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La ville de Khaisham était construite dans un emplacement sûr, à l’endroit où les plaines de Yarkona rejoignaient l’arc des Montagnes Blanches. Immédiatement à l’est, se trouvait le mont Redruth, un plissement formé de gros blocs de grès rouge rappelant les pièces rouillées d’une cuirasse. Au nord et à l’est, le mont Salmas, légèrement plus haut, montait doucement vers le ciel. Son sommet, semblable à une tête ronde et chauve, s’élevait au-dessus de la cime des arbres. Du défilé séparant les deux montagnes jaillissait une rivière, le Tearam. De chaque côté, ses eaux rapides étaient détournées vers de petits canaux pour irriguer les champs au nord et à l’ouest de la cité. La ville elle-même était entièrement construite au sud de la rivière. Une muraille épousant ses méandres défendait les quartiers nord. Construite juste au-dessus des rives du Tearam, elle s’enfonçait à l’est dans le passage entre les montagnes. Puis elle descendait vers le sud en suivant les pentes raides du mont Redruth sur un mille avant de prendre de nouveau vers l’ouest à travers de riches pâturages. Enfin, la muraille remontait vers le nord en direction de la rivière. Cette partie des remparts en pierres recouvertes de mortier était la plus longue et la plus vulnérable, et par conséquent la plus lourdement défendue. Elle était surmontée sur toute sa longueur de grosses tours rondes espacées de cinq cents pieds. Au sud, les fortifications bénéficiaient de la même protection.

Dans leurs petites maisons de pierre, les hommes et les femmes de Khaisham avaient de bonnes raisons de se sentir à l’abri derrière ces murailles. En effet, celles-ci n’avaient jamais été enfoncées et leur ville n’avait jamais été prise. Les lords de Khaisham avaient néanmoins souhaité une protection supplémentaire pour la grande Bibliothèque et les trésors qu’elle renfermait. Aussi, de nombreuses années auparavant, ils avaient construit à l’intérieur une seconde muraille autour de la Bibliothèque.

Le splendide bâtiment s’élevait sur les hauteurs au nord-est de la ville, pratiquement à l’entrée de la gorge, et était donc également protégé par le Tearam et le mont Redruth. Contrairement aux autres bâtiments de Khaisham construits en grès qu’on trouvait en abondance dans les montagnes de l’est, la Bibliothèque était en marbre blanc. Personne ne se rappelait d’où venait cette pierre magnifique qui lui conférait une grande partie de sa beauté. Ses façades étincelantes qui reflétaient le soleil implacable de Yarkona apparaissaient aux nouveaux arrivants dès les lointains pâturages à l’ouest de la ville. La partie centrale de la Bibliothèque était un grand cube blanc ; ses différentes ailes étaient constituées de quatre autres cubes situés à l’ouest, au sud, à l’est et au nord de manière à former une croix. De chacune de ces branches partaient des cubes plus petits qui servaient d’ailes aux ailes. Cela faisait l’effet d’un gros cristal, pareil à un flocon de neige, dont les pointes rayonnaient à partir d’un même centre.

En sortant du Kul Moroth, nous arrivâmes à Khaisham directement par l’ouest. Inconscient la plupart du temps, je ne devais garder qu’un vague souvenir de ce trajet de vingt milles. Ce fut moi et non Atara que mes compagnons durent attacher à son cheval. Par moments, ouvrant légèrement les yeux, je prenais conscience des vertes prairies parsemées de rochers que nous traversions et des bergers qui gardaient leurs troupeaux. À plusieurs reprises, j’entendis Kane qui semblait soupirer le nom d’Alphanderry à chaque respiration. Je contemplais ses yeux embués comme des miroirs et ses mâchoires serrées si fort que je craignais qu’il ne se casse les dents et que les éclats n’aillent se ficher dans ses gencives. D’autres fois, cependant, les ténèbres se refermaient sur moi et je ne voyais plus rien. C’est-à-dire, rien de ce monde. Car les étincelantes constellations que je désirais tant atteindre depuis mon enfance n’étaient que trop proches maintenant. Je constatai que leurs circonvolutions se retrouvaient dans les sinuosités des montagnes loin au-dessous d’elles, dans la silhouette flamboyante de Flick, dans les rêves des hommes – et dans toute chose, en fait. En réalité, depuis la mort d’Alphanderry, j’étais pareil à un homme marchant entre deux mondes et n’appartenant réellement à aucun des deux.

D’ailleurs, il valait peut-être mieux que je ne ressente pas le chagrin de mes compagnons. Une coupe peut-elle contenir tout un océan ? Avec le décès d’Alphanderry, l’esprit de la Quête semblait avoir abandonné notre groupe. C’était comme si un grand coup nous avait coupé le souffle. J’étais vaguement conscient de la présence de Maram monté sur le cheval d’Alphanderry et murmurant qu’au lieu de brûler les rochers du Kul Moroth, il aurait mieux fait de pointer sa pierre de feu sur le comte Ulanu et son armée. À voix haute, il disait qu’il doutait que nous quittions un jour Khaisham. Les autres étaient plus silencieux, mais plus tristes peut-être. Liljana paraissait avoir brusquement vieilli de dix ans et son visage était marqué de rides profondes annonçant la mort. De toute évidence, maître Juwain était consterné d’avoir perdu Alphanderry si inopinément quelques minutes seulement après avoir sauvé Atara. Il chevauchait tête baissée, sans même penser à ouvrir son livre pour lire un requiem ou une prière. Atara, guérie de sa blessure mortelle contemplait un paysage d’une infinie tristesse qu’elle seule semblait voir. Kane, lui, pensant que personne n’écoutait, se murmura plusieurs fois à lui-même : « Il est mort – mon jeune ami est mort. »

Quant à moi, la méchanceté pure de Morjin et de tous ses actes me glaçait l’âme. Elle contaminait les eaux de la terre et l’air, et même les pierres sous les sabots des chevaux ; elle semblait aussi menaçante qu’une montagne et irrésistible comme un glissement de terrain, une mer démontée, la tombée de la nuit. Pour la première fois, je me rendais compte à quel point nos chances de retrouver la Pierre de Lumière étaient minces. Si Alphanderry, au cœur si pur et si lumineux, pouvait être tué par l’un des hommes de Morjin, nous pouvions tous l’être. Et si nous le pouvions, nous le serions certainement car Morjin mettait toute sa fortune et toute sa volonté à combattre ceux qui s’opposaient à lui.

Le temps de franchir les portes de Khaisham et de trouver notre chemin jusqu’à la Bibliothèque, mon désespoir était à son comble ; un froid pire que l’hiver s’était emparé de moi et ne me quittait plus. Dans les ténèbres qui m’enveloppaient, les étoiles étaient toutes proches ; c’était comme si je ne devais plus revoir le monde. Pendant quatre jours, perdu dans des cavernes obscures et sans fond, je restai allongé entre la vie et la mort dans l’infirmerie de la Bibliothèque.

Mes amis désespéraient de me sauver. Assise près de moi jour et nuit, Atara ne me lâchait pas la main. De l’autre côté, Maram versait encore plus de larmes qu’elle tandis que Kane veillait sur moi, droit comme une statue. Liljana me prépara des soupes chaudes qu’elle réussit, je ne sais comment, à me faire avaler. Quant à maître Juwain, après avoir échoué à me ranimer avec ses tisanes et la magie de sa pierre verte, il se fit apporter des tas de livres dans notre chambre. Il espérait que l’un d’eux ferait allusion à la Pierre de Lumière qui seule avait le pouvoir de me sauver désormais.

Je crois que ce fut la Pierre de Lumière autant que l’amour de mes amis qui me ramena à la vie. Brillant d’une pâle lueur dorée, mon espoir de la retrouver ne s’était jamais vraiment éteint » Tandis que les soupes de Liljana redonnaient des forces à mon corps, l’espoir reprenait vie dans mon âme. Il m’emplissait d’un feu qui chassa progressivement le froid et me réveilla. Et c’est ainsi que le treizième jour de soal, et le cent quinzième jour de notre Quête, je rouvris les yeux et aperçus le soleil qui entrait à flots dans la pièce par les fenêtres exposées au sud.

« Val ! Tu es revenu ! » s’exclama Atara. Elle se pencha pour déposer un baiser sur ma main, puis pressa ses lèvres sur les miennes. « Je croyais ne jamais te…

— Je croyais ne jamais te revoir moi non plus », lui dis-je.

Au-dessus de moi, Flick tournoyait lentement comme pour me souhaiter la bienvenue.

Nous parlâmes longuement d’Alphanderry. J’avais besoin de m’assurer que ce qui s’était passé au Kul Moroth était bien réel et non un simple cauchemar. Quand Atara et mes autres amis m’eurent confirmé avoir entendu les cris d’Alphanderry, je déclarai : « C’est terrible que ce soit le plus aimé d’entre nous qui soit mort le premier. »

Assis à ma gauche, Maram saisit soudain ma main et la serra à m’en briser les os. « Val, mon ami, il faut que je t’avoue quelque chose. Malgré l’immense affection que nous éprouvions tous pour Alphanderry, ce n’est pas lui que nous aimions le plus. C’est toi. Parce que c’est toi qui es le plus capable d’amour. »

Comme je ne voulais pas qu’il puisse lire dans mon regard l’angoisse que je ressentis à ce moment-là, je fermai les yeux un instant. Quand je les rouvris, toute la pièce était comme dans un brouillard.

Maître Juwain était au pied de mon lit. Il lisait un passage des Chants du Sagnom Élu. « Après la nuit la plus sombre viendra le plus lumineux des matins. Après la grisaille de l’hiver, le vert du printemps. »

Puis il lit un requiem du Livre des Âges et nous priâmes pour l’âme d’Alphanderry ; pleurant en silence, je priai pour la mienne.

On nous apporta à manger et nous fîmes bombance en l’honneur de notre ami dont la musique nous avait soutenus aux heures les plus sombres, dans l’enchevêtrement inextricable du Vardaloon et dans la désolation du Kul Moroth. Je n’avais nulle envie de viande ni de pain, mais je me forçai à manger quand même. Et je sentis leur énergie remplir mon ventre comme la beauté du dernier chant d’Alphanderry comblait mon cœur à jamais.

Après le petit déjeuner, Kane m’apporta mon épée. Je tirai Alkaladur de son fourreau pour permettre à son éclat argenté de passer de sa lame dans mon bras. Maintenant que je pouvais m’asseoir, et même me tenir debout avec peine, je la pointai en direction de l’aile est de la Bibliothèque. Le silustria, qui lui donnait sa symétrie parfaite, sembla briller d’un nouveau feu.

« Elle est là, dis-je à mes compagnons. La Pierre de Lumière est forcément là.

— Si elle est là, me répondit Kane gravement, nous ferions mieux d’aller la chercher dès que vous serez capable de marcher. Ces derniers jours, pendant que vous dormiez parmi les morts, il s’est passé beaucoup de choses. »

Là-dessus, il envoya quérir le lord Bibliothécaire afin de tenir conseil et d’examiner les dangers que courait Khaisham – et ceux qui nous menaçaient.

Pendant que nous l’attendions dans cette pièce ensoleillée, avec ses plantes fleuries aux fenêtres et ses rangées de lits aux couvertures blanches, Kane m’informa que les chevaux étaient bien soignés et qu’Altaru n’avait pas été blessé pendant notre course à travers Khaisham après la sortie du défilé. Maram avoua avoir été obligé d’abandonner son alezan boiteux. Il espérait qu’un berger le trouverait et le ramènerait avant notre départ de Khaisham. Et s’il était heureux d’avoir hérité du magnifique Iolo d’Alphanderry, il ne le montra pas.

Bientôt, la porte de l’infirmerie s’ouvrit devant un homme de grande taille dont le corps et les membres longilignes étaient recouverts d’une cotte de mailles très abîmée. Son surcot vert était orné d’un livre ouvert, entièrement doré, qu’effleuraient sept rayons de soleil. Sur son visage se lisaient l’inquiétude, l’intelligence, l’autorité et la fierté. Il avait un grand nez imposant, barré d’une cicatrice, et son visage allongé et sévère arborait une balafre allant du coin de l’œil à la barbe grise bien taillée. Ses grandes et belles mains étaient tachées d’encre. C’était Vishalar Grayam, le lord Bibliothécaire qui, comme ses congénères, était à la fois un érudit et un guerrier.

Quand chacun se fut présenté, il me serra la main en me regardant et en m’étudiant longuement. Puis il dit : « C’est bon de vous voir de retour parmi nous, Sar Valashu. Il était temps que vous vous réveilliez. »

Il me raconta alors ce qui s’était passé depuis notre passage par le Kul Moroth. Le comte Ulanu, refusant de se laisser priver de sa proie par le mystérieux éboulement, avait fait passer bon nombre de ses hommes au-dessus des rochers, mais ceux-ci avaient tous péri sous les coups d’épée de Kane et de Maram. Kane s’était ensuite dirigé vers la sortie du défilé et le comte Ulanu s’était vu dans l’incapacité de nous poursuivre. Le temps pour lui et ses hommes de faire le tour par le sud et par le Kul Joram, notre groupe avait pratiquement atteint les portes de Khaisham.

Le comte Ulanu avait alors envoyé chercher son armée qui était toujours cantonnée à Virad, près de Tarmanam. Il avait fallu quatre jours à ses hommes pour rejoindre l’est de Yarkona, traverser le défilé du Kul Joram et pour dresser son camp à l’extérieur de Khaisham. Maintenant, les troupes d’Aigul et de Sikar et les Bleus se préparaient à mettre le siège devant les remparts extérieurs de la ville.

« Et comme si cela n’était pas suffisant, ajouta le lord Bibliothécaire, nous venons de recevoir de bien tristes nouvelles. Il semblerait que Inyam et Madhvam aient conclu une paix séparée avec Aigul. Nous ne pouvons donc pas espérer d’aide de leur part. »

Et le pire, dit-il, c’était ce qu’on racontait sur les domaines de Brahamdur, Sagaram et Hansh.

« On dit qu’ils ont accepté d’envoyer des soldats pour soutenir le comte Ulanu. À l’heure où nous parlons, ils sont en chemin.

— Tout Yarkona est tombé, alors, remarqua Maram sombrement.

— Non, pas encore, répondit lord Grayam. Nous résistons toujours, et Sarad aussi.

— Mais Sarad viendra-t-il à votre secours ? » lui demandai-je. J’essayais d’imaginer les Ishkans marchant à l’aide de Mesh en cas d’invasion conjuguée des tribus Sarni.

« J’en doute, répondit le lord Bibliothécaire. Je pense qu’eux aussi finiront par rendre hommage au comte Ulanu.

— Alors vous êtes seuls, conclut Maram en jetant vers la fenêtre un regard de bête traquée.

— Peut-être, oui. » Le lord Bibliothécaire regarda Kane, Atara, puis moi. Enfin, il étudia avec insistance Maram comme pour tenter de découvrir la peur et le désespoir au-delà des apparences.

« Alors vous aussi vous ferez la paix avec le comte ? lui demanda Maram.

— Nous le ferions si nous le pouvions. Mais si on peut déclarer la guerre tout seul, il faut être deux pour faire la paix.

— Mais si vous vous rendiez et vous agenouilliez devant…

— Si nous nous rendions au comte Ulanu, répondit avec colère le lord Bibliothécaire, il asservirait ceux qu’il ne crucifierait pas. Quant à s’agenouiller devant lui, nous, Bibliothécaires, nous ne nous agenouillons que devant le Seigneur de Lumière. »

Il nous expliqua alors que les Bibliothécaires de Khaisham étaient les gardiens de la sagesse ancienne qui trouvait sa source ultime dans la Lumière de l’Unique. Ils avaient pour tâche de rassembler, d’acquérir et de conserver tous les livres et autres objets pouvant être utiles aux générations futures. La plus grande partie de leur œuvre consistait à copier de vieux ouvrages tombant en ruine et à enluminer de nouveaux manuscrits. Ils décoraient le papier et le vélin à la feuille d’or et consacraient de longues heures à la calligraphie, écrivant à la plume et à l’encre noire sur du papier blanc d’une main habile et enthousiaste. Leur réalisation la plus importante était peut-être l’élaboration d’une grande encyclopédie indexant tous les livres et tout le savoir. Mais lord Grayam admit tristement que cette œuvre était encore inachevée. Cependant, leur devoir principal était de protéger les trésors contenus dans la Bibliothèque. Ils faisaient donc le vœu de ne jamais permettre à quiconque de profaner les livres ou de renoncer à protéger la Bibliothèque, dussent-ils en mourir. À cet effet, ils étaient formés au maniement de l’épée avec autant de soin qu’à celui de la plume.

« Vous-mêmes avez prononcé des vœux, dit-il en montrant mon médaillon. Vous n’êtes pas les premiers à venir ici chercher la Pierre de Lumière, même si les dernières visites remontent à quelque temps maintenant. »

Il nous raconta qu’autrefois, nombreux étaient ceux qui venaient en pèlerinage à Khaisham, payant souvent des sommes rondelettes pour avoir le droit d’utiliser la Bibliothèque. Mais aujourd’hui, les anciennes routes traversant Eanna et Surrapam étaient trop dangereuses et bien peu osaient s’y aventurer.

« Maître Juwain, continua-t-il, m’a déjà expliqué que vous n’aviez pas d’argent à nous offrir. Selon lui, vous êtes des pèlerins pauvres. C’est possible. Je vous autorise néanmoins à utiliser la Bibliothèque à votre convenance. Quiconque a combattu le comte Ulanu comme vous l’avez fait est le bienvenu ici. »

Il ressortait de ce qu’il dit ensuite qu’il considérait maître Juwain, Maram et Liljana comme des érudits, et Kane, Atara et moi comme des guerriers assurant leur protection.

« Nous avons de la chance de recevoir la visite de gens aussi talentueux, dit-il en cherchant dans la mollesse des traits de Maram tout ce qu’il essayait de cacher. J’espère qu’un jour vous pourrez raconter ce qui s’est passé dans le Kul Moroth. N’est-ce pas étrange que le sol se soit mis à trembler au moment même où vous le traversiez ? Et que des rochers aient empêché le comte de vous poursuivre ? Et ces rochers ! Les chevaliers que j’ai envoyés là-bas m’ont dit que nombre d’entre eux étaient calcinés et fondus comme s’ils avaient été frappés par la foudre. »

À cet instant, Maram leva les yeux vers moi, mais ni lui ni moi, ni nos autres compagnons, ne souhaitions parler de nos gelstei.

« Bien, fit alors lord Grayam, apparemment, vous gardez vos opinions pour vous, et je ne peux que vous approuver. Cependant, si vous voulez que je vous accorde ma confiance, il faut que vous me promettiez trois choses. Premièrement, que vous me remettrez tout objet de valeur que vous pourriez trouver ici. Deuxièmement, que vous prendrez grand soin de ne pas abîmer les livres ; certains sont très anciens et très faciles à détériorer. Troisièmement, que vous ne prendrez rien dans la Bibliothèque sans ma permission. »

Posant la main sur mon médaillon, je lui répondis : « Quand un chevalier se réfugie au château d’un seigneur, il ne discute pas les règles. Mais vous devez savoir que nous sommes venus récupérer la Pierre de Lumière pour l’emporter vers d’autres terres. »

Mes paroles irritèrent le lord Bibliothécaire. Ses sourcils broussailleux se froncèrent et sa main alla se poser sur le pommeau de son épée. « Dans votre pays, un chevalier peut-il entrer dans le château de son seigneur pour s’emparer de son trésor le plus précieux ?

— La Pierre de Lumière, lui dis-je en me remémorant mes vœux, n’appartient à personne. Nous ne la cherchons pas pour nous-mêmes mais pour tout Ea.

— C’est une noble Quête, soupira-t-il en ôtant sa main de son épée. Mais si vous trouvez la Coupe merveilleuse ici, ne croyez-vous pas qu’elle devrait y demeurer pour sa plus grande sécurité ? »

Je réussis à descendre de mon lit et à marcher jusqu’à la fenêtre. Là, au-dessous de moi, j’aperçus les nombreuses maisons de Khaisham avec leurs cheminées en pierre carrées et leurs volets de couleurs vives. Au-delà des rues de la ville se trouvait la muraille extérieure et, plus loin encore, au sud, dans les verts pâturages, s’étendaient les milliers de tentes de l’armée du comte Ulanu.

« Pardonnez-moi, lord Grayam, dis-je, mais dans la situation actuelle, il se pourrait que vous ne parveniez même pas à assurer la sécurité de votre peuple. »

Le visage de lord Grayam se remplit de tristesse et de gravité. Il regarda par la fenêtre avec moi et des rides d’inquiétude apparurent sur son front.

« Ce que vous dites est vrai, reconnut-il. Comme il est vrai que vous ne trouverez pas la Pierre de Lumière ici. Depuis près de trois mille ans, tous les coins et recoins de la Bibliothèque ont été fouillés. Nous discutons donc pour rien alors qu’il y a tant à faire en ce moment.

— Si nous discutons pour rien, dis-je, vous ne verrez certainement aucun inconvénient à ce que nous commencions nos recherches, n’est-ce pas ?

— À condition que vous respectiez mes règles. »

Je lui fis remarquer que, si nous obéissions à ses règles, nous serions obligés de lui apporter la Pierre de Lumière si nous avions le bonheur de la trouver.

« C’est exact, admit-il.

— Nous sommes dans une impasse, alors. » Je tournai les yeux vers maître Juwain et demandai : « Quelqu’un sait-il ce que nous devons faire pour en sortir ? »

Maître Juwain fit un pas en avant et lord Grayam jeta un regard admiratif au livre qu’il serrait entre ses mains. « Si nous trouvons la Pierre de Lumière, dit-il, peut-être apprendrons-nous en même temps ce qu’il faut en faire.

— Très bien, restons-en là alors, conclut lord Grayam. Je ne me prononcerai ni dans un sens ni dans l’autre tant que je ne l’aurai pas tenue entre mes mains et vous entre les vôtres. Est-ce que nous sommes bien d’accord ?

— Oui, répondis-je pour les autres, nous sommes d’accord.

— Parfait. Eh bien, je vous souhaite bonne chance. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, il faut que je m’occupe de la défense de la ville. »

Sur ces mots, le lord Bibliothécaire nous salua et sortit de la pièce à grandes enjambées.

Mon cœur eut le temps de battre exactement trois fois avant que Maram n’ouvre la bouche pour dire : « Eh bien ! Qu’est-ce qu’on attend ? »

Je tirai de nouveau mon épée et observai la lumière qui jouait avec les contours de la lame étincelante.

« Vous devez suivre la direction qu’indique votre épée », me conseilla maître Juwain en me tapant sur l’épaule. Puis il prit un gros livre relié en cuir rouge. « Quant à moi, je dois suivre la direction que m’indique ce livre. »

Il nous expliqua qu’il allait chercher dans les rayonnages de la Bibliothèque un livre écrit par un certain maître Malachi.

« Mais maître, lui dit Maram, si nous trouvons la Pierre de Lumière en votre absence…

— Eh bien, j’en serai très heureux, lui répondit-il. Pourquoi ne pas se retrouver à midi dans le grand hall près de la statue du roi Eluli, si nous ne nous rencontrons pas avant en parcourant les autres salles ? Cet endroit est immense, il vaut mieux ne pas se perdre. »

Liljana avoua qu’elle aussi souhaitait faire ses propres recherches parmi les millions de livres de la Bibliothèque. Elle quitta donc la pièce avec maître Juwain et ils partirent tous deux dans des directions différentes en nous abandonnant Maram, Kane, Atara et moi.

Je découvris bientôt que l’infirmerie était une pièce plutôt petite, rattachée à une construction latérale, elle-même reliée par une grande salle à un autre bâtiment débouchant sur l’immense aile sud. En circulant dans cet endroit démesuré, je me rendis compte qu’il serait facile de se perdre dans cette Bibliothèque, non pas parce qu’elle ressemblait à un labyrinthe, mais parce qu’elle était très vaste. En fait, tout le bâtiment avait été tracé par rapport aux quatre points cardinaux et selon une géométrie précise et sacrée. Toute la construction, de la distance entre les piliers qui supportaient le toit aux grands murs de marbre, tout reposait sur des cubes et des carrés. Et sur un rectangle particulier : si on enlevait la partie de rectangle formant un carré, le petit rectangle restant avait exactement les mêmes proportions que celui d’origine. Le rapport entre ces mesures et les livres me laissait perplexe. Kane pensait que le rectangle d’or, comme il l’appelait, symbolisait l’homme : quelle que soit la partie qu’on lui enlevait, il restait toujours une étincelle sacrée à l’image de l’être tout entier. Et c’était encore plus vrai pour les livres que pour l’homme. Tous les Bibliothécaires s’accordaient à dire que chaque partie d’un livre, de son dos strié à la dernière lettre de la dernière page, était sacrée.

Il y avait vraiment beaucoup de livres. L’aile sud était divisée en plusieurs sections dont chacune était remplie de longs îlots de rayonnages s’élevant sur une hauteur de près de trois cents pieds vers un plafond en pierre doté d’une immense verrière rectangulaire. Chaque îlot ressemblait à une grande tour de pierre, de bois, de cuir, de papier et de toile. À chaque extrémité, un escalier menait aux galeries qui en faisaient le tour aux différents étages. Je comptai trente niveaux sur chaque tour ; je me dis que si le livre recherché était rangé tout en haut, cela devait prendre beaucoup de temps de monter jusqu’à lui. Passer du sommet d’une tour à une autre aurait pris encore plus de temps sans les élégants ponts de pierre qui reliaient les étages des différentes tours. Ces ponts et ces îlots chargés de livres formaient un treillis immense et compliqué qui semblait mettre en relation les transcriptions de toutes les connaissances possibles.

En remontant avec mes amis les longues ailes interminables, je respirai les odeurs de moisi, de poussière et de vieux secrets. Je vis que beaucoup de livres étaient écrits en ardik ou en ardik ancien et que nombre d’entre eux racontaient leurs histoires dans des langues mortes depuis longtemps. Par hasard, apparemment, nous dépassâmes des étagères sur lesquelles se trouvaient de lourds volumes de généalogie. Une cinquantaine d’entre eux était consacrée aux Valari. Plus attiré à cet instant par ma curiosité que par mon épée, je ne pus m’empêcher d’en ouvrir un qui retraçait l’ascendance de Télémesh en remontant de fils en père et de génération en génération jusqu’au grand Aramesh. Il appuyait la thèse selon laquelle les rois de Mesh pourraient bien descendre d’Elahad lui-même. Cette découverte me remplit de fierté. Elle renforça ma détermination à trouver la coupe en or que le plus illustre de mes ancêtres avait apportée sur la terre si longtemps auparavant.

La faible lueur de la lame d’Alkaladur paraissait nous diriger vers une salle voisine, presque assez vaste pour contenir le palais du roi Kiritan tout entier. C’était là que se trouvaient rassemblés tous les livres de la Bibliothèque se rapportant à la Pierre de Lumière. Il devait y en avoir un million. Il semblait impossible qu’ils aient tous été disséqués à la recherche d’une indication sur l’endroit où Sartan Odinan avait pu cacher la coupe en or après l’avoir sortie des cachots d’Argattha. Mais un Bibliothécaire qui passait par là, ceignant son épée à la hâte et se dépêchant entre les rayonnages en réponse à l’appel de lord Grayam, nous assura qu’ils l’avaient bien été. Les Bibliothécaires étaient très nombreux, nous expliqua-t-il, et depuis que la Pierre de Lumière avait été perdue, il y a longtemps, au début de l’Âge du Dragon, de nombreuses générations d’archivistes s’étaient succédé. Que sa propre génération de savants guerriers passionnés puisse être la dernière ne semblait pas l’effleurer. Reportant le culte qu’il vouait à ses plumes sur la lame de son épée, il s’excusa et partit accomplir son devoir sur les murailles de la ville.

Notre recherche nous emmena de cette grande pièce, où résonnaient des silences et des souvenirs encore plus grands, dans une aile secondaire orientée à l’est, puis dans une aile latérale où nous trouvâmes une succession de salles ne comportant que des tableaux, des mosaïques et des frises représentant la Pierre de Lumière et des scènes de son long passé. Mon épée paraissait toujours indiquer l’est. Nous entrâmes alors dans une pièce cubique, beaucoup plus petite, remplie de vases de la dynastie Marshanide ; eux aussi montraient la Pierre de Lumière entre les mains de divers rois et de divers héros de l’histoire.

Finalement, nous arrivâmes dans une alcôve attenante à une petite salle tapissée de blasons. Nous constatâmes que nous avions atteint la partie la plus à l’est de cette aile. Impossible d’aller plus loin dans cette direction. Pourtant, j’étais sûr que la Pierre de Lumière, où qu’elle fût cachée, était encore plus à l’est. Quand je pointais Alkaladur vers la fenêtre est de l’alcôve, elle s’illuminait comme la lune et cessait de briller quand je l’orientais vers le corps principal de la Bibliothèque ou vers les objets de la pièce.

« Bon, il faut essayer une autre aile », déclara Kane. Maram et Atara, debout près de lui au-dessus d’un ancien blason de cérémonie alonien, approuvèrent de la tête. « Si ton épée indique encore l’est, il faut trouver le chemin de l’aile est. »

Notre recherche nous avait déjà pris toute la matinée et une partie de l’après-midi. Il nous fallut une heure de plus pour traverser la partie centrale de la Bibliothèque, également appelée grand hall. À côté, l’aile sud elle-même paraissait petite. Il était rempli de tant de tours de livres, reliées par tant de ponts, que lever les yeux vers eux me donnait le vertige, et quand nous atteignîmes enfin l’aile est, je fus soulagé. Celle-ci avait la même forme cubique que les autres. Par les ailes attenantes, on débouchait sur une autre salle dans laquelle les Bibliothécaires avaient réuni une collection impressionnante de gelstei ordinaires. Elles étaient exposées dans des coffrets en verre et en teck fermés à clef. Atara ouvrit de grands yeux, comme une petite fille, en voyant autant de pierres rayonnantes, de pierres de vœux, d’yeux d’ange, de gardiennes, de pierres d’amour et d’os de dragon rassemblés en un même endroit. Nous aurions pu y rester longtemps si Alkaladur ne nous avait dirigés vers un long corridor menant à une aile adjacente. À l’instant même où nous pénétrions dans cette pièce, avec ses précieux livres de poésie ancienne, la lame de mon épée se réchauffa sensiblement. Et quand nous la traversâmes pour passer dans un cabinet contigu, rempli de vases, de calices, d’assiettes incrustées de pierreries et autres objets du même genre, le silustria s’illumina au point qu’Atara et Maram remarquèrent également son éclat.

« Elle est vraiment ici, Val ? me demanda Maram. Est-ce possible ? »

Je fis tournoyer mon épée du nord au sud, puis derrière moi, et enfin aux quatre coins de la pièce. Elle ne brilla vraiment de tout son éclat que lorsque je la pointai vers l’est, vers un présentoir en marbre fendu dont les étagères du bas, à droite et à gauche, supportaient deux coupes or. Deux autres coupes en cristal étincelaient sur les étagères juste au-dessus et, au centre du présentoir, sur la tablette de marbre la plus haute, était posée une petite coupe qui paraissait avoir été taillée dans une énorme perle.

« Oh ! Seigneur ! s’écria Maram. Oh ! Seigneur ! »

Incapable de se retenir, et désireux de s’emparer le premier de la Pierre de Lumière et d’en choisir la destination ainsi que le prévoyaient les règles de notre groupe, il se précipita aussi rapidement que le permettaient ses grosses jambes. J’eus peur que, mû par la hâte et la convoitise, il ne percute l’étagère. Mais il s’arrêta net à quelques pouces d’elle. Il tendit la main et saisit la coupe en or sur sa droite. Sans même prendre le temps de l’examiner, il la leva haut au-dessus de sa tête, une lueur sauvage dans le regard.

« Faites attention ! aboya Kane. Vous allez la laisser tomber et la cabosser !

— Cabosser la gelstei d’or ? » dit Maram.

Atara, qui avait le regard encore plus acéré que la langue, étudia avec soin la coupe qu’il tenait à la main et conclut : « Hum ! Si c’est ça la véritable coupe, l’anneau de nez d’un taureau a plus de valeur que l’alliance de ma mère ! »

Déconcerté, Maram redescendit la coupe et la retourna dans ses mains. Il fronça les sourcils avec méfiance en remarquant enfin ce qu’on voyait maintenant très clairement : la coupe était légèrement ternie et marquée en plusieurs endroits de fines éraflures, et elle n’était pas du tout en or. Comme l’avait suggéré Atara, ce n’était que du laiton.

« Mais pourquoi exposer un objet aussi ordinaire ? demanda Maram, honteux de sa crédulité.

— Ordinaire, hein ? » lui répondit Kane.

Il s’approcha de Maram et lui prit le récipient des mains. Puis il saisit un petit morceau de bois très usé sur l’étagère où il était exposé. Plaçant alors la coupe dans la paume de sa main calleuse, il appuya le morceau de bois sur le rebord et lui fit décrire de lents cercles tout autour. La coupe rendit alors un son pur, magnifique comme celui d’une cloche.

« Bon, c’est une coupe musicale », dit-il en la reposant sur son présentoir. Puis, montrant les coupes en cristal juste au-dessus, il ajouta : « Celles-ci aussi.

— Et celle qui ressemble à une perle ? » demanda Maram.

Sans attendre la réponse, il prit la coupe à l’aspect de perle sur la tablette la plus haute du présentoir et essaya de faire de la musique avec le morceau de bois que Kane avait utilisé. Mais, incapable d’en tirer ne serait-ce qu’on grincement, il la remit à sa place et se renfrogna comme s’il lui en voulait de l’avoir déçu.

« Apparemment, conclut-il, celle-ci est destinée au plaisir des yeux, pas des oreilles. »

Mais je n’en étais pas sûr. J’approchai mon épée et quand je dirigeai sa pointe vers le centre de la coupe aux reflets irisés, elle se mit à briller violemment. Je crus l’entendre résonner faiblement d’une musique aérienne qui rappelait la voix d’or d’Alphanderry.

« Cette coupe a quelque chose », dis-je. Je me rapprochai d’un pas et Alkaladur se mit à s’animer entre mes mains.

Atara saisit la coupe iridescente et l’entoura de ses longs doigts.

« Elle est lourde, fit-elle remarquer, beaucoup plus lourde que ne le serait une perle de cette taille.

— Tu as déjà vu une perle aussi grosse ? lui demanda Maram. Seigneur, il faudrait une huître de la taille d’un ours pour en produire une pareille. »

Atara remit la magnifique coupe à sa place. Elle la fixait d’un regard pénétrant qui semblait trouver son origine bien au-delà de ses yeux bleus étincelants. Et Kane en faisait autant.

« Est-ce possible ? demanda Maram avant de secouer la tête comme s’il s’efforçait de reprendre ses esprits. Non, bien sûr que non, ce n’est pas possible. La Pierre de Lumière est en or. Celle-ci est en perle. La gelstei d’or peut-elle avoir l’éclat de la perle ?

— Peut-être la Gelstei a-t-elle les reflets qu’on lui prête » suggéra Atara.

Un silence profond comme la mer se répandit alors dans l’alcôve.

« C’est forcément elle, dis-je en regardant fixement l’argent brillant d’Alkaladur et en écoutant la coupe irisée chanter. Mais comment est-ce possible ? »

Mon cœur battit sept fois, au rythme de celui d’Atara, de Maram et de Kane. Puis Atara, qui semblait paralysée par la splendeur de la coupe qu’elle ne quittait pas des yeux, murmura : « Val, je la vois ! Elle est à l’intérieur ! »

Alors que nous gardions tous le regard fixé sur la coupe lumineuse, elle nous expliqua que la perle n’était qu’une enveloppe et que les anciens l’avaient recouverte de cette substance magnifique comme on met de l’émail sur du plomb.

« Mais le métal qu’elle dissimule est précieux. C’est de l’or ou quelque chose qui y ressemble fort. J’en suis sûre.

— Si c’est de l’or, alors ça doit être la gelstei d’or », répondis-je.

Les yeux de Kane étaient comme deux trous noirs absorbant la lumière de la coupe.

« Bon, maintenant il faut l’ouvrir, me dit-il. Frappez-la avec votre épée, Val.

— Et la deuxième règle du lord Bibliothécaire ? » demandai-je.

Maram épongea la sueur sur son visage écarlate. « Lord Grayam a dit que nous ne devions pas abîmer les livres.

— Mais dans son esprit, la règle signifiait certainement que nous ne devions rien abîmer du tout.

— Eh bien, répliqua Maram, c’est peut-être le moment d’appliquer la règle à la lettre, non ?

— Nous devrions peut-être lui apporter la coupe et le laisser décider. »

Atara qui avait un sens du bien et du mal plus aigu que le mien montra la coupe en disant : « Si tu étais le seigneur de Silvassu et que ton château assiégé soit sur le point de tomber, souhaiterais-tu être dérangé par ce genre de problème ?

— Non, bien sûr que non.

— Dans ce cas, est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux respecter la règle suprême ? » demanda-t-elle. Citant le livre de maître Juwain, elle ajouta : « Comportez-vous toujours envers les autres comme vous voudriez que les autres se comportent avec vous. »

Je restai silencieux, la main sur mon épée et le regard fixé sur la coupe.

« Frappez, Val me dit Kane. Frappez, vous dis-je. »

Alors je frappai. Avant que le doute ne paralyse mes membres, je brandis Alkaladur et d’un mouvement vif l’abaissai en direction de la coupe. Kane m’avait appris à manier mon épée avec une précision presque parfaite et j’avais fait en sorte que la lame n’entame la perle que sur une épaisseur d’un dixième de pouce. Le tranchant incroyable du silustria pénétra dans la substance tendre et la fine enveloppe se brisa plus facilement qu’une coquille d’œuf à la coque. Des éclats de perle tombèrent sur le présentoir de marbre avec un petit bruit. Et une coupe en or massif fit son apparition.

« Oh ! Seigneur ! Oh ! Seigneur ! »

Ignorant l’expression de stupeur sur le visage de Maram, Kane s’en saisit. En un instant, il eut ôté les derniers morceaux de perle accrochés à l’intérieur. La surface étincelante de la coupe était aussi parfaite et aussi lisse que le silustria de mon épée.

« C’est bien la Pierre de Lumière ! » s’écria Maram.

Quelque chose d’étrange s’empara alors de Kane. Sur son visage brûlaient l’émerveillement, le doute, la joie, l’amertume et la crainte. Après un long moment, il me tendit la coupe. À l’instant où mes mains se refermèrent autour d’elle, je sentis quelque chose de liquide, doux comme de l’or, se déverser dans mon âme.

« J’aimerais tant qu’Alphanderry soit là », dis-je.

La fraîcheur de l’or de la coupe paraissait m’ouvrir l’esprit ; j’entendais résonner en moi les notes de la dernière chanson d’Alphanderry.

Quand Atara s’empara à son tour de la coupe, j’aperçus Flick qui tournoyait au-dessus de nous comme il le faisait au son de la musique d’Alphanderry. Son exaltation n’avait rien à envier à la mienne. Puis les gros doigts de Maram se refermèrent autour de la coupe et il s’écria de nouveau, plus fort cette fois : « La Pierre de Lumière ! La Pierre de Lumière ! »

Après nous être rapidement concertés, nous décidâmes qu’il fallait retrouver Liljana et maître Juwain. Mais ce furent eux qui nous retrouvèrent. En entendant des bruits de pas dans la salle voisine qui contenait des recueils de poésie, Maram cacha rapidement la coupe dans une des poches de sa tunique et d’un air coupable balaya les éclats de perle sur le présentoir pour les glisser dans son autre poche. Cependant, en voyant Liljana puis maître Juwain entrer dans la pièce, il eut un soupir de soulagement et cessa de dissimuler les traces de notre sacrilège. Il sortit la coupe et leur dit : « J’ai trouvé la Pierre de Lumière ! Regardez ! Regardez ! Regardez et réjouissez-vous ! »

Tandis que maître Juwain écarquillait ses grands yeux gris, je contemplai de nouveau la coupe en or et m’imprégnai de sa beauté. Ce fut l’un des moments les plus heureux de ma vie.

« Alors c’est pour ça que vous faites tant d’histoires, dit maître Juwain en l’examinant. On vous a cherchés partout. Vous ne savez pas qu’il est plus de midi ? »

Dans la pièce sans fenêtres, le temps semblait s’être évanoui dans les profondeurs de la coupe que Maram levait triomphalement. Pour s’excuser d’avoir manqué notre rendez-vous près de la statue du roi Eluli, il répéta : « J’ai trouvé la Gelstei !

— Comment ça, tu l’as trouvée ? lui demanda Atara.

— Eh bien, je veux dire, heu… que j’ai été le premier à la toucher. Le premier à la voir.

— Tu as été le premier à la voir ? » continua Atara.

Elle expliqua alors que c’était Kane qui l’avait saisie le premier après que j’eus cassé la perle. Comment savoir qui l’avait vue en premier ? C’était indigne, dit-elle, de se disputer pour déterminer qui avait trouvé la Pierre de Lumière.

« À mon avis, personne n’a trouvé la Pierre de Lumière », déclara maître Juwain.

Maram le regarda d’un air si éberlué qu’il faillit lâcher la coupe. Atara et moi nous serrâmes la main comme pour nous convaincre que maître Juwain s’était ruiné la vue à force de lire des livres toute la journée. Et Kane se contenta de fixer la coupe de ses yeux noirs pleins de mystère et de doute.

Pendant que Liljana se rapprochait, maître Juwain prit la coupe des mains de Maram. Il leva les yeux vers nous et demanda : « Lui avez-vous fait passer l’épreuve ?

— C’est la Gesltei, maître, dis-je. Qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ?

— Si c’est la gelstei d’or, rien ne doit pouvoir l’entamer. Rien ne doit pouvoir l’érafler, pas même le silustria de votre épée.

— Mais Val l’a déjà frappée de son épée ! s’exclama Maram. Et regardez, il n’y a pas de marque ! »

En réalité, le tranchant d’Alkaladur n’avait pas vraiment touché la coupe. Comme je voulais savoir s’il s’agissait réellement de la Pierre de Lumière, je tirai de nouveau mon épée de son fourreau et tandis que maître Juwain tenait fermement la coupe dans ses mains, je fis glisser la lame en travers. Une minuscule éraflure apparut alors sur l’or.

« Je ne comprends pas ! » dis-je. Le vide que je ressentis soudain au creux de l’estomac me donna l’impression de dégringoler d’une falaise.

« Je crains que vous n’ayez trouvé là l’une des fausses Gelstei, m’expliqua-il. On en a fabriqué plusieurs autrefois. »

Il raconta alors qu’à l’Âge de la Loi, pendant les cent ans de règne de la reine Atara Ashtoreth, les anciens avaient eux aussi leurs quêtes. La plus importante d’entre elles consistait à retrouver l’essence de l’Unique et à la mettre en forme. C’est ainsi qu’ils avaient consacré tout leur art à la fabrication de la gelstei d’or. Après de nombreuses tentatives, le grand alchimiste Ninlil Gurmani avait réussi à produire une gelstei d’argent avec un reflet d’or. Elle n’avait aucune des propriétés de la véritable gelstei d’or, mais on pensait que la Pierre de Lumière tirait peut-être son pouvoir de sa forme plutôt que de son seul matériau. On donna donc à ce silustria doré des formes de coupes et de bols à l’image de la Coupe merveilleuse. Mais en vain.

« Je crains qu’il n’y ait qu’une Pierre de Lumière, conclut maître Juwain.

— Bon, fit Kane, les yeux fixés sur la petite coupe qu’il tenait. Bon.

— Mais regardez ! dis-je en pointant mon épée vers la coupe. Regardez comme elle s’illumine ! »

Et en effet, l’argent de mon épée brillait plus fort. Mais maître Juwain la contempla en secoua lentement la tête : « Vous rappelez-vous le poème d’Alphanderry ? me demanda-t-il.

 

— L’épée d’argent, faite de lumière d’étoile

Chercha ce qui fait la lumière stellaire,

En sa présence elle flamboya, se réchauffa

Jusqu’à briller d’un blanc étincelant.

 

— Elle se réchauffe, elle flamboie mais elle ne brille pas d’un blanc étincelant, n’est-ce pas ? »

Examinant alors le reflet d’argent de mon épée, je dus reconnaître que non.

« Cette coupe est en silustria, dit maître Juwain. Et même un silustria très particulier. C’est pour cela que votre épée se trouve en forte résonance avec elle. C’est ce qui vous a mené jusqu’à cette pièce, loin de l’endroit où se trouve réellement la Pierre de Lumière. »

En moi le vide se fit abyssal et mon malaise se répandit jusqu’au tréfonds de mon âme. Et puis, brusquement, les paroles de maître Juwain et l’éclat qui luisait dans ses yeux prirent tout leur sens.

« Que dites-vous, maître ?

— Je dis que je sais où Sartan Odinan a caché la Pierre de Lumière. » Il reposa la coupe sur son présentoir et sourit à Liljana. « Nous savons où elle se trouve. »

Je finis par remarquer que Liljana tenait à la main un livre à la reliure en cuir craquelé. Elle le lui tendit en disant : « Apparemment, maître Juwain est encore plus érudit que je ne pensais. »

Ravi de son compliment, maître Juwain se mit à nous parler des recherches qu’il avait effectuées dans la Bibliothèque ce jour-là - et pendant les jours où j’étais resté inconscient dans l’infirmerie.

« J’ai commencé par essayer de lire tout ce que les Bibliothécaires ont rassemblé sur Sartan Odinan. En attendant que Val revienne à lui, j’ai dû lire une trentaine d’ouvrages. »

Une remarque anodine dans l’un d’eux l’avait amené à penser qu’avant de se détourner du droit chemin et de rejoindre les prêtres Kallimuns, Sartan avait été élève d’une confrérie. Cette formation l’avait beaucoup marqué. Maître Juwain s’était donc demandé si, confronté à une situation désespérée et cherchant un endroit où cacher la Pierre de Lumière, Sartan n’avait pas trouvé refuge auprès de ceux qui lui avaient servi de maîtres quand il était enfant. C’était une hypothèse extraordinaire qui devait se révéler vraie.

Maître Juwain avait ensuite épluché le Grand Index de la Bibliothèque à la recherche de références à Sartan dans les écrits des Frères. Il en avait trouvé une mentionnant le récit d’un certain maître Todor qui vivait à l’époque la plus sombre de l’Âge du Dragon, alors que les Sarni menaçaient Tria après avoir une fois de plus forcé la Longue Muraille. La référence indiquait que maître Todor avait réuni toutes les histoires se rapportant à la Pierre de Lumière et en particulier les mythes traitant de ce qui lui était arrivé.

Maître Juwain mit une demi-journée à localiser la grande œuvre de maître Todor parmi les rayons de la Bibliothèque. Il y trouva le nom d’un certain maître Malachi, puni par ses supérieurs pour avoir fait preuve d’un intérêt inconvenant pour Sartan qu’il considérait comme un personnage tragique. En fouillant une salle adjacente à l’aile nord, maître Juwain avait découvert quelques-uns des ouvrages de maître Malachi dont les titres, sinon le contenu, avaient été indexés. Dans le Bon Renégat, maître Juwain tomba sur un passage parlant d’un certain maître Aluino dont on disait qu’il avait vu Sartan avant sa mort.

« À ce moment-là, j’ai eu peur d’être arrivé au bout de cette piste, nous confia maître Juwain en jetant un regard à la fausse Gelstei. En effet, je n’ai trouvé aucune référence à maître Aluino dans le Grand Index. Ce n’est pas surprenant. Il doit exister un million de livres auxquels les Bibliothécaires n’ont jamais eu accès, et ce nombre augmente chaque année.

— Qu’est-ce que vous avez fait, alors ? lui demanda Maram.

— Qu’est-ce que j’ai fait ? répondit maître Juwain. Réfléchissez, Frère Maram. Sartan s’est échappé d’Argattha avec la Pierre de Lumière en l’an 82 de cet âge – en tout cas, c’est ce qu’on raconte. Je savais donc à peu près à quelle époque vivait maître Aluino. Vous suivez ?

— Heu… non, je suis désolé, je ne vois pas.

— Eh bien, reprit maître Juwain, j’ai pensé que maître Aluino tenait probablement un journal, comme nous autres, Frères, sommes encore encouragés à le faire aujourd’hui. »

Maram baissa les yeux vers le sol d’un air confus. Il était évident que lui trouvait toujours d’autres manières d’occuper ses heures libres de la nuit.

« Et puis, continua maître Juwain, je me suis dit que si tel était le cas, il y avait une chance pour que ce journal ait abouti à la Bibliothèque.

— Aha, fit Maram en levant les yeux et en hochant la tête.

— Il y a une salle donnant sur l’aile ouest où les vieux journaux sont conservés et classés par siècles. J’ai passé la plus grande partie de la journée à chercher celui de maître Aluino. À chercher et à lire. »

Là-dessus, il brandit fièrement le journal qui sentait le moisi et l’ouvrit à une page qu’il avait marquée. Il le manipulait avec beaucoup de précautions car le papier était vieux et fragile.

« Regardez, dit-il, il est écrit en ardik occidental ancien. Maître Aluino vivait dans le sanctuaire de la Confrérie de Navuu à Surrapam. Il y était maître guérisseur. »

Oh non ! pensai-je, ce n’est pas possible. Navuu se trouvait à cinq cents milles de Khaisham, de l’autre côté du Désert Rouge, dans des terres tombées aux mains des pillards des armées hespéruks.

« Eh bien, demanda Atara, que dit le journal ? »

Maître Juwain se racla la gorge : « Cette entrée date du 15 valte de l’année 82 de l’Âge du Dragon. » Et il commença à lire en traduisant au fur et à mesure :

 

« Aujourd’hui, on m’a amené un homme venu se réfugier au sanctuaire. Il était grand, avec une barbe sale, et vêtu de haillons. Ses pieds étaient en sang. Quant à ses yeux, ils étaient tristes, désespérés, fous. C’étaient des yeux de déments. Il avait le corps gravement brûlé par le soleil, en particulier le visage et les bras. Mais le pire, c’étaient ses mains. Il avait sur les paumes et les doigts d’étranges brûlures qui ne se refermaient pas. Avec de pareilles blessures, n’importe qui serait devenu fou.

Toutes mes médecines ne purent rien pour lui ; la varistei elle-même n’eut aucun effet car j’appris bientôt que ces blessures appartenaient non seulement au corps mais à l’âme. N’est-ce pas étrange que le corps ne résiste pas quand l’âme a décidé de mourir ?

Je crois qu’il était venu dans notre sanctuaire pour mourir. Il prétendait avoir été l’élève d’une école de Frères d’Alonie quand il était enfant ; il répéta plusieurs fois qu’il était revenu parmi les siens. Ou plutôt, il bredouilla, car son discours était en grande partie incohérent, et ce qui était cohérent était incroyable. Je l’ai écouté délirer pendant quatre jours et j’ai réussi à reconstituer l’histoire qu’il voulait me faire croire, et à laquelle il croyait, je pense.

Il disait s’appeler Sartan Odinan, comme le prêtre Kallimun qui avait réduit en cendres Suma avec une pierre de feu pendant l’invasion de l’Alonie par le Dragon Rouge. Sartan le Renégat qui s’était repenti de son horrible crime et avait trahi son maître. On croyait que Sartan s’était tué pour expier sa faute, mais cet homme racontait une tout autre histoire. »

 

À ce moment-là, maître Juwain leva les yeux du journal : « N’oubliez pas, précisa-t-il, que ceci a été écrit peu de temps après que Kalkamesh se fut lié d’amitié avec Sartan et qu’ils eurent pénétré dans Argattha pour récupérer la Pierre de Lumière. À l’époque cette anecdote était peu connue. Le Dragon Rouge venait seulement de commencer à torturer Kalkamesh. »

Le regard figé que Kane posa sur maître Juwain à cet instant me rappela la Chanson de Kalkamesh et de Télémesh qu’il avait demandé au ménestrel Yashku d’interpréter dans la grande salle du duc Rézu. Je ne pus m’empêcher de penser à l’immortel Kalkamesh crucifié sur le versant rocheux du Skartaru et libéré par un jeune prince qui deviendrait l’un des plus grands rois de Mesh.

« Permettez-moi de reprendre au moment crucial, dit maître Juwain en tapotant le journal du doigt. Vous savez déjà comment Kalkamesh et Sartan ont trouvé la Pierre de Lumière enfermée dans le cachot.

 

Il raconta donc qu’à l’instant où lui et le mythique Kalkamesh ouvraient les portes du cachot, ils furent découverts par les gardes du Dragon Rouge. Alors que Kalkamesh se retournait pour les combattre, il attrapa la Coupe merveilleuse et s’enfuit par où ils étaient venus, en direction de la salle du trône du Dragon Rouge. Car cet homme, qui prétendait avoir été autrefois Grand Prêtre des Kallimuns, était retombé dans l’erreur et convoitait de nouveau la Coupe pour lui tout seul.

Arrive alors la partie la plus incroyable de son récit. Au moment où il touchait la Coupe merveilleuse, dit-il, elle s’était mise à briller d’un blanc doré et lui avait brûlé les mains. Ensuite, ajouta-t-il, elle était devenue invisible. Il prétendit l’avoir posée sur le trône, ravi de se débarrasser de cet objet à la beauté diabolique, comme il l’appelait. Après cela, il avait fui Argattha en abandonnant Kalkamesh à son sort. Puis, m’expliqua-t-il, il avait traversé le Désert Rouge et les Montagnes du Croissant pour aboutir à notre sanctuaire.

Difficile de croire à cette histoire, même partiellement. Le mythe d’un homme immortel appelé Kalkamesh, par exemple ; seuls les Elijins et les Galadins ont atteint à l’immortalité de l’Unique. Et puis, il est impossible d’entrer dans Argattha comme il l’a dit puisque la forteresse est gardée par des dragons. Et il n’est dit nulle part que la Coupe merveilleuse a le pouvoir de devenir invisible.

Pourtant, il reste ces étranges brûlures sur ses mains. Dans son histoire, il y a une chose à laquelle je crois : que son désir de posséder la Pierre de Lumière lui a brûlé l’âme et le corps et l’a rendu fou. Peut-être a-t-il réussi à traverser le Désert Rouge. Peut-être a-t-il vu l’image de la Pierre de Lumière sur quelque rocher ardent ou sur un fer incandescent et a-t-il tenté de s’en emparer. Dans ce cas, son âme en a été marquée trop profondément pour que mes pouvoirs de guérisseur puissent le soigner.

Je suis vieux maintenant et j’ai le cœur fatigué ; ma varistei n’a pas le pouvoir de m’empêcher de faire le voyage que nous devons tous faire et que j’entreprendrai probablement bientôt. Le mois prochain peut-être, ou peut-être demain, je partirai vers les étoiles retrouver mon patient condamné. Mais avant, je souhaite noter ici la leçon que ce pauvre diable m’a donnée à son insu : l’immense danger qu’il y a à convoiter ce qu’aucun homme n’est destiné à posséder. Bientôt je rejoindrai l’Unique et trouverai auprès de lui une lumière plus éblouissante que toutes celles que pourraient contenir une coupe ou une pierre. »

Maître Juwain cessa de lire et referma son livre. Dans cette pièce où étaient exposés des objets anciens, le silence était presque total. Flick tournoyait lentement près de la fausse Gelstei et le monde entier semblait tourbillonner avec lui. Atara avait le regard fixé sur le mur, comme si son marbre lisse était devenu invisible comme la Pierre de Lumière décrite par le patient de maître Aluino. Les yeux de Kane lançaient des éclairs de frustration et de haine et je ne pus supporter son regard. En me retournant, je vis que Maram tirait nerveusement sur sa barbe et que Liljana souriait ironiquement comme pour cacher une grande peur.

Soudain, dans cette petite pièce où régnaient des odeurs de poussière et de défaite, on entendit dans le lointain le son éclatant des clairons et le bruit sourd des tambours de guerre annonçant un funeste destin : Boum, boum, boum. Je sentis mon cœur battre encore et encore au même rythme épouvantable.

Maram fut le premier à rompre le silence. Montrant le journal dans les mains de maître Juwain, il dit : « L’histoire de ce fou ne peut pas être vraie, n’est-ce pas ? »

Si, pensai-je en écoutant mon cœur et les palpitations du monde, elle est vraie.

« Oh, non ! Non, non, non ! marmonna Maram, ce serait trop affreux de penser que la Pierre de Lumière est restée à Argattha. » boum ! boum ! boum !

Je jetai un coup d’œil sur la fausse Gelstei posée sur son présentoir. Au moment où Maram disait : « Alors la Quête est terminée, il n’y a plus d’espoir », je saisis la garde de mon épée.

Mon regard passa de Maram à maître Juwain, Liljana, Atara et Kane. Je ne vis d’espoir sur aucun de leurs visages ; dans leurs cœurs, seul battait le désespoir.

Nous restâmes là longtemps, sans savoir ce que nous attendions. Atara semblait plongée dans quelque terreur secrète. Chez maître Juwain lui-même, la fierté de la découverte avait cédé la place à ce que cela impliquait et une profonde mélancolie l’avait envahi.

Des bruits de pas résonnèrent dans la salle voisine. Quelques instants plus tard, un jeune Bibliothécaire d’une douzaine d’années entra dans la pièce. « Sar Valashu, annonça-t-il, lord Grayam vous prie de vous réfugier avec vos compagnons dans le donjon ou de le rejoindre sur les remparts si vous le désirez. »

Puis il nous informa que les armées du comte Ulanu venaient d’attaquer.