CHAPITRE X

La ville semblait sommeiller sous le soleil de cette matinée dominicale. De l'église, située au bas de la Grand-Rue, montait le son de l'orgue et les chants des fidèles.

Les yeux de Morgan et ceux de Lily étaient toujours fixés sur le Buckhorn. Bientôt la porte s'ouvrit. Al Grego sortit, suivi de ses deux frères. Ils s'arrêtèrent un moment sur le trottoir, puis se dirigèrent vers l'écurie de Si Booth. Le shérif n'avait pas reparu.

— Croyez-vous qu'il lui soit arrivé quelque chose ? demanda Lily.

— Non. Il va rester à l'intérieur du saloon jusqu'à ce que les trois hommes soient partis. Les bousculer en ce moment serait maladroit, et Dan le sait bien.

Les Grego étaient maintenant en train de discuter devant le porche de l'écurie. Au bout de quelques minutes, Morgan vit sortir Booth avec les chevaux. Sans même prendre la peine de le payer, les trois hommes se mirent en selle et s'éloignèrent. Ils allaient immanquablement passer devant l'hôtel, et Morgan se rendait compte de l'effet que sa vue produirait sur eux. Mais il ne pouvait – ou ne voulait – bouger. Il tourna la tête vers Lily.

— Rentrez ! ordonna-t-il. Vite.

Sans discuter, elle se leva et disparut à l'intérieur.

Morgan se cala confortablement dans son fauteuil et posa les pieds sur la balustrade de fer. Il avait l'air détendu, mais c'était là une apparence trompeuse. Il n'avait pas d'arme et, assis sous la véranda, il n'aurait pas la moindre chance d'en réchapper si les trois hommes se mettaient à tirer sur lui. En arrivant à sa hauteur, ils s'arrêtèrent au milieu de la rue et lui firent face. Il était visible qu'ils avaient bu plus que de raison, ce qui risquait de les rendre encore plus téméraires, et inconscients des conséquences de leurs actes.

— Tu ne peux pas te lever ? s'écria Chuck d'un air mauvais.

Morgan sourit sans un mot. Le visage de Chuck s'empourpra.

— Tu vas me répondre, oui ?

Morgan prit lentement sa blague à tabac dans la poche de sa chemise et roula tranquillement une cigarette qu'il plaça entre ses lèvres.

— Tu as une allumette, Chuck ? demanda-t-il d'un ton suave.

Pendant une seconde, il crut que l'homme allait avoir une attaque, tellement il était rouge et congestionné. Al fourra la main dans sa poche et en tira une boîte d'allumettes qu'il lança à Morgan.

— Merci, dit le jeune homme sans quitter Chuck des yeux.

Curt intervint alors d'une voix calme.

— Viens, Chuck. Nous le retrouverons bien.

Il n'y avait pas seulement de la haine dans ses yeux, mais aussi une détermination farouche. Chuck reprit à contrecœur les rênes de son cheval et repartit, suivi de ses frères. Curt se retourna un instant tandis que Morgan allumait sa cigarette. Leurs regards se croisèrent, puis Curt tourna la tête. Morgan tira une longue bouffée. Ses mains n'avaient pas eu le moindre tremblement, mais son front était moite. Il vit Dan English sortir du Buckhorn et remonter la rue dans sa direction. Quand Lily reparut à son tour, elle était blême.

— Ils sont partis, annonça simplement Morgan en levant les yeux.

La jeune femme s'assit dans le fauteuil placé à côté du sien et se mit à se balancer nerveusement. Dan gravissait au même moment les marches de la véranda.

— Sam est toujours au Buckhorn ? demanda Morgan.

Le shérif fit un signe affirmatif tout en lançant un coup d'œil oblique en direction de Lily.

— Il sait ou a deviné quelque chose. J'aurais dû exiger le départ des Grego dès leur sortie de prison, ce matin. De cette façon, ils ne seraient pas allés se soûler.

— Dan, intervint Lily d'une voix douce, puis-je vous aider si vous avez des ennuis ?

Morgan tourna les yeux vers elle et, une fois de plus, il fut frappé par l'ineffable douceur qui se dégageait de son visage. Il se demanda si Dan English appréciait cette jeune femme à sa juste valeur. Pour toute réponse, le shérif secoua la tête. Lily se leva.

— Très bien, Dan, soupira-t-elle.

Elle fit demi-tour et rentra dans l'hôtel. Morgan fronça les sourcils.

— Quel imbécile vous faites, Dan !

— Pour qui me prends-tu, Morg ? Je n'ai pas voulu lui faire partager ma vie quand elle avait encore une certaine valeur, ce n'est pas pour le lui proposer maintenant que je suis brûlé.

— Je ne crois pas qu'elle se soucie de ce que vous lui offrez, du moment que c'est vous qui le lui offrez.

— Ne dis pas de bêtises. Je ne suis plus tout jeune, je suis un type fort quelconque, et Lily est une très jolie femme.

Morgan haussa les épaules.

— Toutes les femmes ne jugent pas un homme d'après sa beauté physique ou son argent.

Dan English ne répondit pas. Il fixait d'un air sombre la banque qui se trouvait de l'autre côté de la rue. Les stores étaient baissés, et Morgan se demanda si elle rouvrirait jamais ses portes.

— Pourquoi ne bouclez-vous pas Sam avant qu'il ait eu le temps de bavarder ? demanda-t-il.

Le shérif parut examiner pendant quelques secondes la suggestion de Morgan, puis il hocha la tête.

— Je me demande si j'ai véritablement envie de tenir les choses cachées plus longtemps.

À l'église, l'orgue et les voix des fidèles s'étaient tus.

— Ce ne sera pas long, maintenant, murmura Dan.

— Bouclez Sam ! insista Morgan. Cela vous donnera le temps d'élaborer un plan. Il n'est pas encore trop tard pour arrêter Jerome et les Grego.

— Afin de me sauver, moi ?

— Quel mal y aurait-il ?

— Peut-être aucun, mais je ne le ferai pas.

Les gens sortaient maintenant de l'église et se dispersaient. Apparemment, la ville était aussi paisible qu'à l'accoutumée, mais Morgan se sentait tendu et inquiet. Il songea à Tena et à sa fille, qui était aussi la sienne.

— Dan, vous feriez mieux, pour votre propre sécurité, de vous assurer de Jerome.

Dan English semblait indécis. Il tourna ses regards vers le Buckhorn, puis vers l'extrémité de la rue en direction de la demeure de Mel Jerome.

— J'y vais, dit-il enfin. Tout vaut mieux que de rester ici à ne rien faire.

Morgan le regarda s'éloigner, puis il se leva et se mit à faire les cent pas sous la véranda. Il regrettait d'avoir vendu son revolver, car il avait l'impression qu'il lui manquerait avant que la journée ne fût achevée. Il ne pouvait pas rester impassible et inactif si Tena était en danger, si la ville déchaînée s'en prenait à l'homme à qui elle était mariée. Certes, il faudrait que Jerome payât son crime en même temps que ses trois complices, mais il avait droit à un procès régulier et ne devait pas être abandonné à la vindicte de la foule.

*
*  *

Lorsque Dan English pénétra dans le saloon, Sam Orr était debout près du bar, une bouteille et un verre devant lui. Il était déjà ivre et avait les veux injectés de sang. Une douzaine d'hommes l'entouraient, parmi lesquels Carl Roushe, l'épicier. Ce fut ce dernier qui interpella Dan à son entrée.

— Approchez, Shérif. Vous vous rappelez cet inspecteur qui est venu à la banque il y a six mois ? Sam prétend qu'il a été assassiné par les frères Grego.

Dan traversa la pièce et jeta à Sam un regard chargé d'aversion et de dégoût.

— Et il affirme aussi, ajouta Roushe, que vous étiez au courant.

— Et vous le croyez ? rétorqua le shérif en fixant l'épicier droit dans les yeux.

— Je n'ai pas dit ça.

Le shérif se tourna vers Sam Orr.

— Raconte-nous ton histoire.

Sam ricana ouvertement.

— Vous la connaissez bien, l'histoire, bougre de salopard. Rossiter a été assassiné par les Grego, un point c'est tout.

— Tu as des preuves de ce que tu déclares ?

— Des preuves ? Il a disparu, non ?

— Pourquoi l'ont-ils tué, Sam ? intervint Roushe. Si toutefois tu dis la vérité.

— Mais bien sûr que je dis la vérité. Ils l'ont tué, je viens de vous le dire.

— Pour le voler ?

Le vieux éclata d'un rire moqueur.

— Fais travailler tes méninges, imbécile. Rossiter était inspecteur des banques, et il a passé sa dernière journée sur terre à vérifier les comptes de Mel Jerome.

Il prit sa bouteille sur le bar et se mit à boire au goulot.

— Par tous les diables, Sam, s'écria Roushe, tu ne vas pas te soûler complètement avant de nous avoir donné une explication.

L'épicier lui arracha la bouteille des mains et la replaça brutalement sur le comptoir. Mais il était trop tard. Les yeux de Sam avaient déjà pris un reflet vitreux. Dan le considéra un instant d'un air écœuré, puis se retourna vers les autres dont les visages reflétaient le trouble, la perplexité, voire même la peur.

— Et alors, Shérif ? demanda Roushe.

— Alors quoi ?

— Sam a porté une accusation grave. N'allez-vous rien faire ?

— Je vais étudier la question.

Il s'apercevait maintenant qu'il était au-dessus de ses forces d'avouer qu'il était déjà au courant des faits. Il aimait ces hommes qu'il servait depuis quinze années, et il ne pouvait supporter l'idée de lire le mépris dans leurs yeux.

— Étudier la question ? répéta Roushe d'un ton sarcastique. Par le Ciel, qu'est-ce qui vous prend, mon vieux ? Un homme disparaît complètement de la circulation, on vous dit qu'il a été assassiné, on vous désigne même les coupables, et vous déclarez simplement que vous allez étudier la question ?

— Vous ne voulez tout de même pas former une expédition dès aujourd'hui ?

— Bien sûr que si. Aujourd'hui, demain, toute la semaine si c'est nécessaire, jusqu'à ce que nous ayons découvert la vérité.

— Très bien. Allez donc vous apprêter, sellez vos chevaux, chargez vos armes. Il me faut une dizaine d'hommes. Auparavant, que deux ou trois d'entre vous emmènent cet ivrogne. Plongez-lui la tête dans l'abreuvoir et faites-lui boire du café. Je veux qu'il nous ait raconté toute son histoire avant notre départ.

Avant même d'avoir fini sa phrase, il s'était rendu compte qu'il cherchait encore, inconsciemment, à gagner du temps. Et il savait pourtant que c'était désormais inutile. Les hommes quittèrent le bar, deux d'entre eux entraînant Sam Orr qui protestait autant que son état le lui permettait.

Le shérif sortit à son tour. Sans regarder Morgan qui se trouvait toujours sous la véranda de l'hôtel il se dirigea d'un pas rapide vers son bureau. Contournant le bâtiment, il pénétra dans la petite écurie qui se trouvait derrière et se mit a seller son cheval.