Chapitre 22
Guérande. Jeudi, 15 h 00.
Alexandra étendit ses jambes et s’étira avant de se redresser sur son siège. Malgré le confort spacieux de la BMW et la climatisation, les six heures de voyage commençaient à se faire sentir. Darlan, conduisait vite, mais sûrement. Il avait refusé de s’arrêter sur les aires d’autoroute pour autre chose que refaire le plein. Il avait échappé aux innombrables radars infestant le bord des routes grâce à une version améliorée du système « Coyote », le célèbre avertisseur de radars devenu pendant un temps la bête noire des fanatiques de sécurité routière et transformé depuis en assistant d’aide à la conduite. Il y avait téléchargé la base de données piratée sur les serveurs étatiques. Il était ainsi un des rares à connaître l’emplacement exact de tous les radars fixes et de beaucoup de mobiles. Depuis quelque temps, il caressait l’idée de rendre publique la base de données et la procédure pour mettre à jour le système. Il avait décidé d’attendre le résultat des élections pour se décider. Les challengers ayant tous promis un aménagement du tout répressif après les manifestations monstres des automobilistes qui avaient suivi l’annonce des dernières mesures quelques mois plus tôt.
Ils entraient dans le faubourg de Guérande. Suivant le GPS de la voiture qui égrenait les consignes de guidage d’une voix féminine sans charme, ils quittèrent la Route bleue et suivirent la rocade sud en direction de Batz-sur-Mer. Kilomètre après kilomètre, Alexandra tombait peu à peu sous le charme de cette région du sud de la Bretagne qu’elle ne connaissait pas. La campagne verdoyante éclairée par un soleil radieux de milieu d’après-midi, les maisons blanches aux toits bleu sombre en ardoises, les murets en granit qui séparaient les propriétés, tout lui donnait envie de s’arrêter un moment pour profiter de l’instant.
Elle jeta un regard vers son compagnon de voyage. Il ne semblait pas voir le paysage, seulement concentré sur la conduite pour arriver le plus vite possible. Elle s’abstint, une fois de plus, de demander une pause. Elle n’avait plus longtemps à attendre, le GPS indiquait moins de dix minutes avant d’arriver à destination. Elle aurait aimé s’arrêter chaque fois que le paysage l’appelait par sa tranquillité. Parce que l’endroit en valait la peine, ou à cause du petit répit que cela lui aurait accordé dans cette course effrénée. Darlan semblait également affecté par le fait qu’ils aient dû quitter Lyon sans savoir vraiment quand ils pourraient y retourner.
Le matin et à la grande surprise de la journaliste, Philippe Darlan s’était montré très organisé et avait réussi à finaliser les préparatifs en un temps record. Il avait notamment récupéré toute sa base d’informations et les principaux systèmes qui lui permettaient de se connecter au monde underground des hackers. Le tout tenait dans un simple attaché-case. Il avait hésité quelques secondes avant d’effacer ce qu’il ne pouvait emporter, comme si, par cet acte, il mettait fin à une partie de sa vie. La BMW chargée, ils avaient traversé la ville vers le nord-est pour rejoindre un petit garage automobile à Vaulx-en-Velin.
***
Le matin même.
Darlan dirigea directement la voiture vers la grande porte roulante de la petite concession Fiat qui s’ouvrit quelques secondes avant leur arrivée, si bien que le policier n’eut pas à ralentir pour entrer dans le garage. Dès qu’il eut coupé le contact, la porte se referma rapidement. Alexandra avait failli crier au policier de ralentir, persuadée qu’ils allaient percuter le portail.
Dès que la voiture fut immobilisée, Darlan en descendit. Un homme sortit du bureau vitré et se dirigea vers le policier en affichant un large sourire :
– Philippe ! mon ami, dit-il en l’étreignant chaleureusement. Heureux de pouvoir te rendre service.
– C’est toujours un plaisir de te revoir, Salvatore.
Au bout d’une longue minute d’échanges, les deux hommes semblèrent s’apercevoir de la présence d’Alexandra qui s’était approchée doucement, sans vouloir imposer sa présence, espérant que Darlan aurait la politesse de la présenter.
– Mais qu’est-ce que je vois là ? s’exclama le garagiste avec une pointe d’accent chantant, trahissant ses origines italiennes ; tu m’avais caché cette merveille.
L’homme déplut immédiatement à la journaliste : gros, le front très dégarni, petite moustache, chemise douteuse et transpirant déjà à grosses gouttes de bon matin. Il la détailla de la tête aux pieds sans aucune discrétion, comme on examine une voiture ou une bête d’élevage. Elle tenta maladroitement et sans résultat de réduire la profondeur de son décolleté en tirant le haut de sa robe. Le garagiste représentait tout ce qu’Alexandra détestait chez un homme.
Darlan finit enfin par la présenter, comme une « amie journaliste », sans donner de détails ; mais un clin d’œil appuyé du dénommé Salvatore ne laissait aucun doute sur ce qu’il pensait d’elle et de ses relations avec le policier. Alex espérait seulement que son calvaire n’allait pas durer. Ils étaient là uniquement pour changer les plaques d’immatriculation de la voiture, selon ce que Darlan lui avait expliqué.
Pendant que le patron du garage leur offrait un café dans son bureau, deux employés s’activaient à changer les plaques minéralogiques du véhicule. Alexandra but son café en essayant de masquer ses grimaces. Le fameux « petit noir façon Salvatore » était plus proche de l’encre que de l’expresso. Darlan but le breuvage en habitué en plaisantant avec le garagiste. Malgré le fait qu’ils parlaient entre eux en omettant volontairement beaucoup de détails, Alex comprit de la discussion que les deux hommes se connaissaient depuis longtemps et qu’ils partageaient un passé qu’elle jugea assez louche. Le simple fait que ce garagiste maquille la voiture de Darlan en disait long sur les activités « annexes » du garage.
Quelques minutes avant qu’ils partent, Salvatore invita Darlan à le suivre dans une petite pièce derrière le bureau. Bien que n’étant pas invitée, la curiosité de la journaliste l’emporta et elle s’approcha discrètement. Elle surprit l’échange d’une grosse liasse de billets entre le garagiste et le policier. Interrogé plus tard à ce sujet, Darlan était resté vague. « Il me doit un service et nous avons besoin de liquide, avait-il fini par avouer, le mieux est d’oublier ce que vous avez vu, O.K. ? »
La journaliste fut franchement soulagée lorsqu’ils quittèrent le garage sordide, après que le dénommé Salvatore eut complimenté le policier pour sa « poule ». C’est avec dégoût qu’elle lui avait finalement serré la main.
Quelques minutes plus tard, alors qu’ils se dirigeaient vers l’A46 pour contourner la ville et rejoindre l’autoroute vers Saint-Étienne, puis Clermont-Ferrand, Darlan reçut un nouvel appel de la DCRI, de Patrick Brune, l’adjoint de Giraud. La voix du commandant de police résonna dans l’habitacle de la voiture. Darlan fit signe à sa passagère de ne faire aucun bruit.
– Tu peux m’expliquer ce qui se passe, Philippe ?
– De quoi parles-tu ?
– On ne joue plus. Je parle du fait que je suis chez toi avec une équipe, sur ordre de Giraud. C’est quoi tout ce matos ? Ne me dis pas que tu as continué tes conneries ?
– Vous êtes entrés chez moi ? De quel droit ?
– Comme je te l’ai dit tout à l’heure, Giraud est convaincu qu’il y a une taupe chez nous. Pietri a réussi à réduire le périmètre de recherche avec ton tracker à un arrondissement de Lyon et tu es le seul de l’équipe à habiter le 8e. Giraud a donné l’ordre quand la demi-heure que je t’avais accordée a été écoulée. Tu peux pas savoir ce que j’ai dû faire pour qu’il consente à attendre. J’ai même dit que tu étais le mec le plus réglo du service. Maintenant que je vois le matos que tu as ici, je crois que tu t’es bien foutu de ma gueule. Dis-moi à quoi tu joues !
– Tu es bien placé pour le savoir, Patrick, j’aime aider les gens, je n’ai pas changé.
– Si je t’ai sorti du trou et donné ce boulot, c’est parce que tu es le meilleur dans ce domaine. Je me suis engagé sur ta moralité, bordel !
– Je ne fais rien de mal, j’ai le droit d’aimer les ordis, non ?
– Te fous pas de moi. T’es où ?
– À Lyon. J’ai eu un problème avec la voiture, le voyant moteur qui s’est allumé. Je sors de chez le garagiste. En fait, c’était rien, mais j’ai préféré éviter un vrai problème. J’arrive, je suis pas loin. Reste chez moi, ça me permettra au moins de t’offrir un café. En attendant, s’il te plaît, ne fous pas le bazar, et dis aux gars de ne pas fouiller partout, j’ai une vie privée et je ne veux pas être l’objet de plaisanteries douteuses au centre.
Un moment de silence, puis la voix reprit :
– Tu ne saurais pas où est la fille ? La journaliste ?
Alexandra blêmit et regarda Darlan, guettant sa réaction.
– Pas la moindre idée, répondit-il avec une voix calme. Lorsque j’ai quitté le bureau hier soir, elle était à son journal. J’ai passé le relais à Pietri. Il m’a dit un peu plus tard que le focus était sur sa patronne au journal. Il aurait dû s’occuper de la pister plutôt que de convaincre le chef d’envoyer une équipe chez moi. Il m’en veut toujours, ce con.
– Giraud t’a dans le nez. J’espère pour toi que tu ne fais pas de conneries.
– Qu’est-ce qui s’est passé hier soir, vous l’avez paumée, cette fille ?
– Tu sais très bien que je ne te dirai rien au téléphone, juste qu’on a toujours un coup de retard. Ramène-toi et je te donne toutes les infos.
– O.K., j’arrive.
– Traîne pas, tout le monde est à cran.
Darlan raccrocha d’un appui sur un bouton du volant, avant de s’adresser à sa passagère d’un ton simple, sans équivoque :
– Je me dois de vous annoncer que nous sommes officiellement en cavale. J’espère de tout cœur que la quête dans laquelle nous nous sommes engagés mérite vraiment nos sacrifices, car nous n’avons pas de retour possible. Nous devons réussir. Je pense malheureusement qu’en cas d’échec, c’est la prison qui nous attend. Mes collègues ne vont pas nous lâcher.
– Vous êtes de la maison, vous arriverez à conserver un coup d’avance, j’en suis certaine.
Elle le regarda plus intensément :
– Merci de votre aide, Philippe. Vous n’étiez pas obligé de m’aider.
Le policier nota qu’Alexandra l’avait appelé pour la première fois par son prénom. Il s’en amusa :
– Je ne suis pas d’accord, je suis en grande partie responsable de ce qui vous arrive. C’est grâce aux informations que j’ai recueillies sur vous à mon travail que vous avez été pistée. Je vous devais ça.
– Vous parlez de pistage. Je croyais que nous ne devions pas utiliser les téléphones portables parce que vos collègues peuvent justement les localiser avec précision. Ce conseil ne s’applique pas à vous ?
– Vous apprenez vite, répondit Darlan avec sincérité en affichant un sourire satisfait. C’est tout à fait exact, mais je peux vous assurer que personne ne sera capable, ni de localiser ce téléphone, ni même de l’écouter. J’ai mis au point un système qui renvoie le signal à d’autres téléphones portables, qui composent automatiquement un autre numéro et ainsi de suite. Avant de nous joindre, il faudrait qu’ils arrivent à remonter une dizaine de relais. Rassurez-vous, nous sommes tranquilles de ce côté-là.
– Et pourquoi avoir changé les plaques de la voiture ?
– Également par souci de discrétion. Tous les péages d’autoroute sont équipés de caméras de surveillance, les radars également. En cas de besoin, et notamment pour rechercher un véhicule, les images de ces caméras permettent une lecture automatisée des plaques d’immatriculation. C’est ainsi que nous pouvons traquer n’importe qui. Entre la lecture des plaques, les paiements par carte et la localisation des téléphones, il est très facile de suivre quelqu’un, de nos jours. C’est pour cette raison qu’en plus du changement de plaques, nous paierons tous les péages, le carburant et le reste uniquement en liquide.
– Je vois que vous avez pensé à tout.
– Dernière précaution, nous devrons également être très attentifs dans les stations-service, surtout si nous sortons de la voiture, toujours garder la tête baissée et porter des lunettes de soleil. Si nous nous en tenons à ces précautions, nous continuerons d’être invisibles.
Darlan n’avait malheureusement pas pensé à tout. Deux heures après cette conversation, sur l’aire de la station Shell à Marmagne, près de Bourges, le policier ne remarqua pas la caméra dissimulée à l’entrée du magasin de la station. Placée en haut d’un présentoir, à gauche de l’entrée, elle filma leur visage de face, au moment où ils ressortaient, les bras chargés de sandwichs et autres boissons. L’image fut retransmise en temps réel sur le moniteur vidéo situé près de la caisse, que personne ne regardait vraiment, et enregistrée sur un disque dur. Les images allaient ainsi être conservées trois jours avant d’être effacées.
***
La route de Batz-sur-Mer sinuait au milieu des marais salants. Découpées en parcelles et reliées entre elles par des canaux, les salines comportaient une multitude de bassins de plus ou moins grandes dimensions. Alexandra se promit de se renseigner sur le fonctionnement des marais salants et dont elle savait seulement que les techniques remontaient à la fin de l’Antiquité. Elle se laissait bercer au rythme des virages, admirant le reflet du ciel d’un bleu profond et sans nuages dans les étendues d’eau qui encadraient la route. Quelques oiseaux, des avocettes, des aigrettes ou des vanneaux huppés parcouraient les salines à la recherche de nourriture. La journaliste découvrait le paysage et sa faune, conquise par la richesse et la beauté des lieux.
Ils quittèrent la route de Guérande, après le hameau de Kervalet, pour se diriger droit vers la mer et la route du Dervin.
Le GPS indiqua que la destination était atteinte tandis qu’ils arrivaient devant la haute grille en fer forgé qui fermait une propriété entourée de murs de pierre. Alexandra ne put retenir une exclamation :
– Dites donc, il habite un château, votre ami ?
– On dirait effectivement une jolie maison. Je ne suis jamais venu, à vrai dire.
– J’avais cru comprendre que vous étiez de vieux amis, insista-t-elle, frustrée du peu de renseignements que Darlan avait bien voulu lui fournir sur son contact.
– Nous discutons surtout par forum interposé. D’un certain point de vue, nous travaillons ensemble la nuit, sans presque jamais nous voir. Et là, ça fait pratiquement un an que je ne les ai pas revus. Nous sommes partis ensemble, avec sa famille, en vacances en Martinique l’année dernière.
La grille s’ouvrit automatiquement alors que le policier descendait de la BMW pour aller sonner au visiophone. Ils s’engagèrent dans l’allée de gravier bordée de pins qui finissait en demi-cercle devant une grande maison en pierres grises, rehaussée de boiseries. La bâtisse, dressée face à l’océan, semblait avoir été taillée pour résister aux assauts des éléments et aux vents que les tempêtes bretonnes pouvaient parfois amener. Le soleil, encore haut dans le ciel en ce début d’après-midi, éclairait la propriété de tons chauds.
Tandis que Darlan garait la voiture devant l’entrée principale, la porte s’ouvrit sur deux enfants, un garçon et une fille d’une dizaine d’années, qui dévalèrent les quatre marches de l’escalier de pierre. Le policier descendit. Il n’avait pas fait deux mètres que les deux enfants se jetaient dans ses bras. Alexandra sortit de la voiture à son tour, d’abord heureuse d’être parvenue à destination, puis anxieuse de ne pas savoir chez qui elle mettait les pieds. Les amis de Darlan pouvaient être peu recommandables, si elle en croyait son expérience du copain garagiste.
Le jeune garçon, cheveux bruns et l’air sûr de lui, s’approcha d’Alexandra :
– Tu es la nouvelle femme de Philippe ?
Alexandra hésita entre se fâcher, lassée d’être prise pour la copine du policier, et prendre la chose avec philosophie.
– Raté, je suis sa sœur, répondit-elle, décidant de jouer la plaisanterie. Comment tu t’appelles ?
– T’es sa sœur ?
Le garçon la regarda, interloquée, puis se tourna vers Darlan en fronçant les sourcils :
– Si t’es sa sœur, pourquoi t’es pas noire ?
Sans attendre la réponse, il repartit vers la maison, d’où venait de sortir le couple propriétaire des lieux. Le garçon cria :
– Je m’appelle Amaury.
Sa sœur Elora, yeux noisette et les mêmes cheveux noirs que sa mère, se contenta de faire la bise à la journaliste avant de revenir vers Darlan et de le tirer par le bras :
– Viens, je vais te faire visiter, c’est super que tu es venu, nous, on le savait pas avant ce matin. C’est vrai que tu restes plusieurs jours ?
– Laisse-les respirer un peu, intervint le père de famille.
Darlan les étreignit longuement, laissant transparaître dans ce geste l’affection qu’il avait pour eux. Alexandra fut surprise de constater que le policier était capable d’une telle tendresse. Après un temps qu’elle jugea excessivement long, Darlan sembla enfin se souvenir de sa présence :
– Je vous présente Alexandra Decaze, qui est journaliste à Lyon. Il s’apprêta à ajouter quelque chose, puis se ravisa.
Frédéric et Marie Berthoin inspirèrent immédiatement confiance à la journaliste. Lui, la quarantaine, affichait une bonhomie sympathique et un large sourire creusait les quelques rides de son visage rond. Sa femme Marie le dépassait de quelques centimètres. Fine et élancée, très brune, ses cheveux longs coulant sur ses épaules, elle portait une jupe longue et un chemisier écossais noué à la taille. Alexandra la classa immédiatement dans la catégorie très jolie femme. Instinctivement, elle se redressa pour ne pas trop disparaître dans l’ombre de la maîtresse des lieux.
Une heure plus tard, après s’être installés dans deux petites chambres d’amis au troisième et dernier étage de la bâtisse et après s’être rafraîchis, Darlan et Alexandra rejoignirent leurs hôtes sur la terrasse dominant l’océan. Le côté face de la maison valait amplement le côté pile. Les portes-fenêtres aux petits carreaux de la cuisine et de la salle à manger donnaient sur une terrasse pavée de pierres brutes qui surplombait l’océan de la hauteur de la falaise. Un petit mur de pierre marquait la limite à ne pas dépasser. Alexandra resta en admiration devant le paysage avant de s’approcher de la table.
– Les chambres sont à votre goût ? demanda Marie aux deux nouveaux venus.
Darlan répondit avec un grand sourire :
– Il faudrait être difficile pour se plaindre. Encore merci pour l’accueil.
– Tu es chez toi ici, Philippe, tu le sais bien, continua Fred en proposant des boissons fraîches. Puis, se tournant vers Alexandra, il ajouta : savez-vous que ce cher Darlan est une sorte de héros pour nous ?
Elle regarda tour à tour l’assistance, puis comprit qu’il était très désireux de lui raconter l’histoire de leur amitié.
– Darlan, un héros ? Je suis curieuse d’entendre ça, demanda-t-elle, sarcastique.
Elle apprit ainsi que les deux hommes fréquentaient activement le monde souterrain d’Internet depuis plus de cinq ans. Se lançant mutuellement des défis de hacking, ils avaient l’un et l’autre gagné leurs galons au sein d’un groupe de hackers pour arriver finalement dans l’équipe de direction. L’objectif du groupe consistait à exercer un contre-pouvoir à la volonté de réglementation de la part des puissants, gouvernement ou multinationales. Leur plus beau coup avait été de faire tomber pendant vingt heures les serveurs du réseau Échelon. Ce réseau d’écoute, dont le centre pour l’Europe se situe en Grande-Bretagne, a pour but d’espionner toutes les communications et les échanges électroniques. L’objectif officiel était, à l’origine la lutte contre le pacte de Varsovie. Depuis la fin de la guerre froide, le réseau sert surtout pour l’espionnage industriel au service des firmes américaines. L’attaque du réseau Échelon avait été considérée comme une grande victoire pour la liberté par le petit monde des hackers.
Trois ans plus tôt, Philippe avait eu l’occasion d’aider son ami Fred, qu’il ne connaissait alors que sous le pseudo de « Backdoor » dans le groupe qu’ils fréquentaient. Un promoteur local, associé à un notaire peu scrupuleux, avaient entrepris de dépouiller Marie d’un héritage conséquent dont la maison représentait la pièce maîtresse. Profitant de la vulnérabilité du père de Marie, ils avaient réussi à modifier le testament en leur faveur. Philippe avait utilisé les moyens conséquents de la DCRI pour enquêter sur les deux truands et trouver des preuves de la malversation. Les résultats qu’il avait obtenus avaient dépassé ses espérances. Les deux arnaqueurs, bien en vue dans la bonne société, avaient toujours réussi à échapper à la justice en jouant avec les lois françaises et grâce à leurs solides appuis politiques. Mais la sagacité de Darlan, la pléthore de moyens à sa disposition, associées à un peu de chance, lui avaient permis de découvrir beaucoup d’activités illicites cachées : des comptes offshore et des connexions douteuses avec des personnalités politiques et des partis. La menace d’une révélation dans la presse et la pression des politiques avaient suffi à les convaincre de laisser tomber. Comme à chacune de ses autres interventions, Darlan était parvenu à si bien brouiller les pistes que personne n’avait pu remonter jusqu’à lui.
Fred semblait vouer une admiration sans bornes à son ami, qu’il présentait allègrement comme un grand maître dans le domaine du hacking. Ils ne s’étaient rencontrés pour la première fois qu’après cet événement.
– Donc, ma chère Alexandra, c’est grâce à votre ami que nous vivons maintenant ici. Même s’il m’a interdit de vanter ses mérites sur mon blog. C’est notre héros, finit-il en éclatant de rire.
Marie intervint, plus sérieusement :
– Cela pour dire que vous êtes ici chez vous et nous allons faire tout notre possible pour vous aider à entrer chez Eltrosys.
Alexandra regarda Darlan, surprise de constater qu’il avait déjà donné tous les détails de l’affaire à ses amis.
– J’espère que nous ne vous amenons pas des ennuis, répondit Alex. Ça ne va pas être facile. Nous ne sommes pas des pros du cambriolage. En ce qui me concerne, c’est même une première, finit-elle en posant un regard entendu sur le policier.
Darlan la regarda, un sourire amusé sur les lèvres :
– Ne me regardez pas comme ça. Je n’ai jamais cambriolé qui que ce soit, se défendit-il.
– Mais vous avez fait de la prison, insista-t-elle, par défi, mais également pour voir si ses amis étaient ou non dans la confidence.
Philippe s’en voulut un instant de s’être laissé aller à lui confier cet épisode qu’il préférait oublier pendant le voyage, lorsque la journaliste avait insisté pour savoir où il avait connu le garagiste. Fred se porta au secours de son ami :
– Effectivement, ma chère Alexandra. Notre ami Philippe a fait de la prison. Mais ce qui l’a fait tomber est en fait très amusant. Figurez-vous que pour arrondir ses fins de mois, Philippe vendait ses services comme enquêteur privé, spécialisé dans l’adultère. Tu m’arrêtes si je dis une bêtise, d’ac ?
– Continue, tu sembles bien parti, capitula le policier. Et je sais que tu adores raconter cette histoire sordide…
– Donc un beau jour, une femme jalouse lui demande d’enquêter sur son mari qui, semble-t-il, est fréquemment en déplacement et exerce un travail assez mystérieux. Sa femme considère comme un signe évident de culpabilité le fait qu’il n’accepte jamais d’expliquer où il est et ce qu’il fait pendant ces journées. Philippe se met au travail. Bizarrement, ce monsieur est beaucoup plus difficile à écouter et à tracer que le commun des mortels. Philippe ne s’avoue pas vaincu pour autant et est même heureux de pouvoir relever ce défi à la hauteur de ses capacités. Il parvient après quelques jours à remonter jusqu’au travail du mari et à écouter ses conversations. Malheureusement, l’homme en question travaille à la DCRI, et il s’est bien sûr aperçu de l’attaque sur leur réseau.
– Ils m’ont mis sous surveillance, compléta Darlan, et ils ont découvert également mes autres activités. Il m’arrivait aussi à l’époque de jouer un peu avec les assurances, en principe pour aider des gens, mais pas seulement. J’ai pris un an ferme. Au bout du compte, je n’ai fait que quatre mois. Le gars que j’avais espionné a été impressionné par mes petits talents et s’est porté garant pour moi. Il a réussi à faire supprimer mon casier et à m’offrir un job à la DCRI. J’ai quand même dû faire l’école de police, mais finalement je ne regrette pas. Lui est devenu un bon copain, c’est le fameux Patrick qui m’a téléphoné ce matin... Donc, pour votre gouverne Alexandra, je ne suis peut-être pas cambrioleur de métier, mais en revanche, vous avez en face de vous la meilleure équipe de hackers du Web. Avec, en plus, les talents de Marie en électronique de surveillance, je suis sûr que les systèmes de protection d’Eltrosys ne vont pas nous embêter bien longtemps.
– Il se trouve que ma société fabrique et installe la plupart des systèmes d’alarme de la région, intervint-elle pour répondre au regard interrogatif de la journaliste.
Alexandra la regarda, interloquée :
– Et vous exercez quelle profession ?
– Ingénieur en électronique, répondit la jeune femme très simplement, comme Fred. Je dirige des projets précisément dans le domaine de la sécurité et de la télésurveillance. Je vous ai déjà préparé ce que j’ai trouvé sur Eltrosys.
Pendant un instant, Alexandra considéra ses interlocuteurs, répartis autour de la table en teck. Ils étaient tous les trois des pros dans un domaine utile pour la mission qu’ils s’étaient assignée. Elle voyait mal comment ses propres compétences journalistiques allaient pouvoir leur être d’une quelconque utilité. À cet instant, elle se sentait plus proche des enfants qui jouaient à se poursuivre autour d’eux que des adultes présents. Elle ne se sentait pas à sa place au milieu de tous ces experts. Quant à Marie, elle ne savait pas encore si elle devait la détester d’être à la fois si belle et bardée de diplômes ou si elle devait seulement l’admirer.
– Je vous propose de pénétrer chez Eltrosys dès cette nuit, proposa Philippe. Nous sommes en cavale et je sais que mes collègues vont finir tôt ou tard par nous réaccéder.
– Qu’espères-tu trouver ?
– Cette société intègre dans des systèmes un composant électronique pour lequel plusieurs personnes ont été assassinées. Nous devons découvrir à quoi servent les cartes électroniques qu’ils fabriquent, et ce, avant dimanche. C’est tout ce que nous avons comme informations. Alexandra a failli être tuée en enquêtant sur le concepteur de la puce. Quelqu’un d’influent a intérêt à ce que nous ne trouvions rien. J’ai même l’impression que mes propres employeurs ne sont pas très clairs sur cette affaire.
Malgré la chaleur et le grand soleil, la journaliste fut parcourue d’un frisson au souvenir des événements de la veille, qui, paradoxalement, lui paraissaient déjà loin.
– J’ai complété ce que tu avais déjà trouvé sur Eltrosys, intervint Marie. La société est connue pour son activité dans la conception et la production de systèmes et de cartes électroniques dans le domaine de l’automatisme et du contrôle. J’ai le dossier complet de l’installation que mon entreprise a mise en place chez eux. C’est assez surprenant, car leur niveau de protection contre les intrusions n’est pas si haut, pour une entreprise qui travaille sur l’intégration de composants militaires. La bonne nouvelle, c’est que je suis certaine que nous pouvons facilement en venir à bout
– Y a-t-il un gardien ou des chiens ? demanda Darlan.
– Pas à ma connaissance. Dans un certain sens, c’est assez logique. Ils travaillent, au moins en théorie, pour le mode civil et n’utilisent pas de technologie brevetée.
La fille de Fred et Marie s’approcha d’Alexandra, lui prit la main et interrompit la conversation qu’elle trouvait passablement inintéressante :
– Tu sais qu’on a un souterrain caché chez nous ? Tu veux le voir ? Viens, je te montre.
Fred intervint :
– Pas maintenant, Elora, on a du travail, tu leur feras visiter la maison plus tard.
– Mais tu avais dit qu’on pourrait montrer à Philippe nos caches secrètes ! intervint son frère jumeau, toujours très complice avec sa sœur. Depuis qu’ils sont arrivés, vous ne faites que parler travail, c’est pas drôle.
– J’ai dit que vous pourriez leur faire visiter la maison, mais je n’ai pas dit quand. Rassure-toi, ils vont rester quelques jours.
Les enfants s’éloignèrent, visiblement contrariés.
– Ils ont l’air de bien s’entendre, remarqua Alex.
– Ne vous y trompez pas, répondit Marie en repositionnant une mèche de cheveux qui s’égarait sur son front. Lorsqu’ils sont ensemble, c’est assez rare qu’ils arrivent à jouer plus de dix minutes avant qu’un drame n’éclate. Pour autant, je vous souhaite d’avoir les mêmes que nous, finit-elle en s’adressant au couple invité.
Darlan et Alexandra s’agitèrent un instant sur leur siège, mal à l’aise devant l’équivoque. La journaliste décida de clarifier les choses :
– Nous ne sommes pas ensemble vous savez, en fait nous nous sommes vus pour la première fois hier soir. Je ne voudrais pas qu’il y ait de malentendu.
– C’est aussi ce que nous a dit Philippe, la coupa Marie, presque déçue. J’espérais que c’était une de ses habituelles pirouettes pour ne pas avoir à parler de ses bonnes fortunes… C’est un grand timide, vous savez.
Elle reprit, après les avoir tous les deux observés :
– Dommage, le beau Philippe mériterait quelqu’un comme vous.
Darlan décrocha un grand sourire à la jeune femme, ce qui agaça Alexandra.
– Oui, eh bien ce n’est pas le cas, intervint-elle, un peu trop brutalement. Et je ne vois pas bien comment ça pourrait l’être.
– Mais rassurez-vous, lança le policier, qui se sentit obligé de répondre. Je ne suis pas intéressé non plus… il vous manque un peu de couleurs pour être à mon goût.
– Confidence pour confidence, je n’imagine pas avoir envie un jour de vous intéresser, ni même d’être à votre goût, répliqua t-elle d’une voix à peine maîtrisée en affichant un sourire grimaçant.
Sentant les choses déraper, Fred intervint en rigolant :
– Ne vous chamaillez pas, Marie a toujours été marieuse, n’est-ce pas, ma chérie ? Si l’on compte tous les couples qu’elle a formés, on pourrait ouvrir une agence de rencontres.
– Tu exagères, mon chou… même s’il est vrai que j’ai casé la plupart de tes amis !
– Je sais, certains me le reprochent encore d’ailleurs…
Il reprit un air sérieux :
– Bon, si nous revenions à nos moutons ? Nous avons un plan de bataille à mettre au point et seulement quelques heures pour tout préparer. Nous y avons déjà réfléchi, Marie et moi : cette visite nocturne chez Eltrosys est un truc de fou, mais nous avons, je pense, une réponse pour toutes les difficultés.
– Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est stimulant pour l’intellect de préparer un cambriolage, compléta Marie, nous nous sommes amusés comme des fous depuis hier.
– Si vous nous expliquiez ? finit Alex d’une petite voix, effacée devant tant de conviction et de détermination.