Chapitre 16
Lyon. Mercredi, 22 h 45.
Darlan gara sa BMW sans même faire de manœuvre, tout surpris de trouver une place disponible à moins de cent mètres de l’immeuble de Fallière. Dès qu’il ouvrit la portière de la voiture, il passa sans transition de l’air frais de l’habitacle à la chaleur lourde et étouffante qui régnait à l’extérieur en cette fin de journée. Il marcha d’un pas rapide. Un coup d’œil sur son téléphone muni d’une fonction localisation lui confirma qu’il approchait de l’adresse.
Comme il s’y attendait, il trouva la porte fermée. D’un geste machinal, il s’acharna quand même sur la poignée. Il se sentait fébrile, peur d’arriver trop tard, peur de constater qu’une fois de plus, un témoin finissait assassiné. Il regarda sa montre. Il ne s’était déroulé que quinze minutes depuis son départ de l’appartement. Le tueur était-il déjà sur les lieux ? Il se retourna, soudain inquiet, et scruta la rue des deux côtés : rien ne l’alerta. Son Smartphone lui apprit que la journaliste était toujours dans l’appartement. Il devait entrer, la récupérer et ressortir, vite, avant l’arrivée du tueur, sans doute une question de minutes. Darlan s’approcha du panneau qui regroupait les sonnettes et les interphones correspondant aux appartements. Il parcourut des yeux les noms des habitants, si vite qu’il ne vit pas celui de Fallière. Il s’obligea à souffler, serra les poings puis se relâcha. Pointant son doigt sur chaque nom, le policier parcourut méthodiquement la liste et tomba rapidement sur l’étiquette portant le nom de l’ingénieur : Fallière, quatrième étage. Il appuya sur le bouton, s’attendant à entendre la voix de la journaliste. Pas de réponse. Il insista encore deux fois sur la sonnette, mais sans plus de résultat.
Darlan recula jusqu’au milieu de la rue, déserte à cette heure. Il compta les étages de l’immeuble : six. Seules deux fenêtres étaient éclairées au quatrième. Il allait revenir vers la porte lorsqu’une des lumières s’éteignit brusquement, remplacée aussitôt par un éclair très vif, une lumière très blanche. Puis, très vite, une lueur fluctuante plus colorée éclaira la pièce, comme si un écran de télévision était allumé ; une télé beaucoup trop lumineuse.
Darlan se précipita vers le panneau et sonna à toutes les adresses, utilisant ses deux mains. Il attaquait la seconde moitié du panneau lorsqu’un homme répondit, pas très avenant :
– Qu’est-ce que vous voulez, vous avez vu l’heure ?
Surpris par la réponse, le policier bafouilla :
– Heu, police, vous pouvez m’ouvrir, s’il vous plaît ?
– Allez vous faire voir, vous croyez vraiment que vous allez m’avoir avec un truc si simple, tirez-vous avant que j’appelle les vrais flics.
Darlan se traita mentalement d’imbécile. Comment pouvait-il croire que sa carte de police lui ouvrirait toutes les portes aussi facilement ? Encore qu’il soit peu habitué aux missions de terrain, il n’avait jamais eu à en faire usage de la sorte. Il comprit mieux les remarques désabusées de ses collègues des groupes d’intervention à propos du manque de considération de la population envers la police.
Une autre voix résonna dans le haut-parleur de l’interphone. Celle d’une femme :
– C’est pour quoi ?
– Je viens voir monsieur Fallière au quatrième, je sais qu’il est là, mais il ne répond pas. Il m’attend normalement et je suis un peu inquiet.
– O.K., je vous ouvre, je suis sa voisine et je sais qu’il n’est pas bien en ce moment. En tout cas, si vous pouviez lui dire de surveiller ce qu’il a sur le gaz, ça sent le brûlé jusque chez moi.
Darlan eut un mauvais pressentiment. Cet éclair dans l’appartement, une odeur de brûlé… Dès que le verrou électrique se fit entendre, il poussa la lourde porte des deux mains. Il découvrit en face de lui un hall faiblement éclairé par une lumière blafarde diffusée par des ampoules basse consommation. Sur la droite, des boîtes aux lettres débordant, pour certaines, de dépliants publicitaires. Au fond, il distingua l’ascenseur et l’escalier à droite.
Il appuya sur le bouton d’appel. Il lui fallait encore attendre, l’ascenseur n’était pas à l’étage. Il hésita à monter à pied, pas certain de gagner du temps par cette voie. Un bruit dans l’escalier lui fit tourner la tête. Quelqu’un descendait les marches quatre à quatre.
Darlan se recula d’un pas pour regarder celui ou celle qui descendait de la sorte, c’était peut-être elle... Un homme apparut au premier palier. Il s’arrêta brutalement en voyant quelqu’un l’observer d’en bas. Darlan ne distinguait pas ses traits, l’escalier étant demeuré dans l’obscurité. Il sentait cependant que la réaction de l’homme était suspecte. Sans plus réfléchir, il cria : « Police ! »
L’homme n’hésita pas une seconde et sauta la rambarde, du côté opposé à l’ascenseur. Sans laisser à Darlan le temps de réagir, il parcourut les cinq mètres qui le séparaient d’un renfoncement où s’ouvrait une porte qu’il ouvrit et franchit, non sans lancer un coup d’œil vers le policier. L’éclairage de la lampe indiquant la sortie de secours suffit à Darlan pour saisir fugitivement la physionomie de l’homme. Grand, au moins un mètre quatre-vingt-cinq, les épaules carrées, les muscles saillants sous le tee-shirt noir qu’il portait. Un visage dur et un regard déterminé. Il était totalement chauve. Était-ce l’homme contacté par le message venant du centre opérationnel ?
Le claquement de la porte secoua le policier comme un électrochoc. Sans plus réfléchir, il se lança à sa poursuite.
Derrière la porte, quelques marches, un couloir de dix mètres éclairé par deux néons blafards et une porte donnant sur l’extérieur. L’inconnu l’atteignait déjà.
Darlan se précipita et surgit à l’extérieur, sur l’arrière du bâtiment, marqua un temps d’arrêt puis repéra le fuyard courant entre les voitures. Il se dirigeait probablement vers l’allée sur le côté du bâtiment. Elle lui permettrait de retourner dans la rue principale. Le policier s’apprêtait à le poursuivre quand il réalisa qu’il ne parviendrait jamais à le rattraper en le suivant. Il fit le pari que l’homme rejoindrait la rue principale et retourna dans le bâtiment pour tenter de l’intercepter de l’autre côté.
Traversant le hall sans s’arrêter, il appuya sur l’interrupteur à droite de la porte principale en même temps qu’il tirait le battant.
Il fit un pas sur le trottoir, tourna la tête à droite et n’eut que le temps de se préparer au choc en pliant les jambes et en présentant son épaule. L’homme, lancé à pleine vitesse, le percuta à la façon d’un joueur de football américain, tête baissée et bras en bouclier. Darlan eut l’impression de voler pendant un instant avant de s’écraser lourdement sur le bitume. Le souffle coupé, choqué, il resta un instant sans bouger, cherchant à décrypter les messages de douleur envoyés par son système nerveux. Avait-il quelque chose de cassé ? Était-ce grave ? Il laissa passer encore quelques secondes avant de recommencer à bouger.
– Au feu, au feu !
Il leva la tête vers le cri qui se répétait et résonnait entre les bâtiments. De l’autre côté de la rue, au premier étage d’un immeuble vétuste, une femme criait en désignant un point en face d’elle. Darlan suivit la direction du regard pour se fixer sur une fenêtre au quatrième étage. Il voyait nettement les flammes danser derrière les vitres. Au même instant, les carreaux explosèrent sous la chaleur et une langue de feu jaillit à l’extérieur.
La porte d’entrée à côté de lui s’ouvrit et plusieurs habitants se précipitèrent à l’extérieur, vêtus très légèrement pour certains. Ils passèrent devant Darlan sans même le voir, et traversèrent la rue jusqu’au trottoir d’en face. Ils ne commençaient à se sentir en sécurité qu’après avoir mis la largeur de la rue entre eux et le danger.
Le policier se releva, ignorant la douleur qui diffusait dans tous ses membres. La vérité s’imposa à lui : il était arrivé trop tard. Une autre partie de son esprit lui criait qu’elle était peut-être encore vivante, qu’il ne pourrait pas vivre à l’avenir en sachant qu’il aurait pu intervenir et qu’il n’avait rien fait. Le ronflement des flammes, les cris des gens mettaient à mal sa détermination.
À aucun moment de sa vie, il n’avait fait preuve de témérité. Il refusait simplement de se mettre en danger s’il pouvait faire autrement. Seule sa passion pour les voitures puissantes l’avait amené quelquefois à flirter avec le risque. Un conflit intense opposait ses émotions et sa raison. Pourquoi venir jusque-là pour rester une fois de plus spectateur de la vie des autres, sans prendre part physiquement ? Pendant un instant, il s’imagina, guidant les pompiers depuis ses ordinateurs, changeant les feux rouges en verts pour leur ouvrir la voie. Mais il n’était pas dans son appartement.
Une femme d’une quarantaine d’années, vêtue d’un simple tee-shirt trop long, et dont la seule particularité physique résidait dans une coiffure sophistiquée assortie d’une teinture d’un rouge sanglant, sortit affolée par la porte principale et vint directement vers lui :
– Aidez-moi, mon fils est enfermé dans sa chambre, je vous en prie. Aidez-moi ! dit-elle en l’agrippant par la manche et en l’entraînant avec elle vers l’immeuble. Darlan suivit, ne sachant comment réagir, finalement content de ne pas avoir à décider, seulement suivre. Ils montèrent par l’escalier jusqu’au deuxième étage, croisant plusieurs personnes, certaines descendant avec les bras chargés de leurs biens les plus précieux. Une odeur âcre traînait dans l’air, mais aucune fumée en vue. Au moment de rentrer dans l’appartement de la femme, la porte s’ouvrit sur un adolescent, de deux têtes plus grand que sa mère, le visage émacié, quelques boutons d’acné sous une barbe naissante, le lecteur MP3 en bandoulière et le casque autour du cou :
– Maman, tu as vu, y a le feu au-dessus.
Elle le prit dans ses bras et l’enserra autant qu’elle put:
– Tu vas bien, mon chéri ? Mais pourquoi tu n’ouvrais pas, tu m’as tellement fait peur.
– Ha ? Ben j’ai rien entendu, sauf à la fin du morceau, les gens qui criaient, dehors.
La femme entraîna son fils dans l’escalier, laissant Darlan seul, sans même le remercier. Elle semblait l’avoir complètement oublié. Il se retourna et la vision de l’escalier montant fut comme un appel, il était si proche, il pouvait au moins essayer. Sans plus réfléchir, il monta les deux étages sans même s’en rendre compte. Il perçut la fumée seulement en arrivant en haut du palier du quatrième. Il repéra instantanément la porte par-dessous laquelle s’échappaient lentement des volutes odorantes : fermée ! Il fit jouer plusieurs fois la poignée.
Un bruit sur la droite, un voisin sortait de chez lui, un ordinateur et un album photo sous le bras. Il vit Darlan :
– Les pompiers arrivent, il ne faut pas rester là.
– Aidez-moi, il faut ouvrir, il y a une femme à l’intérieur.
– Nous ne pouvons rien faire ! dit l’homme en se précipitant vers l’escalier, les pompiers vont s’en occuper.
Seul, une fois de plus, avec le problème, il chercha une solution. Dans les films, les flics ont leur arme et en deux coups, ils parviennent à ouvrir toutes les serrures. Dans la vraie vie, la sienne : pas d’armes, juste une porte fermée et pas d’idée pour l’ouvrir. Il n’essaya même pas de l’enfoncer. Le chambranle métallique de la porte de sécurité ne lui laisserait aucune chance. Il regarda autour de lui et repéra de l’autre côté de l’ascenseur un panneau vitré destiné aux pompiers. Il contenait une arrivée colonne sèche, que les pompiers n’allaient pas manquer d’utiliser dès qu’ils la raccorderaient à la bouche d’incendie, du tuyau enroulé et une hache.
Il n’hésita pas. Après trois coups de pied, la vitre céda enfin. Le policier s’empara de la hache et s’attaqua à la porte en priant pour qu’elle ne soit pas renforcée par une plaque métallique comme c’était le cas dans son propre appartement. Heureusement pour lui, seuls les montants étaient renforcés. Darlan frappait avec acharnement, toujours au même endroit. Un craquement, et la lame traversa. Encore quelques coups, et l’ouverture fut assez grande pour qu’il puisse passer le bras. À tâtons, il chercha la poignée à l’intérieur. Il sentait la chaleur sur sa peau. Ce devait être l’enfer dans l’appartement. Ses doigts se refermèrent sur la poignée. Il l’actionna.
Dès que la porte s’ouvrit, un brusque appel d’air s’établit. La luminosité augmenta brutalement ainsi que la température ambiante. En revanche, la fumée s’évacuait très rapidement. Il attendit quelques instants que le gros de celle-ci se soit dissipé puis pénétra dans l’appartement. Le hall d’entrée était encore préservé. Mais plus loin, dans la pièce principale, les flammes montaient le long des fenêtres et semblaient courir au plafond. Malgré la chaleur insupportable et la fumée qui encombrait déjà ses bronches, Darlan s’approcha jusqu’à l’entrée du salon. Il chercha à distinguer quelque chose à travers le mur de flammes. Son regard se porta sur la bibliothèque. Les flammes rampaient sur les étagères et se nourrissaient des livres. Du côté de la fenêtre, des pages enflammées se détachaient du brasier, virevoltant pour aller porter la destruction un peu plus loin.
Le policier remarqua une porte ouverte sur la droite, intégrée dans la bibliothèque. C’est à ce moment qu’il la vit, au-delà de l’ouverture, son corps étendu sur le sol. La journaliste, ce devait être elle. Les flammes ne semblaient pas l’avoir encore touchée, mais ce n’était plus qu’une question de secondes. Darlan fit un pas dans la pièce, la chaleur du brasier le fit reculer. Ses yeux piquaient et des larmes brouillaient sa vue. Il devait se protéger pour entrer : « De l’eau... il me faut de l’eau ! ». Il s’imagina tenant une lance à incendie, mais celle du palier ne serait alimentée que lorsque les pompiers auraient ouvert les vannes. Il rebroussa chemin dans le hall d’entrée et parcourut rapidement les deux pièces adjacentes : la salle de bains et la chambre. L’idée s’imposa. Il arracha un lourd rideau de la chambre encore épargnée et se précipita sous la douche. Il ouvrit le robinet et connecta la pomme de douche. Le jet puissant et glacé le saisit instantanément. Le choc avec la température ambiante lui bloqua la respiration pendant une seconde. Il arrosa copieusement le rideau.
Il pénétra dans le salon, ruisselant, couvert du rideau détrempé. Il en releva un pan pour regarder où se diriger. La chaleur brûlante s’infiltra jusqu’à sa peau. Il ouvrait les yeux par intermittence, incapable de les garder ouverts. Il inspira autant que la brûlure de la fumée le lui permettait. Retenant sa respiration, il se dirigea à l’aveuglette, penché pour rester en entier sous le rideau, ne regardant que ses pieds pour avancer.
Il parvint dans la pièce où se trouvait la journaliste beaucoup plus rapidement qu’il ne l’avait imaginé, même s’il n’avait parcouru que quelques mètres. Arrivait-il trop tard ? Il s’extirpa du rideau qui fumait sous l’effet de l’évaporation, et se pencha sur elle.
Il écarta ses cheveux et reconnut le visage de celle qu’il avait déjà croisée, lors de cette conférence. Elle semblait dormir paisiblement. Il posa son doigt sur la jugulaire ; son cœur battait. Darlan soupira, rassuré. L’air était plus respirable au niveau du sol, certainement la raison pour laquelle elle vivait encore. Il la secoua doucement par l’épaule, pas de réaction. Il se positionna au-dessus de son visage et essora son tee-shirt sur elle. Il en exprima suffisamment d’eau pour obtenir une réaction chez la jeune femme.
Alexandra ouvrit les yeux. Il lui fallut plusieurs secondes pour recouvrer ses esprits. Où était-elle ? Que lui était-il arrivé ? Une violente migraine lui barrait le front et lui enserrait les tempes. Elle regarda le visage penché au-dessus d’elle, puis tous ses sens s’animèrent. Elle perçut la chaleur, la fumée, le ronflement sinistre et ses craquements secs : le feu. Alexandra se redressa brusquement sur un coude : l’appartement de Fallière. Elle se souvint : cet homme chauve, ce regard glacial, ce beau visage sans expression particulière. Elle porta sa main à sa tempe, là où il l’avait frappée avec la crosse de son revolver. Pas de sang, juste une petite entaille, une belle bosse et une douleur persistante.
– Vous pouvez vous relever ? Il ne faut pas rester là, ordonna Darlan en l’aidant.
– Qui êtes-vous ?
– Pas le temps pour les présentations, il faut partir.
– Attendez ! fit-elle, en se retournant vers l’ordinateur. Se souvenant enfin de ce qu’elle était venue faire ici.
Au même instant, quelque chose tomba dans le salon à côté. Une partie de la bibliothèque, quelques rayonnages, venait de céder sous la morsure des flammes, dispersant au sol quantité de livres et de pages volantes en feu. Darlan vit en un instant le maigre espace encore vierge de flammes se couvrir. La panique l’envahit, ils allaient être coincés ici.
La brusque augmentation de la température alerta Alex au moment où Darlan la saisit par le bras sans ménagement. Il lui plaça d’autorité le rideau mouillé sur la tête.
– Restez avec moi là-dessous, et retenez votre respiration. Il n’y a que quelques mètres.
La journaliste se laissa faire, essayant de comprendre comment ils allaient pouvoir franchir le mur de flammes sous un tissu, fût-il mouillé. Au moment de sortir du bureau, collé contre la jeune femme, un objet se glissa sous le rideau. Darlan s’arrêta juste une seconde, le temps qui lui fallut pour reconnaître une grenade au phosphore. Les cours « armes et explosifs » de l’école de police lui avaient au moins appris ça. La grenade, dégoupillée, n’avait pas explosé, mais menaçait de le faire à tout instant. Il souleva délicatement le rideau et se colla au montant de la porte. Derrière lui, Alexandra, qui suivait ses mouvements sans chercher à les interpréter, ne s’aperçut de rien.
Ils pénétrèrent dans la pièce principale où l’enfer se déchaînait. Poussant les flammes devant eux avec le rideau, ils constatèrent que leur abri improvisé les protégeait suffisamment pour que les flammes ne s’immiscent pas jusqu’à leur peau. Néanmoins, la chaleur restait insoutenable. Darlan peinait à retenir sa respiration tant le besoin de tousser lui comprimait la poitrine. Des gouttes de sueur coulaient de son front jusque dans ses yeux, ajoutant encore à la brûlure de la fumée.
Ils franchirent rapidement les deux derniers mètres sans se soucier des deux livres en feu que Darlan repoussa du pied. Ils parvinrent à rejoindre la protection relative du hall d’entrée, puis ils sortirent enfin de l’appartement, accompagnés par l’épais nuage de fumée qui progressait rapidement dans l’escalier, aspiré par un courant d’air puissant. Ils se débarrassèrent du rideau, surpris d’être encore en vie. Alexandra se retourna vers ce qui restait de l’appartement de Fallière, ne réalisant pas encore qu’elle venait d’échapper à une mort atroce.
Darlan la prit par le bras et la tira vers l’escalier. Il lança entre deux quintes de toux :
– Ne restons pas là, il faut descendre, venez.
Alex ne résista pas et se laissa guider. Descendant les marches le plus vite qu’ils pouvaient, sans oser respirer trop profondément, les poumons encombrés, ils toussaient sans discontinuer.
Alexandra sortit la première de l’immeuble, talonnée par le policier, au moment où le premier camion de pompiers s’annonçait au bout de la rue, toutes sirènes hurlantes.
Une foule considérable se tenait à seulement à quelques mètres du bâtiment, au milieu de la rue. Certains aidaient les habitants sinistrés, en les couvrant d’une veste, en les réconfortant, mais la plupart étaient seulement installés là en spectateurs privilégiés assistants à un événement qu’ils pourraient ensuite abondamment commenter à leur entourage.
Personne ne se préoccupa d’eux, pas même la femme aux cheveux rouges, en grande discussion avec son fils, lui-même peu attentif, occupé à prendre des photos avec son téléphone. Son objectif : poster une photo sur Facebook et sur Twitter avant tout le monde.
Ils traversèrent la rue sans que quiconque remarque leur présence. Alexandra frissonna, sous l’effet de la brutale différence de température avec l’intérieur, ou bien était-ce dû à la peur rétrospective de finir brûlée vive ? Elle respirait à pleins poumons, espérant ainsi amener plus d’oxygène dans son sang et diminuer le mal de tête qui lui enserrait le front. Elle inspecta ses mains, ses vêtements. Pas de traces de brûlures, sauf le bas de son pantalon de flanelle, par endroits consumé et noirci. Elle n’avait rien remarqué pendant l’action. Maintenant, elle se félicitait de ne pas avoir choisi une jupe ce matin, comme c’était le cas la plupart du temps. Elle souleva le bas de son pantalon pour découvrir seulement quelques rougeurs sur sa peau. Elle s’en sortait miraculeusement bien. Elle devrait être morte.
Elle regarda attentivement l’homme à qui elle devait la vie. Il semblait figé, à un mètre d’elle, observant attentivement la foule ainsi que l’immeuble en feu sans plus de réaction.
Son look mauvais garçon avec sa peau très mate, ses cheveux, sa barbe et sa moustache rasés très court, la déroutait et ne collait pas avec son air calme, les mains le long du corps, les vêtements dégoulinant encore. Aucune blessure ou rougeur apparentes, le feu l’avait épargné également. Se sentant observé, il se retourna vers elle :
– Vous êtes en sécurité maintenant, dit-il avec une pointe d’accent traînant des banlieues en la fixant dans les yeux ; mais il ne faut pas rester là, il peut revenir.
– Qui ça, « il » ?
– Pas ici, il faut partir, vite. Venez, on prend ma voiture.
– Qui êtes-vous, vous ne m’avez pas répondu ?
– Pas maintenant, je vous dis, nous ne sommes pas en sécurité ici. Il lui prit le bras.
Alex n’acceptait pas cette absence de réponse aux mille questions qu’elle se posait ni la façon autoritaire dont il lui donnait des ordres. Il l’avait sauvée certes, mais maintenant, le danger écarté, elle voulait des réponses. Son mal de tête persistant ajoutait à son irritation et à son impatience.
– Vous n’avez pas répondu, insista-t-elle un peu trop brutalement en retirant son bras. Qui êtes-vous ? Pourquoi suis-je en danger, qui en a après moi ?
Le policier hésita sur la façon de gérer cette situation. Pas très à l’aise avec les situations conflictuelles, il décida qu’il devait avant tout la convaincre de quitter les lieux au plus vite. Il considérait que le tueur pouvait parfaitement décider de rester dans le quartier. Dans ce cas, le risque de le voir arriver grandissait de minute en minute.
– Une question à la fois, s’il vous plaît, répondit-il en s’efforçant de parler lentement. Je m’appelle Philippe Darlan, je suis flic, ça vous va comme ça ? Vous avez eu de la chance ce soir. Beaucoup de chance, alors faites-moi confiance et suivez-moi. Cet incendie est criminel, et celui qui vous a agressé est peut-être parmi la foule. Si je n’étais pas intervenu, vous seriez encore dans l’appartement… alors je me répète, faites-moi confiance, vous voulez bien ?
– Où voulez-vous aller ? J’ai ma voiture là, plus bas.
À l’instant où elle prononça ces mots, une information importante s’imposa à son esprit : ses clés de voiture, son sac, la ceinture de Fallière, la clé USB : tout était resté dans l’appartement. Pendant une seconde, elle s’imagina pouvoir remonter et récupérer ses affaires.
Une violente explosion fit voler en éclats les dernières vitres restées intactes au quatrième étage et notamment celles de la pièce située à gauche de l’appartement. La grenade au phosphore venait d’exploser, pulvérisant ce qui restait du bureau où elle se tenait quelques minutes plus tôt. La foule recula en désordre, les gens criaient, se bousculaient. Les premiers pompiers descendus du camion s’efforçaient de canaliser les curieux et de les éloigner de l’immeuble où les flammes atteignaient maintenant le cinquième étage. Alexandra, la tête levée, fut prise d’un vertige et sentit ses jambes se dérober sous elle. Le policier parvint à la soutenir juste à temps.
– Ça va aller ? demanda-t-il vraiment inquiet. Il désigna sa tempe endolorie et ajouta. Pas étonnant que vous ayez du mal à tenir debout avec la jolie bosse que vous avez là. Venez, ma voiture est juste là.
Au moment de pénétrer dans la BMW de Darlan, elle eut un mouvement de recul : son allure, son physique, cette voiture. Pour elle ce cocktail convenait à un dealer ou un malfrat, pas à un policier. Elle regarda autour d’elle, prête à partir en courant au moindre danger :
– Qu’est-ce qui me dit que vous êtes policier ?
Darlan souffla bruyamment, levant les yeux vers le ciel. Il n’avait jamais imaginé que la première personne à qui il sauverait la vie puisse se montrer si désagréable. Il fit le tour de la voiture, sortit sa carte et la lui mit sous le nez :
– Ça vous va, comme ça ? Désolé si je n’ai pas le look de l’emploi, mais c’est pourtant mon boulot, va falloir vous y faire.
Il ouvrit la porte pour l’inviter à entrer. Geste de galanterie plutôt rare de sa part, d’habitude hostile à tous les gestes pouvant le faire paraître comme « faible » de son point de vue.
– Et autant que je vous le dise de suite, on va chez moi et pas au commissariat du coin. Je vous demande juste de me faire confiance. Je vous ai sauvé la vie, normalement ça devrait vous suffire pour commencer, non ?
Alexandra laissa échapper un sourire, il avait raison.
– O.K., alors allons-y, finit-elle par dire en s’installant confortablement sur le siège passager.
– Encore une chose, donnez-moi votre téléphone.
– Pour quoi faire ?
– Ceux qui vous ont piégée peuvent vous suivre partout, c’est comme ça que je vous ai trouvée chez Fallière, vous pouvez être certaine que les autres vous ont trouvée de la même façon.
– Mais de quoi vous parlez, quels autres ?
Darlan la regarda avec la plus grande fermeté :
– Vous aurez les réponses à vos questions, mais pour l’instant faites-moi confiance et donnez-moi votre téléphone.
Alexandra regarda machinalement sa ceinture, où elle accrochait parfois son téléphone, lorsqu’elle ne voulait pas s’encombrer de son sac à main.
– C’est pas vrai, il est resté aussi dans l’appartement ! pesta-t-elle.
– Et tout doit être en cendres à l’heure qu’il est, au moins ça résout le problème du téléphone.
– On dirait que ça vous amuse, s’emporta-t-elle, je viens de perdre toute ma base de correspondants.
– Vous ne faites pas de synchronisation avec votre ordi ?
– C’est quoi ça, une synchronisation ?
– Ne vous inquiétez pas pour ça, je vous les retrouverai, les numéros de vos correspondants. On y va, maintenant ?