Chapitre 47
Saint-Nazaire. Centre hospitalier. Vendredi, 18 h 10.
Patrick Brune attendait devant la salle de réveil. L’odeur doucereuse des produits d’entretien mélangée à celles spécifiques du milieu hospitalier le prenait à la gorge. Il n’aimait pas les hôpitaux. Sa carrière militaire lui avait pourtant valu quelques séjours, dont un de plus d’un mois. À chaque fois, il s’était senti vulnérable, à la merci d’un médecin ou d’une infirmière qui pouvaient faire des erreurs. Encore que, dans cet établissement flambant neuf, il devait reconnaître que tout avait été mis en œuvre pour humaniser les bâtiments. Quitte à être hospitalisé, autant que ce soit ici, se dit-il.
À quelques mètres de lui, un des agents de la DCRI faisait les cent pas. Le lieutenant avait insisté lourdement pour qu’un de ses hommes l’accompagne à l’hôpital, afin qu’il puisse l’assister pour interroger le blessé. Brune trouvait l’idée grotesque et il se demanda un instant si ce n’était pas une idée du commissaire Giraud. Perpétuel inquiet, il était dans ses habitudes de faire contrôler et surveiller le travail de chacun de ses subordonnés par quelqu’un d’autre. Interrogé sur ce sujet, il avait répondu que c’était un excellent moyen pour garantir la fiabilité de tous les membres de son personnel sur le plan de la sécurité.
En entrant dans le centre hospitalier, Patrick Brune avait espéré un bref moment que Max ne s’en sorte pas, ça aurait été plus facile. Mais, trente minutes plus tôt, le chirurgien qui l’avait opéré l’avait rassuré sur son état de santé. Il s’exprimait avec un fort accent des pays de l’Est :
– Il a eu beaucoup de chance, ni la flèche, ni la balle n’ont touché d’organes vitaux. Il a perdu beaucoup de sang, mais vu sa constitution, il sera sur pied dans quelques jours.
– Je peux l’interroger ?
– Il est en salle de réveil. Dès qu’il sera en mesure de le supporter, vous pourrez l’interroger, mais pas plus d’une dizaine de minutes. L’infirmière viendra vous chercher.
Il cherchait un moyen d’obtenir quelques minutes tranquille avec Max. Malheureusement, il devait supporter la présence de l’agent qui ne le quittait pas d’une semelle. Celui-ci se faisait un devoir de démontrer son professionnalisme en conservant le silence même lorsque Brune lui adressait la parole, et en regardant dans tous les sens, comme s’il redoutait quelque chose.
Pour le commandant Brune, la situation ne correspondait pas du tout à ce qu’il avait envisagé. Depuis le début de l’affaire, il devait chaque jour affronter un nouveau problème. Les derniers ordres de Paris étaient clairs : empêcher par tous les moyens que Max puisse être interrogé par la DCRI, y compris en le supprimant si nécessaire. Brune ne se sentait pas prêt à en arriver à cette extrémité. Il connaissait Max depuis longtemps, assez pour savoir qu’il s’était forcément couvert suffisamment d’une façon ou d’une autre. S’il se décidait à le supprimer, Brune savait que ses propres chances de survie à moyen terme étaient à peu près nulles. Il regrettait aujourd’hui de ne pas s’être couvert selon le même principe. Peut-être n’était-il pas trop tard. Il connaissait personnellement l’ancien général qui lui donnait ses ordres et il avait quelques indications sur l’identité du haut fonctionnaire dont il entendait la voix régulièrement. Ce dernier n’était pas le genre d’homme à s’embarrasser de scrupules ni à prendre le moindre risque. Si l’affaire venait à déraper, ils n’auraient aucun état d’âme à le faire supprimer. Brune doutait que Darlan et son équipe puissent parvenir à leurs fins sans être arrêtés. Son ancien ami avait beau avoir montré de réels talents ces derniers jours, il ne voyait pas comment il pouvait continuer. Tous les sites industriels qui concernaient la fabrication et la maintenance des machines à voter avaient été mis sous surveillance. L’ancien général avait fait appel à la DGSE, seul service de renseignements externe à la DCRI, qui s’était fait un plaisir de répondre « Présent », bien que la mission soit localisée sur le territoire français. Attendus de la sorte, Darlan et sa bande allaient forcément être rapidement neutralisés… et ils le dénonceraient sauf si, par chance, ils étaient tués avant…
Une infirmière sortit de la salle de réveil. Grande, plantureuse, des yeux clairs pétillants, la petite quarantaine, elle s’adressa à Brune d’un ton direct tout en conservant le sourire :
– Le patient est réveillé. Vous pouvez lui parler, mais pas plus de cinq minutes. Il doit se reposer.
– Le chirurgien m’en a donné dix.
– Certainement, mais ici il est sous ma responsabilité, donc cinq minutes, pas plus.
Elle conclut sa phrase en accentuant son sourire forcé. En général, le personnel hospitalier ne portait pas les flics dans leur cœur. « Ce n’est franchement pas la même vocation », se dit-il.
Il pénétra dans la pièce. Quatre lits étaient entourés de toutes sortes d’appareils de contrôle. Max était allongé sur le premier, le plus près de la porte, une perfusion dans le bras. Seul un autre lit était occupé par une jeune femme toujours inconsciente, visiblement victime d’un accident de la route à en croire les multiples bandages et autres plâtres dont elle était recouverte. Brune se concentra sur son homme. Max l’accueillit avec le sourire. Ses blessures n’avaient pas l’air de le faire souffrir. Tout juste semblait-il se réveiller d’un lendemain de cuite. Ses traits se crispèrent lorsqu’il aperçut l’homme de la DCRI, toujours équipé de sa tenue de combat, qui entrait dans la pièce.
Brune réfléchissait au moyen d’accomplir sa mission pour ses commanditaires. Quelle que soit la solution qu’il allait choisir, cela impliquait d’empêcher l’homme de la DCRI de parler au blessé. Il faisait confiance à Max, mais ne pouvait malheureusement pas lui parler comme il l’aurait souhaité. Il se résolut à simplement jouer son rôle et à voir venir. Se plaçant devant l’agent, il fit un signe discret à Max, lui intimant l’ordre de se taire :
– Je suis le commandant Brune, de la Direction Centrale des Renseignements Intérieurs. Nous avons des questions à vous poser.
Max ne répondit rien, se contentant d’observer le garde. En professionnel qu’il était, il remarqua que celui-ci avait dissimulé son arme sous sa veste, ce qui lui arracha un sourire : armes à feu et hôpitaux ne font pas bon ménage. Il se sentait bien, encore qu’embrumé par les produits anesthésiques que son organisme n’avait pas encore complètement évacués. Il ne souffrait pas, sauf dans sa fierté. Il s’était fait avoir par une bande d’amateurs et un flic de bureau. Il vieillissait. Mais le plus grand danger restait à venir. Il allait sans aucun doute survivre à ses blessures, certainement pas au risque qu’il faisait courir à l’homme qui lui faisait face. Il connaissait le commandant depuis plusieurs années. Ils avaient eu l’occasion de s’entraider sur une mission. Il pensait pouvoir encore lui faire confiance, mais il n’était pas joueur. C’est la raison pour laquelle il avait insisté pour donner un coup de fil avant de passer sur la table d’opération.
– Qui êtes-vous et que faisiez-vous dans la maison des Berthoin ?
Max ne répondit toujours pas. Il ferma les yeux, feignant de dormir. L’agent s’approcha en gonflant le torse, dans une posture caricaturale d’intimidation :
– On t’a posé une question, le dur à cuire. Alors, tu vas répondre sagement au monsieur avant que je ne m’énerve.
Brune le retint par le bras.
– Nous sommes dans un hôpital, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, et nous interrogeons cet homme en qualité de témoin, ou de victime, c’est comme vous voulez. Mais, dans tous les cas, monsieur n’est pas mis en examen et nous ne sommes pas dans les locaux de la police, alors mesurez vos propos.
L’agent regarda Brune en hochant la tête, luttant manifestement pour ne pas dire clairement ce qu’il pensait des méthodes de ce commandant parachuté dans sa zone de compétence :
– Bien, commandant, c’est vous qui décidez, mais je connais bien ce genre de type. Avec la méthode douce, vous n’obtiendrez rien.
– Vous avez raison sur un point, c’est moi qui décide.
La porte de la salle claqua derrière eux. Ils se retournèrent pour découvrir l’homme et la femme qui venaient d’entrer. Elle, petite et mince, brune aux cheveux courts, traits asiatiques, portait un jean et une longue chemise blanche dont elle avait replié les manches. L’homme était grand. Il était habillé d’une veste noire sur un tee-shirt moulant qui mettait en évidence son impressionnante musculature. La quarantaine passée, les tempes grisonnantes, il était aussi visible dans la pièce que la femme était discrète. Il tenait à la main un petit sac de sport.
« Drôle de couple », se dit Brune, persuadé qu’ils venaient au chevet de la jeune femme dans l’autre lit.
Max ouvrit les yeux et regarda intensément les nouveaux venus. Il avala sa salive et prononça rapidement :
– Celui en tenue !
L’homme et la femme se déplacèrent et bougèrent à une vitesse stupéfiante. En une seconde, l’agent de la DCRI gisait, assommé et dépossédé de son arme. Il n’eut pas le temps de pousser un cri. L’action s’était déroulée dans le plus grand silence, l’homme allant jusqu’à accompagner l’agent dans sa chute.
Brune n’eut pas davantage le temps de réagir. La femme le menaçait maintenant avec son arme. La froideur de son regard suffit à convaincre le commandant de sa capacité à l’abattre de sang-froid si nécessaire.
– Salut, Thomas, ça faisait longtemps, prononça Max, tu me présentes ta copine ?
– Salut, Max, content de te revoir aussi. C’est Ahn, on travaille en équipe, elle est vietnamienne et elle est vraiment très douée... Tu sais que tu as vraiment de la chance de nous avoir trouvés, mon salaud. On n’est rentré que depuis hier.
Brune intervint, se tournant très lentement jusqu’à ce qu’il observe un infime mouvement sur le visage lisse de l’Asiatique :
– Si tu m’expliquais, Max ?
– Ne m’en veux pas, mais si j’ai survécu à autant de missions, c’est parce que je ne laisse jamais le hasard décider pour moi. Je me suis souvenu que Thomas crèche dans le coin quand il n’est pas sur une affaire. C’est pratique d’avoir un bon carnet d’adresses. Je ne savais pas à quel point je pouvais te faire confiance. Je sais que dans ce boulot, l’échec n’a pas bonne réputation et la tentation de supprimer les témoins gênants est grande. Avoue que tu t’es posé la question en entrant dans cette pièce !
Brune ne répondit pas. Il connaissait les multiples talents et ressources de Max. Il aurait dû prévoir qu’il était capable de se tirer de cette situation délicate.
– Comment as-tu réussi à les prévenir ?
– Je suis revenu à moi dans l’ambulance. Ces imbéciles m’avaient évidemment pris mon portable. T’imagines pas le cinéma que j’ai dû faire à une des infirmières urgentistes pour qu’elle me prête son téléphone. Elle en avait la larme à l’œil.
– Comment tu comptes sortir de là ?
– Je ne sais pas, demande-leur, c’est moi le blessé ici !
La jeune femme le braquait toujours avec son arme et le fixait du regard, sans jamais ciller. Brune sentit qu’il avait en face de lui une tueuse professionnelle qui devait être capable de l’abattre avec le même détachement que d’autres se préparent un thé. Il se garda bien d’esquisser le moindre mouvement et prononça doucement, sans élever la voix :
– Ça vous embêterait de diriger ce machin dans une autre direction ?
– Ça dépendra du degré de confiance qu’on peut vous accorder, répondit l’homme. Max, t’en dis quoi ?
– Tu vas m’aider à me tirer d’ici, Patrick ? Ou tu préfères qu’on te neutralise comme l’autre idiot, pour faire illusion ?
– Je vais avec vous. Je pourrai toujours dire que vous m’avez enlevé. J’aurai à subir les vannes débiles de mes collègues pendant des années, mais ça peut passer. Et puis j’ai toujours une mission à accomplir, je vais avoir besoin de monde. Ce n’est pas en restant ici que je vais avancer. Comment avez-vous prévu de faire sortir Max d’ici ?
– J’ai placé une charge fumigène derrière une plante à l’accueil, dit Thomas en montrant une petite commande à distance. Je suis certain que ça fera son petit effet. Tiens, je t’ai amené des fringues. Il posa son sac : Ahn, aide-le à s’habiller.
– Pas besoin, je vais me débrouiller, répondit Max en enlevant sa perfusion d’un geste, sans se soucier de la goutte de sang qui perla.
– Ne laisse pas passer cette chance. Elle est très douée, insista-t-il avec le sourire.
Max se redressa en grimaçant à peine. La jeune Asiatique l’aida à se lever sans avoir l’air de forcer alors qu’il s’appuyait sur elle de tout son poids. Les pansements et bandages recouvraient tout son dos, son torse et son abdomen.
– Dis donc, ils ne t’ont pas raté ! Faudra que tu me racontes.
– Je ne suis pas certain d’avoir envie de m’étaler là-dessus, je me suis fait avoir par des bleus, encore que la fille m’ait impressionné, elle a un bon coup de pied. J’aurais bien aimé terminer mon combat. J’espère juste avoir une autre occasion.
– Le grand Max qui s’est fait avoir ! Y a un début à tout. Tu veux qu’on t’aide à régler le problème ? On est un peu en vacances depuis hier et on n’a pas trop rigolé ces derniers temps. Ça te dit, Ahn ?
– Pas de soucis pour moi, répondit-elle d’une voix très chaude et sensuelle, qui contrastait avec la dureté de ses traits et de son physique.
Max s’habilla rapidement, aidé par la jeune Asiatique, non sans vaciller une ou deux fois.
– Je crois qu’on va pouvoir y aller. Doucement quand même, je ne suis pas encore prêt pour piquer un cent mètres. Je n’ai pas envie de m’étaler dans le couloir.
– On va t’installer là-dedans, répondit Thomas en avisant un fauteuil roulant rangé dans un coin de la pièce.
C’est le moment que choisit l’infirmière pour venir rappeler à l’ordre les visiteurs. Elle reconnut immédiatement Max, ne comprenant pas comment quelqu’un qui était en salle d’opération moins d’une heure auparavant pouvait se tenir debout devant elle. Elle regarda le lit, la perfusion qui pendait.
– Mais vous êtes cinglé ? Vous sortez à peine de réanimation. Recouchez-vous immédiatement, continua-t-elle en forçant la voix.
Puis, se tournant vers les deux derniers venus :
– Et eux, que font-ils là ?
– Nous allons vous expliquer, commença Max très calmement en souriant, il s’agit d’une urgence.
– Encore une ? C’est déjà ce que vous avez expliqué à ma collègue pour téléphoner alors que c’est formellement interdit. Il est hors de question que vous quittiez cette pièce et même que vous vous leviez. Dois-je vous rappeler que vous sortez à peine d’une opération ?
Les trois hommes et la femme regardaient l’infirmière d’un air détaché, comme si ce qu’elle venait de dire n’avait aucune importance. Elle les regarda tour à tour puis s’énerva :
– Vous comprenez ce que je dis ? Même si vous avez eu beaucoup de chance et qu’aucun organe ne soit touché, vous risquez quand même de rouvrir les sutures internes et de nous faire une hémorragie.
Discrètement, pendant qu’elle parlait, Ahn passa derrière elle, referma la porte et lui pratiqua un étranglement qui lui fit perdre connaissance en quelques secondes sans qu’elle puisse pousser un seul cri. Brune l’avait regardée faire avec une pointe d’admiration. Elle se déplaçait comme un chat, bougeant imperceptiblement, pour se rapprocher de sa future victime. Pour autant, il n’acceptait pas de se retrouver complice d’une agression sur une infirmière :
– Je ne suis pas certain d’apprécier que vous vous en preniez à une infirmière dans un hôpital, intervint-il.
– On ne te demande pas ton avis, le flic ! commença l’homme qui se faisait appeler Thomas. Pour l’infirmière, ne te fais pas de bile, Ahn est très douée. Elle va se réveiller dans dix minutes avec un gros mal de tête. Tu n’as que deux solutions, soit tu nous suis et tu ne poses pas de questions, soit on s’occupe de toi maintenant et tu retournes à ta petite vie de planqué.
– O.K.., j’ai compris, capitula Brune.
– Maintenant que tout le monde est d’accord, on va pouvoir y aller.
Tout en disant ces mots, Thomas appuya négligemment sur la petite télécommande qui mit à feu les charges fumigènes dans le hall d’accueil de l’hôpital :
– Une petite minute et on va pouvoir sortir sans problème.