CHAPITRE XVIII

Il y eut un long et profond silence. Morgan n'hésitait plus. Il avait pris une décision. Il défendrait non seulement sa propre vie, mais encore celle de Tena et celle de son prisonnier. Il défendrait la loi. Il essaierait d'abord de bluffer, mais si cela ne suffisait pas, il tirerait pour de bon.

Tena tremblait violemment, mais ne disait rien. Dans sa cellule, Jerome tantôt pleurnichait comme un enfant et tantôt éructait d'horribles imprécations. Dans la rue, les bruits de voix reprenaient. Morgan jeta un coup d'œil à la pendule. Deux minutes s'étaient écoulées. Il entendit la voix de Dillon qui s'adressait aux hommes.

— Ne bougez pas. Je leur ai donné cinq minutes, et elles ne sont pas passées.

Morgan songea combien il serait facile de céder. Il lui suffirait d'ouvrir la porte et de sortir en emmenant Tena. Au bout d'une demi-heure, tout serait fini. Mais il perdrait ainsi toute sa dignité, toute sa fierté. Le lendemain, lorsque les habitants de la ville seraient accablés par la honte de leurs actes, ils haïraient Morgan pour ne pas les avoir empêchés d'agir. Quant à Tena…

Il traversa la pièce, posa une boîte de cartouches sur le bureau et en fourra une autre dans sa poche. Puis il regarda la jeune femme.

— Crois-tu que je devrais lui donner une arme ?

— Je ne sais pas. Si tu crois…

Morgan baissa un instant les yeux vers le plancher, puis il releva la tête pour déclarer d'un ton fermé :

— S'ils reprennent le bélier, je vais être obligé de tirer dans le tas.

— Dans ce cas, Mel n'a pas besoin d'arme.

Les cinq minutes étaient presque écoulées. Morgan regagna la fenêtre et écarta le store.

— C'est le moment de te décider, Orr ! cria Dillon. Tu sors, ou bien nous entrons ?

D'un geste brusque, Morgan arracha le store et passa le canon de son fusil entre deux barreaux.

— Nous ne sortirons pas, et vous n'entrerez pas. Reprenez ce bélier, et je tire.

Il avait parlé sans élever la voix, au milieu du silence absolu qui régnait maintenant dans la rue.

— Très bien ! reprit Dillon. Vous avez entendu, les gars ? Ils ne veulent pas sortir. Il nous faut donc aller les chercher.

Les hommes hésitaient visiblement, et leurs regards anxieux allaient de Dillon à Morgan et vice versa. Le vieux Sam était toujours là, un peu vacillant, mais moins ivre que précédemment.

— Allons-y ! brailla Dillon.

Il se dirigea vers l'endroit où se trouvait la poutre. Sam le suivit en traînant les pieds et saisit l'extrémité du bélier qu'il essaya de soulever. Il ne réussit pas à le faire bouger d'un pouce, mais les autres attendaient seulement que quelqu'un leur montrât l'exemple. Ils se ruèrent sur le bélier, le soulevèrent de terre et s'avancèrent vers la porte.

Morgan épaula son arme.

— Posez ça ! ordonna-t-il.

Des éclats de rire moqueurs lui répondirent. Il pointa le fusil dans la direction des hommes qui tenaient la poutre. La distance n'était que d'une quinzaine de pieds, ce qui, pour un calibre dix chargé de chevrotines, revenait à tirer à bout portant. L'arme aboya, et son canon se releva légèrement. Les hommes s'immobilisèrent, mais la voix de Dillon retentit à nouveau :

— Il a tiré par-dessus vos têtes, et c'est tout ce qu'il osera faire. Quoi qu'il dise, il ne tirera pas sur vous. Et maintenant, enfoncez-moi cette porte, et qu'on en finisse !

Les hommes se ressaisirent et s'avancèrent. Le bélier frappa violemment la porte dont une planche craqua. Morgan poussa un soupir et leva à nouveau son fusil. Il y eut une autre déflagration assourdissante. Slaughter se courba en deux, vint heurter la poutre et roula au sol. Il avait pris la charge de chevrotines en pleine poitrine. Des cris d'effroi retentirent. Devant Len, deux autres étaient aussi tombés à genoux avant de s'effondrer dans la boue. Un quatrième porta la main à sa cuisse, essaya de s'éloigner en boitant, glissa et tomba à son tour.

Morgan bascula le canon de son arme, éjecta les douilles vides et plongea la main dans sa poche pour y prendre d'autres cartouches. Ses mains tremblaient si fort qu'il en laissa tomber trois ou quatre avant de parvenir à en insérer deux dans le fusil qui se referma avec un bruit sec. Tena continuait à sangloter. Dans la rue, on entendait les cris et les gémissements des blessés. Morgan s'éclaircit la gorge et dit d'une voix rude :

— Ramassez vos morts et vos blessés, filez d'ici et ne revenez pas.

Un homme braqua son revolver sur lui et tira. Les balles allèrent se perdre dans la porte et dans les montants de la fenêtre. Sam Orr, qui se trouvait entre le tireur et la maison, s'écroula comme une masse, le visage dans la boue. Un homme se précipita vers lui, le retourna.

— Il est mort aussi, déclara-t-il.

Morgan frissonna et se tourna vers Tena qui le fixait d'un regard infiniment triste.

— Qui ? demanda-t-elle simplement dans un murmure.

— Len Slaughter. Et Sam.

La jeune femme continuait à le dévisager avec une expression de compassion et d'effroi.

— Deux autres sont blessés, reprit Morgan, mais pas gravement.

Il se laissa tomber dans le fauteuil de Dan, appuya son arme contre le bureau et se mit à rouler une cigarette.

— Tu crois que c'est fini ? chuchota Tena.

— Du moins pour l'instant. Ils vont sans doute transporter leurs blessés à l'hôtel et enlever les corps de Sam et de Len. Ensuite, ou bien ils rentreront chez eux, ou bien ils retourneront au saloon s'enivrer un peu plus afin de se donner assez de courage pour revenir.

Il songeait, tout en parlant, que même s'il parvenait à éloigner ces hommes, il lui faudrait encore compter avec Forette. Jerome continuant à pousser des cris hystériques, il alla ouvrir la porte et fit quelques pas dans le couloir.

— Mais taisez-vous donc ! hurla-t-il.

Jerome le dévisagea en passant sa main valide dans ses cheveux ébouriffés. Il y avait des larmes dans ses yeux, et ses lèvres tremblaient comme celles d'une femme. Morgan referma la porte d'un air écœuré. Puis, traversant le bureau, il alla une fois de plus jeter un coup d'œil par la fenêtre, tout en se rendant parfaitement compte qu'il risquait de recevoir une balle. La poutre gisait où les hommes l'avaient laissée. Elle était maculée du sang de Slaughter, ainsi que la neige à l'endroit où il était tombé. Des lanternes remontaient la rue, éclairant la foule qui battait en retraite et ceux qui transportaient les morts et les blessés.

Il était un peu plus de six heures. Morgan regarda Tena d'un air soucieux. Il aurait souhaité pouvoir la faire partir, l'envoyer en un lieu où elle serait en sécurité, mais il savait qu'elle refuserait de le laisser seul. Néanmoins, il crut de son devoir de le lui demander.

— Tena, ils vont revenir, et il me sera impossible de tirer à nouveau sur eux. Il vaudrait mieux que tu partes d'ici.

Elle secoua la tête. Et ses yeux sombres, qui le fixaient intensément, disaient assez que si elle ne pouvait pas vivre avec lui, elle était décidée à le suivre dans la mort. Il se sentit soudain la gorge serrée.

— Vas-tu donner une arme à Mel ? demanda la jeune femme après un moment de silence.

— Cela vaut sans doute mieux. Si je suis incapable d'assurer sa protection, il me semble qu'il a le droit de se défendre lui-même. J'annoncerai d'ailleurs aux autres qu'il est armé. Cela refroidira peut-être un peu leur ardeur.

La pendule faisait entendre son tic-tac monotone, et Tena ne cessait de la regarder.

— Combien de temps crois-tu qu'ils vont attendre ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas. Ils étaient passablement trempés, et ils devaient aussi avoir faim et froid.

Le silence retomba entre eux. Morgan songeait à ce qui aurait pu être s'il avait su, six ans plus tôt, ce qu'il savait ce soir. Demain, Tena serait seule et sans un sou vaillant. Comment assurerait-elle son existence et celle de la petite Serena ? On ne lui permettrait certainement pas de rester à Arapaho Wells. Mais comment pourrait-elle s'en aller ? Elle n'aurait même pas de quoi payer le trajet en diligence jusqu'à la ville la plus proche.

Le jeune homme sentait monter en lui une colère sourde. Et soudain, semblable au grondement du tonnerre dans le lointain, lui parvint le bruit de la populace qui revenait.