il avait voulu demeurer à Arapaho Wells, et il se rendait compte maintenant que s'il n'y avait pas réussi, c'était en grande partie de sa faute. Il s'était cabré parce que certains le critiquaient, et il n'avait pas su profiter de la leçon de l'expérience. Un jour de l'automne suivant, le vieux Daybright avait tiré un coup de feu sur lui, bien qu'il l'eût toujours soutenu auparavant. Morgan, plein de rancœur et d'amertume, avait alors jugé qu'il lui valait mieux quitter la ville. Les événements s'étaient ensuite enchaînés d'une manière inéluctable. Les emplois honnêtes étaient rares, mais pour un homme décidé et sachant manier une arme, il y avait toujours du travail. Et quand Morgan s'aperçut de la tournure que sa vie avait prise, il était trop tard pour rebrousser chemin.

Il se leva, s'approcha de la fenêtre et se mit à regarder dans la rue. Il constata que les gens qui passaient levaient tous la tête vers le premier étage de l'hôtel. Il se sentit envahi par le découragement. Il en était toujours ainsi. Partout on le reconnaissait. Et ici, ce serait pire puisqu'il se trouvait dans la ville où il était né, où il avait été élevé.

Sa bouche prit un pli amer. Élevé n'était pas exactement le terme qui convenait, car son père n'était pas souvent à la maison, et c'était le jeune Morgan qui devait préparer sa propre nourriture et vaquer aux soins du ménage. Lorsque Sam rentrait, il était généralement ivre. Alors, il s'armait d'une cravache et passait sa colère sur son fils. Cela avait duré jusqu'au seizième anniversaire de Morgan. Ce jour-là, il avait arraché la cravache des mains de son père et l'avait jetée par la fenêtre. Un instant, il avait éprouvé le désir de corriger ce vieil ivrogne. Mais, après lui avoir décoché un premier coup de poing, il s'était détourné avec dégoût et était sorti. Ensuite, s'étaient écoulées quatre années de paix armée au cours desquelles le père et le fils s'étaient délibérément ignorés.