CHAPITRE XII

Dan English arrêta son cheval un peu avant de parvenir au sommet de la crête et se retourna. Forette avait un air intrigué, et Dillon transpirait comme s'il avait gravi la colline à pied. Derrière lui, venait Carl Roushe. Maintenant que l'action était proche, il paraissait regretter d'être venu. Sept autres complétaient le détachement. Parmi eux, Morgan reconnut trois des hommes qui s'en étaient pris à lui, la veille, au Buckhorn. Mais, à présent, ils étaient nerveux et s'efforçaient de cacher leur frayeur sous un air bravache.

— Qu'attendons-nous donc ? demanda l'un d'eux. Allons les chercher.

Dan English leva la main pour réclamer le silence.

— Taisez-vous, et écoutez-moi, dit-il. Je ne veux pas de fusillade si on peut l'éviter. Je désire prendre ces trois hommes vivants. Si l'un d'entre vous s'avise de se servir de son arme autrement qu'en cas de légitime défense, je l'arrête et l'inculpe de meurtre.

— Mais de quel côté êtes-vous donc ? s'enquit un autre d'une voix geignarde.

— Du côté de la loi ! déclara le shérif en se tournant vers celui qui venait de parler. Toi, tu vas prendre à droite avec Morg, Forette, Dillon et Roushe, ce qui vous conduira derrière la maison. Tenez-vous à une certaine distance les uns des autres, et planquez-vous soigneusement, afin qu'on ne puisse déceler votre présence. Roark et Thompson resteront ici. Les autres viendront avec moi. Ne laissez pas s'enfuir nos trois gaillards, mais ne tirez qu'à la dernière extrémité.

Sur ces mots, il se mit en route, suivi de ses hommes. Morgan partit de son côté, obliquant assez nettement vers la droite de manière que, lorsqu'il atteindrait le haut de l'éminence, il serait caché par une autre crête. Il hésitait à prendre le commandement de la petite troupe, mais voyant que les hommes restaient groupés et avaient l'air d'attendre des ordres, il se décida.

— Roushe, tu vas mettre pied à terre le premier et te camoufler dans les parages.

L'homme interpellé descendit de cheval, attacha sa bête, puis, prenant sa carabine, il s'éloigna pour disparaître entre les pins rabougris. Morgan parcourut encore quelque deux cents yards, puis désigna Forette qui alla se dissimuler en un endroit d'où il dominait le ranch. Au bout de deux ou trois minutes, Morgan s'arrêta à nouveau.

— Dillon, c'est à ton tour.

L'homme le fixa d'un air de défi.

— Moi, j'irai où bon me semblera ! déclara-t-il. Je n'accepte pas d'ordres venant de toi.

— Descends !

Morgan n'avait pas élevé la voix, mais il s'était avancé imperceptiblement. Dillon porta la main à la crosse de son revolver. Mais, avant qu'il ait pu tirer son arme, Morgan avait fait tournoyer sa carabine, et la crosse était venue le frapper brutalement en pleine poitrine. Le souffle coupé, il bascula de sa selle et tomba au sol. Haletant, le visage déformé par la douleur et par la haine, il prit son revolver qu'il braqua en direction de Morgan. Mais, au même instant, le jeune homme lança son pied droit qui heurta le poignet de son adversaire et lui arracha le revolver. Le forgeron poussa un cri de douleur et porta à sa poitrine sa main blessée.

Sa carabine sous le bras, Morgan tira de sa poche sa blague à tabac et se mit tranquillement à rouler une cigarette.

— Debout ! ordonna-t-il ensuite.

Dillon se releva péniblement en jetant un coup d'œil à son arme qui avait été projetée à quelques pas de lui.

— Laisse ça jusqu'au moment où tu viendras reprendre ton cheval !

L'homme s'éloigna d'un pas traînant. Il était presque aussi grand et fort qu'Al Grego, mais il avait l'esprit aussi lourd que le corps. Morgan alluma sa cigarette et alla se poster en un endroit d'où il pouvait voir l'habitation des Grego sans cesser de surveiller Dillon.

Au ranch, tout était calme. Une femme à l'air négligé était en train d'étendre du linge, tandis que, près de la porte de la cuisine, deux gorets fouillaient du groin dans un tas d'ordures ménagères. Un peu plus loin, trois chevaux sommeillaient dans le corral, mais il n'y avait aucun autre signe de vie dans les environs. Au bout d'un moment, Morgan vit apparaître Dan English au sommet de la crête, et presque aussitôt sa voix puissante retentit, se répercutant jusque dans le fond de la vallée.

— Holà ! C'est le shérif qui vous parle. Sortez de la maison, les mains en l'air.

La jeune femme interrompit brusquement son travail, tourna la tête, fixa un instant le shérif sans comprendre, puis laissa tomber dans la poussière la brassée de linge humide qu'elle tenait et s'enfuit en courant en direction de la maison. Pendant près de cinq minutes, ce fut le silence le plus absolu. Dan English, immobile au sommet de la butte, constituait une magnifique cible, et Morgan songea qu'il devait se soucier assez peu d'être abattu. Il se sentait pris au piège et ne voyait aucun moyen d'en sortir. Puis sa voix se fit à nouveau entendre.

— Chuck ! Curt ! Al ! Sortez de là. Vous êtes cernés.

Rien ne bougeait. On eût dit que la maison était abandonnée. Morgan entendit Dillon qui grommelait :

— Espèces de gredins ! Je vous ferais bien sortir de là, moi !

Des nuages commençaient à obscurcir le ciel, et un vent glacial se levait. La tempête qui semblait approcher augmentait encore le malaise de Morgan. Ce serait là, songeait-il, un bien sombre dimanche dont on se souviendrait longtemps à Arapaho Wells.

Et soudain, une carabine claqua. La balle souleva la poussière à moins d'un yard du shérif qui fit quelques pas en arrière et se laissa tomber au sol. Au même instant, à gauche de Morgan, la carabine de Dillon ouvrit le feu en direction des fenêtres de la cuisine. Quand l'écho de la détonation se fut éteint, on entendit un bruit de vitres brisées. Morgan jura entre ses dents, car il avait entendu également un autre bruit, si faible qu'il aurait pu être le produit de son imagination. C'était le cri plaintif d'une femme blessée. Une colère sourde s'empara de lui. Il se précipita vers l'endroit où se tenait Dillon. Mais l'homme l'avait entendu venir et se retourna en pointant sa carabine.

— Vas-y, salaud ! dit Morgan d'un ton glacial. Tire, ou bien jette cette carabine, sinon je vais te la briser sur ton crâne de crétin.

Dillon appuya sur la détente. Il y eut un déclic, mais l'arme ne partit pas. Une seconde tentative fut tout aussi infructueuse. Déjà, Morgan était sur lui, et son pied lancé avec force alla frapper le forgeron en plein sur la bouche. Il tomba à la renverse en laissant échapper son arme. Morgan la ramassa et considéra un instant l'homme d'un air écœuré, puis il lança la carabine sur la pente en direction de la maison.

— Si tu veux t'en servir à nouveau, il faudra que tu ailles la chercher. Et je doute que tu aies assez de cran pour ça. Te rends-tu compte de ce que tu as fait ? Tu as blessé la femme de Chuck, et ils vont maintenant se battre avec acharnement jusqu'au dernier.

Morgan fit demi-tour et retourna à son poste d'observation. En bas, à une des fenêtres de l'habitation, une carabine ouvrit le feu. Deux autres entrèrent presque aussitôt en action. Les hommes de l'expédition ripostèrent, faisant feu sans discernement et en dépit des ordres reçus. Morgan entendit les protestations véhémentes du shérif, mais elles ne produisirent aucun effet. Dillon, qui avait réussi à récupérer son revolver, tirait, lui aussi, comme un fou. Mais la distance était trop grande pour que cette arme fût efficace, et Morgan n'y prêta aucune attention. La modeste construction de bois était maintenant criblée de balles qui traversaient les parois légères comme si elles eussent été faites de carton. Et la femme blessée continuait à gémir et à hurler, en proie à la douleur et à la frayeur.

Morgan ne put en supporter davantage. Il n'éprouvait, certes, aucune sympathie pour les Grego qui avaient tué Rossiter sans pitié. Mais c'étaient tout de même des hommes et non une meute de loups. Quant à la femme, elle n'avait fait de mal à personne. Il se leva et courut chercher son cheval. En passant près de l'endroit où se tenait Forette, il constata qu'il était à peu près le seul à ne pas prendre part à la fusillade. Mais, un peu plus loin, Roushe tirait sans discontinuer, ne s'interrompant que le temps strictement nécessaire pour recharger son arme. Morgan dévala la pente et, arrivé au bas, fonça en direction de la maison. Il entendit clairement la voix de Dillon dominant le bruit des détonations :

— Il va les rejoindre, le salaud ! Descendez-le.

Puis ce fut la voix du shérif :

— Cessez le feu ! Mais arrêtez donc, sacrebleu !

Cependant, Morgan avait atteint le but qu'il s'était assigné. Il sauta à terre et se mit à courir. Au moment où il arrivait à l'angle du bâtiment, il vit s'ouvrir la porte principale, et Chuck sortit en chancelant. Il avait à la tempe une profonde balafre d'où le sang coulait en abondance. Son bras droit cassé soutenait la crosse d'une carabine qu'il maintenait de sa main droite par le canon. Il ne vit pas Morgan et se mit à tirer à l'aveuglette en direction de la crête où se tenaient les assaillants. Puis Morgan entendit le bruit mat d'une balle qui venait de le frapper. Chuck fit un pas en arrière, comme poussé par une main géante, et il laissa tomber sa carabine. Il resta encore quelques secondes debout, étourdi et paralysé, avant de s'écrouler lourdement au sol. Au moment où il tombait, un autre projectile l'atteignit en plein visage et lui traversa la tête. Morgan éprouva soudain à l'encontre des membres de l'expédition une haine plus intense encore que celle qu'il éprouvait pour les frères Grego. Ces hommes semblaient en proie à une sorte d'hystérie collective, continuant à tirer sauvagement sur Chuck, alors même qu'il était étendu sans vie sur le sol.

Le jeune homme se précipita et franchit la porte par laquelle Chuck était sorti un instant plus tôt. D'un seul coup d'œil, il embrassa toute la scène. Al était étendu de tout son long près d'une fenêtre, tandis que, tapie dans un angle, semblable à un animal blessé, la femme de Chuck gémissait doucement. Morgan entendit alors la détonation d'une carabine dans la pièce voisine. Il ouvrit la porte de communication et se trouva dans la cuisine, environné d'une fumée âcre. Il se retint à grand-peine de tousser. Curt était à genoux près d'une fenêtre, apparemment indemne. Son arme reposant sur l'appui, il semblait viser le haut de la butte, et il pressa la détente au moment où Morgan pénétrait dans la pièce. Le jeune homme s'élança d'un bond, et le canon de sa carabine vint s'abattre sur le crâne du tireur à l'instant précis où il se retournait.

L'homme s'effondra sans connaissance.

Morgan se demanda alors s'il avait bien agi. S'il avait laissé faire les membres de l'expédition, s'il les avait laissé exterminer les Grego, le secret de Dan English n'aurait jamais été divulgué. Curt vivant, la chose était impossible. Et pourtant, il avait l'impression que c'était là ce que souhaitait le shérif qui avait donné à ses hommes l'ordre de ne tirer qu'en cas d'absolue nécessité et avait ensuite désespérément essayé de faire cesser la fusillade. Morgan retraversa la cuisine pour ressortir par la porte principale. Levant les deux bras en l'air, il se mit à hurler :

— Venez, Dan ! Tout est fini.

Une balle s'enfonça au même instant dans le mur, à moins d'un pied de lui. Il entendit crier le shérif qui se mit à dévaler la pente à toute allure. Arrivé près de Morgan, il sauta à terre, fixant des yeux le corps de Chuck qui se trouvait à une dizaine de pas de là. À l'odeur du sang, son cheval renâcla et s'éloigna au trot.

— Ils sont tous morts ? demanda le shérif d'un air anxieux.

— Non. J'ai assommé Curt, mais à part cela, je ne le crois pas blessé.

— Et la femme ?

— Elle vit, mais j'ignore la gravité de sa blessure.

Le shérif entra dans la maison et s'approcha de Mrs Grego. Morgan retourna dans la cuisine pour s'assurer que Curt n'avait pas repris connaissance. Il s'empara de son revolver et de sa carabine et rejoignit Dan English qui était en train de transporter la femme sur une couchette. Les autres membres de l'expédition entrèrent dans la pièce. Dan se retourna et les apostropha d'un air furieux.

— Sortez d'ici ! Mais sortez donc, grand Dieu !

Ils reculèrent et quittèrent les lieux, surpris et intimidés par l'extraordinaire brutalité du ton employé par le shérif dont les yeux exprimaient la colère la plus violente.

— Ne va-t-elle pas mourir ? demanda Morgan à voix basse.

Dan, qui était encore à genoux près de la couchette, se releva lentement.

— Elle est déjà morte, murmura-t-il.