CHAPITRE VI

Il y avait foule au Buckhorn, bien qu'il ne fût guère plus de cinq heures. Au fond de la salle, dans la partie en forme de L qui faisait suite au bar, une ravissante jeune femme vêtue d'une robe généreusement décolletée était en train de jouer du piano. Appuyé contre l'instrument, un cow-boy fredonnait l'air d'une voix un peu ténue mais point désagréable.

Morgan se dirigea vers le comptoir. Il se rendait compte qu'il était fou de foncer ainsi tête baissée dans le piège tendu par les Grego, mais il savait aussi que, tôt ou tard, il lui faudrait les affronter.

Len Smith lui apporta une chope et lui adressa quelques mots à mi-voix.

— Morg, bois et va-t'en. Ils savent que tu as vendu ton revolver, et ils ne cherchent qu'une occasion.

— Merci, Len.

Smith était le second à lui donner un conseil amical, ce qui prouvait que la ville n'était pas contre lui à cent pour cent. Il but sa bière et jeta un regard autour de lui. Curt Grego, debout, à l'extrémité du bar, le dévisageait d'un air insolent. Chuck était à l'autre bout et, en se retournant, il aperçut Al, assis à une table près de la porte. De quelque côté qu'il se tournât, il avait un des frères Grego derrière son dos.

Les consommateurs bavardaient, mais on les sentait contraints, et tous les regards étaient fixés sur lui. Près de Chuck, se tenait Roy Forette, un demi-sourire sur les lèvres.

Et tout à coup, dominant le brouhaha des conversations, s'éleva la voix de Chuck Grego :

— Hé ! Morg !

Morgan le regarda, comprenant que les hostilités n'allaient pas tarder à se déclencher, et il se rappela qu'il n'était pas armé. Comme si l'interpellation de Chuck eût été un signal, le silence se fit dans le saloon. Le cow-boy lui-même s'arrêta de chanter, et les mains de la pianiste s'immobilisèrent sur les touches.

Puis l'homme reprit d'une voix moins forte :

— Nous sommes en train de discuter d'un certain point, et tu pourrais peut-être nous aider à résoudre la question.

— De quoi s'agit-il ?

— Eh bien ! voilà… Nous nous demandions si, quand un type se débarrasse de son revolver, ça veut dire que c'est un trouillard.

Le visage de Morgan se durcit, mais ce fut d'une voix posée qu'il répliqua :

— Ne te donne pas la peine de chercher un prétexte, Chuck. Tu veux te battre. Je vais t'en fournir l'occasion.

— Roy ! Passe-lui ton revolver.

Morgan s'éloigna un peu du bar.

— Pas question.

Il savait pertinemment que la balle de Chuck l'aurait frappé en pleine poitrine avant même qu'il n'eût pris en main l'arme de Roy. Il lui répugnait de prendre l'initiative de la bagarre, parce que cette attitude confirmerait les habitants de la ville dans leur hostilité à son égard. Mais, d'autre part, il savait que s'il ne commençait pas, ses adversaires n'hésiteraient pas à le rosser à mort ou à le prendre dans le feu croisé de leurs armes.

Sans attendre un instant de plus, il se précipita sur Chuck qu'il frappa de la pointe de l'épaule juste au moment où il tirait son revolver de son étui. L'homme fut poussé contre le bar avec tant de violence que des verres se renversèrent. Mais l'arme de Chuck, décrivant un grand arc de cercle, venait au même instant heurter le front de Morgan. Étourdi, le jeune homme chancela. Mais il se reprit vite et projeta son coude dans la gorge de l'adversaire pour saisir tout de suite après son poignet droit entre ses doigts d'acier. Ignorant l'arme que Chuck tenait toujours dans sa main, il exerça une violente traction et le fit pivoter sur lui-même. S'emparant alors de son avant-bras il l'abaissa brusquement tout en levant en même temps son genou. On perçut distinctement le craquement de l'os qui se brisait, et Chuck laissa échapper un hurlement de douleur, tandis que l'arme tombait au sol avec un bruit métallique.

Morgan repoussa violemment son adversaire vaincu et fit un demi-tour rapide, pleinement conscient du fait que la bagarre ne faisait que commencer. En effet, Al Grego était déjà presque sur lui et, à l'extrémité du bar, Curt essayait de le viser avec son revolver, par-dessus les têtes des autres consommateurs. Morgan fit un pas de côté pour éviter l'énorme masse de l'homme qui fonçait comme un taureau, mais en même temps il levait ses deux poings rassemblés qui vinrent s'abattre comme un marteau sur le crâne du mastodonte. Il avait déjà la tête baissée, dans son élan furieux, mais le coup reçu la lui fit baisser encore d'un pied, et il alla heurter du front le comptoir de noyer. Il s'écroula presque sans connaissance sur la barre métallique qui longeait le bar à quelques pouces du sol, et il resta là, étourdi, à secouer d'un air stupide sa grosse tête ébouriffée. Enfin il fixa sur Morgan ses yeux haineux et entreprit de se remettre sur pied. Mais le jeune homme leva un genou qui l'atteignit en plein visage. Son nez prit aussitôt la couleur d'une tomate mûre, et, une fois de plus, sa tête heurta le comptoir.

À l'autre extrémité du bar, un coup de feu claqua, et Morgan sentit une brûlure à la cuisse. Les assistants, pris dans cette ambiance de violence, tels des loups qui reniflent l'odeur du sang, l'entourèrent aussitôt. Haletant, il s'adossa au bar, horrifié par ce qu'il lisait dans leurs yeux. Bien qu'il eût connu, au cours des dernières années, maintes scènes du même genre, il avait toujours envié la vie paisible des hommes comme ceux qui étaient là devant lui. Jamais il n'avait soupçonné qu'il pût y avoir en eux autant de sauvagerie latente.

C'était maintenant contre eux que Morgan devait se battre, tout en sachant qu'il serait vaincu. Il essayait de se frayer un passage, frappant de ses poings et de ses coudes, de ses pieds et de ses genoux, et leurs voix s'élevaient en un tumulte étrange. C'était le cri d'une foule assoiffée de sang, tel que Jerome l'entendait dans ses cauchemars. Les hommes s'approchaient de Morgan de tous les côtés, impatients de le frapper, de le jeter au sol. Il s'effondra à genoux. Et soudain, il lui sembla entendre résonner un bruit aussi puissant que le tonnerre. Les coups qu'on lui portait cessèrent, les hommes s'écartèrent de lui.

Dan English était debout dans l'encadrement de la porte, un revolver dans chaque main. Il sortait encore de la fumée de l'une des armes, et du plâtre arraché au plafond tombait au-dessus de la tête de Morgan.

— Len, ordonna le shérif en s'adressant au patron, fais-le transporter à l'hôtel.

Il y eut un moment de silence, puis Morgan sentit qu'on l'aidait à se relever et qu'on le transportait à l'air libre. Il faisait frais et, bien que le soleil fût couché, les nuages se teintaient encore de rose. Il songea qu'il n'avait pas passé plus de dix minutes au Buckhorn. Puis il sombra dans l'inconscience.

Pendant ce temps, à l'intérieur du saloon, Dan English promenait ses regards sur l'assistance. Chuck Grego était en train de se relever, le visage tordu de douleur. Son frère Al était encore sur le sol, à quatre pattes. Il agitait son énorme tête, et le sang coulait en abondance de son nez cassé. Quant à Curt, debout sur ses jambes écartées, il fixait tantôt le shérif et tantôt la porte d'un air furieux.

Les autres clients, dont quelques-uns portaient des blessures légères infligées par les pieds et les poings de Morgan, étaient en train de se disperser.

— Un instant ! hurla Dan English. Ne filez pas avant que je vous aie dit ma façon de penser. Les Grego, on peut les comprendre. C'est le plus vil trio de vauriens qui ait jamais existé. Mais j'aimerais bien savoir les excuses que les autres ont à me fournir.

— C'est Morgan qui a commencé, grommela l'un d'eux.

— Ne me racontez pas de sottises ! Morgan en a assez de se battre.

Il les regardait d'un air à la fois furieux et écœuré. Inutile de les morigéner davantage ou d'essayer de leur faire entendre raison. Une foule aveugle ne se raisonne pas. Il se tourna vers Curt.

— Aide Al à se relever, ordonna-t-il. Et ensuite, vous prendrez tous les trois le chemin de la prison.

— Sous quelle inculpation, Shérif ? ricana Curt d'un air insolent.

Dan fit un geste avec son revolver qu'il tenait toujours dans sa main.

— Tais-toi ! beugla-t-il. Une inculpation, j'en trouverai bien une. En attendant, tiens-toi tranquille si tu veux arriver vivant à la prison.

Et son regard disait assez qu'il parlait sérieusement.

Curt se pencha pour aider son frère à se remettre sur ses pieds, et il l'entraîna vers la porte. Chuck les suivit, soutenant de sa main gauche son bras droit cassé. Le shérif mit dans son revolver une cartouche neuve pour remplacer celle qu'il avait tirée et sortit derrière eux. La foule qui s'était rassemblée devant le Buckhorn s'écarta pour les laisser passer. Dan interpella un homme qui se trouvait sur son chemin :

— Ira, va jusqu'à l'hôtel dire au docteur que, lorsqu'il en aura fini avec Morgan, j'ai un petit travail pour lui à la prison.

Quelques minutes plus tard, les trois frères étaient enfermés dans une cellule. Chuck lança au shérif un regard haineux.

— Laissez-nous sortir d'ici, Dan, grogna-t-il. Nous pourrions raconter…

Le shérif fit sauter son revolver dans sa main.

— Raconter quoi, espèce de gredin ?

Chuck regarda le canon de l'arme, puis le visage du shérif. Il grommela quelques paroles inintelligibles et se laissa tomber sur le banc.

— Quand il te prendra envie de cracher le morceau, reprit plus doucement le shérif, rappelle-toi seulement la foule qui était ce soir au Buckhorn. Demande-toi ce qui se passerait si ces gens-là étaient au courant de la déconfiture de la banque et de votre combine avec Mel Jerome.

Aucun des Grego ne répondit.

— Mais allez-y donc ! reprit Dan d'un ton amer. Racontez toute l'histoire si le cœur vous en dit.

Il venait de retourner dans son bureau quand il entendit résonner des pas sur le trottoir. Lily Leslie, la pianiste du Buckhorn apparut dans l'encadrement de la porte.

— Dan, dit-elle en entrant, que peut-il donc parfois passer dans la tête des gens ? Le Buckhorn a été littéralement saccagé.

Il se leva poliment en songeant quel bonheur ce serait de trouver en rentrant chez soi, le soir, une femme comme celle-là. Ce n'était pas la première fois que cette pensée lui traversait l'esprit, mais il l'avait toujours repoussée avec une sorte de gêne. Lily était pianiste dans un saloon. Autant qu'il pût en juger, c'était une fille sérieuse, mais il ne pouvait tout de même s'empêcher de se poser des questions sur son passé, sur ce qu'elle avait fait, sur les hommes qu'elle avait connus.

— Je ne sais pas, Lily, répondit-il. Je suppose que c'est la peur qui les pousse à accomplir de tels actes. Ils ont peur de Morgan Orr, peur de ce que sa présence dans notre ville pourrait signifier.

— Chuck Grego prétend que les raisons qu'il donne pour expliquer son retour ne sont que des mensonges. Il affirme que Morgan n'est ici que pour préparer le terrain à une bande de hors-la-loi.

Dan éclata d'un rire moqueur.

— Très drôle ! Et pour ça, il ne trouve rien de mieux, en arrivant, que de vendre son revolver.

— Quelle est votre opinion à vous, Dan ?

— Je pense que Morgan dit la vérité et qu'il souhaite véritablement changer d'existence.

— Y parviendra-t-il ?

Dan hocha la tête.

— Ce ne sera pas facile avec l'opinion qu'on a de lui. Roy Forette ne cesse de l'observer et pense certainement que s'il pouvait le tuer, il se ferait un nom. Et il y a aussi les frères Grego qui n'abandonneront pas la partie.

La jeune femme sourit.

— Et vous êtes placé entre le marteau et l'enclume. Pauvre Dan !

Elle se tourna vers la porte, et il l'observa en silence. Elle était grande et mince, avec des traits et des yeux d'une grande douceur et une bouche extrêmement attirante.

— Il faut que je parte, reprit-elle. Je venais seulement m'assurer que vous alliez bien.

— Je vais très bien.

Il mourait d'envie de lui dire de rester, mais il ne savait comment s'y prendre.

— Lily, je voudrais…

— Quoi donc, Dan ?

Il rougit légèrement.

— Rien. Je vous le dirai plus tard, Lily.

— Comme il vous plaira.

Elle sortit et prit la direction de la Grand-Rue.

Dan se laissa retomber dans son fauteuil en fronçant les sourcils. Il comprenait maintenant ce qu'il aurait dû faire. Lorsqu'il avait découvert la vérité à propos de Rossiter, il aurait dû arrêter Jerome et les trois Grego, les inculper d'assassinat et laisser la banque tomber en faillite. Puis il se rappela l'attitude et les réactions de la foule au Buckhorn, moins d'une heure auparavant, et un frisson lui parcourut l'échine. « Que Dieu protège Jerome, les Grego et moi-même, pensa-t-il, si jamais ces gens-là viennent à apprendre leur ruine. »