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  1. Olivaux Christian
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Chapitre 14

Lyon. Mercredi, 22 h 30.

 

Les glaçons tournaient dans le verre de whisky que Philippe Darlan agitait machinalement.

Il venait d’assister au débriefing de l’arrestation de la rédactrice en chef du journal. L’action s’était déroulée à cinq cents mètres à peine de l’immeuble de Fallière. Pas de problèmes à signaler, sinon peut-être que la journaliste avait menacé les policiers de toutes sortes de représailles par voie de presse s’ils ne la relâchaient pas immédiatement.

Elle se trouvait à présent dans le véhicule qui l’amenait jusqu’au centre. Elle allait être interrogée sur ses activités et celles d’Alexandra Decaze et ses liens possibles avec les terroristes.

Darlan savait qu’il était très difficile de travailler avec la presse. Elle ne dévoilait jamais les sources et attaquait systématiquement les forces de l’ordre à la moindre suspicion d’atteinte à la liberté de la presse. Néanmoins, et à plusieurs reprises ces dernières années, cette rétention d’informations avait freiné la progression des enquêtes policières. Des attentats, des meurtres auraient pu être évités, si les forces de l’ordre avaient eu connaissance de certaines informations essentielles.

Dans le cas présent, aucune des deux journalistes ne travaillait ou n’avait jamais travaillé de près ou de loin au contact des réseaux terroristes. Même le contenu des disques durs du quotidien, qu’il avait scanné (du moins ceux connectés même indirectement à une liaison vers l’extérieur), était désespérément inintéressant pour les affaires actuelles.

Sur ses divers écrans, Philippe Darlan s’évertuait à trouver d’autres informations sur la mission destinée à arrêter Alexandra Decaze. Comment Giraud avait-il pu décider de la laisser visiter l’appartement de Fallière ? Et, par ailleurs, pourquoi ce logement n’avait-il pas été mis sous scellés immédiatement après l’annonce de la mort de l’ingénieur ?

Miné par tant de questions sans réponses, Darlan brûlait d’envie d’appeler ses collègues au centre opérationnel pour en savoir plus. Il ne pouvait malheureusement rien en faire sans risquer de susciter des questions gênantes. Personne ne devait jamais soupçonner à quelles activités il passait ses soirées. Il devrait attendre le lendemain et se disait déjà qu’une nuit sans savoir, ce serait certainement une nuit très longue.

« Peut-être pourrais-je prétexter avoir oublié quelque chose pour repasser au centre et ainsi me renseigner sur les affaires en cours », se demanda-t-il, hésitant entre la surveillance passive et l’action. Puis l’idée s’imposa : « Pas besoin de se déplacer, je vais laisser parler Pietri qui est toujours très content de montrer qu’il sait ! »

Il prit son portable et appela le poste direct de Marc Pietri, qui occupait une place non loin de la sienne. Ce n’était certainement pas celui avec lequel il avait le plus d’affinités, mais il savait que son collègue, éperdument avide de reconnaissance, ne ménageait pas ses efforts pour lui montrer qu’il avait accès à plus d’informations que lui :

– Marc ? C’est Darlan, je ne te dérange pas longtemps. Écoute, je n’arrive pas à trouver mon portefeuille, je me demande si je ne l’ai pas oublié sur mon bureau.

– J’ai pas bien le temps, là, on est en plein boum. Ça peut pas attendre demain ?

– Regarde juste si tu le vois, je ne t’embête pas plus.

– O.K., je jette un coup d’œil

…

– Non, il n’est pas sur le pupitre, désolé.

– Tu dis que vous êtes en plein boum, la situation a changé ?

– C’est rien de le dire, mais ça va, je gère.

– Tu peux m’en dire plus ?

– Dis donc, c’est pas toi qui nous bassines avec tes avertissements sur l’utilisation des portables, que c’est facilement écoutable, même par un quidam ?

– Tu marques un point. Dis-moi, le focus est toujours sur la journaliste ?

Quelques secondes de silence répondirent à la question, seulement ponctuées par le tac-tac des touches du clavier, puis Pietri reprit :

– T’es sûr que tu l’as perdu, ton portefeuille ? Ou c’est juste que tu n’arrives plus à vivre sans savoir où en est l’opération ?

– Non, ça va pas m’empêcher de dormir… C’est juste que ça a beaucoup bougé aujourd’hui, je ne voudrais pas être largué en rentrant demain. Si tu ne sais rien de plus, tant pis, je verrai ça demain.

– Attends, je peux quand même te rancarder sur les grandes lignes. L’actu marquante, c’est que le boss a reçu un coup de fil du ministère, ils doivent avoir des infos précises ; on a changé de focus, c’est maintenant la patronne de la fille.

Darlan feignit l’étonnement :

– Ouah ! effectivement, on doit avoir affaire à du lourd. N’hésite pas à m’appeler si tu as besoin d’un coup de main.

– Non, non, ça va aller, je gère… On laisse la journaliste sous surveillance lointaine, mais là je ne comprends pas vraiment pourquoi.

– Bon, merci encore, je vais aller voir si j’ai pas laissé ce portefeuille ailleurs. À demain !

Dès qu’il eut raccroché, Darlan se replongea dans ses écrans. Ainsi donc, le mystérieux coup de fil venait directement du ministère. Les interventions directes à ce niveau étaient plutôt rares. Il n’avait aucun moyen de savoir quelles informations avaient suscité ce changement de priorité, mais il ne parvenait toujours pas à comprendre comment des journalistes d’un canard local pouvaient se retrouver mêlées de près ou de loin à des opérations terroristes.

Quelques minutes s’écoulèrent encore sans plus de mouvement. Aucun message sur le réseau Acropol, pas davantage sur le tableau de décisions.

Darlan se félicitait de pouvoir écouter les communications de ce réseau réputé invulnérable. Le décryptage des données Acropol était sans conteste une de ses réussites majeures. Encore que les connexions qu’il pouvait écouter se limitaient à ce qui entrait et sortait du centre opérationnel. Convaincu que tous les systèmes de sécurité peuvent être contournés, il était certain de parvenir à craquer un jour prochain l’ensemble des protocoles de sécurité et de cryptage du centre opérationnel de la DCRI. Il y travaillait régulièrement, utilisant les ressources informatiques des serveurs dans lesquels il s’introduisait. Certains soirs, il monopolisait une puissance de calcul proche de celle employée pour les simulations d’armes nucléaires. Cette approche, consistant à utiliser les capacités de milliers d’ordinateurs surpuissants, pour essayer des milliards de combinaisons, pouvait paraître grossière comparée à de l’analyse fine des algorithmes de cryptage, mais elle s’avérait en fait beaucoup plus efficace.

Tous les moyens de communication apparaissaient sur sa console comme autant d’icônes de haut-parleurs auxquelles étaient attachées des étiquettes indiquant le nom du réseau. Une icône de couleur placée au-dessus indiquait le statut d’utilisation. L’ensemble des communications affichait la couleur rouge : inactive. Darlan promenait le curseur de sa souris sur chacune des icônes, prêt à commuter l’audio sur son casque. L’attente lui semblait interminable. Il reconsidéra l’idée de retourner au centre, pesant le pour et le contre.

Cinq minutes plus tard, au moment où il allait se décider à quitter son poste pour rejoindre le centre opérationnel afin d’en apprendre un peu plus et de se retrouver au cœur de l’action, ou du moins plus proche des informations qui lui manquaient, une icône se mit à clignoter dans une fenêtre de l’écran principal.

Darlan cliqua sur le logo et ouvrit la fenêtre permettant l’écoute de la communication dans son casque. La modulation du signal s’afficha en temps réel sous forme de courbes rapides qui déroulaient dans la fenêtre en même temps qu’une voix métallique résonnait dans son casque. Il s’agissait d’une communication sur le réseau GSM, mais commutée depuis une des consoles du PC opération.

La technique de filtrage utilisée rendait impossible l’identification de la voix. Ce traitement numérique permettait de modifier complètement le timbre d’une personne, y compris d’appliquer une tonalité féminine à une voix d’homme ou même de se faire passer pour une autre personne si on possédait suffisamment d’échantillons de paroles.

Darlan connaissait bien ce canal de communication et ses possibilités, pour l’avoir lui-même mis en place.

C’était quelques mois plus tôt. Lors d’émeutes qui avaient une nouvelle fois enflammé les banlieues. Deux de ses collègues de terrain avaient été mis en examen sur la base des preuves fournies par les enregistrements de tous les canaux officiels et réglementaires. Jetés en pâture à la presse par des politiques, les agents en question se retrouvaient aujourd’hui montrés du doigt, bannis de l’institution et lâchés par tous.

Giraud lui avait alors demandé s’il existait un moyen de communiquer avec les agents de manière discrète, sans qu’aucun des systèmes présents ne puisse enregistrer la conversation. Son envie de se dépasser pour accomplir une tâche impossible (et parfaitement en accord avec ses convictions) l’emporta sur celle d’envoyer balader son chef. Il se doutait que le commissaire voulait avant tout qu’on développe ce moyen de communication pour se couvrir lui-même en cas de dérapage. Plusieurs de ses réflexions au sujet de ses malheureux collègues en attestaient.

Néanmoins, Darlan s’était attelé à la tâche, imaginant un moyen de fournir à ses collègues de terrain un accès au PC opérationnel en passant par un canal protégé, à partir d’un téléphone portable. Le niveau de cryptage suffisait pour relayer quelques ordres et la localisation de l’appel restait impossible, sauf pour lui-même. La voix subissait également une altération qui rendait l’identification de son propriétaire impossible.

Depuis sa mise en place, et parce que le commissaire avait menacé les agents des pires sanctions en cas d’utilisation abusive et surtout non conforme à ses recommandations, la ligne sécurisée n’avait jamais servi… jusqu’à cet instant.

Il augmenta le volume pour ne rien perdre de ce qu’il entendait et s’assura que l’enregistrement automatique s’était bien enclenché. La conversation fut brève :

– Occupe-toi de la journaliste, elle est chez Fallière. Cette fois-ci nous ne voulons pas de traces. Ça doit être pris pour la poursuite de l’action terroriste, un règlement de compte, fais disparaître toutes les preuves. 

– Bien compris.

– Et ne traîne pas, tu as vingt minutes max. J’ignore pendant combien de temps encore je vais parvenir à les balader. Il n’y a plus personne à nous dans le quartier, mais ça ne va pas durer. Tu me rappelles quand c’est fait.

La conversation s’acheva là. Darlan regarda sans réagir, durant quelques secondes, l’icône qui venait de repasser au rouge. Il vérifia sur la console : le numéro de téléphone restait inconnu, tout comme sa localisation. Le portable en question devait posséder son propre système de camouflage. Il n’avait donc pas affaire à un téléphone du commerce. Le correspondant devait être un agent ou quelqu’un ayant accès à cette technologie, ce qui restreignait les possibilités.

Le policier resta un long moment sans autre réaction. La conclusion venait de parvenir à sa conscience. Le choc le laissait presque groggy.

Qui avait donné cet ordre ? Et qui était le correspondant ? Quelqu’un du centre opérationnel donnait des ordres d’exécution sommaire à un tueur professionnel ? Il ne pouvait pas laisser faire…

Philippe Darlan se sentait tiraillé par ce qu’il venait de découvrir. À force d’assister aux événements en tant que spectateur, il ne trouvait pas la force de se lancer dans l’action, regardant ses écrans, espérant y détecter le signe que quelqu’un d’autre irait à sa place pour tenter de sauver la fille.

Depuis qu’il exerçait ce métier, il tirait sa satisfaction de sa capacité à synthétiser des informations à l’aide de ses ordinateurs et à fournir, toujours avant les autres analystes, une piste, un signalement, à ceux qui agissaient dans le monde réel… Il ne s’était jamais vraiment soucié des gens qu’il traquait ou dénonçait aux autorités. Il était du côté de la justice et cela suffisait comme justificatif à ses yeux.

Mais depuis quelque temps, et le début de la vague de terrorisme, des changements étaient apparus. Le but des traques était moins clair, encore que le maître mot soit toujours « terrorisme ». Tout le monde pouvait en un instant passer du statut d’anonyme à celui de terroriste potentiel : des étudiants, des religieux et même des politiques de partis extrémistes ou simplement opposants, des journalistes, notamment de journaux en ligne.

Depuis l’arrivée du nouveau commissaire divisionnaire, après l’attentat du TGV, les méthodes avaient encore empiré. Certaines fois, Darlan s’était senti obligé de demander confirmation avant d’exécuter un ordre, ce qui exaspérait Giraud et amusait certains de ses collègues qui le traitaient volontiers de sentimental. Il semblait être le seul à détecter ces changements, mais ne pouvait, la plupart du temps, donner de preuves à ses collaborateurs sans éveiller leurs soupçons sur ses activités nocturnes d’espionnage. L’impossibilité de confronter ses analyses avec d’autres le mettait régulièrement mal à l’aise, se demandant parfois s’il ne devenait pas paranoïaque.

Mais à cet instant, l’interprétation de la communication téléphonique ne nécessitait pas d’analyse. Quelqu’un du centre opérationnel de la DCRI venait de commander l’assassinat pur et simple de la journaliste. Sa conviction devint claire.

Le cerveau en ébullition, il ne savait quelle décision prendre, ne pouvant appeler personne sans risquer de voir son petit monde s’écrouler. Il ne pouvait pas non plus ne rien faire. Il leva sa main droite de la souris et repoussa son siège. Il enleva ses lunettes et se frotta les yeux, comme si cela pouvait l’aider à prendre une décision, puis il allongea ses mains au-dessus du clavier de l’ordinateur, prêt à taper une commande, reproduisant ainsi le geste par lequel tous ses problèmes trouvaient d’habitude une solution.

Encore un instant qui s’éternisa. Il serra les poings, vida son verre de whisky d’un trait puis se leva brutalement.  

Trois minutes plus tard, il montait dans sa voiture garée sur une place réservée au bas de son immeuble. Une BMW noire surpuissante et parfaitement inutile dans les rues d’une grande ville, mais qui affichait pourtant la pastille verte des voitures rentrant dans les normes écologiques du moment. Il démarra en trombe et tourna dans l’avenue Viviani sans même regarder et pilota plus qu’il ne conduisit la voiture dans les rues de Lyon en direction de Fourvière.

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