CHAPITRE III

Morgan s'approcha de la fenêtre. Au bout d'un instant, il aperçut Tena qui traversait la rue. Elle leva la tête pour jeter un coup d'œil vers sa fenêtre, puis se détourna vivement. Il suivit sa silhouette élégante et fine jusqu'à ce qu'elle disparût à l'angle de la 3e Rue.

Rien n'aurait pu le bouleverser davantage que le fait de se savoir le père d'une petite fille de cinq ans, et il comprenait quel avait dû être le désarroi de Tena en s'apercevant, dans sa solitude, qu'elle allait avoir un bébé. Il se sentait soudain accablé par la honte. Il aurait dû rester. Six ans plus tôt, il aurait pu commencer une nouvelle existence. Maintenant, il était trop tard, puisque Tena n'était plus libre.

De plus, il se rappelait la façon dont Roy Forette l'avait observé, au Buckhorn. Il se doutait de ce qui avait dû traverser l'esprit de Forette, car il avait vu assez souvent ce regard dans d'autres yeux pour ne point s'y tromper. Forette avait sûrement pensé que l'homme qui tuerait Morgan Orr aurait sa réputation faite, et cette idée allait faire son chemin dans son esprit. Peut-être lui faudrait-il quelques jours pour rassembler son courage, mais ensuite il tenterait sa chance. Et que ferait alors Morgan ? Il l'ignorait lui-même. Il ne savait qu'une chose : s'il tuait Roy, il pourrait s'enfuir à tout jamais d'Arapaho Wells.

Il chassa Forette de son esprit pour penser à Tena, à cette nuit passée auprès d'elle six ans plus tôt. Quand il avait frappé à sa porte, il était plus de minuit, et il était épuisé. Quelques jours auparavant, en état de légitime défense, il avait tué un homme dont les deux frères s'étaient aussitôt lancés à ses trousses, mais il ignorait qu'ils avaient abandonné leur poursuite.

Entre Tena Ward et lui, il y avait toujours eu une compréhension mutuelle, une affection franche et sincère. Et c'était la seule personne à qui il pût demander asile. Oh Dieu, s'il avait su qu'on ne lui donnait plus la chasse ! Il aurait pu rester. C'est avec un indicible émoi qu'il se rappelait cette nuit. Ils avaient parlé pendant des heures, Tena et lui, prenant peu à peu conscience du sentiment qui unissait leurs cœurs. Rien qu'à cette pensée, Morgan sentait son sang courir plus vite dans ses veines.

C'est alors qu'il aperçut à nouveau Tena qui tournait l'angle de la rue, tenant une petite fille par la main. La jeune femme leva les yeux. Elle se tenait très droite, et son visage était très pâle. Morgan avait la gorge serrée, et des larmes qu'il n'essayait pas de contenir lui brûlaient les paupières. Il lui fallait, coûte que coûte, reprendre Tena. Tena et sa fille. Leur fille.

Quand elles eurent toutes les deux disparu sous le porche de la banque, il se dirigea vers la porte, puis s'arrêta soudain. C'était le nom de Jerome, et non celui de Morgan, que portait la petite Serena. C'était Jerome qui avait assumé à sa place les responsabilités de mari et de père. Morgan ne pouvait plus maintenant revendiquer un droit quelconque. Il s'assit sur le lit, à la place qu'occupait tout à l'heure Tena, et il enfouit sa tête entre ses mains. Longtemps il resta ainsi sans bouger, perdu dans ses pensées, puis il se leva et se mit à arpenter la chambre.

Il se rappelait le chagrin et le désarroi entrevus dans les yeux de Tena, et il sentait monter en lui une colère folle à l'encontre de Jerome. Puis un sursaut de loyauté lui traversa l'esprit. Aurait-il pu faire plus pour la femme qu'il aimait ? Pouvait-il, en toute conscience, affirmer qu'elle eût été plus heureuse auprès de lui ? Et que serait-il capable de lui offrir maintenant ? Son seul moyen d'existence, c'était son revolver, et la plupart des gens le considéraient comme une bête sauvage qu'il fallait abattre. Il se sentait envahi par une rage née de son impuissance. Il tira son revolver de son étui et considéra d'un air sombre cet instrument dont le seul but était de donner la mort. Tant qu'il le porterait, sa détermination de changer d'existence serait vaine. S'il le laissait là, dans un coin de sa chambre, il ne pourrait oublier qu'il était toujours à sa portée, prêt à servir en cas de besoin. Et s'il le vendait, on pourrait le tuer demain, après-demain, n'importe quel jour sans qu'il pût se défendre. Le pays était rempli de gens qui le haïssaient avec ou sans raison.

Il revint à la fenêtre, plongea ses regards dans la rue. Les gens passaient et repassaient. Tena et sa petite fille ressortirent de la banque pour prendre la direction de leur maison. La jeune femme, une fois de plus, leva les yeux. Elle était toujours pâle et tendue. Et, tandis qu'il la regardait, Morgan prit sa décision : il se débarrasserait de son arme.

*
*  *

Quand Tena Jerome quitta la banque, son visage reflétait le trouble qui l'agitait. La petite Serena, qui s'accrochait à la main de sa mère, leva soudain les yeux pour demander :

— Pourquoi Papa était-il en colère, Maman ?

Tena, elle aussi, s'était posé la question.

— Je ne sais pas, ma chérie. Il a peut-être des soucis.

Elle se demandait s'il y avait des difficultés à la banque, et elle essayait de se souvenir à quel moment elle avait observé pour la première fois un changement dans l'attitude de son mari. C'était l'année précédente, lui semblait-il, que tout avait commencé, quand il avait pris l'habitude de se rendre aux mines d'Oro City et de Cripple Creek, dans lesquelles, disait-il, il avait des intérêts. Mais les vrais ennuis avaient débuté seulement six mois plus tôt. Tena se rappelait le jour où ce Rossiter, l'inspecteur des banques, était arrivé à Arapaho Wells pour disparaître mystérieusement le soir même. Un frisson la parcourut. Non ! Elle se refusait à croire une chose pareille, et elle s'en voulait de laisser ses pensées prendre un tour semblable. Si elle s'interrogeait loyalement, elle était bien obligée d'admettre qu'elle aimait toujours Morgan, qu'elle n'avait jamais cessé de l'aimer. Et elle n'était pas tellement fière de ses sentiments, car elle se rendait compte que c'était peut-être cet amour qui la poussait à douter de Mel. Pourtant, ses soupçons à son égard n'étaient pas nouveaux.

Elle atteignit enfin sa demeure, une grande maison blanche entourée de vastes pelouses où se dressaient de hauts peupliers. Serena dégagea sa petite main et s'en fut en courant. De la cuisine arrivait un bruit de casseroles. Sophronia, la cuisinière indienne, était en train de préparer le repas de midi.

Tena traversa le hall et entra dans le salon où elle se mit à faire nerveusement les cent pas tout en surveillant Serena qui gambadait sur la pelouse. Son esprit était hanté par une image dont elle ne pouvait se défaire, celle d'un homme grand et mince, qui portait des vêtements usés jusqu'à la corde et un revolver accroché à sa ceinture. Aussi longtemps qu'elle vivrait, elle se rappellerait ses yeux hagards qui semblaient fixer tristement la route qui s'étendait devant eux pour n'y découvrir que la solitude et le désastre.

Des larmes se mirent à couler le long des joues lisses et veloutées de la jeune femme, des larmes de tristesse et d'impuissance. Car elle ne pouvait rien pour adoucir le regard de ces yeux hagards qui la hantaient. La ville tout entière montrait son hostilité à Morgan. Au fond de lui-même, le jeune homme devait savoir qu'on n'accepterait pas son retour, et seul le désespoir avait pu, un instant, lui faire croire qu'on ne le chasserait pas.

Tena crispait ses petites mains fines et nerveuses. Elle se demandait ce qu'il avait pensé, ce qu'il avait ressenti en voyant Serena. Mon Dieu ! si Morgan avait pu savoir plus tôt, comme la vie de sa petite fille et la sienne eussent été différentes ! Le visage empreint d'un immense chagrin, elle revenait en arrière par la pensée. Elle se rappelait cette nuit mémorable. Elle revoyait Morgan, épuisé, debout sur le seuil de sa porte. Elle sentait le contact de ses mains, ses baisers, ses caresses. Elle revivait l'extase connue entre ses bras…

Une bouffée de chaleur lui monta au visage. Ce n'était pas loyal vis-à-vis de Mel. Pourtant, elle savait, au fond de son cœur de femme, qu'il ne s'était passé, cette nuit-là, rien dont elle pût avoir honte. Elle aimait Morgan depuis si longtemps ! Elle n'avait jamais cessé de l'aimer, même après son départ, même quand elle fut convaincue qu'elle ne le reverrait jamais.

Maintenant, elle avait sa petite fille, cette enfant qu'il lui avait donnée. Cette joie, du moins, ne pourrait-on jamais la lui ravir.