Chapitre 30
Paris. Salle de crise, niveau – 5. Rue des Saussaies. Vendredi, 2 h 50.
Dans la grande salle de réunion où se géraient les crises dans le plus grand secret, les trois hommes présents à cette heure tardive discutaient avec animation. Ils attendaient l’appel de l’agent de terrain. Les cravates dénouées, les manches remontées, les tasses de café réparties sur la table ovale : la fatigue avait eu raison du protocole et de la bienséance. Les deux autres membres qui constituaient l’équipe de crise avaient été mis au repos forcé dans une partie annexe du bâtiment. Le chef de cette cellule, un haut fonctionnaire très proche du ministre, avait décidé une heure plus tôt de laisser tomber la cravate, ce qu’il ne s’autorisait qu’exceptionnellement. Il accusait la fatigue. Bien davantage que l’heure tardive, c’était le poids de ses responsabilités qui lui tombait sur les épaules. Quoi qu’il en coûte, il devait réussir. L’échec n’était tout simplement pas une option. Il risquait beaucoup plus que sa carrière politique. Ses commanditaires le lâcheraient sans vergogne en cas de gros problèmes ou de fuite dans les médias.
La décision d’accepter la mission s’était imposée à lui lorsqu’on lui avait demandé de piloter la réalisation de l’idée, de la vision, de leur chef. Il avait su dès le début qu’il ne s’agissait pas d’une demande, mais d’un ordre ; qu’il n’avait pas le choix, mais qu’en cas de réussite, sa carrière serait placée sur des rails. Il aurait pu refuser. Il serait retourné à son travail d’avocat-fiscaliste, sa formation d’origine avant l’ENA. Mais il avait d’autres ambitions. L’origine du programme remontait à deux ans plus tôt, quelques semaines à peine après les attentats. Il avait été nommé, avait constitué son équipe, et mis en œuvre le programme. Tout avait été parfait jusque-là. Il disposait de tous les moyens nécessaires pour l’opération, pour acheter des complicités et pour s’assurer de la fidélité des quelques personnes qui étaient dans la confidence. Il s’était pris à songer régulièrement à sa future place au sein du nouveau gouvernement, après les élections, et pas seulement le matin en se rasant. Les problèmes techniques et de gestion du secret avaient été gérés de façon magistrale. Il avait reçu les félicitations du ministre, un soir, lors d’un entretien privé, pour son sens aigu de l’organisation et de la gestion des affaires sensibles. Tout avait été parfait, jusqu’à ce jour, deux semaines plus tôt, le lendemain du premier tour des élections.
Il se souvenait des mots de son collaborateur lorsque celui-ci l’avait informé qu’un fouineur, un handicapé étranger, se posait beaucoup de questions sur le composant clé, qui portait le nom de « Blackbox » dans leurs dossiers. Il commençait à en parler autour de lui. Cet incident ne lui avait pas paru vraiment d’importance. Comment cet homme pouvait-il nuire à l’opération ? Avec aussi si peu d’informations, il avait attendu presque une journée avant de décider de réunir son équipe, dans la salle de crise où il passait aujourd’hui beaucoup plus de temps qu’il n’aurait dû. Il avait examiné les options qui s’offraient à eux. Un seul objectif : éviter les fuites, éviter les questions. Un de ses adjoints, un ancien des RG, lui avait suggéré la solution. Il avait parlé dans des termes choisis où aucun mot n’a sa vraie signification, des phrases où l’on parle de « traiter » le problème grâce à un agent « actif », « d’effacer les preuves » comme on efface un fichier de son ordinateur. Cela ne changeait pas la réalité des choses, mais au moment de prendre certaines décisions, le poids des responsabilités semblait plus facile à absorber. L’ordre avait été donné, collectivement, façon subtile de partager, ou de diluer la responsabilité.
Cette nuit, et malgré la climatisation et l’air conditionné, il transpirait et se sentait cloîtré entre ces murs. Plus l’échéance finale approchait, plus il lui semblait voir le terrain des événements se dérober sous ses pieds.
La sonnerie du téléphone résonna dans la pièce. Un de ses adjoints décrocha en main libre.
– Nous vous écoutons.
– Monsieur, intervint la voix dans le téléphone rond, placé au milieu de la table. Nous savons ce qu’ils font, et où ils sont.
La voix laissa passer quelques secondes que les trois hommes présents perçurent comme des minutes, puis elle reprit :
– Ils sont chez Eltrosys.
– La société qui réalise le cœur des machines ! précisa un des hommes autour de la table. Ce n’est pas possible. Comment ont-ils pu remonter jusqu’à Eltrosys en si peu de temps ?
– Comment les avez-vous retrouvés ?
– Un de nos analystes a eu la bonne idée de recenser toutes les caméras de la région et d’y rechercher Darlan, la journaliste, ainsi que leur voiture. Nous avons établi approximativement leur parcours dans la journée.
– Qu’est-ce qui vous fait croire qu’ils ont pénétré dans cette usine ?
– Notre agent a remarqué qu’une des caméras de cette société a cessé de fonctionner moins d’un quart d’heure après que leur voiture a été filmée à cinq kilomètres de là et pas revue depuis sur d’autres caméras. Il a suivi son intuition et les a repérés sur une autre caméra de la société. Ils sont trois. Un homme accompagne Darlan et la journaliste.
– Ils y sont encore ?
– Ça doit faire un peu plus d’une demi-heure maintenant qu’ils sont entrés. J’ignore s’ils sont déjà repartis. Autre difficulté, une voiture de police a été envoyée pour les intercepter. Je pense qu’ils arriveront trop tard. Darlan est trop bien informé sur nos procédures pour s’éterniser là bas.
– Vous savez où les cueillir ? Vous savez où est leur base de repli ?
– Non, monsieur, pas exactement. C’est dans la région, et pas loin de Guérande, à mon avis. Les moyens dont nous disposons sont considérables, je suis certain que je trouverai rapidement.
Le haut fonctionnaire réfléchit un instant, regardant tour à tour ses hommes puis le téléphone :
– Nous ne pouvons pas nous permettre qu’ils soient arrêtés et interrogés. Pouvez-vous faire quelque chose pour les prévenir ?
– Je dois pouvoir arranger ça. Vous souhaitez vraiment qu’ils s’échappent ?
– Nous n’avons pas le choix. S’ils sont arrêtés et interrogés, nous ne pourrons plus maîtriser les choses. Faites ce qu’il faudra et informez-nous en temps réel de l’action de la police. S’ils sont arrêtés, je veux être le premier à en être informé.
– Et s’ils sont déjà partis ?
– Alors, localisez-les et faites intervenir votre homme. Nous n’avons que trop tardé. Vous devez régler cette affaire de manière définitive et rapidement. Mais je veux également que vous vous assuriez que le problème ne s’est pas déplacé une fois de plus. Votre homme saura faire ? Avez-vous quelqu’un d’autre en renfort, si besoin ?
– Mon agent est un professionnel du renseignement et de l’action sur le terrain. Bien sûr qu’il saura faire. Mais si je peux me permettre, cela dépasse l’engagement initial. Ça fait trois personnes à éliminer maintenant, et je ne suis pas certain que le compte s’arrête là.
– Taisez-vous, s’emporta la haut fonctionnaire. Je ne veux pas de détails et vous le savez ! insista-t-il en haussant la voix. Je ne veux rien savoir de vos méthodes. Seul le résultat m’intéresse et, en l’occurrence, je veux que la mission qui nous a été confiée se déroule conformément à mes attentes. Me suis-je bien fait comprendre ? Si c’est une histoire d’argent, vous savez bien que ce n’est pas un problème, alors, agissez et cessez de vous plaindre.
La voix hésita un instant avant de répondre, docile.
– Bien monsieur. Je vous rappelle lorsque ce sera fait et je fais en sorte de m’assurer qu’il n’y aura pas d’autres fuites.
La voix reprit :
– Mon agent sera sur place dès demain. Et ne vous inquiétez pas, j’ai plusieurs autres contacts prêts à intervenir en cas de besoin. Mais vous devrez augmenter le montant des liquidités disponibles, vous comprenez. Le double devrait faire l’affaire.
– Très bien, nous comptons sur vous, répondit le haut fonctionnaire, sans relever ni commenter la dernière requête.
Un des hommes autour de la table coupa la ligne du téléphone :
– Nous sommes un peu démunis, à attendre ici que son homme de main fasse le travail, dit-il. Ne devrions-nous pas mettre en place une deuxième équipe ?
– Vous croyez qu’il va réussir ? demanda le responsable à ses deux collaborateurs.
– Très probablement, monsieur, répondit l’ancien militaire qui portait encore le grade de général. J’ai entièrement confiance dans ses méthodes et dans le personnel qu’il recrute. Dans le passé, il a été sous mes ordres dans les forces spéciales, il s’y est distingué et a conservé un carnet d’adresses qui lui permet de recruter facilement les agents actifs dont il a besoin. Tant que nous lui donnons ce qu’il demande, il fera ce que nous ordonnons.
– Je sens que vous avez une opinion plus personnelle, Charles, exprimez votre pensée sans crainte. Nous sommes entre nous.
Le responsable politique connaissait bien les hommes qui l’assistaient dans la gestion de cette crise. À la moindre inflexion de voix, il savait qu’il devait au minimum reformuler sa question pour susciter une réponse plus franche, moins politiquement correcte :
– En fait, plus le temps passe et plus nous courons le risque que quelqu’un ne découvre quelque chose de gênant. Je suggère de régler le problème très rapidement, ou bien il sera trop tard.
Le conseiller à la sécurité intérieure, un petit homme sec à la chevelure abondante, renchérit sur les propos du général :
– Pour ma part, je suis partisan d’un assaut rapide, dès maintenant. Si, avec un peu de chance, ils sont encore chez Eltrosys, on peut agir d’un seul coup, sans attendre, en utilisant la police locale au besoin. Il nous suffit de leur donner ordre de tirer à vue. Nous avons réglé les problèmes à dose homéopathique par peur de dommages collatéraux, il faut passer à la vitesse supérieure.
– Je ne partage pas votre avis. Nous ne pouvons pas faire intervenir directement les forces d’assauts et encore moins la police locale. C’est bien la raison pour laquelle nous avons fait appel à des forces extérieures. Notre contact à la DCRI et son agent de terrain sont les seules ressources que nous pouvons utiliser. Nous étions d’accord dès le départ. Le secret doit être absolu. Nous sommes moins de dix à avoir connaissance du dossier et ce nombre ne doit pas changer.
Il consulta sa Rolex. L’heure avancée de la nuit, cette salle de crise sous terre. Sa pensée s’égara un moment vers sa maîtresse, qu’il pouvait encore aller rejoindre, pour que la nuit blanche qui se déroulait ait un sens. Il souhaitait en finir rapidement :
– Que peuvent-ils trouver de compromettant chez Eltrosys ? demanda-t-il.
– En théorie, ils ne font que de la fabrication de cartes électroniques sur spécifications. Normalement, seul le patron de l’entreprise, un proche du ministre, a connaissance de la destination des cartes. Néanmoins, je pense que quelqu’un de vraiment calé en électronique, quelqu’un de perspicace, pourrait découvrir l’usage des modules en question. Le risque est faible, mais il existe. La société a été auditée régulièrement. Ils s’en sont toujours très bien tirés. Seul le patron est difficile à maîtriser ; un peu mégalo sur les bords.
– Vous n’avez pas répondu à ma question, peuvent-ils remonter jusqu’à la société qui assemble les machines, peuvent-ils découvrir l’usage des cartes fabriquées chez Eltrosys ?
– En théorie, non. Tant que l’entreprise respecte à la lettre les consignes de sécurité et de discrétion. Il faudrait que Darlan et son équipe soient incroyablement doués pour contourner les protections.
– Ce qui m’inquiète, termina-t-il, c’est que plus les heures passent, plus j’ai l’impression que nos ennemis sont précisément perspicaces et qu’ils ont toutes les qualités pour réussir…