Chapitre 48
Montmeyran, Drôme. Vendredi, 23 h 30.
Alexandra referma la porte de la chambre, sa chambre. Mais à part la taille de la pièce, l’emplacement de la porte et celui de la fenêtre, tout avait changé. Tout ce que cette pièce contenait de ses souvenirs d’enfant avait disparu. Il ne restait pas le moindre objet ni la moindre photo. Même la vue de sa fenêtre avait changé, un lotissement construit en contrebas masquant en partie ce qui avait été une magnifique vue sur la campagne et les collines, plus loin au sud. Des meubles en bois clair, impersonnels, disposés dans la pièce comme dans une chambre d’hôtel, constituaient la seule décoration. Alex se trouvait partagée entre la déception de ne pas retrouver ici une part de son enfance, telle qu’elle était avant la mort de son père, et la satisfaction de n’avoir pas à affronter trop de souvenirs précis de cette époque.
La présence de Darlan, assis sur le lit, l’éloignait également de ses souvenirs. Les bras croisés comme pour se protéger de quelque chose, il évitait soigneusement de regarder dans sa direction et attendait qu’elle rompe le silence.
Les retrouvailles avec sa mère et avec la maison de son enfance n’avaient pas du tout été telles qu’elle les avait imaginées. Même lorsqu’elle avait découvert le teint plus que basané du policier, qu’Alexandra lui avait présenté comme son fiancé, elle ne s’était pas départie d’un sourire qui semblait sincère, manifestant même une joie évidente. La journaliste s’était tellement armée et préparée pour affronter la situation, allant jusqu’à imaginer les répliques de sa mère et ses propres réponses, qu’elle se trouvait à présent démunie. L’attitude de Darlan l’avait également surprise. Il était entré dans le personnage du fiancé qui fait tout pour séduire sa future belle-mère avec une facilité déconcertante. À aucun moment pendant le repas, ils n’avaient évoqué les événements qui avaient marqué son enfance et entraîné son départ de la maison. Alexandra ressentait toujours cette boule d’angoisse qui revenait chaque fois qu’elle repensait à ces années-là. Mais elle regrettait que rien ne se soit passé comme prévu. Elle aurait souhaité une confrontation, un affrontement, pouvoir élever la voix pour montrer à sa mère qu’elle n’était plus cette jeune fille qui avait fui en pleurant, sans dire un mot. La voix de Darlan la sortit de ses pensées :
– Comment tu vois la suite ? Pour les clés de la mairie…
Elle le regarda d’un air furieux : il ne s’intéressait qu’à la foutue mission dont ils s’étaient eux-mêmes investis, sans se préoccuper le moins du monde de sa détresse. Comment sa mère pouvait-elle croire un instant que cet homme sans cœur puisse réellement être son fiancé ? Elle répondit lentement d’une voix contenue, refoulant les sanglots qu’elle sentait monter et qui ne manqueraient pas de la submerger si elle élevait la voix.
– Comme je vois que c’est ta seule préoccupation, ne t’inquiète pas. Ma mère range ses clés au même endroit depuis vingt ans, ça ne va pas être difficile.
Darlan regarda la journaliste en essayant de se construire une expression peinée. Il sentait bien que la jeune femme traversait un moment difficile. Il cherchait les mots qui pourraient la réconforter, mais chaque fois qu’il trouvait une formule acceptable, il y renonçait. La seule chose qu’il se sentait capable de faire, c’était de se lever et de la prendre dans ses bras, comme il l’avait fait en Bretagne, après la fusillade. Mais il n’osait pas reproduire son geste, de peur qu’elle le repousse, de peur de se montrer maladroit. Ce n’était plus le moment, plus l’endroit. Il se lança pourtant :
– Ne m’en veux pas, Alex, je vois bien que tu affrontes de vieux démons et que tu en veux toujours à ta mère. Je ne sais pas comment t’aider à régler ce problème… et puis, pour tout dire, je la trouve charmante ta mère, j’ai du mal à l’imaginer telle que tu me l’as décrite. Qu’est-ce que j’étais censé faire ?
En voyant l’expression sur le visage de la journaliste, Darlan comprit que les mots qu’il venait de prononcer n’étaient pas ceux que la jeune femme voulait entendre.
– Je ne sais pas, par exemple, tu aurais pu m’aider à aborder le sujet. Pourquoi crois-tu que je me sois livrée à toi ? Que j’aie tenu à t’expliquer ce que très peu de personnes savent de mon enfance ? Je pensais pouvoir te faire confiance.
Ses yeux s’emplirent de larmes au moment où elle prononçait ces derniers mots et elle se retourna. Darlan se leva et s’approcha d’elle, sans pour autant la toucher comme il en avait envie, pour lui communiquer par son contact ce qu’il ne parvenait pas à exprimer par des mots :
– Je ne suis pas psy, commença-t-il, hésitant. Et je ne suis pas très doué avec les sentiments, mais ce que je ressens, c’est que tu es tiraillée entre deux faces de ta personnalité. La première souhaite entrer en conflit avec ta mère, pour faire ressortir violemment tout ce que tu as gardé en toi depuis tant d’années… L’autre Alexandra souhaite pardonner et retrouver l’amour de sa mère, et c’est cette Alex-là que j’ai envie d’aider… même si je me trompe.
Elle se retourna lentement et dévisagea le policier, les yeux pleins de larmes, la poitrine se soulevant au rythme de ses sanglots. Elle fit un pas et se blottit dans les bras de Darlan qui la pressa doucement contre lui. Ils restèrent ainsi une longue minute, puis elle s’écarta doucement. Il remit en place une mèche de ses cheveux et lui caressa la joue du doigt, écrasant au passage une larme qui perlait. Alexandra esquissa un sourire :
– Ne me regarde pas comme ça… Elle doit pas être belle à voir, ta fausse fiancée.
– Je ne suis pas d’accord, même en pleurs, même avec ce bleu qui persiste sur ta joue, tu es très jolie.
– Arrête de dire n’importe quoi, dit-elle en posant son doigt sur l’endroit où le tueur l’avait frappée… Et je pensais avoir suffisamment camouflé ce bobo avec du maquillage pour qu’il ne se voie plus, finit-elle en se dirigeant vers la fenêtre qu’elle ouvrit en grand, laissant entrer la relative fraîcheur de ce début de nuit.
– Bon, je te propose d’attendre encore une petite heure, continua-t-elle, le temps que ma mère soit endormie pour de bon, et après on attaque la mairie... Pendant ce temps, si tu veux, je te referai ton pansement.
– À t’entendre, j’ai l’impression que nous sommes devenus des bandits de grand chemin…