Chapitre 8
Lyon. Mercredi, 21 h.
Philippe Darlan arriva chez lui. Il posa ses clés sur une petite table dans l’entrée et la veste noire qu’il portait sur une chaise de la petite cuisine. Le reste de sa tenue vestimentaire se résumait à un tee-shirt blanc et un jean délavé. Il arborait ce look pratiquement tout au long de l’année, quelle que soit la température extérieure. Dans son dressing, on retrouvait essentiellement cet ensemble décliné en un nombre conséquent d’exemplaires, le tee-shirt étant parfois imprimé et la veste de couleur grise au lieu de noire. Il avait bien essayé de varier ses tenues, son ancienne compagne avait tenté de le « relooker », sans succès. Il tenait avant tout à se sentir bien dans sa peau et dans ses fringues, et cela imposait un minimum de changement dans ses habitudes vestimentaires.
L’effervescence était telle au centre, guidé par les ordres du commissaire Giraud, que Darlan avait bien cru devoir y passer la nuit. Heureusement, Patrick Brune était intervenu pour obtenir que l’équipe de permanence de nuit assure bien une relève et pas un renfort. Seul Giraud était resté. Il avait des défauts, mais il fallait reconnaître qu’il ne s’économisait pas au travail, il resterait certainement tard, au moins jusqu’à ce qu’une piste sérieuse soit suivie.
Le policier avait consacré ses deux dernières heures de travail à pénétrer dans l’intimité de la journaliste. Il effectuait très souvent des recherches sur des personnes, c’était même une des bases de son action. Pourtant, il continuait de s’émerveiller de la quantité d’informations qu’il pouvait recueillir depuis son poste de travail, juste avec un ordinateur un peu amélioré et une connexion Internet ; avec en plus, il est vrai, quelques talents de hacking et un parfait mépris pour la vie privée : ceux qu’il espionnait ainsi étaient très loin d’imaginer à quel point leur vie, qu’ils considéraient privée, ne l’était en fait pas du tout.
Au-delà de ce travail, qu’il exerçait depuis qu’il avait rejoint les rangs de la police six ans plus tôt, Darlan restait toujours prisonnier de sa passion pour le monde underground du Web lorsqu’il rentrait chez lui. Il entretenait ainsi son goût pour l’espionnage de la vie des gens et parfois même de ses proches. Il adorait tout connaître d’une personne. Il s’était déjà renseigné sur tous ses collègues de travail et même sur le commissaire, bien que, pour ce dernier, les informations disponibles soient étrangement très restreintes.
Il n’estimait pas être voyeur pour autant, plutôt un spectateur privilégié du film de la vie des gens, un peu comme James Stewart dans Fenêtre sur Cour . Il se donnait par ailleurs bonne conscience en employant ses talents à aider ceux qui se faisaient régulièrement arnaquer sur le Web.
C’est ainsi qu’au fil des années Darlan s’était installé chez lui le matériel qui lui offrait quasiment les mêmes possibilités qu’à son poste de travail. À ceci prêt qu’il ne devait supporter personne au-dessus de son épaule pour surveiller ses activités.
Régulièrement, le soir et le week-end, lorsqu’il n’était pas de service, il animait des forums dont le but était précisément de fournir aux gens ordinaires les moyens et les conseils pour se protéger. Il expliquait tout en détail : des techniques de phishing aux astuces et conseils pour se désabonner d’un service quelconque, les trucs à connaître pour protéger sa vie privée et ses données informatiques. Il s’efforçait aussi de répondre aux questions de ceux qui s’étaient fait arnaquer. De temps en temps, il intervenait pour aider les cas les plus critiques. Il n’hésitait pas, dans ce cas, à utiliser ses talents un peu particuliers et les accès réservés que son métier lui offrait sans pour autant l’y autoriser. Il s’était ainsi déjà introduit dans des serveurs de sociétés d’assurances, de services administratifs, et même dans celui de la Banque de France, afin de fournir aux victimes les moyens de se défendre ou de contre-attaquer. Seuls quelques très rares amis connaissaient la véritable identité de « MacKay », le pseudonyme qu’il utilisait sur les forums.
Ces mêmes activités l’avaient conduit en prison dix ans auparavant. Il était censé s’être racheté une conduite, mais n’avait jamais pu se défaire de sa passion. Il était juste beaucoup plus prudent qu’à l’époque et convaincu qu’avec les techniques qu’il avait mises en place, il ne pouvait plus être repéré. Il était probablement le meilleur en France dans son domaine et avait même conçu un des principaux outils de traçage utilisé par la cyberpolice.
Il hésita entre manger quelque chose et se remettre au travail tout de suite. Il opta pour la sagesse, tandis que son estomac le rappelait opportunément à l’ordre par un gargouillement sonore. Il se souvint n’avoir avalé qu’un sandwich à midi et l’idée de déguster un reste de rougaille saucisses de la veille acheva de le convaincre. Son ancienne compagne, la seule avec laquelle il avait envisagé sérieusement une vie commune, n’avait pas résisté plus d’un an à sa passion pour les ordinateurs. Sans doute n’avait-elle également pas supporté son incapacité à s’engager concrètement sur le long terme. Native de la Réunion, Flora lui avait cependant laissé le goût des recettes de son île. Il cuisinait depuis à la mode créole pour son plus grand plaisir. Après la rupture, il avait mis plusieurs mois à retrouver un équilibre. Il se contentait à présent d’aventures sans lendemain. Il tenait à préserver son mode de vie et ne se sentait pas prêt à partager son monde à nouveau. Pas prêt, surtout, à entendre la moindre critique sur son hobby.
Tout en dégustant son plat réchauffé (« C’est toujours meilleur réchauffé », lui avait dit Flora, et elle avait sacrément raison) agrémenté de riz et de purée de piment, il se remit en mémoire le profil d’Alexandra Decaze, le nouveau numéro un sur la liste de Giraud.
Il avait pénétré l’intimité de la vie de la journaliste, comme il l’avait fait si souvent pour d’autres personnes. L’exercice se révélait souvent beaucoup plus difficile qu’il n’y paraissait. Tirer une synthèse et un profil passait souvent par une étude attentive et la compilation d’une masse de documents considérable. Pour l’aider dans sa tâche, le policier avait mis en place des outils logiciels capables de repérer les mots clés afin de lui fournir un premier tri.
Il avait ainsi découvert que cette jolie femme (les quelques photos qu’il avait imprimées la présentaient sous différentes facettes, sérieuse, sportive, amusante… mais toujours avec le même charme évident) avait eu une enfance dorée dans un petit village de la Drôme, jusqu’à la mort de son père et l’arrivée d’un beau-père violent. Elle avait, semble-t-il, dû quitter brutalement le domicile familial à l’âge de seize ans, suite à un événement dont Darlan ne trouva pas les détails, seulement qu’elle avait demandé à être placée chez son parrain à Lyon, suite à une altercation violente avec son beau-père. Elle avait vécu ensuite à Lyon jusqu’à la fin de ses études de journalisme. Alexandra Decaze apparaissait depuis régulièrement dans des blogs journalistiques ou dans des pétitions écologistes. Il avait même trouvé quelques références à des stages de sports assez inhabituels comme la varappe, le rafting, le parapente ou le kitesurf auxquels elle s’était inscrite.
Ayant filtré les résultats que ses différentes requêtes lui avaient fournis et exploité les données personnelles, Darlan connaissait à présent son classement à la sortie de son école de journalisme, ce qu’elle achetait sur Internet, les sites qu’elle consultait, le détail de ses factures de téléphone, le montant de son salaire ou le crédit restant à payer pour sa voiture. La seule connexion avec Fallière se limitait à un mail laconique. Les liens vers des fichiers placés sur des serveurs extérieurs ne fonctionnaient plus. Même la racine des serveurs n’était plus accessible. Impossible de tirer des conclusions évidentes avec d’aussi maigres informations.
Le policier aimait abreuver son cerveau de tous les renseignements possibles, puis laisser son esprit vagabonder, rassembler les informations et laisser les conclusions émerger d’elles-mêmes. Les outils logiciels avaient beau être puissants, seul l’esprit pouvait effectuer certains rapprochements ou tirer des conclusions basées sur d’autres critères que ceux relevant de la pure logique. Dans le cas présent, Darlan ne voyait que trois options possibles. Il les avait notées ainsi sur le cahier qui lui servait à « poser » ses idées. Il n’utilisait jamais les écrits manuels, sauf dans ce cas précis :
1 – Les échanges sont protégés par des moyens électroniques sophistiqués (cryptage hardware, mail virtuel…).
> Qui a les moyens et les connaissances pour mettre en place des outils de ce niveau ?
2 – Suppression pure et simple des correspondances.
> Implique que les échanges se font par rencontres physiques dans des endroits où la discrétion ne peut être compromise (lieux publics ou au contraire très à l’écart… à creuser).
> Nécessite une grande expérience des moyens de tracking afin de rester invisible : Fallière nous a baladés pendant quatre heures, ce qui représente une belle performance…
3 – Il n’existe aucune connexion entre Fallière et Alexandra Decaze. Ils se sont rencontrés pour la première fois aujourd’hui.
> Pourquoi Giraud est-il persuadé qu’elle est liée au terrorisme ? De quelles informations dispose-t-il pour tenir ce discours ?
Son repas expédié, Darlan quitta la cuisine et se dirigea vers la pièce principale, qui avait normalement vocation à être un grand salon ou une salle à manger. Il marqua un temps d’arrêt avant de pénétrer dans les lieux, comme le propriétaire d’une voiture neuve qui s’arrête un moment pour regarder sa merveille avant de l’approcher. Les rares personnes qui étaient entrées dans cette pièce avaient toutes également marqué un moment d’arrêt. Aucun de ses collègues de travail n’était jamais entré chez lui. En n’invitant personne, il savait qu’il s’exposait aux commentaires sur son côté « ours ». Mais Darlan s’en moquait, sa vie lui plaisait ainsi, bien qu’il ait conscience qu’il lui faudrait changer un jour… Il avait le temps.
La pièce était remplie de tables et de bureaux, pas franchement appareillés, et répartis en arc de cercle au centre de la pièce, sur lesquels étaient installés une dizaine d’ordinateurs, d’imprimantes, de modems et autre équipement électronique, le tout relié par une quantité impressionnante de fils et de câbles en tous genres.
Darlan commença par ouvrir toutes les fenêtres pour tenter de rafraîchir un peu l’appartement où régnait une chaleur étouffante, avant de s’installer au milieu de son « orgue », comme il aimait à le penser.
Il connecta en priorité sa machine principale à la console terminale de son poste de travail de la salle de surveillance à la DCRI. Il avait réussi cette prouesse six mois plus tôt, alors qu’il avait été consulté par la maison mère à Levallois pour mettre au point les passerelles de sécurité qui garantiraient l’inviolabilité des machines et des serveurs de la maison. Ce pare-feu physique et logiciel avait également pour objectif de garantir une discrétion absolue sur l’origine des requêtes dont la DCRI était à l’origine. Il avait dirigé le groupe de concepteurs et plusieurs de ses collègues avaient vérifié son travail, officiellement pour rechercher d’éventuels bugs, mais en fait pour vérifier qu’il n’avait pas introduit de « porte cachée ». L’habitude des informaticiens étant de se réserver un accès privé, la hiérarchie s’était montrée très prudente à ce sujet. Darlan avait contourné le problème avec un vieux tour de prestidigitateur : ses collègues avaient planché sur un programme sans défaut. Il l’avait ensuite échangé sur le serveur du centre lyonnais, à la faveur d’une mise à jour qui avait fait suite à une panne qu’il avait lui-même programmée.
Depuis lors, le policier utilisait le soir, depuis son domicile, et à des fins privées, les incroyables ressources des serveurs et des accès que lui permettait son travail. Il ne craignait pas d’être repéré. Il se savait plus fort que tous ses collègues formés à l’école de police et qui avaient bénéficié des stages de spécialisation en cybercriminalité. Il avait suivi lui-même ces stages pendant quelques semaines, avant que sa hiérarchie ne lui demande de continuer, mais en tant qu’instructeur. Ses connaissances et son talent dépassant de loin celui de ses professeurs. Il exerça ainsi pendant une période probatoire d’un an après sa sortie de prison jusqu’à ce que l’administration lui propose de rejoindre ses rangs au sein de la DCRI.
Darlan approcha son fauteuil confortable, passa sa main dans ses cheveux courts, chaussa ses petites lunettes rectangulaires, fit craquer ses doigts, cette habitude horripilait son ancienne compagne, puis posa les mains sur le clavier, tel un organiste avant un concerto.
Il mit en place rapidement les diverses fenêtres programmes et les répartit sur les trois écrans qui lui faisaient face. Ses yeux couraient d’une application à l’autre, sans qu’il ne regarde jamais ses doigts.
Il disposait ainsi à la fois d’une alerte en temps réel sur les communications téléphoniques de la journaliste, de la géolocalisation de son téléphone portable sur une carte, et même de l’affichage de l’écran de son ordinateur à la rédaction du journal. Le policier lança également une autre application-espion qui permettrait d’identifier le nom des correspondants qu’elle pourrait appeler ; si ce n’était pas par le numéro de téléphone, il disposait d’un module de reconnaissance vocale. Le logiciel qu’il venait de lancer utilisait une base de données d’empreintes vocales. À l’insu de tous, cette base de données, créée à partir d’échantillons de conversations et de reconnaissance sémantique, permettait d’identifier soixante pour cent des voix. Cette base, créée au départ par les opérateurs téléphoniques pour des besoins techniques internes, s’était révélée très utile pour le service.
Enfin, sur un écran distinct, Darlan afficha le tableau de décisions. Ce tableau, une idée du commissaire Giraud, était basé sur le résultat des analyses. Il permettait au chef de réseau de visualiser la synthèse d’une action ou d’une affaire, en temps réel, et de prendre les bonnes décisions ou d’en référer à l’échelon supérieur.
Dans le cas de la direction sud-est de la DCRI où il travaillait, l’échelon supérieur pouvait être le ministère de l’Intérieur voire directement l’Élysée. Le nombre d’échelons intermédiaires ayant été considérablement réduit, le service avait grandement gagné en efficacité et en indépendance. Encore que, de l’avis de ses collègues officiers, les commissaires, tels que Giraud, avaient tout gagné et notamment un pouvoir considérablement renforcé.
Le tableau de décisions affichait toujours les mêmes informations : Renseignements. Alexandra avait été localisée au journal et elle n’en avait pas bougé depuis. Pas de contacts avec l’extérieur ayant un rapport avec l’affaire, pas de communications téléphoniques, quelques recherches sur Internet. Giraud attendait vraisemblablement qu’elle bouge pour intervenir. Rien dans son dossier ne permettait de privilégier un quelconque axe de recherche, ni même de comprendre la raison de son intérêt présumé pour le terrorisme. Quelques rapprochements avec l’extrême droite dans son enfance, via ses parents, puis pendant ses études, et plus rien depuis dix ans. La lecture attentive des articles dont elle était l’auteure n’avait rien donné non plus. Elle ne prenait jamais parti.