CHAPITRE II

Des pas résonnèrent dans l'escalier, puis dans le couloir, et on frappa à sa porte. Morgan tourna la clef dans la serrure et ouvrit. Il ressentit un coup au cœur en voyant son père debout devant lui.

— Entre et ferme la porte, dit-il d'un ton neutre.

Il se détourna pour aller prendre son rasoir dans une de ses sacoches, s'approcha ensuite de la table à toilette et versa de l'eau dans la cuvette. Puis il se savonna et se mit à se raser.

— Tu n'as pas changé, dit Sam.

— Toi non plus.

Mais ce n'était pas vrai. Son père avait vieilli, et son visage s'était creusé de rides plus profondes. Ses yeux étaient injectés de sang, et un filet de salive maculait le coin de sa bouche. Il avait bu, ce qui n'était d'ailleurs pas inhabituel, même à cette heure matinale.

— Va-t'en, Morgan ! reprit-il d'un air mauvais. Ne reste pas ici.

— Cette fois, je ne partirai pas. Je suis ici chez moi, et j'ai l'intention de rester.

Le visage du vieillard s'empourpra et un torrent d'injures sortit de sa bouche. Morgan sentit ses mains se crisper. Il posa le rasoir et attendit que son père s'arrêtât pour reprendre son souffle.

— Sors d'ici ! ordonna-t-il d'un ton calme. Sors, si tu ne veux pas que j'achève ce que j'avais commencé le jour de mes seize ans.

— Tu ne me fais pas peur, marmonna Sam. Tu n'oserais tout de même pas tuer ton propre père !

Morgan déboucla son ceinturon qu'il jeta sur le lit, puis avança d'un pas. Le vieux fit un brusque demi-tour et sortit en claquant la porte derrière lui. Le jeune homme acheva de se raser, remit son ceinturon et quitta la chambre.

Il y avait dans le hall deux hommes et une femme. L'un des hommes le dévisagea avec une curiosité non dissimulée, l'autre lui jeta un coup d'œil furtif par-dessus son journal, et la femme rougit. Morgan passa devant eux et sortit à grands pas. Une fois dans la rue, il tourna à droite dans la 2e Rue et prit la direction du bureau du shérif. Les gamins le regardèrent, puis se mirent à le suivre à distance respectueuse, remplis d'une sorte de crainte révérencielle.

Morgan serra les dents. Les gosses le considéraient comme un héros, et les grandes personnes comme un bandit. Aucune de ces opinions extrêmes ne lui agréait. Ne pouvait-il donc y avoir un juste milieu ? Ne pouvait-il donc être simplement un être humain ? Et soudain, il comprit que c'était là un droit qu'il lui faudrait mériter.

Il avait parcouru une dizaine de pas dans la rue transversale quand il se sentit envahi par un étrange malaise. Il jeta un coup d'œil autour de lui et aperçut devant la banque un homme qui l'observait avec une attention soutenue. Il ne le reconnut pas et pensa qu'il avait dû se fixer à Arapaho Wells depuis que lui-même en était parti. Il était grand et fort, nu-tête et vêtu d'un complet de bureau. Il était probable qu'il devait travailler à la banque. Morgan détourna les yeux, mais il était toujours perplexe et ne pouvait oublier l'intensité du regard que cet inconnu avait laissé peser sur lui. Pourtant, il était certain de ne l'avoir jamais rencontré.

Le bureau du shérif se trouvait au rez-de-chaussée d'un grand bâtiment de pierre aux fenêtres munies de barreaux. Dan English était assis à l'ombre devant sa porte, un journal dans ses mains. Lorsque Morgan ne fut plus qu'à une dizaine de pas, il abaissa sa feuille qu'il plia soigneusement et posa près de lui. C'était un homme d'environ quarante-cinq ans, de taille moyenne, solidement bâti mais qui commençait à prendre de l'embonpoint.

— Salut, Morgan, dit-il. Je savais déjà que tu étais en ville.

Sa voix n'exprimait aucun sentiment d'hostilité, mais on ne pouvait non plus prétendre qu'elle fût amicale.

— Je voudrais vous parler, répondit le jeune homme. Pouvons-nous entrer ?

English se leva, et Morgan tourna légèrement la tête avant de le suivre à l'intérieur. L'homme qu'il avait remarqué était toujours à la même place.

— Qui est-ce, là-bas, devant la banque ? demanda Morgan.

Le shérif jeta un coup d'œil dans la direction indiquée.

— C'est Mel Jerome, le banquier.

Son ton était sec. Il referma la porte et observa le jeune homme pendant un instant, mais il détourna les yeux quand ceux de son visiteur se posèrent sur lui.

— J'espère que tu n'es pas revenu pour faire des bêtises, reprit-il.

— Je suis venu avec l'intention de rester, et je voudrais trouver du travail.

Dan English le dévisagea, les sourcils froncés.

— Quel genre de travail ?

Le shérif continuait à le fixer d'un air soupçonneux.

— Que veux-tu réellement, Morgan ? Qu'es-tu venu faire ici, et pourquoi t'intéresses-tu à Mel Jerome ?

Morgan plongea la main dans sa poche et en retira un demi-dollar et une pièce de dix cents.

— Voici toute ma fortune. Soixante cents, un cheval crevé au milieu de la route, et un vieux revolver. Ne croyez-vous pas que je puisse avoir envie de changer d'existence ?

Le froncement de sourcils du shérif s'accentua.

— Je voulais justement te voir à propos de ce cheval. Cela coûte trois dollars pour le faire enlever.

— Je vous devrai cette somme, Dan.

English esquissa un haussement d'épaules.

— Je la paierai volontiers, en souvenir du passé, à la condition que tu quittes la ville.

— Comment ? À pied ?

Le shérif fixait sans mot dire le bout de ses bottes.

— Je veux du travail, Dan, insista Morgan. Un emploi honnête, et j'étais précisément venu vous voir pour vous demander si vous ne connaîtriez pas…

— Non. Nous approchons de l'hiver, et il n'y a pas de travail ici en cette saison.

Morgan commençait à se sentir envahi par une colère sourde.

— Et même s'il y en avait, vous vous garderiez bien de me l'indiquer, n'est-ce pas ?

Le shérif leva les yeux et le fixa d'un air de défi.

— Peux-tu me le reprocher ? Où que tu ailles, tu apportes avec toi les pires ennuis. Or, je ne veux pas d'histoires dans notre ville. Et personne n'en veut. Je pense que je me fais bien comprendre ?

— C'est assez clair. Je me débrouillerai donc tout seul. Mais il faut que je reste. Ne comprenez-vous donc pas que c'est là ma seule chance d'avoir enfin une vie comme tout le monde ?

Le visage du shérif ne s'adoucit pas. Morgan le fixa un instant sans un mot, puis fit demi-tour et sortit. Il eût bien voulu demander à Dan des nouvelles de Tena Ward, mais il se rendait compte que ce serait déplacé. Les rumeurs couraient bien assez vite sans qu'il se mît à les lancer lui-même. Mieux valait patienter.

Il prit le chemin du Buckhorn en songeant qu'il pourrait peut-être y rencontrer quelqu'un susceptible de lui indiquer un emploi. Il avait la triste impression de se trouver transformé en une sorte de mendiant. En tournant l'angle de la rue, il aperçut Mel Jerome qui courait en direction du bureau du shérif. L'homme lui lança un regard dépourvu d'aménité. Morgan fronça les sourcils. Il était certes habitué à se sentir observé, à lire la haine ou la peur sur le visage des gens, mais il y avait dans l'attitude du banquier quelque chose qui l'inquiétait.

*
*  *

Mel Jerome entra en coup de vent dans le bureau du shérif et ferma soigneusement la porte derrière lui. Il était blême, et son front lourd était moite de transpiration.

— Vous êtes seul, Dan ?

Il haletait en posant sa question.

— Bien sûr. Quelle mouche vous pique ?

Le shérif le considérait avec une hostilité non déguisée.

— J'ai vu Morgan Orr. Il est en ville.

— Et alors ?

— Alors ? Mais ne comprenez-vous pas qu'il cherche peut-être à savoir ce qu'est devenu cet inspecteur des banques ?

— Je voudrais bien qu'il en soit ainsi, Jerome. Je voudrais bien qu'il découvre qui a tué cet homme et où on a caché le cadavre.

Bien que le shérif n'eût pas élevé la voix, on la sentait chargée d'une colère froide. Le visage du banquier avait perdu un peu de sa pâleur.

— Vous n'avez aucun intérêt à souhaiter cela, Dan, car vous êtes tout aussi compromis que moi.

Dan English soutint sans broncher le regard accusateur de Jerome.

— Je le suis peut-être, répondit-il. Mais la raison en est que j'aime cette ville et ses habitants, parce que je leur dois beaucoup. Ce n'est pas à cause de vous et des frères Grego que je me suis tu à propos de Rossiter. Si je n'ai pas bougé, c'est parce que je me suis rendu compte que ce serait la panique si on venait à apprendre que la banque est à sec. En me taisant, je vous laissais une chance de redresser la situation. Mais si vous ne le faites pas, Dieu me pardonne ! je vous tuerai de mes propres mains. Et maintenant, filez. Je ne veux plus vous voir.

Jerome tressaillit, et ses yeux lancèrent des éclairs. Il était grand et fort, avec des épaules puissantes, et il ressemblait plus à un valet de ferme qu'à un banquier. En fait, il avait dans sa jeunesse travaillé pendant plusieurs années dans un ranch. D'ailleurs, Dan English ne connaissait que peu de détails sur sa vie. Il savait qu'il avait vécu misérablement jusqu'à l'âge de seize ans dans une concession rurale1 et que la réussite financière était pour lui la chose essentielle. Cet amour du lucre l'avait poussé à se servir des dépôts des clients pour spéculer, et il avait tout perdu. Six mois plus tôt, un nommé Rossiter, inspecteur de l'État, était arrivé à Arapaho Wells, et une seule journée passée à la banque lui avait suffi pour tout découvrir.

Ce même soir, Rossiter sortit de son hôtel pour aller respirer un peu d'air pur, et il n'était jamais revenu. Le lendemain, le propriétaire de l'hôtel, Bill Shank, avait fait appeler le shérif, lequel entreprit une enquête qui le conduisit jusqu'à Mel Jerome. Ce dernier mourait de peur et ne pouvait le dissimuler. Soumis par Dan English à un interrogatoire serré, il s'était empêtré dans une histoire invraisemblable et avait fini par s'effondrer complètement.

— Sortez ! répéta Dan d'un air menaçant.

Jerome obtempéra. Un instant, il s'arrêta sur le seuil, les yeux dilatés par la peur, et scruta les environs avant de s'engager dans la rue. Dan l'observa par la fenêtre jusqu'au moment où il s'engouffra sous le porche de la banque. Peut-être aurait-il dû le rassurer, lui dire que Morgan Orr n'avait rien d'un enquêteur, car le shérif se rendait compte que nul ne savait de quoi Jerome était capable s'il se laissait aller à la panique. Pourtant, un fugitif sourire passa sur ses lèvres. Il serait plus difficile de se mesurer avec Morgan Orr qu'avec un petit inspecteur rabougri comme ce pauvre diable de Rossiter. Jerome s'en apercevrait.

*
*  *

Morgan franchit le seuil du Buckhorn et s'avança vers le bar. Il était encore tôt, et le saloon était calme. Un garçon était en train de balayer, et Len Smith essuyait des verres. Deux clients étaient debout au comptoir et un autre, assis à une table, lisait le Rocky Mountain News.

— Une bière, Len ! commanda Morgan en posant sur le bar une pièce de dix cents.

Sans un mot, le patron remplit une chope et la poussa vers le nouveau venu.

— J'avais entendu parler de ton retour, dit-il. Tu es ici pour longtemps ?

— Pour toujours.

Morgan leva son verre, but une gorgée de bière, puis s'essuya la bouche d'un revers de main. Les deux clients accoudés au bar tournèrent leurs regards vers lui. L'un était un étranger, mais il reconnut l'autre. C'était Chuck Grego. Il était vêtu d'un pantalon de toile luisant de graisse, d'une chemise kaki maculée par la transpiration et d'un gilet en haillons. Le chapeau informe dont il était coiffé avait l'air tout aussi minable que le reste de ses vêtements, et il portait des bottes éculées auxquelles étaient fixés de grands éperons à l'espagnole. Dans son visage hirsute et sillonné de rides noires de crasse, ses yeux brillaient comme ceux d'une fouine. Il lança un long jet de salive noirâtre dans le crachoir de cuivre et s'essuya les lèvres.

— Qu'est-ce que tu as l'intention de faire par ici ? demanda-t-il. Y a pas beaucoup de boulot pour un gars dans ton genre à Arapaho Wells.

— Je cherche un emploi.

Grego pouffa en découvrant ses dents noircies par l'usage quotidien du tabac à chiquer. Puis il finit sa bière et se tourna vers un jeune homme qui venait d'entrer et lui soufflait quelques mots à l'oreille. Il lui répondit d'un signe de tête, et ils quittèrent le bar ensemble.

— Une autre chope, Len ! commanda Morgan.

Il sentait à nouveau le découragement l'envahir. Le temps pressait, car le lendemain il serait absolument sans un sou. La porte s'ouvrit alors devant un garçon d'une vingtaine d'années. Très grand et bien bâti, il portait un revolver qui pendait contre sa cuisse droite. Morgan lui trouva un air vaguement familier, mais ne le reconnut vraiment que lorsque Len l'interpella :

— Qu'est-ce que ce sera, Roy ?

C'était Roy Forette. Morgan se souvenait maintenant de lui, mais quand il avait quitté Arapaho Wells, ce n'était qu'un gamin de neuf ans. Il s'approcha et esquissa un sourire teinté d'admiration.

— Tu n'as pas beaucoup changé, Morg.

— Comment espérais-tu donc me voir ? Avec une paire de cornes et une queue, ou quoi ?

— Tu as réussi à te faire un nom, hein ?

Ses yeux pétillaient d'un enthousiasme qu'il ne parvenait pas à dissimuler.

— Quelle impression ça fait-il d'entrer dans une ville au galop et de déclencher un remue-ménage comme tu l'as fait en arrivant ici ?

— Je suis entré en ville à pied, Roy.

Morgan le dévisagea d'un air sombre, et il lui sembla se voir dans un miroir tel qu'il était dix ans plus tôt.

— Regarde-moi, dit-il. Regarde-moi bien.

Il finit sa bière d'un trait et se dirigea vers la porte. Il en avait assez d'entendre parler de lui et de sa réputation. Il resta un moment sur le seuil du saloon et se mit à rouler une cigarette. Il vit Chuck sortir de la banque, monter à cheval et filer au galop, non sans lui avoir décoché un coup d'œil étrange. Il se rappela le jeune homme nu-tête qui était venu le chercher au bar. C'était, de toute évidence, un employé de la banque envoyé par Jerome. Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier ? Morgan eut un geste d'impatience. Après tout, cela n'avait aucune importance et ne le concernait nullement.

Il reprit le chemin de l'hôtel, traversa le hall et monta à sa chambre. Il fut surpris d'en trouver la porte entrouverte et plus surpris encore en voyant la personne qui l'attendait, debout près de la fenêtre. Pendant quelques instants qui lui parurent une éternité, ils se dévisagèrent en silence. Tena avait l'air d'une petite fille effrayée qui voudrait bien s'enfuir mais en est incapable. Lentement, son regard s'abaissa vers les vêtements de Morgan pour revenir ensuite à son visage, et ses yeux étaient voilés de larmes.

— Bonjour, Morgan.

Sa voix n'était qu'un murmure. Morgan ôta son chapeau et le lança sur le lit. Il y avait six longues années qu'il n'avait vu Tena. Il aurait voulu la toucher, la prendre dans ses bras, la presser contre lui, comme il l'avait fait une fois.

— Tu as bonne mine, Tena, balbutia-t-il.

Il se rendait compte de la pauvreté, de la banalité de ses paroles.

— Merci, Morgan.

Il y avait entre eux une incontestable gêne, mais tous deux sentaient pourtant au fond de leur cœur la permanence de leur vieille affection.

— Assieds-toi, murmura le jeune homme.

Tena traversa la chambre pour venir s'asseoir au bord du lit. Morgan se mit à califourchon sur une chaise, les bras appuyés sur le dossier. Pendant un long moment, aucun d'eux ne parla, et quand ils le firent enfin, ce fut tous les deux en même temps. Ils se mirent à rire d'un air contraint.

— Continue, reprit doucement le jeune homme. Qu'allais-tu dire ?

— J'allais te demander pourquoi tu es revenu.

— Qu'importe ?

— Il m'importe beaucoup, à moi, Morgan. Parce que je suis mariée maintenant.

Il jeta un coup d'œil gêné en direction de la porte.

— Dans ce cas, tu n'aurais peut-être pas dû…

— Tranquillise-toi. Je suis entrée par-derrière. C'est Maria qui m'a indiqué ta chambre.

— Qui… est ton mari ? balbutia le jeune homme.

Il se sentait abattu, anéanti.

— C'est Mel Jerome, le banquier. Il… Morgan, il fallait bien que je fasse quelque chose. Après ton départ… je…

Les yeux de la jeune femme étaient remplis d'une muette supplication.

— Je me suis aperçue que… j'allais avoir un bébé de toi.

Morgan resta un moment frappé de stupeur. Abasourdi, il regardait Tena, et il découvrit sur son visage une expression qu'il n'y avait pas encore remarquée. Une expression de désarroi et d'immense chagrin. Il fit un geste pour se lever et se rapprocher d'elle.

— Non, Morgan. Je t'en prie, murmura-t-elle avec un tressaillement de tout son être.

Les mains du jeune homme se crispèrent sur le dossier de sa chaise. Il aurait tout donné, il aurait donné sa vie entière pour pouvoir la prendre dans ses bras. Mais il n'en avait plus le droit. Elle se mit alors à parler très vite, comme si elle avait peur de fondre en larmes avant d'avoir pu exprimer tout ce qu'elle voulait lui dire.

— Je ne savais pas quoi faire, Morgan. J'ignorais où tu étais, et je ne pouvais supporter l'idée que mon enfant pourrait naître sans avoir un nom. Je me rendais compte qu'il n'était pas honnête de laisser croire à Mel que… mais…

— Il croit que l'enfant est de lui ?

Tena ne répondit que par un signe de tête.

— J'ai essayé de me racheter en étant pour lui une bonne épouse.

Sur un ton plus calme, elle ajouta :

— Et je continuerai, Morgan. Je continuerai.

Puis sa voix se brisa soudain, et ses yeux s'inondèrent de larmes trop longtemps contenues. Elle les essuya avec un minuscule mouchoir de soie qu'elle tira de la poche de sa robe. Morgan serrait les dents, et ses doigts étreignaient le dossier de sa chaise, tandis que la jeune femme reprenait :

— Pourquoi es-tu revenu, Morgan ? Tu ne peux pas rester ici. Ne reste pas, je t'en prie. Je ne puis… Oh ! Morgan, pourquoi ? Pourquoi, après tant d'années ?

— Il fallait que je revienne, Tena. Je ne pouvais continuer à fuir.

— Fuir ?

— Je ne fais pas autre chose depuis plus d'un an. Si je continue à me battre, je tuerai encore quelqu'un. Je suis las de cette vie, Tena. Je ne passe jamais, le soir, devant une maison éclairée sans me dire que…

Il hocha la tête d'un air désespéré.

— Je veux vivre comme les autres hommes, Tena, et non plus comme un animal sauvage qui doit se battre à chaque détour du chemin.

La jeune femme se leva brusquement et revint à la fenêtre. Ses mains fines se crispaient nerveusement sur son petit mouchoir maintenant en lambeaux. Quand elle se retourna, elle était très pâle et ses yeux exprimaient un profond chagrin.

— Reste, Morgan, dit-elle en un murmure. Reste, et tant pis pour ce que l'on pourra raconter.

Le jeune homme sentait sa gorge affreusement serrée.

— Tena, est-ce… un garçon ou une fille ?

— Une petite fille. Elle s'appelle Serena, et elle a cinq ans.

— Pourrai-je…

— La voir ? Bien sûr, Morgan. Écoute, je vais rentrer à la maison et je ressortirai avec elle. Je passerai devant l'hôtel.

La jeune femme secoua la tête d'un air désespéré.

— Oh ! Morgan, ce n'est pas juste. Tu devrais pouvoir la prendre dans tes bras. Tu devrais…

— Non, Tena, c'est impossible. Passe seulement avec elle, pour que je puisse au moins l'apercevoir.

Elle acquiesça d'un signe et se dirigea vers la porte. La main sur la poignée, elle se retourna, hésitante, les yeux noyés de larmes.

— Pardon, Morgan. Pardonne-moi…

Sa voix n'était qu'un murmure à peine audible. L'instant d'après, le bruit de ses pas s'éteignait dans le couloir.