17

Etre plongé dans l’obscurité est ce qui peut arriver de plus cruel. La cécité soudaine de Morjin le terrifia. Agitant sa main devant son visage, il cria : « Gardes ! À moi ! À moi ! »

Comme des insectes aveugles se contorsionnant dans tous les sens, ses gardes réussirent à se rassembler autour de lui en trébuchant et à le protéger en brandissant frénétiquement leurs lances. Plusieurs de ces pointes recouvertes d’acier transpercèrent la main ou l’œil d’un garde voisin et leurs cris retentirent également dans la salle. Comprenant que je ne disposais que de quelques instants avant qu’ils ne recouvrent la vue, je fonçai du trône vers le cercle où Atara, Ymiru et maître Juwain étaient attachés à l’autre bout de la pièce.

Au bruit de mes bottes sur le sol, trois gardes donnèrent des coups de lance au hasard pour m’arrêter. Parant leurs gestes maladroits, je les abattis d’un coup d’épée. Puis, me frayant un chemin entre d’autres gardes, j’atteignis la pierre levée qui retenait Atara. D’un mouvement extrêmement sûr, je fis tournoyer Alkaladur à deux reprises et le silustria incroyablement acéré trancha ses chaînes avec un crissement et un bruit sec d’acier brisé. Passant mon bras autour de ses épaules, je la guidai jusqu’aux pierres d’Ymiru et de maître Juwain que je délivrai de la même manière.

Quatre autres gardes tentèrent de m’empêcher de passer – à moins qu’aveuglés, ils ne se soient jetés sur moi en essayant de fuir. J’ensanglantai mon épée en l’enfonçant dans leurs corps chauds et humides. Ensuite, je menai Atara, puis maître Juwain et Ymiru, toujours éblouis, vers la partie du cercle où nos armes et nos gelstei avaient été empilées.

En un instant, je saisis le gros gourdin de combat d’Ymiru et le plaçai dans la main qui lui restait. Quand ses doigts énormes se refermèrent sur son manche, il recouvra brusquement la vue.

« Maintenant, il va y avoir du sang ! » rugit-il tandis que ses yeux retrouvaient la lumière. Pendant que je glissais son cristal violet dans la poche de sa ceinture, il jeta un regard menaçant sur les gardes à côté de lui. « Maintenant, ils vont savoir ce que c’est que l’horreur ! »

Pendant que maître Juwain repérait sa gelstei verte sur le sol taché de sang, Ymiru leva son gourdin et se mit à frapper les gardes de Morjin avec une férocité terrifiante. La chair et les os éclataient comme des coquilles d’œuf avec un craquement écœurant et des morceaux de chair volèrent dans l’air. Quatre autres hommes tombèrent comme des poulets matraqués. Les gargouilles sculptées sur les murs et les piliers de la salle, sans parler des statues des Galadins déchus, souriaient de leur sourire hideux à la vue de cette scène sanglante qui aurait fait perdre courage au plus endurci.

Et pendant tout ce temps, Morjin continuait à hurler : « Gardes ! À moi ! À moi !

— Maître Juwain ! m’écriai-je alors qu’il mettait son cristal devant le visage d’Atara pour arrêter les saignements. Ne vous éloignez pas ! »

Son oreille torturée encore dégoulinante de sang, il hocha la tête.

« Atara ! dis-je en plaçant son épée dans sa main, reste près de moi ! »

J’avais peur qu’elle ne soit trop faible pour rester debout et je ne savais pas trop comment je pourrais la protéger en même temps que la Pierre de Lumière dans la bataille qui se préparait autour de nous. C’est alors qu’elle m’étonna en allant sans hésiter récupérer son arc et ses flèches comme si elle pouvait les voir étalés sur le sol. Elle attacha son carquois avant de tourner son visage aux orbites vides vers moi : « Non, Val, reste avec les autres. J’ai des hommes à tuer. »

Souriant tristement, elle s’éloigna de moi, puis se mit à courir, évitant ou transperçant de son épée les gardes qui se mettaient en travers de son chemin. Quand elle eut réussi à sortir du cercle, elle fonça vers le trône de Morjin.

Comment est-ce possible ? me demandai-je. Comment quelqu’un privé de la vue peut-il voir ?

Mais je n’avais pas le temps de réfléchir à ce mystère. Tandis qu’Atara montait les marches du trône quatre à quatre, sautait sur le siège et escaladait la gueule du dragon pour s’asseoir sur sa tête, nos ennemis recouvraient la vue un à un. Quelques-uns eurent l’audace de s’attaquer à Ymiru et à moi, et ils le payèrent immédiatement de leur vie. Mais bientôt tous les membres de la garde de Morjin pourraient nous voir et nous charger ensemble avec leurs lances et leurs hallebardes. Et ils auraient probablement raison de nous.

« À moi ! appela une voix forte pareille au rugissement d’un lion. Val ! À moi ! »

De l’autre côté du cercle, en direction des piliers et de la porte est de la salle, Kane avait lui aussi recouvré l’usage de ses yeux. Et sans perdre de temps ni s’apitoyer, il s’était mis à tailler en tranches les hommes de Morjin. Au moins sept d’entre eux gisaient morts sous son épée dégoulinante. Cependant, ses efforts ne visaient ni les lanciers ni les hallebardiers. En fait, il semblait essayer de se frayer un passage jusqu’à Morjin qui se tenait au centre du cercle rituel, entouré de plusieurs rangées de gardes encore sous l’effet de l’éblouissement.

« Val, si vous le pouvez, tuez d’abord les Gris ! » cria Kane. Les treize Gris étaient regroupés entre Morjin et lui. Sans la colère de Liljana qui luttait avec Maram à ses côtés, ces hommes terrifiants auraient pu nous paralyser tous. Elle tendait sa pierre bleue devant elle. Je pouvais presque sentir la gelstei entrer en résonance avec la Pierre de Lumière qui était contre mon cœur et en tirer une force extraordinaire. Pareille à une étoile bleue et chaude, elle semblait irradier d’un rayonnement surnaturel. L’attaque de Liljana contre l’esprit des Gris était si violente qu’ils prirent leur tête entre leurs mains et se mirent à hurler, impuissants. Kane hurla lui aussi : « À moi ! » Puis, couvert par Maram qui se battait furieusement à ses côtés, il finit par franchir le cercle de gardes autour des Gris et par affronter leurs grands couteaux avec son épée beaucoup plus longue. Il ne lui fallut que quelques instants pour les tuer tous.

Quand le dernier fut tombé, Liljana rejoignit Kane et posa son regard sur Morjin. La Bête ignoble brailla alors : « Sors de mon esprit, sorcière ! »

Je pus presque sentir le souffle du feu que Morjin dirigea mentalement sur Liljana. Pendant un moment, elle demeura complètement pétrifiée. C’était comme si elle était en train de se tordre dans les flammes de l’enfer. Puis elle l’attaqua avec son feu à elle, terrible.

Les gardes étaient maintenant beaucoup plus nombreux à avoir recouvré la vue et ils resserraient les rangs pour protéger leur seigneur. Kane, Maram et Liljana furent obligés de reculer de quelques dizaines de mètres en direction du trône. Ymiru et moi, suivis de maître Juwain, réussîmes à nous frayer un passage autour du cercle et à les rejoindre à trente mètres du trône et à peu près à la même distance de la rangée de piliers à l’est. C’était un endroit découvert où nous n’étions entourés que par la pierre noire et nue du sol. Derrière nous se dressait le trône du dragon sur lequel Atara se tenait debout, son grand arc courbe à la main, et devant nous il y avait le groupe des gardes abritant Morjin à l’intérieur du cercle. Je compris qu’il serait inutile de reculer davantage : les hommes de Morjin auraient tôt fait de nous acculer dans le coin de la salle. J’appelai alors les autres à se disposer en forme d’étoile à cinq branches. Je me plaçai en face de Morjin avec Kane à ma droite et Ymiru à ma gauche. Maram et Lijana se mirent à l’arrière et maître Juwain au centre de l’étoile.

À cet instant, Atara décocha sa première flèche. Elle traversa l’air comme un éclair et transperça la tête d’un grand garde debout devant Morjin. Atara cria : « Soixante et un ! » Puis, très rapidement, trois autres flèches sifflèrent et se fichèrent dans les gardes autour de Morjin. Elle aurait tué le Dragon Rouge en personne si Morjin et ses prêtres ne s’étaient pas baissés derrière leur bouclier humain.

« Atara ! hurlai-je. Tue d’abord les capitaines ! »

Je ne sais pas comment ses flèches atteignirent ces quatre hommes bardés de fer. Et il ne lui fallut que six flèches supplémentaires pour les renvoyer dans les étoiles. Tandis que la mort pleuvait autour de Morjin, recroquevillé au centre du cercle, sa peur résonnait dans la pièce.

Il fut peut-être la dernière personne de la salle à recouvrer la vue. Quand il y parvint enfin, l’un de ses prêtres lui montra Atara, debout sur son trône, son grand arc à la main comme un ange de la mort, et il cria : « Tuez-la !

— Kane ! » appelai-je. Il ne restait plus de capitaine pour mener la charge contre Atara. Dans quelques instants seulement, Morjin verrait quelle stratégie employer pour gagner : il utiliserait une vingtaine des soixante-dix gardes qu’il lui restait pour foncer vers le trône et tuer Atara. Ensuite, débarrassé de sa pluie de flèches mortelles, il pourrait envoyer le reste de ses gardes contre nous. Très vite, ils nous encadreraient et nous anéantiraient en une attaque bien coordonnée.

« Tout le monde à l’attaque ! » lançai-je.

Je fonçai le premier dans le paquet d’hommes regroupés autour de Morjin et de ses prêtres. Quatre gardes brandirent leurs lances dans ma direction. Je fis tournoyer Alkaladur et d’un seul coup me frayai un passage entre les pointes des lances ; en ramenant mon épée, je tranchai la tête de l’un des gardes et traversai complètement le bras d’un autre avant de l’enfoncer profondément dans sa poitrine. Sur ma droite, Kane en tailla rapidement en pièces deux autres pendant que le gourdin d’Ymiru s’abattait et réduisait en bouillie sanglante l’un des hallebardiers.

Quelques gardes avaient tenté de former un cercle autour de nous de leur propre chef. Liljana transperça le cou de l’un d’eux tandis que Maram se battait contre l’épée et la lance de deux autres. Je le sentais animé d’une grande force. Il tranchait, paraît et se fendait tout en grondant comme un ours. Malgré sa fêlure et grâce à la présence de la Pierre de Lumière, sa gelstei semblait transmettre un peu de son feu à son cœur et à ses membres. Poussant soudain un grognement, il transperça de part en part la poitrine d’un ennemi de son épée avant de la retirer pour parer un coup de lance et la planter dans l’œil de son propriétaire.

Nous en avions tué un bon nombre, mais il en restait encore beaucoup. Les yeux de pierre d’Angra Mainyu, observant la bataille, auraient probablement constaté que notre infériorité numérique était encore considérable. Mais je savais que le nombre était en notre faveur, car nous n’étions pas seulement six guerriers contre soixante. À côté de moi, Kane combattait avec la fureur et la force de dix hommes et tout ce qu’il m’avait enseigné se retrouvait dans la vitesse et la précision d’Alkaladur qui attaquait et tranchait avec l’efficacité de dix épées. Mon père aussi était près de moi, ainsi que son maître d’armes Lansar Rashaaru, Asaru, Karshur, Yarashan et tous mes frères. Ma mère luttait avec moi comme une lionne, lançant ses encouragements et ses avertissements, me protégeant et m’enjoignant de vivre à tout prix pour rentrer à la maison auprès d’elle. En réalité, c’était toutes les armées Valari qui étaient dans la salle ce jour-là, les Ishkans avec les Meshiens, les Waashiens et les guerriers de Kaash ; c’était comme si nous enfoncions dix mille kalamas à l’acier étincelant dans l’âme de notre ennemi de toujours.

Dans une bataille, la panique est une chose terrible. Les vainqueurs la suscitent chez les vaincus au moyen du bruit terrifiant des épées qui s’entrechoquent, du rugissement de lion de leurs cœurs et de l’éclat de leurs yeux. Elle se répand parmi les battus comme une maladie : ici un garde hurle son désarroi tandis qu’un autre éclabousse son voisin d’un jet de sang ; là un hallebardier titube dans l’air et un lancier recule, imaginant se mettre à l’abri au milieu des autres alors que nombre d’entre eux commencent à tomber eux aussi ou même à s’enfuir en courant. La panique se répand également du commandement à la base comme un feu de broussailles. Quand un roi perd courage sur le champ de bataille, il n’a aucune chance de victoire.

Alors que le gourdin d’Ymiru écrasait l’acier et que mon épée transperçait l’armure des gardes comme du drap, alors que les flèches d’Atara traversaient l’air en sifflant, abattant gardes et prêtres comme la foudre descendue des cieux, une peur épouvantable de la mort s’empara de Morjin. Je la sentis prendre vie dans sa poitrine et s’étendre par vagues aux hommes serrés autour de lui. En fait, ils se battaient davantage comme des bêtes affolées que comme des hommes, se regroupant, hurlant et s’agglutinant autour de Morjin. Couvrant le tumulte des lances et des épées qui s’entrechoquaient, sa voix retentit alors : « Reculez ! Reculez jusqu’à la porte ! »

Le commandant qui n’a pas une vue d’ensemble des forces déployées contre l’ennemi voit la bataille comme un gros nuage bouillonnant d’incertitude. Pour le guerrier pris dans le ballet des épées et dans le sang, la bataille est un tunnel de feu. Moi qui tenais l’Épée de Lumière entre mes mains, je voyais soudain le combat qui faisait rage dans la salle du trône de Morjin à la fois de très haut, comme un aigle, et du point de vue d’un chevalier se battant furieusement épée contre épée. Et ceci, avec une netteté étonnante. Devant moi, le groupe d’hommes se déplaça de quelques mètres vers le sud-ouest et je compris que Morjin avait l’intention de fuir par la porte menant à ses appartements privés plutôt que par la sortie ouest de la pièce. L’un de ses prêtres avait déjà quitté le cercle et s’était précipité pour ouvrir cette porte. Malgré les gardes serrés les uns contre les autres qui m’empêchèrent de le voir s’enfuir, j’entendis le martèlement de ses bottes sur le sol en même temps que le claquement funeste de la corde de l’arc d’Atara. Et je le « vis » s’écrouler sur le sol, les mains sur sa poitrine transpercée par la flèche. De la même manière, je pris conscience de Liljana derrière moi qui glissait son épée sous les défenses d’un garde et enfonçait sa lame dans son ventre à travers la cotte de mailles. Son hurlement fut aussi étranglé et profond que la masse de ses intestins brusquement perforés. À côté, aux prises avec un maître guerrier, Maram rendait coup pour coup. Il se battait avec une fureur et une habileté que je ne lui connaissais pas et le bruit métallique et régulier des lames se répercutait dans mon sang. En réalité, à cet instant, avec son épée brillante et son cœur enflammé, il combattait comme un chevalier Valari. Il tua soudain son adversaire d’un coup vif et se retourna pour croiser l’épée avec un autre.

Dans cette bataille désespérée, nous bénéficiâmes de deux soutiens inattendus. Du centre de l’étoile dont Kane, Liljana, Maram, Ymiru et moi formions les cinq pointes, la gesltei verte de maître Juwain rayonnait, insufflant à nos membres fatigués et à notre âme une énergie nouvelle. Et pendant que nous nous dirigions, pouce par pouce, vers la porte des appartements de Morjin, Daj jaillit brusquement de derrière un pilier et s’empara d’une lance abandonnée. Puis, sans pitié, il entreprit d’achever les blessés et les mourants qui gisaient sur le sol en gémissant. L’un des gardes, indigné par sa témérité, se rapprocha et visa sa tête avec sa hallebarde. Daj se baissa, évitant le coup, et frappa vers le haut avec sa lance. Celle-ci atteignit le garde à l’aine. Il poussa un cri de colère terrifiant et le coup qu’il assena en retour aurait ouvert le crâne de Daj si Ymiru ne s’était approché pour l’assommer avec son terrible gourdin.

« Val ! » appela Kane sur ma droite. Son épée cingla l’air et une main vola dans l’espace. « Ne laissez pas Morjin s’échapper ! »

J’étais plus près de lui que Kane. Dans le groupe d’hommes devant moi, j’aperçus sa tunique dorée. Il était toujours accroupi, s’abritant derrière ses gardes qui se battaient furieusement. Mais quand Atara eut lancé sa dernière flèche, quand son arc puissant eut fait silence, il se redressa et tira son épée. Par-dessus les dix mètres de sol luisant de sang qui nous séparaient, ses yeux croisèrent les miens. Ils déversaient sa haine et quelque chose d’autre : il essayait de me tuer au moyen d’un brusque jet de valarda. Cependant, le silustria étincelant de mon épée nous protégea mes compagnons et moi de cette attaque mortelle. Et quand je brandis Alkaladur haut au-dessus de ma tête, il leva les yeux vers elle et se vit mourir.

Je me battis alors avec une envie violente de le tuer, mais ce n’était pas par désir de vengeance. Ma seule façon de garder la Pierre de Lumière était de tuer mes ennemis, pas à cause de la peur, de la colère ou de la haine mais par sagesse, habileté, nécessité et même par amour – un amour au-delà de l’amour, immense et terrible qui détruirait les êtres malades comme Morjin afin qu’une vie nouvelle et plus belle puisse voir le jour. C’était un serpent venimeux que je devais tuer si je voulais protéger les autres. C’était un récipient fendu incapable de retenir la lumière et ne gardant que les ténèbres. Il avait vécu des âges de trop et il était grand temps que l’Unique fabrique une nouvelle coupe dans cette argile-là.

Ce fut la colère destructrice de l’Unique qui s’empara de moi et se manifesta dans les coups foudroyants de mon épée. Je fis tournoyer Alkaladur et tranchai la tête de l’un des gardes ; je me fendis et enfonçai sa pointe dans la cotte de mailles couvrant la poitrine d’un autre, lui traversai le corps de part en part ainsi que le torse de son compagnon pressé contre lui. En dégageant ma lame avec violence, j’en tuai deux autres. Quelques instants plus tard, un autre garde tenta de parer un coup vif. Mon épée coupa la lame de la sienne avant de s’abattre sur son épaule et de lui fendre le corps en deux. Mon arme terrifiante provoqua la panique parmi les gardes derrière lui. Mais, agglutinés autour de Morjin, ils étaient trop serrés pour pouvoir s’enfuir.

Je comprenais enfin l’idéal valari de grâce, de perfection et de bravoure, non seulement avec ma tête mais avec la douce pression du jade noir de la garde de mon épée entre mes mains, l’élan de mon cœur et dans le tréfonds de mon âme.

Bravoure : je ne faisais qu’un avec la mort que je distribuais ainsi qu’avec l’immense joie de vivre qui coulait en moi. Si je voyais que la lance d’un des gardes allait s’abattre sur mon armure, je ne l’esquivais pas mais faisais confiance à la résistance de ses anneaux d’acier forgés par les maîtres armuriers de Mesh. Cela me permettait de frapper et de trancher moi aussi, faisant tournoyer comme un éclair ma lame d’argent parmi mes ennemis, me fendant, parant et tuant, exécutant ainsi la délicate et cruelle danse de la mort.

Perfection : grâce au don qui m’avait été accordé, rien ne pouvait altérer la parfaite transparence de diamant de ma conscience et de ma volonté d’accomplir mon destin. Toute mon âme était dans mon épée et mon épée était en moi, ce qui me permettait de traverser l’acier et la chair pour me frayer un chemin jusqu’à Morjin.

Grâce : ce combat désespéré des gardes qui criaient, taillaient et tournaient dans tous les sens correspondait à une logique et à un schéma qu’il ne m’appartenait pas de contrôler. Mais comme dans une tempête en pleine mer, il y avait un endroit tranquille autour duquel tourbillonnaient tous les vents de la violence, et cet endroit était en moi. C’est ainsi que je me fondais dans le schéma de la bataille, me coulant avec grâce parmi les hommes comme de l’eau, suivant toujours les canaux rouges de la mort en direction du grand Dragon Rouge nommé Morjin.

Pendant que Kane et mes autres amis se battaient à mes côtés et me couvraient à l’arrière, je me frayai un passage jusqu’à lui. Désormais, seuls deux grands gardes pointant leurs lances sur moi nous séparaient. Regardant derrière eux, je plongeai mes yeux dans les siens ; il attendait l’occasion de me lancer un coup d’épée. Son rictus rageur promettait des tortures sans fin mais il n’avait plus le pouvoir de me les faire ressentir par l’illusion, et il ne l’aurait plus jamais. Sa laideur me stupéfia. Maintenant que nous étions très proches, je savais qu’il ne sentait pas réellement la rose comme ses illusions le laissaient croire. En fait, il exhalait la terrible puanteur de la peur, plus infecte qu’un flux sanglant, putride comme la mort. Elle m’atteignit au plus profond de moi comme un coup de marteau de guerre. Mes os brûlaient du désir de détruire cet être monstrueux. Du cercle de pierre gravé sous nos pieds montait le gargouillis du sang de tous ces hommes morts coulant dans la rigole jusqu’à la gueule du dragon. Cela ressemblait à un rugissement émanant du cœur même de la montagne.

« Morjin ! » m’écriai-je tout en me dégageant un passage entre les deux derniers gardes.

Son cri, renvoyé par la pierre froide de la salle, s’associa au mien : « Valari ! »

Puis nous croisâmes l’épée et ma fureur, plus grande que la sienne, le repoussa dans les gardes massés autour de lui. Le tranchant acéré d’une hallebarde vint s’écraser contre le côté de mon armure, mais je le sentis à peine. Une lance jaillit devant mon visage et je reculai la tête pour la laisser passer sans dommage à quelques pouces de mes yeux. Puis je brandis de nouveau mon épée.

« Val ! » Du haut du trône, la voix forte et claire d’Atara retentit dans la salle comme une cloche. « Il ne faut pas le tuer ! »

Soudain, je me rappelai la prophétie prédisant que la mort de Morjin signifierait la mort d’Ea.

« Val ! »

Certains prétendaient que Morjin était la plus fine lame d’Ea. Et c’était peut-être le cas. Mais à cet instant, la haine qu’il me vouait et son envie implacable d’avoir ma tête le trahirent. Sentant ses intentions meurtrières au fond de ma gorge, je plongeais au dernier moment, évitant ses coups d’épée brutaux. Soudain, me redressant brusquement, je vis une opportunité. Passant par-dessus l’épaule d’un garde qui s’était rapidement approché, j’enfonçai mon épée dans le cou de Morjin. C’était une terrible blessure, une blessure mortelle. Mais elle ne parvint pas à le tuer.

« Ton sort est lié au sien, me cria Atara. Si tu le tues, tu te tues !

— Je m’en fiche ! » hurlai-je.

Je savais qu’elle disait vrai. Je me trouvais au pays de la mort avec tous ceux que j’avais tués. Si je tuais Morjin à cet instant, ce grand être immortel auquel j’étais relié par le poison qui coulait dans mon sang et par les fils sombres du destin, je n’en sortirais jamais. Déjà, ébranlé par le trou sanglant que formaient les muscles et les veines de son cou transpercé, je pouvais à peine me tenir debout, à peine voir. Je levai de nouveau mon épée en arrière.

« Val, si tu les tues, tu me tues ! »

L’avertissement d’Atara parut fendre la roche de la montagne et stopper jusqu’à la rotation de la terre. Je venais soudain de comprendre quelque chose : en perdant la vue, Atara avait atteint à un degré de voyance complètement nouveau. C’est ainsi que même sans yeux, elle avait pu « voir » pour lancer ses flèches sur les gardes de Morjin. Je devinais qu’elle voyait des choses à la fois proches et lointaines dans l’espace et dans le temps. Et maintenant, elle me décochait une autre sorte de flèche. Tandis que j’hésitais et que les gardes de Morjin se rapprochaient pour s’interposer, elle me cria qu’elle m’aimait plus que la vie. Si je mourais, dit-elle, elle mourrait aussi.

Ses paroles me déchirèrent le cœur. Combien de choses encore cette femme magnifique et martyrisée serait-elle amenée à perdre ? Je regardai au-delà du cercle des gardes et aperçus Morjin suffoquant dans son sang et luttant pour respirer. Ses yeux se fermèrent tandis que ses gardes tentaient désespérément de le transporter loin de moi.

« Atara », murmurai-je.

Mon épée s’abaissa et je jetai un regard terrible aux gardes les plus proches pour les dissuader d’approcher. Je savais que je ne pourrais pas tuer Morjin. C’était un bien étrange et bien triste coup du sort que d’être obligé d’épargner la vie de Morjin par compassion pour celle que j’aimais.

« Bon sang, Val ! tonna Kane sur ma droite. Vous le laissez partir ! »

Il s’élança à la suite du groupe de gardes, beaucoup moins nombreux maintenant, qui transportaient le corps grièvement blessé de Morjin vers l’angle sud-ouest de la salle. Un de ses gardes avait finalement réussi à ouvrir la porte de ses appartements. Je saisis brusquement le bras de Kane et plongeai mon regard dans ses yeux noirs remplis de fureur. Il y avait eu assez de morts pour la journée.

« Bon sang ! répéta Kane. Si vous ne pouvez pas le tuer, c’est moi qui le ferai ! »

Dégageant son bras d’un mouvement brusque, il partit à la poursuite de Morjin. Il traversa la salle en courant, abattant sauvagement les quelques gardes qui essayèrent de l’empêcher de passer. Je courus derrière lui. Cependant, quand je le rejoignis, les gardes et les prêtres restants avaient réussi à tirer Morjin dans le couloir ouvert. Une dizaine de gardes se trouvaient devant la porte, attendant leur tour pour s’engager dans le passage. Kane leur tomba dessus, transperçant, découpant et hurlant sa frustration de voir Morjin lui échapper.

« Laissez-le partir ! criai-je. Si vous le suivez, ils vous tueront ! »

Impossible en effet, même pour Kane, de se frayer un passage dans un couloir aussi étroit tenu par autant d’hommes.

« Je m’en fous ! rugit Kane. Morjin doit mourir ! »

Peut-être mourrait-il effectivement de sa terrible blessure, mais il était trop tard pour lui en infliger une autre. Pour sauver la vie de Kane, je m’avançai derrière lui et lui entourai la poitrine d’un bras d’acier. Il se débattit comme un tigre enragé. Quand il parvint à se libérer de nouveau, les derniers gardes s’engouffraient dans le corridor et la porte se referma en claquant devant nous. « morjinnn ! »

Kane hurla le nom de son grand ennemi et bondit vers la lourde porte fermée pour la marteler avec le pommeau de son épée. Puis il se retourna vivement vers moi. Il avait du sang dans les yeux et sur son épée dégoulinante.

« Ça ne va pas ! me cria-t-il en montrant la porte. On aurait pu tous les tuer ! »

De l’autre côté de la salle, à l’est, du haut du trône, la voix claire d’Atara déclara : « Non. Si nous les avions poursuivis, ce sont eux qui nous auraient tous tués.

— C’est vous qui le dites, prophétesse ! » répondit Kane furieux.

Je levai les yeux vers le trône pour voir Atara. Mais elle qui avait vu assez clair pour lancer ses flèches dans la pénombre de la salle et atteindre nos ennemis à la gorge et aux yeux, semblait soudain complètement aveugle. Tâtonnant maladroitement, elle essayait de descendre du trône. Je traversai la pièce en courant pour aller à son aide. Kane se précipita derrière moi. Et quelques instants plus tard, Maram, Liljana et les autres nous rejoignirent et nous nous réunîmes au pied des marches.

« Nous sommes prisonniers ! s’écria Maram en se retournant pour observer les portes verrouillées de la salle. Nous avons tué une centaine d’hommes, et nous sommes toujours prisonniers ! »

Je passai mon bras autour de la taille d’Atara pour l’aider à se tenir droite. Elle avait pratiquement épuisé toutes ses forces. Son beau visage ensanglanté reposait lourdement sur mon épaule.

« Bon, pas tout à fait cent », fit remarquer Kane. Il contemplait les pierres levées et le carnage dont nous étions responsables. De l’autre côté du cercle rituel imbibé de sang, les corps déchiquetés et tailladés de nos ennemis gisaient un peu partout. « En tout cas, pas assez. Il n’y a jamais assez de morts parmi eux. »

Mais pour moi il y avait eu largement assez de morts. Alors que je considérais ceux que j’avais tués, seule ma main sur la garde incrustée de diamants d’Alkaladur m’empêchait de m’écrouler et de les rejoindre.

« Je suis désolée », dit Atara à Kane. Elle parvint à lever la tête et à la tourner vers lui. « Mais j’ai vu… c’est-à-dire, j’ai su que Val devait rester vivant. Vous aussi, Kane, moi et nous tous. Nous devons tous vivre pour garder la Pierre de Lumière pour le Maîtreya. »

En entendant ces mots, je sortis la Pierre de Lumière de sous mon armure. J’avais l’impression qu’il y avait une éternité que je l’avais placée là et il me semblait presque avoir rêvé que je l’avais enfin trouvée. Seul le contact tiède et ferme de la petite coupe en or dans ma main m’assurait de sa réalité.

« Bon », marmonna Kane. Absorbant la lueur dorée de la coupe, ses yeux noirs ressemblaient à deux lunes brillantes. Il paraissait avoir un besoin infini de cette lumière. « Bon. »

Il s’arracha à sa fascination et regarda Atara. « Morjin et les autres ont tué tous les Maîtreya nés sur Ea. Le tuer lui représentait notre meilleur espoir de remettre cette coupe entre les mains du prochain Maîtreya.

— Hespoir » fit Ymiru amèrement. S’appuyant sur son gourdin taché de sang, il détourna son attention du miracle de la Pierre de Lumière pour la reporter sur les grandes portes en bronze de la salle. « Dans combien de temps nous enverra-t-on d’autres gardes ? Dans combien de temps les Prêtres Rouges feront-ils appel à toute l’armée cantonnée au premier niveau ? »

Quittant des yeux la Pierre de Lumière, Maram me regarda et demanda : « Alors il n’y a pas de moyen de sortir d’ici ?

— Il y a bien une sortie », dit Liljana en fixant la Pierre de Lumière. Elle essuya son épée sur une tunique arrachée à l’un des morts et la rengaina. « Un passage secret partant de la salle du trône. Je l’ai vu dans l’esprit de Morjin.

— Où est-il, alors ? lui cria Maram.

— J’ai vu qu’il y en avait un, je n’ai pas vu il était. »

Je baissai le regard vers Daj qui se tenait légèrement derrière Liljana. Il avait encore sa lance meurtrière dans ses petites mains. « Tu sais où est ce passage ? lui demandai-je.

— Non, lord Morjin n’en a jamais parlé. » Soudain, son courage finit par l’abandonner et il se mit à trembler. « Je veux rentrer à la maison ! » dit-il.

Tout en passant un bras autour de lui et en le serrant contre elle, Liljana dit à Atara : « Avez-vous vu la porte de ce passage, petite ?

— Non, je… ne vois rien en ce moment », murmura Atara en secouant la tête.

Maram courut vers le mur près de la porte des appartements de Morjin et se mit à chercher des fissures indiquant l’existence d’une porte secrète. Mais l’immense surface de murs de la salle du trône présentait des fissures un peu partout et était gravée de sillons et de spirales en forme de dragons et d’autres animaux, et la tâche que s’était assignée Maram paraissait désespérée. Maître Juwain vint se placer devant Atara et leva sa varistei au-dessus de sa tête. Une lumière d’un vert éclatant s’en échappait et tombait comme une averse qui aurait pris les couleurs des jeunes feuilles du printemps. Elle lui redonna de l’énergie, mais elle ne réussit pas à lui rendre la vue.

Liljana posa sa main sur l’épaule d’Atara et s’adressa à maître Juwain : « Si Atara ne peut pas trouver son chemin vers des visions de l’au-delà, peut-être pourriez lui rendre la vue de ce monde-ci.

— Moi ? répondit maître Juwain. Comment ?

— En lui faisant pousser de nouveaux yeux. »

Maître Juwain regarda son cristal en secouant tristement la tête. « Je vous l’ai déjà dit, je crains que ma gelstei n’ait pas ce pouvoir.

— Toute seule peut-être pas. Mais la Pierre de Lumière doit avoir ce pouvoir. »

Elle se tourna vers Kane et récita les vers de la Chanson de Kalkamesh et de Télémesh :

 

« L’éclair illumina la pierre d’un éclat merveilleux,

Le prince vit dans la pluie et les larmes

Les mains portant la coupe en or,

Les mains que le guerrier avait retrouvées.

 

Kalkamesh, poursuivit-elle, avait touché la Pierre de Lumière avant son supplice – avant que Télémesh ne le délivre en tranchant ses mains clouées sur la montagne. Et de nouvelles mains lui avaient poussé, n’est-ce pas ?

— Bon, fit Kane tandis que ses yeux s’assombrissaient. Enfin, c’est ce que disent les vieilles chansons.

— C’est bien ainsi que Kalkamesh a acquis ce pouvoir, n’est-ce pas ? répéta-t-elle.

— Comment le saurais-je ? marmonna Kane en secouant la tête.

— Il avait bien ce pouvoir, non ?

— Non, fit Kane rageusement. Vous vous trompez. Vous ne savez rien.

— Je sais ce que je vois. »

En disant ces mots, Liljana tendit le doigt vers le côté de la tête de Kane. Là, dans la fureur du combat, le pansement que maître Juwain avait posé après la première bataille avec les chevaliers au pied de la face nord du Skartaru s’était détaché. Dans la faible lumière entourant le trône, je l’examinai avec attention et fus abasourdi par ce que je vis. Car sous les cheveux blancs de Kane, à l’endroit où l’épée du chevalier lui avait tranché l’oreille, une nouvelle petite oreille rose de la taille de celle d’un enfant était en train de pousser.

« Kalkamesh, dit Liljana en le regardant fixement. Vous êtes Kalkamesh.

— Non, murmura Kane en secouant la tête. Non.

— Morjin vous a parlé comme s’il vous connaissait depuis longtemps. Et vous aussi.

— Non, non, répéta Kane.

— Et la manière dont vous l’avez regardé ! Cette haine. Qui d’autre pourrait le haïr autant ? »

Kane tourna les yeux vers Atara puis vers moi sans rien dire.

« Et la manière dont vous vous battez ! continua Liljana. Qui d’autre pourrait se battre comme Kalkamesh ? »

Kane inclina la tête vers moi et dit : « Valashu Elahad en est capable. »

Je lui rendis son salut et lui demandai : « Etes-vous vraiment Kalkamesh ?

— Non, répondit-il en fixant la Pierre de Lumière. Ce n’est pas mon nom.

— Et quel est votre nom ? Votre véritable nom ? Ce n’est pas Kane, n’est-ce pas ?

— Non, ce n’est pas Kane non plus. »

Le cœur battant au rythme du lointain martèlement que j’entendais de l’autre côté des portes de la salle du trône, j’attendais qu’il poursuive. En lui, une bataille mille fois plus féroce que celle que nous venions de livrer faisait rage.

« Mon nom est Kalkin », murmura-t-il.

Il se redressa avec la prestance d’un roi et pointa son épée en direction de la porte des appartements de Morjin. Et un cri terrible, un seul, jaillit de sa gorge comme un coup de tonnerre et secoua la salle :

« kalkin ! Vous entendez, Morjin ! Mon nom est Kalkin, et je suis venu vous réexpédier dans les étoiles ! »

L’entendre crier ce nom me perça le tympan et me creva le cœur. Quand le silence fut retombé dans la pièce, nous le regardâmes tous, abasourdis. Puis maître Juwain, qui avait la meilleure mémoire de nous tous, se tourna vers lui et dit : « Le Damitan Élu parle de Kalkin. C’était l’un des héros de la Première Quête de la Pierre de Lumière. »

Soudain, je me rappelai ce que le roi Kiritan avait dit à ce sujet : Morjin avait dirigé les héros de la Première Quête mais était devenu fou en voyant la Pierre de Lumière et avait tué Kalkin et tous les autres – tous, sauf l’immortel Kalkamesh.

Alors que maître Juwain commençait à raconter cette vieille histoire, Kane secoua son épée dans sa direction et l’interrompit : « Je vous avais prévenu, une bonne partie de ces vieux contes ne disent pas la vérité. Morjin n’a jamais dirigé cette Quête. Et comme vous pouvez le voir, il n’a pas tué Kalkin.

— Je ne sais pas ce que je vois, répondit maître Juwain en le regardant d’un air étrange. Si vous n’êtes pas Kalkamesh, qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Moi, il est devenu moi ! Vous comprenez ? Après la Première Quête, Kalkin est devenu Kalkamesh. Et un âge plus tard, après Sarburn, quand Kalkamesh a lancé Alkaladur à la mer, il est devenu Kane. Vous comprenez ? »

De plus en plus étonné, je baissai les yeux sur mon épée. Puis, serrant plus fermement la Pierre de Lumière dans ma main, je lui demandai : « Mais si vous êtes réellement Kalkin, le contact de cette coupe ne vous a-t-il pas conféré l’immortalité ? »

Kane, ou plutôt l’homme que je connaissais sous ce nom, se mit marcher en long et en large comme un tigre en cage en jetant de brefs regards furieux vers les portes de la salle. S’arrêtant brusquement, il lança d’une voix rageuse : « Ecoutez, bon sang, et écoutez bien – nous n’avons pas beaucoup de temps ! »

Il contempla le sang noirâtre qui formait une flaque sur le sol comme s’il regardait loin dans le passé, puis il leva les yeux et se mit à parler : « Il y avait autrefois un groupe de frères, un groupe sacré. »

Après un signe de tête à maître Juwain, il poursuivit : « Nous n’appartenions à aucune de vos confréries ; la nôtre était beaucoup plus ancienne. Beaucoup plus ancienne, donc, et beaucoup plus glorieuse. Je… vous – vous ne pouvez pas comprendre… »

De derrière la porte ouest de la salle monta le bruit d’une multitude de bottes martelant le sol. Nous nous serrâmes tous autour de Kane pour écouter ce qu’il avait à dire.

« Je vais dire leurs noms car ils doivent être cités au moins une fois par âge, continua Kane. Nous étions douze : Sarojin, Avérin, Manjin, Balakin et Durrikin d’une part et Iojin, Mayin, Baladin, Nurijin et Garain d’autre part.

— Ça ne fait que dix, fit remarquer Maram.

— Le onzième, c’était moi » répondit Kane. Pointant le doigt vers les appartements de Morjin, il ajouta : « Quant au douzième, vous connaissez son nom. »

De nombreux cris résonnaient maintenant de l’autre côté de la porte est. Je savais qu’on aurait dû chercher le passage secret dont avait parlé Liljana, mais l’éclat argenté de mon épée, dans lequel se reflétait la Pierre de Lumière, me fit comprendre qu’il était peut-être plus important d’écouter Kane.

« Nous arrivâmes à Tria au début de l’Âge des Épées, dit-il. Bon, c’est vrai que l’époque était féroce, encore pire que celle d’aujourd’hui. Manjin fut tué dans un raid Sarni. Mayin, fut assassiné dans les Prairies Grises alors qu’il cherchait des indices indiquant où Aryu avait emporté la Pierre de Lumière. Nurijin, Durrikin et Baladin, Sarojin et Balkin aussi, et même Iojin, ce tendre et cher Iojin, tous furent tués. Tous sauf Garain et Avérin qui s’embarquèrent avec Morjin et Kalkin sur un bateau commandé par le capitaine Bramu Rologar pour partir à la recherche de la Pierre de Lumière. »

Kane fit une pause pour regarder la coupe entre mes mains, puis il reprit : « Et nous la trouvâmes. La Pierre de Lumière était conçue pour être retrouvée. Mais au cours du voyage de retour, Morjin engagea le capitaine Rologar et ses hommes pour tuer Avérin et Garain. Bon. Et Kalkin aussi. Mais Kalkin était plus difficile à tuer, n’est-ce pas ? Alors c’est lui qui tua le capitaine Rologar et quatre de ses hommes et se damna, vous comprenez ? Il avait tué, contre son gré, il avait tué des hommes avant que Morjin ne le poignarde dans le dos et ne le jette à la mer. »

Soudain, derrière la porte nord de la salle, on entendit comme un fracas de boucliers s’entrechoquant. Je savais que j’aurais dû, et tous les autres avec moi, arracher les flèches sur les morts au cas où Atara recouvrerait miraculeusement son don de deuxième vue.

Au lieu de cela, je me tournai vers Kane et lui demandai : « Mais comment Kalkin a-t-il survécu pour raconter cette histoire ?

— Il a été sauvé par les dauphins. Autrefois, c’étaient les amis des hommes.

— Mais ça n’explique toujours pas l’immortalité de Kalkin », fis-je remarquer.

Maître Juwain, éternel étudiant en histoire, croisa le regard de Kane et dit : « Vous avez raconté que Kalkin et son groupe de frères étaient arrivés à Tria au début de l’Âge des Épées. Mais la Première Quête n’a eu lieu qu’à la fin de cet âge, n’est-ce pas ?

— Bon, dit Kane, les yeux étincelants. Bon.

— Des centaines d’années plus tard, continua maître Juwain. Si Kalkin, Morjin et les autres ont vécu tout ce temps, ils n’ont donc pas obtenu l’immortalité au contact de…

— La Pierre de Lumière n’a pas ce pouvoir ! cria soudain Kane en l’interrompant. N’ai-je pas été assez clair ?

— Alors comment Kalkin est-il devenu immortel ? insista maître Juwain.

— De la manière dont les hommes le deviennent, répondit Kane. En devenant plus que des hommes. »

Ce fut comme si le vent froid de la nuit était venu du ciel me souffler sur la nuque. Un frisson pareil à un éclair glacial me parcourut le dos. Le regard fixé sur Kane, j’attendis qu’il continue.

« Ce sont les Galadins qui nous ont envoyés ici pour récupérer la Pierre de Lumière. Pour eux qui étaient immortels et ne pouvaient être tués, Ea était considérée comme trop dangereuse. Pour nous, simples immortels, ce monde se révéla bien assez dangereux. »

Comment était-ce possible, me demandai-je ? Comment l’homme qui se tenait devant nous, sombre, vibrant de colère, triste et dégoulinant encore du sang de ceux qu’il avait tués, avait-il pu faire partie des bienheureux Elijins ?

« Kalkin avait passé cinq hommes au fil de l’épée. Mais il nous était interdit de tuer. Aussi, en enfreignant la Loi de l’Unique, Kalkin avait-il rompu avec l’Unique, à jamais peut-être. »

Kane fixait la coupe dans ma main et il y avait en lui une nuit immense et infinie qui aspirait à se remplir de lumière. Comme il avait attendu longtemps ! me dis-je. Lui qui avait autrefois tenu la Pierre de Lumière entre ses mains, et vu comme moi sa parfaite clarté, avait été plongé dans un néant sans lumière et son âme avait connu une profonde nuit qui avait duré près de sept mille ans.

Comprenant soudain ce que cela voulait dire, Maram regarda Kane avec effroi. « Pas étonnant que vous vous soyez battu avec autant d’acharnement pour nous amener ici récupérer la Pierre de Lumière.

— Ha ! s’exclama Kane. Je n’ai jamais cru que nous trouverions la Pierre de Lumière ici. Je n’ai jamais cru le récit rapporté dans le journal d’Aluino. Moi, j’ai connu Sartan Odinan et, vu sa cupidité, il me semblait impossible qu’il ait pu simplement abandonner la Pierre de Lumière au sommet du maudit trône de Morjin. »

Maram lui jeta un regard inquiet : « Si c’est vrai, ce que vous vouliez c’était…

— Me venger ! » cria Kane. Levant son épée ensanglantée, il la fit tournoyer dans la salle. « Je suis venu ici pour enfoncer cette lame dans le cœur perfide de Morjin ! Existe-t-il quelqu’un qui mérite plus que lui de mourir ? Et qu’est-ce qu’un meurtre de plus par rapport à tous ceux que j’ai déjà commis ?

— Peut-être un de trop, dis-je en me rappelant l’avertissement d’Atara.

— C’est vous qui dites ça ? grommela-t-il. Combien en avez-vous tués avec cette épée aujourd’hui ?

— Trop », répondis-je en balayant la salle du regard. Puis, tendant Alkaladur dans sa direction, j’ajoutai : « Si vous êtes réellement Kalkamesh, c’est vous qui avez forgé cette épée. Elle est à vous.

— Non, elle est à vous maintenant. Vous tuez bien mieux avec que je ne l’ai jamais fait.

— Mais si vous la repreniez, la gelstei d’argent pourrait…

— Ce n’est pas votre maudite épée que je veux ! » s’emporta-t-il. Ses yeux avaient une expression étrange et lointaine, et une légère lueur de folie aussi. « Ce n’est pas la gelstei d’argent que je veux. »

Il fixait la Pierre de Lumière et ses yeux lançaient des flammes rouges de plus en plus virulentes. La voix lourde de colère et étranglée de désir, il désigna la coupe et s’écria : « Bon, Morjin m’a échappé, mais le destin semble avoir mis la Pierre de Lumière entre mes mains.

— Entre les mains de Val, dit Maram en s’avançant. Nous avons fixé la règle à Tria. Celui qui trouverait la Pierre de Lumière déciderait de ce qu’on en ferait.

— Bon », répondit Kane en se faisant un pas vers moi. Autour de la garde de son épée, ses articulations étaient blanches. « Bon.

— Vous avez mis votre épée au service de Val ! lui rappela Maram.

— C’est exact. J’ai juré de le servir tant qu’il chercherait la Pierre de Lumière. Maintenant que la Pierre de Lumière a été retrouvée, il ne la cherche plus. »

Je ne savais pas si Kane était prêt à me tuer pour s’emparer de la Pierre de Lumière ; je ne savais pas si je pourrais le tuer, même pour la défendre. D’ailleurs, je doutais de ma capacité à le tuer. En dépit de ses paroles élogieuses sur mon habileté à manier l’Épée Lumineuse qu’il avait forgée, c’était un ange de la mort qui avait entre les mains une épée tout aussi mortelle.

« Kalkin, lui dis-je.

— Ne m’appelez pas comme ça !

— Vous pouvez tuer autant de gens que vous voudrez, même Morjin et Angra Mainyu en personne, cela ne vous rendra pas la lumière.

— Soyez maudit ! »

Nos yeux se croisèrent soudain et la souffrance que je vis en lui me déchira le cœur. Je sus alors que je ne pourrais jamais tuer cet homme courageux que j’aimais.

Sans accorder plus d’attention à mon épée, je la glissai rapidement dans son fourreau. Puis je plongeai profondément mon regard dans les yeux noirs de Kane, si semblables aux miens. Tout comme les Valari, les Elijins étaient les fils et les filles du Peuple des Étoiles – par la transcendance et l’immortalité. Kane, pensai-je, avait l’âme d’un Valari, et quelque chose en plus.

Alors, tendant la Pierre de Lumière vers lui, je lui dis : « Prenez-la. Si vous promettez de la protéger et de la garder pour le Maîtreya, je vous la laisse. »

Kane fit un pas en avant et allongea le bras gauche pour la saisir. Ma main, brusquement soulagée de son faible poids, m’apparut soudain mille fois plus lourde.

« Bon, murmura-t-il, bon. »

Son regard allait de la coupe dans sa main gauche à son épée dans la droite. Il clignait des yeux en rythme avec les battements de mon cœur. Un gros nœud se forma dans son ventre, et ses mains, d’abord la gauche, puis la droite, se mirent à trembler.

« Kalkin », dis-je.

Au prix d’un effort énorme, il s’arracha à la contemplation de la Pierre de Lumière pour me regarder. Sa bouche triste ne put prononcer un mot mais son cœur n’en était pas moins éloquent. Dans la tempête profonde et silencieuse qui agitait le sang que nous partagions, dans la rencontre de nos souffrances et de nos douleurs insondables, son âme criait que je lui avais offert quelque chose de plus précieux qu’une petite coupe en or, l’amitié et la confiance.

Qu’est-ce qu’aimer un homme ? C’est avant tout désirer lui montrer, avec tout l’éclat argenté de notre être, la beauté du sien.

Les mâchoires de Kane étaient serrées Y une contre l’autre comme s’il s’efforçait de ravaler la plus terrible des douleurs. Je le sentais déglutir pour desserrer un nœud dans la gorge qui ne voulait pas passer. Une tension énorme montait dans sa poitrine et sortait par ses yeux. Il fixa longuement la Pierre de Lumière d’un air grave.

« Valashu », dit-il d’une voix étranglée.

Soudain, il jeta son épée qui tomba avec fracas sur le sol nu. Je sentis mes yeux se remplir de larmes juste avant que les siens n’en fassent autant. C’est alors qu’éclata enfin la tempête. Levant haut la Pierre de Lumière, il rejeta la tête en arrière, puis il ouvrit grand la bouche et laissa échapper un cri terrible : « kalkin ! » La pire torture de Morjin n’aurait pu arracher un tel cri de douleur et de désespoir à un homme. Il tomba à genoux devant moi, pleurant sur son sort et sur celui du monde. Dans ses sanglots destructeurs, il y avait tout le chagrin de la perte d’Alphanderry, et beaucoup, beaucoup d’autres choses qu’il gardait enfouies en lui depuis d’innombrables années. Son souffle explosa si violemment que la pierre de la salle trembla et que les cieux mêmes parurent s’ouvrir au-delà des milles de rochers et de glace. Pendant un moment, ses larmes et les miennes coulèrent si abondamment qu’elles semblèrent laver le sang répandu au cours de cette terrible journée.

Je posai ma main sur ses cheveux blancs et drus tandis qu’il passait son bras derrière mes jambes et appuyait son front contre les anneaux d’acier rigides qui me couvraient les genoux. Les tremblements qui agitaient son corps puissant mirent longtemps à s’apaiser. Finalement, quand il eut retrouvé son calme, alors que dans l’air derrière moi résonnaient les hoquets douloureux d’Atara et que Maram sanglotait comme un enfant, il leva les yeux vers moi. Puis il s’écarta légèrement et me mit la Pierre de Lumière dans la main.

« Prenez-la, vous, dit-il. Gardez-la pour le Maîtreya. Gardez-la au péril de votre vie – c’est votre destin. »

Je tendis la coupe à Maram et sa grande main se referma dessus.

« Il est des blessures que Lui seul peut guérir », conclut Kane.

Prenant sa main rugueuse dans la mienne, je l’aidai à se relever. Il me lâcha alors et se redressa, bien droit. Dans ses yeux, les larmes avaient disparu. Je plongeai dans son regard noir, profond et brillant ; comme la Pierre de Lumière un peu plus tôt, il était plein d’étoiles.

« Valashu », dit-il en me souriant.

Pendant des millénaires, il avait livré contre lui-même la plus terrible des guerres, mais les anges sont difficiles à tuer. Le guerrier qui s’était agenouillé devant moi était un homme brisé, celui qui se relevait était un autre homme. Les rides de son visage semblaient avoir abandonné leur dureté et leur rigidité. Il avait perdu des années, un nombre incalculable d’années, et je le voyais tel qu’il devait être dans sa jeunesse quand il était auprès de l’Unique. Sa peau était toute dorée comme le soleil et ses cheveux blancs avaient pris la teinte argentée du silustria ; un halo de lumière entourait sa tête et tombait sur ses épaules comme la crinière enflammée d’un lion. Il paraissait entièrement vêtu de glorre et son corps tout entier laissait transparaître les espoirs et les rêves d’un monde plus profond. C’était vraiment un homme, pareil au premier homme sur la terre et peut-être au dernier.

Et pourtant, il était aussi quelque chose de plus, car il avait toute la noblesse, la sagesse, la beauté et l’éclat des grands Elijins et brillait comme une étoile.

Mais cela ne dura qu’un instant. Il alla jusqu’à Atara et posa sa main sur son visage pour la tourner vers lui. Puis, avec une infinie douceur, il effleura de ses pouces l’intérieur de ses orbites vides. Et le feu de l’ange l’abandonna pour passer en elle.

« Val ! s’écria Atara. Je sais où se trouve le passage ! »

Un jour, en parlant de Morjin, Kane s’était demandé s’il y avait quelque chose de plus grand que le pouvoir de faire voir aux autres ce qui n’est pas. La seule réponse était là, chez cette femme magnifique recouvrant la vue un moment : le pouvoir d’aider les autres à voir ce qui est vraiment.

Maram donna la Pierre de Lumière à Ymiru qui la garda quelques instants dans son unique main avant de la passer à Liljana. Puis Maram, considérant Kane avec effroi, s’exclama : « Lord Kalkin, vous êtes…

— Ne prononcez plus ce nom ! » dit Kane. Une grande partie de la lumière l’avait quitté maintenant et avec sa disparition, nous retrouvions notre Kane – mais ce ne serait plus jamais tout à fait le même Kane. « Bon. Appelez-moi comme vous l’avez toujours fait, d’accord ?

— D’accord », répondit Maram.

Souriant tristement, Kane se pencha pour ramasser son épée.

Liljana, après avoir contemplé la Pierre de Lumière aussi longtemps qu’elle l’osa, donna la coupe à maître Juwain qui la garda un moment avant de la placer entre les mains d’Atara. Alors que Daj, considérant la scène avec crainte, restait près de Liljana, Flick apparut soudain et se mit à tournoyer autour de la coupe comme s’il déroulait les fils d’un cocon de lumière argentée.

« Bon, dit Kane en jetant un dernier regard à la Pierre de Lumière, ainsi prend fin la Deuxième Quête. » Un grand fracas de bottes martelant le sol et d’acier s’entrechoquant retentit à l’extérieur. Ses yeux flamboyants balayèrent les trois portes de la salle du trône. « Et si nous ne trouvons pas rapidement comment sortir d’ici, ce sera notre fin à nous. On dirait qu’ils ont convoqué toute leur maudite armée !

— Viens », dit Atara d’une voix douce en me prenant la main.

Elle me rendit la Pierre de Lumière et je la remis à sa place sous mon armure. Puis elle nous guida vers le mur derrière le trône. Là, cachée dans le visage terrifiant d’une sculpture d’Angra Mainyu, elle trouva la porte. Il ne nous fallut qu’un instant pour l’ouvrir.

« Viens, répéta-t-elle en prenant la main de Daj, cette fois. On rentre à la maison. »

Se tournant ensuite vers le tunnel derrière la porte ouverte, elle ouvrit courageusement le chemin dans le noir lumineux des ténèbres.