6

Peu de temps après, un messager arriva, porteur d’une nouvelle pour lord Grayam. En l’entendant, celui-ci blêmit et ses mains se mirent à trembler : l’ennemi avait été repoussé à la Porte du Soleil mais en la défendant, le capitaine Nicolam avait été tué et le capitaine Donalam et plusieurs chevaliers capturés. Quant à la porte, elle était complètement démolie ; Kane et une centaine de chevaliers se tenaient derrière elle au cas où le comte Ulanu déciderait d’attaquer la ville pendant la nuit.

« Ils se sont emparés de mon fils », dit lord Grayam. Sa voix tremblante dénotait la tristesse, l’émotion et une grande peur. « Si nous essayons de tenir comme aujourd’hui, demain, ils prendront la ville. »

Il donna alors l’ordre d’abandonner la muraille extérieure, et avec elle la plus grande partie de Khaisham. Les Bibliothécaires tombés ce jour-là étaient si nombreux qu’il n’en restait pas assez pour défendre un périmètre aussi étendu. C’était une décision déchirante à prendre mais, à mon avis, c’était une bonne décision.

C’est ainsi que tous les habitants de Khaisham qui n’avaient été ni tués ni capturés par les hommes du comte Ulanu se retranchèrent derrière l’enceinte intérieure. Par sa hauteur et ses défenses, elle ressemblait beaucoup à la muraille extérieure ; elle entourait complètement la Bibliothèque et sa partie la plus à l’est était pratiquement au niveau du mur extérieur, à l’endroit où il épousait les contours du mont Redruth. Au nord, à l’ouest et au sud, entre les blocs de grès rouge et les maisons de la ville, on avait laissé libre de toute construction une bande de cinq cents mètres de large, dégageant ainsi le terrain pour les archers de lord Grayam qui prenaient rapidement leur poste derrière les créneaux. Cela empêchait aussi l’ennemi de préparer un assaut de la muraille à partir d’une fenêtre bien placée ou du haut d’un toit. Le fait que l’enceinte intérieure n’ait jamais été attaquée depuis la construction de la Bibliothèque quelques milliers d’années auparavant ne réjouissait personne.

Nous conduisîmes Maram à l’infirmerie pour faire soigner ses blessures. Atara et moi dûmes à moitié le porter jusque-là, ses gros bras passés autour de nos épaules. Maître Juwain retira les flèches, comme il l’avait fait pour Atara. Mais quand il sortit sa gelstei verte pour parfaire la guérison, il n’obtint qu’un succès mitigé. La varistei ne produisit qu’une lueur aussi faible que maître Juwain lui-même. À en juger par les guerriers gémissants, estropiés à coups de hache, qui peuplaient les lits de l’infirmerie, il avait eu une longue journée. Il parvint à empêcher les blessures de saigner, mais n’évita pas le pansement. Cependant, Maram pouvait marcher et, en dépit de ses difficultés pour s’asseoir, il s’en tirait mieux que la plupart des autres blessés.

« Merci, maître, ce n’est pas si terrible que ça », dit-il avec un courage inattendu. Il tendit sa main derrière pour tapoter l’endroit que les flèches avaient transpercé. « Ça fait encore mal, mais au moins je ne suis pas obligé de garder le lit. »

Je contemplai ce lieu de carnage et de douleur qu’était devenue l’infirmerie. Les sens agressés par les odeurs de tisanes médicinales et de pommades, je montai mon mur intérieur encore plus haut. Il me tardait de retrouver l’air libre des remparts, mais j’étais surpris que Maram ressente la même chose. Une fois mobilisé, le courage met du temps à retomber.

Nous quittâmes maître Juwain et Liljana qui s’apprêtaient à passer une nuit sans sommeil à s’occuper des blessés, puis nous retraversâmes la Bibliothèque. Presque tous les habitants de Khaisham qui n’étaient pas morts ou postés sur les remparts se pressaient à l’intérieur. L’endroit avait beau être vaste, il avait été conçu pour abriter des millions de livres, pas des milliers de gens. Cela faisait mal au cœur de voir, couloir après couloir, des vieux, des femmes et des enfants camper là et s’efforcer de trouver un peu de repos sur des petites nattes posées sur les dalles froides du sol. Chaque mètre carré de la salle centrale et des différentes ailes était occupé. Même les galeries entourant les grands îlots de livres, en tout cas aux niveaux les plus bas, avaient été investies par des courageux qui ne craignaient pas d’essayer de dormir sur un étroit lit de pierre suspendu à trente ou cinquante pieds de haut.

Nous fûmes contents de sortir de la Bibliothèque par la grande arche de l’aile ouest et de respirer à nouveau l’air frais. Nous traversâmes une cour encombrée de charrettes de nourriture, de piles de planches, de barils d’eau, d’huile, de clous et d’autres choses encore. Les flèches étaient liées en gerbes comme des épis de blé. Et partout, des maçons et des charpentiers allaient et venaient à la lueur orange des torches, préparant la muraille intérieure pour l’assaut du lendemain.

Nous prîmes position derrière les créneaux des remparts ouest où nous retrouvâmes l’un des chevaliers de lord Grayam qui discutait à voix basse avec Kane. Il faisait très sombre. Les seules lumières provenaient des torches dans la cour au-dessous de nous et des lointaines étoiles. Il ne fallait pas servir de cible aux archers du comte Ulanu si jamais celui-ci décidait de les amener à portée de tir pendant la nuit.

« Bon, dit Kane en montrant la bande de terre déserte et plongée dans l’obscurité qui séparait les fortifications du reste de la ville. Ils vont au moins tenter de rapprocher le plus possible leurs machines de siège avant l’aube. »

Je contemplai les maisons de la ville de l’autre côté du terrain vague. Privées de leurs habitants, elles étaient étrangement sombres. Derrière elles, dans l’obscurité plus profonde, je discernais à peine, au loin, à l’ouest, les limites de la muraille extérieure. Pendant que nous étions à l’infirmerie avec Maram, les hommes du comte Ulanu avaient enfoncé les portes. Le vacarme de son armée qui se rapprochait faisait froid dans le dos. On entendait le grincement des essieux des chariots et le fracas des roues cerclées de fer sur les pavés des rues désertes. Le bruit de milliers de bottes frappant le sol de pierre, de métaux s’entrechoquant, les hennissements des chevaux, les cris de haine et les hurlements incessants des Bleus nous servirent de chant du rossignol et de musique pendant de longues heures après le coucher du soleil.

Un peu plus tard, lord Grayam remonta les remparts dans notre direction et s’approcha de Kane. « Merci, lui dit-il, pour ce que vous avez accompli à la porte. On raconte que sans vous et votre épée, l’ennemi serait entré dans la ville.

— Bon, d’accord, mon épée, mais aussi celle d’une centaine d’autres, et en particulier, celle du capitaine Donalam, répondit-il en hochant la tête. »

Dans la faible lueur des torches, il me sembla voir briller des larmes dans les yeux de lord Grayam. « On m’a dit que mon fils avait été assommé d’un coup de hache et capturé avant d’avoir pu reprendre ses esprits. »

Kane qui n’aimait pas mentir trompa alors lord Grayam. Dans ses yeux sombres, débordants d’une infinie compassion, on lisait à la fois un manque de sincérité et une immense tristesse.

« Je suis sûr qu’il n’a jamais repris connaissance, dit-il. Je suis sûr qu’il dort parmi les morts.

— Il faut l’espérer, répondit lord Grayam en avalant sa salive pour tenter de dénouer sa gorge serrée. Il nous reste si peu à espérer maintenant. »

Pour lui remonter le moral, et me donner un peu de courage, je lui racontai enfin ce que nous avions trouvé dans la Bibliothèque ce jour-là. Je sortis la fausse Gelstei et lui mis la petite coupe entre les mains. Dans la nuit qui devenait de plus en plus noire, Kane et Maram racontèrent la découverte du journal de maître Aluino par maître Juwain. Et Atara, dont la mémoire, semblable à un filet scintillant, paraissait tout retenir, cita le journal pratiquement mot pour mot.

« Est-il possible que maître Aluino dise la vérité et que la Pierre de Lumière se trouve toujours à Argattha ? » s’exclama lord Grayam.

Il tournait la fausse Gelstei entre ses mains comme si elle était capable d’apporter une réponse à sa question. Puis il ajouta à notre intention : « C’est pour cela que nous nous battons. Et c’est pour cela que nous devons à tout prix l’emporter demain. Vous voyez tous les trésors que nous avons ici ? Comment pourrions-nous les laisser perdre ? »

Après m’avoir remercié de lui avoir raconté notre découverte et donné la coupe, comme nous l’avions promis, il dit : « Vous êtes très généreux, tous autant que vous êtes. Armés d’une telle vertu, nous avons peut-être encore une chance de remporter la bataille. »

Le temps est étrange. Mesurée avec un sablier, cette nuit proche des ides de soal fut plutôt courte, comme le sont les nuits d’été. Mais à l’aune de la souffrance de l’âme, elle nous parut interminable. Les hommes du comte Ulanu étaient déterminés à ce qu’aucun d’entre nous ne puisse trouver le sommeil. Le croissant de lune se leva au son des hurlements incessants des Bleus qui se firent plus forts et plus féroces encore après minuit. Des ténèbres au-delà du mur montait un vacarme de haches cognant les unes contre les autres et de pommeaux d’épée frappant contre des boucliers. Des marteaux en fer enfonçaient des clous et de terribles cris déchiraient la nuit.

À cet endroit, nous étions plus proches du Tearam et, dans ce tintamarre, je tentai de distinguer le son purifiant du fleuve. Au-delà, au nord, le mont Salmas formait une bosse dans les ténèbres, tout comme le mont Redruth à l’est. À plusieurs reprises, je quittai la muraille du regard pour contempler ce pic. C’était dans cette direction que se trouvaient Argattha et mon pays ; à l’est, dans quelques heures à peine, le soleil se lèverait et avec lui l’espoir d’un nouveau jour.

Mais quand le matin triompha enfin de la grisaille de l’aube naissante, quand les formes se firent plus nettes sur la terre obscure, une vision terrible attendait ceux qui se tenaient sur les remparts : Plantées dans le sol sur la bande de terrain vague au pied des murailles s’élevaient quarante croix en bois sur lesquelles étaient cloués des hommes nus et trois femmes. Le vent qui se levait nous apporta leurs gémissements et leurs cris.

« Oh ! Seigneur ! me dit Maram. C’est affreux ! »

Atara, serrée contre moi, regarda par l’ouverture du créneau devant nous et laissa à son tour échapper un petit cri : « Oh, non ! Regarde, Val ! C’est Alphanderry ! »

Je suivis du regard la direction de son doigt en essayant de percer l’aube mais je n’avais pas une aussi bonne vue qu’elle ; au début je n’aperçus que les corps suppliciés d’hommes se tordant sur les croix tachées de sang. Puis, quand la lumière devint plus forte, je reconnus notre ami sur la croix la plus proche du centre. Des cordes passées sur son front maintenaient sa tête contre le montant pour l’empêcher de tomber en avant et pour mettre son visage bien en évidence. Il avait les yeux ouverts et levés vers le ciel, comme s’il espérait encore y apercevoir l’Étoile du Matin avant que le soleil n’apparaisse et ne dévore les rêves de la nuit dans sa colère ardente.

« Est-ce qu’il est vivant ? » me demanda Maram.

Je fermai les yeux un instant et les souvenirs m’assaillirent. Puis je regardai les restes d’Alphanderry en essayant de sentir les battements de son cœur. « Non, il est mort. Depuis cinq jours, en plus.

— Pourquoi le crucifier, alors ? Il ne peut plus rien sentir.

— Lui, non. Mais nous si », répondit Kane en serrant les poings de rage. Si ses ongles avaient été des griffes, il aurait eu les paumes des mains déchirées. « Le comte Ulanu profane les morts pour tuer l’espoir chez les vivants. »

C’est aussi dans ce but que les autres avaient été crucifiés. Mais eux étaient bien vivants et tout à fait conscients du supplice qu’ils subissaient. Il fallait au moins deux jours pour mourir sur la croix, et quelquefois, beaucoup plus.

« Regardez ! s’exclama l’un des Bibliothécaires en montrant le corps à côté de celui d’Alphanderry. C’est le capitaine Donalam ! » Accroché sur sa croix, impuissant, le visage tordu par la souffrance et maculé de sang noir, le capitaine Donalam levait les yeux vers les remparts dans une supplique muette. Je vis son regard croiser celui de son père. Ce qui se passa entre eux était terrible à voir. Je sentis le cœur de lord Grayam se briser et il n’y eut plus en lui qu’un sentiment de défaite et le désir de mourir à la place de son fils.

« Regardez ! s’écria un autre bibliothécaire, c’est Josam Sharod ! » Et sur les remparts, les chevaliers se mirent à crier les noms de leurs amis et de leurs compagnons ainsi que ceux des quelques bergers et fermiers que le comte Ulanu avait capturés à l’extérieur des murailles pendant sa marche sur la ville.

Un peu plus tard, quelqu’un appela nos noms. Nous nous retournâmes et vîmes Liljana qui montait les marches des remparts avec une grosse marmite de soupe qu’elle avait préparée pour notre petit déjeuner. Elle la posa et vint regarder les croix avec nous.

« Alphanderry ! s’écria-t-elle comme s’il s’agissait de son enfant. Pourquoi vous ont-ils fait ça ?

— Bon, grommela Kane, on le sait que les prêtres du Dragon s’adonnent à toutes les abominations et cherchent toutes les occasions d’avilir l’esprit humain. »

Juste à ce moment-là, quatre chevaliers du comte Ulanu apparurent derrière les rangées de croix. Atara mit une flèche sur son arc pour les accueillir mais elle ne tira pas en voyant que l’un d’eux portait un drapeau blanc. Comme nous tous, quand les chevaliers arrêtèrent leurs chevaux au pied des remparts et que l’un d’entre eux interpella lord Grayam en demandant à parlementer, elle écouta.

« Le comte Ulanu voudrait entamer des pourparlers de paix avec vous, annonça cet homme au visage fier.

— Nous avons discuté avec lui hier, répliqua lord Grayam. Qu’y a-t-il de changé ? »

En réponse, le chevalier se retourna vers les croix derrière lui et les défenses extérieures de la ville enfoncées.

« Le comte Ulanu vous prie de venir entendre ses conditions.

— Me prie ? » aboya lord Grayam. Puis il jeta un regard sur son fils sans défense, sa voix s’adoucit et il reprit : « Eh bien, dans ce cas, priez le comte Ulanu de venir jusqu’à nous comme vous l’avez fait et nous lui parlerons.

— Derrière votre petite muraille ? se moqua le chevalier d’un air méprisant. Comment le comte pourrait-il être sûr que vous respecterez votre parole et que vous n’ordonnerez pas à vos archers de lui tirer dessus ?

— Parce que nous, nous sommes dignes de foi. »

Voyant qu’il n’obtiendrait rien de plus de lord Grayam, le chevalier hocha brusquement la tête. Il adressa un signe à ses trois compagnons et tous firent demi-tour et repartirent entre les croix vers leurs troupes alignées de l’autre côté du terrain vague, juste devant les maisons de la ville.

Quelques instants plus tard, le comte Ulanu se dirigea vers la muraille, accompagné de cinq chevaliers supplémentaires. Leur étendard orné d’un dragon claquait dans le vent du petit matin.

Dès qu’il se fut arrêté au pied des remparts, ses yeux se plantèrent sur nous comme des flèches. Mais c’était Liljana qui était l’objet de sa haine la plus féroce. Le regard impitoyable qu’il posait sur elle laissait entendre qu’il n’y aurait pas de quartier. Elle lui retourna son regard en fixant la blessure que son épée avait tracée sur son visage. Il ne restait plus de son nez qu’une plaie noire cautérisée comme s’il avait été rongé par un acide violent.

« Hum, dit Atara en jetant un coup d’œil à Liljana, je crois qu’il faudra désormais l’appeler Ulanu le Pas-si-bel. »

Pendant un moment, Liljana et le comte Ulanu gardèrent les yeux rivés l’un sur l’autre, chacun luttant pour dominer l’esprit de l’autre. Mais Liljana était de plus en plus forte et de plus en plus habituée à sa gelstei bleue. Le comte Ulanu parut ne pas pouvoir supporter son regard car il détourna soudain les yeux. Il éperonna son cheval pour le faire avancer de quelques pas et énonça ses conditions à lord Grayam : « Livrez-nous la Bibliothèque et la population sera épargnée. Remettez-nous Sar Valashu et ses compagnons et il n’y aura plus de crucifixions.

— À supposer que je vous croie, dit lord Grayam, qu’adviendrait-il de mon peuple après la reddition ?

— Il devrait seulement me rendre hommage et jurer d’obéir aux ordres de Morjin.

— Vous feriez de nous des esclaves.

— Les conditions que nous vous offrons sont les mêmes que celles que nous avons offertes à Inyam. Et eux ne nous ont jamais combattus à l’épée ni lâchement assassinés avec une pierre de feu. »

En disant cela, il leva les yeux vers Maram qui tenta en vain de soutenir son regard.

« Vous êtes très généreux », répliqua lord Grayam d’un ton Sarcastique.

Le comte Ulanu montra les croix du doigt : « Combien d’autres enfants de votre ville êtes-vous prêt à sacrifier ainsi ?

— Nous ne pouvons pas vous abandonner les livres », dit lord Grayam. En entendant ces mots, nombre de Bibliothécaires sur les remparts approuvèrent de la tête avec détermination.

« Les livres ! » cracha le comte Ulanu. Il plongea la main dans la poche de sa cape et en tira un gros volume relié dans un cuir aussi noir que la peau d’un cadavre brûlé par le soleil. Puis il le brandit en disant : « Voilà le seul livre qui ait de la valeur. Soit les autres livres sont d’accord avec ce qu’il raconte et ils sont inutiles, soit ils réfutent sa vérité et ils sont sacrilèges. »

Je connaissais le livre de mensonges qu’il nous montrait : c’était le Darakul Élu, le Livre Noir, qu’avait écrit Morjin. Il parlait de son rêve d’unir le monde sous la bannière du Dragon, d’un ordre nouveau où les hommes devraient être au service des prêtres Kallimuns comme eux-mêmes étaient au service de Morjin, et dans lequel tous serviraient son maître, Angra Mainyu. Je savais que c’était le seul livre que les Bibliothécaires refusaient de voir passer les portes de la Bibliothèque.

« Nous ne pouvons pas vous abandonner les livres, répéta lord Grayam en regardant avec mépris celui du comte Ulanu. Nous avons fait le vœu de donner notre vie pour les protéger.

— Les livres sont-ils donc plus précieux que la vie de votre peuple ? »

Lord Grayam redressa ses épaules fatiguées et parla avec toute la dignité qu’il put rassembler. Je compris à cet instant à quel point les Bibliothécaires étaient des hommes et des femmes engagés. Ses paroles me stupéfièrent et résonnèrent dans mon esprit : « La vie des hommes va et vient comme les feuilles qui bourgeonnent sur les arbres au printemps et sont arrachées à l’automne. Mais le savoir est universel, tout comme l’arbre est sacré. Jamais nous ne nous rendrons.

— C’est ce que nous verrons », ricana le comte Ulanu.

Lord Grayam désigna les croix du doigt : « Si vous avez un tant soit peu de compassion, dit-il, détachez ces gens et soignez leurs blessures.

— De la compassion ? hurla le comte Ulanu. Si c’est de la compassion que vous voulez, vous allez être servis. Nous laissons leur sort entre vos mains ou, devrais-je dire, entre les mains de vos archers. »

Là-dessus, il sourit méchamment et, suivi de ses chevaliers, lança son cheval au galop en direction de ses lignes.

« Seigneur ! fit Maram, j’ai peur de comprendre ce qu’il a voulu dire. »

Mais la terrible signification de ses paroles apparut bientôt clairement. Le long de la muraille, les Bibliothécaires commençaient à demander à lord Grayam d’organiser une sortie pour secourir les crucifiés. Lord Grayam les écouta un moment avant de lever la main pour les faire taire. « C’est exactement ce que le comte Ulanu veut que nous fassions, dit-il alors. Pour pouvoir ainsi massacrer nos chevaliers quand ils tenteront de sauver ceux qui ne peuvent plus être sauvés que par la mort.

— Qu’est-ce qu’on va faire, alors ? demanda un chevalier au visage triste appelé Jonatham. Les regarder griller au soleil sous nos yeux ?

— Nous savons ce qu’il faut faire », répondit lord Grayam. L’amertume de son ton me fit plus mal que le poison que l’homme de Morjin m’avait introduit dans le sang.

« Non, non, je vous en prie, dis-je. Faisons une sortie pendant que nous le pouvons encore. »

Une centaine de chevaliers se déclarèrent prêts à foncer à cheval sous les yeux de l’ennemi pour libérer les hommes et les femmes crucifiés. Mais lord Grayam leva une fois de plus la main : « Vous tueriez peut-être beaucoup d’ennemis, mais vous n’auriez pas le temps de décrocher nos amis de leurs croix. Finalement, vous seriez tous tués ou capturés à votre tour et nous perdrions ainsi le peu d’espoir de victoire qu’il nous reste. »

Les Bibliothécaires, imprégnés de la sagesse des livres qu’ils gardaient, se rangèrent à cette logique.

« Archers ! appela lord Grayam. À vos arcs ! »

Abasourdi, je regardai en silence les archers sur la muraille placer leur flèche sur la corde de leur arc et les arbalétriers leur trait.

« Toutes les abominations, dit Kane. Toutes les perversions de l’esprit. »

Parmi les archers, Atara, seule, refusa de lever son arc. Ses yeux d’un bleu éclatant se remplirent de larmes qui lui cachèrent en partie la vue de ce qui allait se passer.

« Ulanu le Compatissant, dit Liljana avec amertume. Ulanu le Cruel.

— Non, non, murmurai-je. Il ne faut pas qu’ils fassent ça !

— Si, Val, il le faut, expliqua Kane. Que feriez-vous si ces crucifiés étaient vos frères ? »

Toutes les perversions, pensai-je en écoutant les gémissements des mourants. Qu’y avait-il de plus pervers, en effet, que d’obliger un homme à tuer son fils par amour ?

« Feu ! »

Et ce fut fini. Les archers décochèrent leurs flèches sur leurs compatriotes et amis. Accrochés à leur croix, à soixante-dix mètres seulement des remparts, ils constituaient des cibles faciles, exactement comme l’avait voulu le comte Ulanu.

« Qu’il soit maudit ! dit Kane avec rage. Que ses yeux soient maudits ! Que son âme soit maudite ! »

Lord Grayam s’effondra contre la muraille comme s’il s’était décoché une flèche enflammée dans le cœur. J’essayai de discerner les cris de son fils et des Bibliothécaires crucifiés, mais on n’entendait plus désormais que le gémissement du vent.

Kane contemplait le corps d’Alphanderry dont les bras grands ouverts semblaient demander grâce aux cieux. Au bout d’un moment, sa fureur se communiqua à moi. Sa fureur et ses noires pensées.

« On devrait au moins sortir pour récupérer le corps de notre ami, dis-je. Il ne faut pas le laisser à la merci des vautours.

— Bon, répondit Kane, ses yeux flamboyants dans les miens. Bon. »

Je m’approchai de lord Grayam : « Il était impossible de sauver vos concitoyens, c’est vrai. Mais on pourrait peut-être ramener le corps de notre ami et quelques autres pour les enterrer.

— Non, Sar Valashu. Je ne peux pas vous y autoriser.

— Les ennemis ne s’attendent pas à une sortie maintenant.

On pourrait foncer comme l’éclair et revenir avant que le comte Ulanu n’organise une attaque. »

Le chevalier appelé Jonatham proposa de venir avec nous, bientôt suivi d’une dizaine d’autres. Sur les remparts, une centaine de chevaliers, la rage au cœur, s’adressèrent alors à lord Grayam d’une voix glaciale n’admettant pas la contradiction. Lord Grayam qui ne voulait pas les démoraliser comme il l’était lui-même, finit par accepter notre plan insensé.

« D’accord, me dit-il. Kane et vous pouvez y aller. Vous pouvez prendre dix hommes, pas plus. Mais dépêchez-vous avant que l’ennemi ne lance l’assaut de la journée. »

Les tambours de guerre du comte Ulanu commençaient déjà à gronder d’une manière terrifiante et les clairons sonnaient pour appeler les hommes à former leurs bataillons.

J’enfilai mon heaume, et Kane en fit autant. Maram, qui ne pouvait pas monter à cheval en raison de ses blessures, ne participerait pas à la sortie avec nous. Mais Atara mit quelques flèches supplémentaires dans son carquois et le grand et maigre Jonatham s’approcha de nous. Nous avions déjà deux hommes. Avec lord Grayam, il nous aida à choisir les huit autres chevaliers qui nous accompagneraient.

Nous descendîmes des remparts et nous réunîmes dans la cour au-dessous. Les palefreniers allèrent chercher nos chevaux aux écuries. Lord Grayam avait ordonné qu’on accroche sur nos montures les armes de sa propre famille. Altaru que j’avais monté à la bataille de Waas était habitué à la longue pièce d’armure articulée qui lui protégeait le cou, au chanfrein sur sa tête et aux autres parties métalliques qui le recouvraient. Le cheval bai de Kane aussi. Mais Flamme ne l’était pas. Atara décida de monter sa farouche jument sans harnachement, comme le faisaient les Sarni quand ils partaient à l’assaut sur leurs petits chevaux des steppes. Elle pourrait ainsi lancer son cheval et tourner avec une plus grande agilité ce qui lui permettrait de trouver ses cibles et de décocher ses flèches plus facilement.

Quand nous fûmes tous prêts, nous formâmes une file derrière la petite porte encastrée dans la porte principale de l’enceinte intérieure. Les battants garnis de clous furent ouverts à la volée et nous nous précipitâmes dans le terrain vague caillouteux. Le vent froid du matin nous atteignit au visage et se glissa entre les liens de fer de nos cottes de mailles. Mais il ne parvint pas à refroidir nos cœurs enflammés. Galopant dans un bruit assourdissant de sabots, il ne nous fallut que quelques secondes pour couvrir l’espace entre la muraille et la rangée de croix, mais cela suffit aux archers ennemis pour se mettre nous tirer dessus et au comte Ulanu pour ordonner à tout un régiment de cavalerie de contrer notre charge inattendue.

Une flèche rebondit bruyamment sur mon heaume et une autre frappa mon armure à l’épaule sans réussir à en traverser l’acier résistant. Une autre encore fut déviée par le poitrail qui protégeait le torse d’Altaru. Mais derrière moi, certains chevaliers furent moins chanceux. L’un d’eux, un solide Bibliothécaire appelé Braham, poussa un cri quand une flèche sifflante lui transperça l’avant-bras. Et sur ma gauche, le cheval d’un des hommes, un solide alezan hongre hennit de douleur quand une flèche s’enfonça dans sa patte arrière sous la croupière. Cela ne nous empêcha pas d’atteindre les croix sans pertes. Nous disposions de quelques instants, pas plus, avant que les chevaliers du comte Ulanu ne nous tombent dessus.

Je fis stopper Altaru sous la croix d’Alphanderry. Même profané et abandonné dans une nudité humiliante, il gardait une beauté et une noblesse qui défiaient la mort. Des cordes maintenaient ses bras contre la poutre et des pointes en fer recourbées comme des crochets lui traversaient la paume des mains. Une autre pointe lui transperçait les pieds. Je vis immédiatement que s’il avait été vivant, il aurait été impossible de le décrocher dans les secondes qui nous restaient. Mais il était mort. Aussi, me dressant sur mes étriers, je tirai mon épée et tranchai les cordes autour de sa tête et de ses bras. Elles se séparèrent comme des brins d’herbe. Puis j’abattis Alkaladur trois fois sur les mains et les chevilles d’Alphanderry. Son corps tomba vers moi. Kane qui avait approché son cheval du mien m’aida à l’attraper. Nous l’allongeâmes sur le dos d’Altaru entre son cou recouvert d’acier et mon ventre. Nous dûmes laisser ses mains et ses pieds cloués sur la croix.

De la même manière, Jonatham et Braham réussirent à récupérer le corps du capitaine Donalam malgré la pluie de flèches qui s’abattait sur nous. Deux autres Bibliothécaires de lord Grayam décrochèrent un de leurs compagnons tandis qu’une flèche se plantait dans son corps sans vie, ajoutant l’insulte à la mort. Soudain, la tempête de projectiles cessa brusquement car les chevaliers du comte Ulanu nous avaient rejoints et ses archers ne voulaient pas risquer de les tuer en tentant de nous anéantir.

Ils étaient sept fois plus nombreux que nous mais nous possédions ce qui permet de triompher de la simple supériorité numérique. Atara, ses cheveux blonds flottant dans le vent derrière elle, chevauchait farouchement en décochant la mort chaque fois qu’elle bandait son grand arc. Jonatham chargea les chevaliers ennemis une fois, deux fois, trois fois, faisant de sa lance un instrument de vengeance qui transperçait gorge, œil ou cœur avec une précision mortelle. L’épée de Kane tournoyait avec la fureur de la foudre et du tonnerre et moi, je maniais l’Épée de Lumière avec la terrible virtuosité qu’il m’avait apprise. Je fonçai avec Altaru droit sur les chevaliers ennemis qui formaient un petit groupe de boucliers et de chevaux et, en dépit de l’armure qui les protégeait, les membres et les têtes se détachèrent des corps comme des morceaux de boudin enrobés d’acier. Le soleil qui se levait sur le mont Redruth dardait ses rayons sur Alkaladur qui brillait d’un éclat éblouissant. Sa vue sema la terreur, même parmi les chevaliers qui ne l’avaient pas encore approchée. Sans se concerter, semblables à une volée de moineaux, ils se tournèrent soudain vers leurs lignes et lancèrent leurs chevaux au galop.

Nous parvînmes à détacher de leur croix cinq autres Bibliothécaires avant que ne reprenne la pluie de flèches. Derrière les lignes ennemies, le comte Ulanu avait finalement réuni tout un bataillon de cavalerie pour nous charger. Cette force, qu’il destinait probablement à empêcher une sortie, nous incita à regagner la sécurité des murs. Nous fûmes tous heureux de repasser par la petite porte, les corps de nos amis et compagnons en travers de nos chevaux. Je vis qu’en récompense de leur courage, certains Bibliothécaires avaient reçu des flèches. Ils se rendirent à l’infirmerie pour se faire soigner par maître Juwain et les autres guérisseurs. Atara, Kane et moi étions revenus indemnes de cette sortie. Nous descendîmes de cheval sous les acclamations des centaines de Bibliothécaires le long de la muraille.

Lord Grayam vint nous accueillir. Il remercia Jonatham et Braham d’avoir récupéré le corps de son fils que l’on avait allongé sur un brancard à l’ombre des remparts. Il s’agenouilla et effleura la blessure ensanglantée que ses archers avaient faite dans la poitrine de son enfant, puis déposa un baiser sur ses yeux et ses lèvres avant de se relever : « On n’a pas le temps de faire un véritable enterrement, mais l’ennemi ne lancera pas son attaque avant un moment. Faisons ce que nous pouvons pour les morts. »

Il nous demanda si les Bibliothécaires pouvaient prendre soin du corps d’Alphanderry et nous convînmes tous que ce serait mieux ainsi. Lord Grayam et vingt de ses chevaliers, ainsi que Kane, Maram, Atara, Liljana et moi, entrâmes alors en procession dans la Bibliothèque par la grande porte au sud. Nous y fûmes rejoints par maître Juwain et les familles des chevaliers tués. Nous traversâmes de longs corridors tournant à droite puis à gauche pour aboutir finalement à un escalier monumental menant à la vaste crypte sous la Bibliothèque. Il nous fallut longtemps pour descendre les marches profondes et peu élevées. Nous débouchâmes dans un endroit sombre sentant le renfermé et peuplé d’épaisses colonnes et d’arches qui supportaient le sol de la Bibliothèque au-dessus de nous. Nous allongeâmes les morts dans leurs tombes et les recouvrîmes d’une dalle de pierre, puis nous priâmes pour leurs âmes en pleurant. Nous aurions voulu entonner un de nos chants favoris dans le silence de cette pièce immense et froide, mais ce n’était pas dans les habitudes des Bibliothécaires. Aussi, mes amis et moi chantâmes-nous les louanges d’Alphanderry dans le secret de nos cœurs.

Un messager vint prévenir lord Grayam que l’ennemi se dirigeait vers nous et que sa présence était requise sur les fortifications. Ceux qui parmi nous devaient combattre à ses côtés ce jour-là le suivirent sur les remparts. Kane, Maram, Atara et moi quittâmes maître Juwain et Liljana qui retournèrent à l’infirmerie pour se préparer à la terrible journée qui nous attendait tous.

Nous retraversâmes la Bibliothèque, puis la cour, en longeant la muraille sud jusqu’au mur ouest où se trouvait le poste de lord Grayam. Il grimpa dans la tour défendant la porte et Atara et Maram le rejoignirent au sommet. Kane et moi et quelques chevaliers au visage sombre restâmes sur les remparts au-dessous, à l’endroit où les combats seraient les plus acharnés.

Comme la veille, les tambours ennemis scandaient leur promesse de mort pendant que les bataillons du comte Ulanu, bardés d’acier, avançaient en rangs étincelants en direction du mur d’enceinte. Les tours de siège et les béliers roulaient vers nous, les catapultes lançaient leurs énormes boulets qui venaient s’écraser contre les remparts et contre le marbre tendre de la Bibliothèque. Les flèches pleuvaient mais elles étaient moins nombreuses qu’auparavant car les archers n’en avaient plus autant à leur disposition. Des cris résonnèrent et des hommes commencèrent à tomber.

J’étais encore protégé par les murs que je m’étais construits. Alkaladur qui lançait des éclairs dans le soleil du matin me donnait la force de supporter la mort de ceux que je ne tarderais pas à tuer et de ceux que j’avais récemment renvoyés dans les étoiles. Brandissant son épée, Kane se tenait près de moi, prêt à boire le sang de l’ennemi. Il tirait une partie de sa force de sa haine. Il ne quittait pas des yeux la croix vide sur laquelle le comte Ulanu avait cloué Alphanderry et je vis qu’il regardait d’un œil mauvais les mains et les pieds qui y étaient toujours fixés. Ses yeux lançaient des éclairs. Le tonnerre lui déchirait la poitrine. Une tempête noire, terrible, montait inexorablement en lui, n’attendant que l’approche du comte Ulanu et de ses hommes pour se déchaîner.

Au cours du premier assaut, le comte Ulanu envoya un bataillon de Bleus contre notre portion de muraille. Kane et moi, ainsi que Maram et Atara, étions devenus des silhouettes familières à l’ennemi. Nombre d’entre eux reculaient à l’idée de nous affronter. Cependant, les plus courageux se disputaient l’honneur de nous tuer, et personne n’était plus courageux que les Bleus. Atara les abattait avec ses flèches et Maram avec son feu, mais ce n’était pas suffisant. Ils étaient trop nombreux à se jeter en hurlant par-dessus les remparts pour se précipiter sur mon épée et celle de Kane, armés de leur hache meurtrière. Leur rage semblait sans fond et ils nous attaquaient sans crainte. Alkaladur faisait un carnage parmi leurs corps nus et enfiévrés, tout comme la lame ensanglantée de Kane. Cela ne les empêchait pas d’arriver par groupes de deux ou de dix et de se frayer un passage derrière nous, À deux reprises j’évitai à Kane un coup de hache qui lui aurait ouvert le dos et lui-même me sauva la vie trois fois. Nos épées tournoyantes tissaient ainsi entre nous de profonds liens de fraternité. Pendant quelques instants magiques, nous combattîmes dos à dos comme si nous ne faisions qu’un : un seul guerrier Valari aux yeux noirs avec quatre bras et deux épées pour se défendre à la fois devant et derrière.

Les Bleus ne parvenaient pas à nous anéantir. J’en tuai un grand nombre et chaque fois que mon épée un transperçait un, j’étais transpercé moi aussi. Bien qu’ils ne ressentissent pas la douleur comme les autres hommes, curieusement, leur agonie était encore plus insupportable. En effet, l’insensibilité même de ces hommes à moitié morts représentait une sorte de souffrance plus profonde et plus terrible encore. On les appelait les hommes sans âme, mais je savais bien qu’ils en avaient une, comme tous les hommes. Seulement, l’essence de ce qui les rendait humains semblait avoir disparu. Ils étaient condamnés à errer de leur vivant dans ce royaume gris et brumeux qui se trouve entre la vie et la mort. Quand on ne ressent pas la douleur, on ne ressent pas la joie non plus. Je compris que je ne devais pas leur envier cette insensibilité à ce qui m’était le plus douloureux. Et je me rendis compte aussi que j’étais incapable de les haïr. À l’origine, ce n’était pas l’Unique mais Morjin qui avait donné vie à leurs semblables.

Finalement, les clairons du comte Ulanu sonnèrent la retraite et les Bleus et les autres ennemis abandonnèrent la muraille. Des équipes de fossoyeurs arpentèrent les fortifications pour les débarrasser des cadavres des ennemis qui les jonchaient ainsi que des corps des Bibliothécaires tués. D’autres vinrent jusqu’à nous avec des serpillières et des seaux d’eau pour nettoyer les remparts afin que les défenseurs restants ne glissent pas sur le sang répandu et ne perdent pas courage à sa vue. Mais désormais rien ne semblait pouvoir remonter le moral des Bibliothécaires. Il y avait beaucoup trop d’ennemis, et eux-mêmes étaient trop peu nombreux. Le feu de la gelstei de Maram lui-même ne parvenait pas à leur réchauffer le cœur.

« Cette pierre est vraiment difficile à utiliser dans la bataille, me dit-il en brandissant sa gelstei et en descendant de sa tour pour venir nous voir, Kane et moi, avant l’assaut suivant. On n’arrive pas à viser. Et plus on en tire de flammes, plus il lui faut de temps pour se recharger à la lumière du soleil avant l’explosion suivante.

— C’est un vieux cristal, marmonna Kane. On dit que les pierres de feu des âges passés étaient plus puissantes. »

Je levai les yeux vers les ruines fumantes de la seconde tour de siège que Maram avait réussi à enflammer. Sa pierre de feu me paraissait bien assez terrible. Mais ce n’était que du feu et l’ennemi commençait à s’y habituer. La mort n’était que la mort, elle aussi : quelle importance cela avait-il qu’un guerrier fût tué par un jet de flammes, par de l’huile bouillante ou par du sable brûlant versé par les bretèches au-dessus des portes ?

Tournant son cristal rouge entre ses mains, Maram dit : « Je ne crois pas que ce sera suffisant pour remporter la bataille.

— Non, peut-être pas, admit Kane. Mais pour l’instant, ça nous permet de ne pas la perdre.

— Vous le croyez vraiment ?

— Je crois que si quelqu’un survit pour chanter les hauts faits accomplis ici, votre nom sera le premier mentionné. »

Venant de Kane, le compliment surprit Maram et le remplit de joie. Cependant, après avoir réfléchi un instant, il contempla les lignes ennemies rassemblées au bord du terrain vague et fit remarquer : « Il va y avoir un troisième assaut, n’est-ce pas ? Ils sont si nombreux. »

Il n’était pas encore midi quand la seconde attaque de la journée commença. Cette fois, le comte Ulanu avait envoyé ses meilleurs soldats contre la section de muraille que nous défendions. Ils furent presque plus difficiles à repousser que les Bleus parce qu’ils se battaient avec plus d’habileté et parce que leurs armures les protégeaient efficacement contre les flèches et les épées – sauf la kalama de Kane et Alkaladur, bien sûr.

Au plus fort de l’assaut, une douzaine de ces chevaliers d’Aigul réussit à monter sur les remparts et à s’emparer d’une portion de muraille. Kane et moi nous retrouvâmes séparés. Les ennemis tuèrent deux Bibliothécaires à côté de moi et quelques autres près de Kane. Ils avaient la barbe aussi noire que le comte Ulanu et lui ressemblaient assez pour passer pour des cousins. Je crois que certains d’entre eux faisaient partie des chevaliers qui nous avaient poursuivis dans le Kul Moroth. Ils provoquèrent Kane en lui disant qu’ils ne tarderaient pas à le capturer et qu’ils se feraient un plaisir de le clouer sur une croix comme Alphanderry.

C’était une grossière erreur car en entendant cela, Kane devint fou. Et moi aussi. Remontant la muraille vers le sud, je maniais mon épée avec toute l’ardeur du soleil éclatant de soal qui se déversait sur nous à flots. Kane, lui, se fraya un passage vers le nord, tailladant, tranchant et se battant comme un démon sorti de l’enfer. Ensemble, nos épées se comportaient comme les mâchoires d’une bête terrifiante se refermant sur l’ennemi et les guerriers mouraient l’un après l’autre. Soudain, à la vue de cet épouvantable massacre, les trois derniers chevaliers vivants perdirent courage. Deux d’entre eux se jetèrent par-dessus les remparts en prenant le risque de se briser une jambe ou le cou en dégringolant sur le sol durci. Quant au troisième, paralysé par la peur, il lâcha son épée, s’agenouilla devant Kane, plaça ses mains l’une sur l’autre sur sa poitrine et cria : « Grâce ! Je demande grâce ! »

Kane leva haut son épée pour achever ce chevalier ennemi abhorré.

« Pitié, je vous en supplie ! implora le chevalier.

— Bon, je vais faire preuve de la même pitié que votre comte envers ceux qu’il a crucifiés. »

Tout à coup, la fureur m’abandonna. Je criai : « Kane ! Le code du guerrier !

— Je m’en fous ! tonna-t-il. Qu’il soit maudit !

— Kane !

— Maudits soient ses yeux et son âme ! »

Kane leva davantage son épée et le chevalier me regarda avec des yeux suppliants comme un faon pris au piège. Il y avait en lui une terrible souffrance, la même que celle, poignante, qui me dévorait le cœur. Comme nous tous, il brûlait du désir de vivre. Dans ces circonstances, comment pouvais-je permettre que sa vie lui soit ôtée ?

Je brandis haut mon épée de manière à ce que le silustria capte les rayons du soleil et les renvoie dans les yeux de Kane. Ebloui par sa lumière dorée, il resta un moment immobile. Son épée vacilla. Puis il me regarda et je le regardai. Nos yeux se rencontrèrent, nos yeux de Valari, noirs, brillants, insondables comme le vide interstellaire. Les étoiles y brillaient et la dernière chanson d’Alphanderry y résonnait et s’envolait vers l’éternité. J’entendais sa musique obsédante en moi et, à cet instant, Kane aussi. Son cœur s’ouvrit alors et il commença à se rappeler qui il était vraiment et qui il était destiné à être : un être brillant, béni, joyeux et bienveillant ; pas un assassin d’hommes terrorisés ayant jeté leurs armes et demandant grâce. Mais il craignait encore plus cet être lumineux que tous ses autres ennemis. C’était à moi de lui rappeler qu’il avait le cœur et l’âme assez grands pour ne rien craindre dans ce monde, ni dans le monde au-delà.

« Bon », dit-il en rengainant brusquement son arme, les yeux remplis de larmes. Il dépassa le chevalier à genoux et s’approcha de moi. Il effleura mon épée puis ma main avant de refermer solidement ses doigts sur mon avant-bras. Quelque chose de brillant, d’ardent, resté secret jusque-là, passa entre nous. Il murmura : « Bon, Val. Bon. »

Il tourna le dos au chevalier parce qu’il ne voulait pas le regarder. J’eus l’impression qu’à cet instant, il avait aussi du mal à supporter ma vue. Les Bibliothécaires vinrent alors chercher le guerrier pour l’emmener dans la partie de la Bibliothèque où l’on gardait les prisonniers. Et pendant tout ce temps, Kane contempla le ciel comme s’il se cherchait dans la lumière que le soleil de midi continuait à déverser.

Les armées du comte Ulanu attaquèrent encore trois fois la muraille au cours de cet après-midi interminable. Et trois fois, nous les repoussâmes, mais avec davantage de difficulté et de désespoir chaque fois. La nouvelle compassion de Kane ne l’empêchait pas de combattre tel un ange de la mort et la mienne ne diminuait en rien la terreur dispensée par l’épée que m’avait donnée lady Nimaiu. Mais tous nos efforts, alliés à ceux de Maram, d’Atara et des Bibliothécaires, ne parvenaient pas à triompher des forces beaucoup plus nombreuses lancées contre nous. Vers la fin du troisième assaut, alors que le plus gros de l’armée du comte Ulanu battait en retraite loin des murailles, nous subîmes notre plus grande perte. L’un des Bleus, qui avait réussi à monter sur la partie de remparts où lord Grayam, l’épée à la main, tentait de résister à une attaque soudaine, abattit celui-ci d’un coup de hache. Il fut lui-même tué quelques instants plus tard, mais le mal était fait. Les Bibliothécaires installèrent le blessé derrière les créneaux. Lord Grayam nous fit appeler, mes amis et moi, près de lui. Tandis qu’un messager partait chercher maître Juwain et Liljana, je m’agenouillai à ses côtés avec Kane, Atara et Maram.

« Je meurs », réussit-il à articuler, appuyé contre les remparts éclaboussés de sang.

Je m’efforçai de ne pas regarder la plaie sanglante que la hache du Bleu lui avait infligée au ventre à travers la cotte de mailles. Je savais que c’était là une blessure que maître Juwain lui-même ne pourrait pas soigner.

Jonatham et Braham envoyèrent chercher un brancard pour transporter lord Grayam à l’infirmerie, mais celui-ci secoua violemment la tête : « On n’a pas le temps ! On n’a jamais assez de temps ! Veuillez me laisser seul avec Sar Valashu et ses compagnons, maintenant. Il faut que je leur parle avant qu’il ne soit vraiment trop tard. »

Cet ordre déplut à Jonatham et à Braham. Mais comme ils n’avaient pas pour habitude de désobéir à leur maître, ils firent ce qu’il demandait et descendirent de la muraille en nous laissant seuls avec lui.

« La prochaine attaque sera la dernière, nous dit-il. Ils attendront le coucher du soleil afin que le prince Maram ne puisse pas utiliser sa pierre de feu et ce sera… la fin.

— Non ! m’exclamai-je, en entendant le sang bouillonner dans son ventre. Il faut garder espoir.

— Courageux Valari », répondit-il en secouant la tête.

En réalité, à moins d’un miracle, le prochain assaut serait bien le dernier. Cela tenait au nombre de Bibliothécaires encore debout et à la gravité de leurs blessures ; la perspective d’une défaite se lisait dans la tristesse de leurs yeux et dans la lassitude avec laquelle ils maniaient leurs armes ébréchées et souillées de sang – sans parler des brèches que les projectiles ennemis avaient ouvertes dans les remparts. Les combattants savent quand une bataille est sur le point d’être perdue. Les ennemis avaient entrepris de reformer leurs bataillons et leurs régiments devant les maisons de la ville rougeoyante et les Bibliothécaires regardaient approcher la fin avec tout leur courage, sans peur excessive mais sans espoir non plus.

C’est alors que perché sur la tour à notre gauche, un des Bibliothécaires tendit le bras vers l’ouest et s’écria : « Ils arrivent ! J’aperçois les bannières de Sarad ! Nous sommes sauvés ! »

Finalement, le miracle aurait lieu. Je me levai et me penchai par l’ouverture du créneau pour scruter l’ouest derrière les armées du comte Ulanu et les maisons de la ville, et au-delà des ruines de l’enceinte extérieure. Et là, sur la prairie, à un mille environ, se détachant au sommet d’une colline dans le soleil couchant, une énorme armée se dirigeait vers Khaisham. Le soleil rouge et ardent étincelait sur les armures et, à contre-jour, il était difficile de voir les étendards. Je me persuadai que j’avais reconnu les lions dorés de Sarad sur une bannière bleue flottant au vent, mais sur la tour à notre droite, un Bibliothécaire, armé d’une longue-vue, annonça : « Non, les étendards sont noirs ! Ce sont les dragons dorés de Brahamdur ! »

Puis il balaya l’espace au nord et au sud de sa longue-vue et hurla : « Les armées de Sagaram et d’Hansh sont avec eux ! Nous sommes perdus ! »

Une atmosphère de défaite, plus lugubre encore qu’auparavant, se répandit alors sur tous ceux qui étaient là. Le comte Ulanu avait envoyé chercher des renforts pour achever sa conquête et ils étaient venus, aussi inéluctables que la mort.

« Sar Valashu ! appela lord Grayam. Approchez-vous. Ne m’obligez pas à crier. »

Je m’agenouillai à côté de lui avec mes amis pour écouter ce qu’il avait à dire. Au même moment, il sourit en voyant Liljana et maître Juwain monter les marches des remparts. Il leur fit signe d’approcher eux aussi et ils nous rejoignirent.

« Vous devez vous sauver, si vous le pouvez, nous dit-il. Vous devez fuir la ville pendant que c’est encore possible. »

Je secouai la tête tristement ; l’enceinte d’acier qui entourait Khaisham était désormais trop épaisse, et Alkaladur elle-même était impuissante à la traverser.

« Ecoutez-moi ! s’écria lord Grayam. Cette bataille n’est pas la vôtre, même si vous vous êtes battus avec bravoure et si vous avez fait tout ce que vous avez pu. »

Je regardai Atara, puis Kane et enfin Maram qui se mordait les lèvres en essayant désespérément de ne pas sombrer à nouveau dans la terreur. Maître Juwain et Liljana étaient si fatigués qu’ils parvenaient à peine à tenir leur tête droite. Ils avaient assez côtoyé la mort au cours de cette dernière journée pour savoir que bientôt, comme l’arrivée de la nuit, elle leur tomberait également dessus.

« J’aurais dû vous prier de quitter Khaisham plus tôt, continua lord Grayam comme en s’excusant. Mais je pensais qu’avec l’aide de vos épées et de la pierre de feu que je soupçonnais Maram de posséder… nous pouvions remporter la bataille. »

Sa voix se perdit tandis qu’un spasme d’agonie lui traversait le corps et lui tordait le visage. Puis il ajouta avec difficulté : « Mais maintenant, il faut partir.

— Partir  ? marmonna Maram.

— Dans les Montagnes Blanches. À Argattha. »

Le nom de cette cité épouvantable était aussi agréable à entendre que le grondement des tambours de guerre du comte Ulanu qui résonnaient derrière les murs.

« Vous devez essayer de récupérer la Pierre de Lumière.

— Mais, maître, dis-je, même si nous pouvions nous échapper, la seule idée d’abandonner ceux qui se sont battus à nos côtés…

— Fidèle Valari », me coupa-t-il. Me regardant sans me voir, il avait les yeux fixés sur le ciel du crépuscule. « Ecoutez-moi. Le Dragon Rouge est trop puissant. Retrouver la Pierre de Lumière est le seul espoir pour Ea. Je le comprends maintenant. Je comprends… tellement de choses. C’est en abandonnant votre Quête que vous abandonneriez vraiment ceux qui ont combattu ici à vos côtés. Car pourquoi nous sommes-nous battus ? Pour les livres ? Oui, oui, bien sûr, mais que contiennent les livres ? Un rêve. Ne laissez pas ce rêve mourir. Allez à Argattha. Allez-y pour moi, pour mon fils, et pour tous ceux qui sont tombés ici. Me le promettez-vous, Sar Valashu ? »

Comme cette demande émanait d’un mourant à son dernier soupir, et parce que je pensais qu’il n’y avait pas moyen de s’échapper de la ville, je pris sa main dans la mienne et lui dis : « Oui, je vous le promets.

— Bien. » Rassemblant toutes ses forces, il mit la main dans la poche de sa cape et en sortit la fausse Gelstei que nous avions trouvée la veille dans la Bibliothèque. Il me tendit la coupe dorée en disant : « Prenez-la. Ne la laissez pas tomber aux mains des ennemis. »

Je lui pris la coupe et la mis dans ma poche. Il ferma alors les yeux, luttant contre un nouveau spasme douloureux, et appela : « Jonatham ! Braham ! Capitaine Varkam ! »

Jonatham et Braham, accompagnés d’un chevalier lugubre, aux cheveux gris, appelé Varkam, arrivèrent en courant sur la muraille. Ils nous rejoignirent et s’agenouillèrent aux pieds de lord Grayam.

« Jonatham, Braham, dit lord Grayam, ce que je vais vous dire ne souffre aucune discussion. On n’a pas le temps. Tout le monde a remarqué votre courage quand vous avez récupéré le corps de mon fils. Maintenant, je dois faire appel à un courage plus grand encore.

— De quoi s’agit-il, maître ? demanda Jonatham en posant sa main sur les pieds de lord Grayam.

— Vous allez quitter la ville ce soir. Vous…

— Quitter la ville ? Mais comment ? Non, non, je ne peux…

— Ne me contredisez pas ! » l’interrompit lord Grayam. Il toussa une fois, très fort, et perdit un peu plus de sang. « Braham et vous vous rendrez dans la Bibliothèque. Avec des chevaux. Au moins deux. Prenez le Grand Index. Vous ne pouvez pas sauver les livres mais vous devez au moins en emporter la liste afin de pouvoir un jour retrouver des exemplaires et les récupérer. Ensuite, vous partirez avec Sar Valashu et ses compagnons dans les collines. De là, ils iront… où ils doivent aller. Et vous, vous irez à Sarad. Pour quelque temps. Bientôt le comte Ulanu l’attaquera aussi et s’en emparera. Il s’emparera de tout Yarkona. C’est pourquoi il vous faudra fuir dans quelque coin reculé d’Ea où le Dragon Rouge n’a pas encore mis les pieds. Je ne sais pas où. Fuyez, chevaliers, et rassemblez des livres afin de commencer une nouvelle Bibliothèque. »

Il mit ses mains sur son ventre et, frissonnant, poussa un gémissement déchirant. Puis il soupira : « Trop tard, beaucoup trop tard. »

Derrière les murailles, les roulements de tambour approchaient.

Lord Grayam respira profondément : « Capitaine Varkam ! Vous tiendrez les remparts le plus longtemps possible. C’est compris ?

— Oui, maître.

— À vous tous, je veux dire à quel point je suis désolé de m’être trompé. Il n’y avait pas assez de temps et, tout à mon orgueil, je ne m’en étais pas rendu compte…

— Euh, lord Grayam ? » l’interrompit Maram. Parmi nous, lui seul plaçait la nécessité avant les convenances. « Vous avez parlé de fuir dans les collines, mais comment quitterons-nous la ville ? »

À ce moment-là, lord Grayam ferma les yeux et je le sentis glisser dans le grand néant. Soudain, il me regarda et dit : « Jadis, mes prédécesseurs ont construit un tunnel permettant de s’échapper de la Bibliothèque et de rejoindre les pentes du mont Redruth. Seuls les maîtres Bibliothécaires connaissent ce secret. Seul le maître Bibliothécaire en possède la clé. »

Là-dessus, il se tapota faiblement la poitrine. Nous desserrâmes la partie du heaume qui lui protégeait la gorge et écartâmes sa cotte de mailles. Là, attachée à une chaîne autour de son cou, nous trouvâmes une grosse clé en fer.

« Prenez-la », dit-il en la pressant dans ma main. Quand j’eus passé la chaîne par-dessus sa tête, il ajouta : « Il y a une porte dans la crypte. Elle est bouchée, mais… »

Un nouveau spasme le secoua. Tout son corps trembla et se convulsa et ses yeux, pareils aux crochets des tours de siège, allèrent d’un bond s’arrimer à la grande muraille qui entoure la cité de la nuit. C’est ainsi que mourut lord Grayam. Comme nombre d’hommes, il était passé de l’autre côté avant d’y être réellement préparé, avant de penser que l’heure de sa mort avait sonné.

« Quel dommage, mais quel dommage ! » s’exclama Maram en portant sa main à sa gorge. Puis ses pensées se détournèrent de lord Grayam pour se concentrer sur le problème du moment et il regarda Atara. « On ne trouvera jamais la porte, maintenant. Est-ce que tu peux nous aider, toi ? »

Tandis que maître Juwain fermait les yeux béants de lord Grayam, elle secoua la tête.

Boum, boum, boum, boum…

« Eh bien, puisque lord Grayam a dit que nous devions aller dans la crypte, fit Maram, allons-y.

— Oui, mais quelle crypte ? demanda Jonatham. Il y a celle où nous avons enterré nos amis, mais il y en a aussi une sous chaque aile de la Bibliothèque. »

Le soleil s’était couché maintenant. Les sentinelles annoncèrent que les armées de Brahamdur, Sagaram et Hansh approchaient de l’enceinte extérieure de la ville.

Il était impossible, bien sûr, de fouiller toutes les cryptes en tapotant les murs souterrains pour trouver la porte cachée. C’est alors que Liljana, prise d’une inspiration soudaine, sortit sa gelstei bleue et mit sa main sur la tête de lord Grayam. Le contact ne dura qu’un instant, mais cela suffit à la faire pénétrer dans ce monde de glace et de froid absolu et, tandis qu’elle s’y emparait de la dernière lueur de l’esprit de lord Grayam, à lui pétrifier l’âme.

Ses yeux se révulsèrent soudain pour ne laisser voir que le blanc et j’eus peur qu’elle ne rejoigne lord Grayam dans l’éternité. Puis elle frissonna violemment en retirant sa main et me regarda.

« Oh, Val, je ne savais pas ! murmura-t-elle.

— Vous êtes une femme courageuse ! » lui dis-je en prenant sa main froide dans la mienne. Je souris et ajoutai doucement : « Une femme insensée ! »

Alors que les tambours continuaient à battre inlassablement, Maram passa sa langue sur ses lèvres. Il leva les yeux vers Liljana et demanda : « Est-ce que vous avez vu quelque chose ?

— J’ai vu où était la porte, avoua soudain Liljana. Elle est dans la crypte principale. Je crois pouvoir la trouver. »

Je me relevai alors et mes compagnons en firent autant. Puis je m’adressai au capitaine Varkam qui nous observait d’un air étrange : « Apparemment, il y a un moyen de sortir d’ici. Cependant…

— Partez ! me dit-il sur un ton pressant. C’était la dernière volonté de lord Grayam et il faut lui obéir. »

Il fit signe de placer le corps de lord Grayam sur un brancard, puis il ajouta : « Adieu, Sar Valashu. Puissiez-vous toujours aller dans la lumière de l’Unique. »

Là-dessus, après m’avoir donné une rapide poignée de main, il partit s’occuper des dernières défenses de la ville.

Nous envoyâmes chercher nos chevaux et les fîmes entrer dans la Bibliothèque. Les hommes et les femmes de Khaisham nous regardèrent, incrédules, les guider dans les allées, leurs sabots ferrés frappant le sol. Le bruit se répandit bientôt que nous avions trouvé un moyen de sortir de ce vaste bâtiment, et de la ville elle-même. Au début, beaucoup s’exclamèrent qu’ils voulaient venir avec nous. Mais quand on sut que nous allions dans les montagnes de l’est, l’empressement à quitter la ville céda la place à une peur plus forte encore, car c’était le pays des Géants des Glaces mangeurs d’hommes dont personne n’était jamais revenu.

« Que va-t-il leur arriver ? » demanda Maram tandis que nous commencions à descendre les larges marches menant à la crypte. Aucun d’entre eux n’avait voulu venir avec nous mais nous nous sentions tous coupables de les abandonner.

« Ils seront probablement asservis, répondit Kane. Et il y a de fortes chances pour qu’ils vivent plus vieux que nous. »

Nous retrouvâmes Jonatham et Braham dans la pénombre de la crypte. À eux deux, ils avaient quatre chevaux et ils avaient réparti dans leurs sacoches les quatre-vingt-quatre énormes volumes du Grand Index. C’était une lourde charge pour des chevaux, mais pas aussi lourde que le fardeau qu’eux-mêmes avaient à supporter.

Liljana repéra sur le mur est de la crypte un endroit où la lumière des torches brillait plus intensément entre les arches. Nous sortîmes les marteaux de forgeron que les Bibliothécaires nous avaient donnés et enfonçâmes la couche de plâtre qui dissimulait la porte. C’était un immense panneau en fer, dépourvu de traces de rouille, qui luisait encore faiblement en dépit des siècles qui s’étaient écoulés depuis son installation. Après avoir mis un peu d’huile dans la serrure, nous l’ouvrîmes avec la clé du lord Bibliothécaire. Devant nous se trouvait un tunnel dont la largeur autorisait le passage d’une charrette et dont l’obscurité faisait frémir nos cœurs en proie au doute.

Notre traversée fut un véritable cauchemar. Une fois la porte refermée derrière nous – cette froide plaque d’acier que les hommes du comte Ulanu mettraient la moitié de la nuit à arracher de son encadrement – nous eûmes l’impression d’avoir été engloutis par la terre. Les torches que nous portions dégageaient dans l’air raréfié une fumée grasse qui nous suffoquait. Le grès rouge dans lequel le passage avait été creusé paraissait éclaboussé du sang de tous ceux qui étaient morts sur les remparts de la Bibliothèque. Les chevaux renâclaient à descendre dans ce lieu froid, humide et nauséabond. Par deux fois, Altaru hennit et refusa d’avancer, piétinant le sol de ses sabots comme une mule qu’aucune menace ne fera repartir. Je dus lui murmurer que nous nous rendions dans un endroit bien meilleur et que nous pourrions bientôt respirer de nouveau l’air frais. Ce fut son amour pour moi, je crois, qui le persuada de bouger et d’entraîner les autres chevaux.

Nous descendîmes longtemps. Le tunnel se tortillait comme un ver dans la terre, vers la droite, puis vers la gauche. Le bruit de nos pas et le murmure plus profond de notre désespoir résonnaient dans cette galerie obscure. J’avais l’impression de sentir les âmes de tous ceux qui avaient été placés dans la crypte, et en particulier celle d’Alphanderry, errer, perdues à jamais dans ce tunnel sans fin. Comme une main indiquant le chemin, ce fut le dernier souhait de lord Grayam qui me fit avancer.

Finalement, le tunnel commença à monter. Après ce qui nous parut des heures, mais dura probablement beaucoup moins longtemps, nous atteignîmes une porte semblable à la première. Elle s’ouvrait sur un espace beaucoup plus vaste qui devait être un puits de mine. À la forte odeur animale qui se dégageait des parois, nous devinâmes que c’était devenu la tanière d’un ours. Comprenant que nous étions tout près de l’un de ses amis à fourrure, Maram se mit à chanter nerveusement afin d’avertir les ours de notre présence et de leur laisser la possibilité de s’enfuir plutôt que de nous attaquer. Mais apparemment, la bête qui vivait dans cette mine désaffectée, quelle qu’elle soit, n’était pas chez elle et nous sortîmes tranquillement par l’ouverture de la mine envahie par les buissons et les arbres.

C’est ainsi que nous débouchâmes sur les pentes du mont Redruth à la lueur des premières étoiles de la nuit. Dans l’air froid et vif montait une clameur en provenance de la ville au-dessous de nous. À la lumière des étoiles et du croissant de lune étincelant, on distinguait parfaitement tout Khaisham. La Bibliothèque, qui s’élevait comme un gros cristal de sel sur la plus haute colline de la cité, était entourée de milliers de petites lumières qui devaient être des torches. Nombre d’entre elles scintillaient au sommet de la muraille intérieure, et c’est ainsi que je sus qu’elle était tombée. Sans doute les Bibliothécaires organisaient-ils leur dernière défense derrières les immenses portes en bois de la Bibliothèque. Je me demandai combien de temps encore elles tiendraient face aux flèches enflammées et aux béliers du comte Ulanu.

« Vous devriez partir maintenant », dis-je à Jonatham. Braham et lui, debout près de leurs chevaux, contemplaient leur ville vaincue. Je tendis le doigt en direction de Sarad, du côté sud de la montagne. « Notre fuite ne tardera pas à être découverte. Le comte Ulanu enverra certainement des hommes à notre poursuite.

— S’il le fait, ils seront tués, dit Jonatham avec une sombre certitude. Comme nous le serons tous. Nous avons pénétré dans le pays des Géants des Glaces et ils nous trouveront probablement avant les hommes du comte Ulanu.

— Peut-être, répondis-je. Mais il y a toujours un espoir.

— Non, pas toujours, dit Jonatham en prenant ma main dans la sienne. Mais ça me réchauffe le cœur de vous l’entendre dire. Vous allez me manquer, Sar Valashu.

— Adieu, Jonatham. Puissiez-vous aller toujours dans la lumière de l’Unique. »

Je serrai ensuite la main de Braham et, l’un après l’autre, mes amis firent eux aussi rapidement leurs adieux. Nous les regardâmes guider leurs chevaux sur le versant dépourvu de chemins de la montagne et disparaître dans l’obscurité de ses contours.

Debout sur la pente rocheuse, je caressais le cou d’Altaru en m’efforçant d’apaiser ses tensions pour le voyage qu’il restait à accomplir. À mes côtés, Maram se tenait près de Iolo et Atara, Liljana, maître Juwain et Kane à côté leurs chevaux.

« Oh ! Mais qu’est-ce qu’on va faire ? demanda Maram en contemplant la ville au-dessous de nous.

— Il n’y a qu’une chose à faire », répondis-je.

Maram me regarda et l’horreur se peignit sur son visage. « Mais Val, tu ne penses quand même pas à…

— J’ai fait une promesse à lord Grayam.

— Mais tu n’as quand même pas l’intention de tenir cette promesse ! »

Pouvais-je tenir cette promesse ? Je me le demandais. Moi aussi, je regardais Khaisham. Comme un cercle de feu, les milliers de torches s’étaient refermées autour de la Bibliothèque.

« C’est une promesse que j’ai faite à lord Grayam personnellement, précisai-je à Maram et aux autres. Elle n’engage que moi.

— Mais elle ne vous engage certainement pas non plus, me dit maître Juwain. À l’impossible nul n’est tenu. »

Atara resta un moment silencieuse, le regard tourné vers Khaisham, et loin au-delà. Puis elle s’exprima avec la logique claire et froide qui la caractérisait : « Si nous n’allons pas vers l’est, quelle direction devons-nous prendre ? »

Comme elle le fit remarquer, nous ne pouvions rebrousser chemin vers l’ouest et retraverser Yarkona. Au sud se trouvait Sarad, qui ne tarderait pas à tomber comme Khaisham, et au-delà, la chaleur mortelle du Désert Rouge. Au nord, de l’autre côté des Montagnes Blanches et de la région infestée par les tribus de Bleus, nous nous retrouverions dans la zone la plus dense du Vardaloon où nous pourrions bien tomber sur des monstres pires que Méliadus.

« Il faut donc aller vers l’est, dis-je. À Argattha, pour retrouver la Pierre de Lumière.

— Mais nous ne sommes même pas sûrs qu’elle y est ! s’exclama Maram. Et si le journal de maître Aluino était un canular ? Et si c’était lui qui était fou et non l’homme qui prétendait être Sartan Odinan ? »

Le regard fixé sur les torches enflammées, je repensai à l’insistance avec laquelle lord Grayam m’avait demandé d’entrer dans Argattha. J’essayai d’imaginer une coupe invisible, gardée par des dragons et cachée dans le plus sinistre des endroits – le dernier endroit sur terre où j’avais envie d’aller. Puis je tirai Alkaladur de son fourreau et la pointai vers l’est. Sa lame brilla d’une lumière argentée, plus éclatante que jamais.

« Elle est là-bas, déclarai-je, certain qu’elle y était. Elle est toujours là-bas. »

Maître Juwain s’avança et posa sa main sur mon bras. « Val, me dit-il, c’est très dangereux. Très dangereux pour nous, car si nous convoitons la Pierre de Lumière comme Sartan, nous pourrions sombrer dans la folie. Peut-être vaudrait-il mieux laisser la Pierre de Lumière à l’endroit où il l’a mise. Elle ne sera peut-être jamais retrouvée.

— Non, répondis-je, elle sera retrouvée. Par quelqu’un. Et bientôt. Le temps est venu, maître. Vous l’avez dit vous-même. »

Maître Juwain se tut et leva les yeux vers les étoiles. C’était là, disait-on, que les Ieldras déversaient leur essence sur la terre sous la forme éthérée du Rayon d’or.

« Les sept frères et sœurs de la terre, dis-je en citant la prophétie d’Ayondéla, partiront pour les ténèbres munis des sept pierres et…

— Justement, m’interrompit Maram. Maintenant qu’Alphanderry est mort, nous ne sommes plus que six. Et nous n’avons que six gelstei. Comme trouverons-nous la septième dans le désert qui nous sépare d’Argattha ? »

Pressant ma main sur mon cœur, je lui dis : « Tu te trompes, Maram, Alphanderry est toujours avec nous, dans chacun de nous. Quant à la septième gelstei, qui sait ce que nous trouverons dans les montagnes ?

— Tu as une drôle de façon d’interpréter les prophéties, mon vieux. »

Je souris tristement : « Il y a au moins une partie de la prophétie qui nous mettra tous les deux d’accord : si nous allons à Argattha, nous irons sûrement au cœur même des ténèbres. »

Le silence consterné dans lequel sombra alors Maram m’apprit que chaque fibre de son corps frissonnant de terreur était d’accord avec moi.

Parmi tous mes compagnons, seul Kane paraissait se réjouir à la perspective de cette aventure désespérée. Le vent qui balayait son visage sombre et ses cheveux blancs ondulés apportait des émanations de haine et de fureur. Une lueur de folie traversa son regard. « Autrefois, dit-il, Kalkamesh est entré dans Argattha, et nous ferons de même.

— Mais c’est de la folie ! répliqua Maram. Vous vous en rendez bien compte, tout de même !

— Ha ! Je me rends surtout compte que l’apparente folie de ce plan est ce qui fait sa force. Morjin continuera à chercher la Pierre de Lumière, et nous aussi, d’ailleurs, partout sauf à Sakai. Jamais il n’imaginera que nous puissions être assez stupides pour entrer dans Argattha.

— Sommes-nous vraiment à ce point stupides ? » demanda Maram.

Liljana lui tapota la main gentiment. « Ce serait de la folie de tenter l’impossible, dit-elle. Mais est-ce réellement impossible ? »

Nous nous tournâmes tous vers Atara qui contemplait Khaisham comme si elle se trouvait sur la plus haute montagne du monde. Alors, d’une voix douce qui me frappa de terreur, elle déclara : « Non, pas impossible, mais presque. »

Tout en haut de l’aile sud de la Bibliothèque, une lumière vacillait comme une flamme à une fenêtre. Je pensai à tous les Bibliothécaires qui étaient morts pour la défendre et aux milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui s’y étaient réfugiés. Je pensai à mon père et à ma mère, à mes frères et à tous mes concitoyens dans le lointain Mesh – aux Lokilani et à lady Nimaiu, et même au cupide capitaine Kharald qui pouvait parfois faire preuve de noblesse. Et bien sûr à Alphanderry. Je savais que même s’il n’y avait qu’une chance sur dix mille de récupérer la Pierre de Lumière à Argattha, nous devions essayer. Mon cœur battit très fort comme pour confirmer cette terrible décision. Il arrive un moment où la vie ne vaut plus la peine d’être vécue si on n’est pas prêt à la risquer pour l’amour de son prochain.

« Je vais à Argattha, déclarai-je. Qui vient avec moi ? »

De nouvelles flammes apparurent aux autres fenêtres de l’aile sud puis à celles des autres ailes. Quand il devint évident que les hommes du comte Ulanu avaient mis le feu à la Bibliothèque, Maram s’écria : « Les livres ! Et tous les gens enfermés dedans ! Comment a-t-il pu faire une chose pareille ? Comment, Val ? Comment ? »

Il s’effondra en larmes contre moi, s’accrochant aux anneaux de ma cotte de mailles pour ne pas sombrer dans le désespoir. Je m’efforçai de rester droit comme un piquet afin de ne pas tomber moi aussi pour ne jamais me relever.

« Oh, non ! s’exclama Liljana en contemplant la Bibliothèque en feu. Ce n’est pas possible ! »

Elle entoura de ses bras Atara qui pleurait tristement en silence, le visage pressé contre la poitrine de Liljana.

« Je n’aurais jamais dû utiliser ma pierre de feu, dit Maram d’une voix étranglée. Tout ce que j’ai brûlé n’a mené qu’à cela. Je jure de ne plus jamais utiliser sa flamme contre des hommes. »

Le regard horrifié par le spectacle qui s’offrait à nous, maître Juwain se tenait la tête à deux mains. Il paraissait incapable de bouger, incapable de parler.

« Bon », dit Kane, la mort dansant dans ses yeux comme des lumières sombres.

Quand l’incendie se propagea aux millions de livres rassemblés au cours des siècles par les Bibliothécaires, une immense colonne de flammes s’éleva dans l’air. Elle paraissait porter aux cieux les cris des damnés et des mourants. Dans la brûlure soudaine qui me traversa comme un océan de kirax en ébullition, je sentis l’odeur âcre de la mort. Le feu m’emporta. Il enflamma mon cœur, mes mains et mes yeux comme la lumière des étoiles.

« Bon, dit Kane quand je me tournai vers lui. J’irai avec vous à Argattha. »

Je le remerciai d’un simple hochement de tête farouche, et nous nous serrâmes la main. Puis je levai les yeux vers maître Juwain qui déclara : « Moi aussi.

— Moi aussi, renchérit Liljana, en me regardant, horrifiée par ce que nous étions obligés de faire.

— Moi aussi », murmura Atara. Ses yeux cherchèrent les miens ; au fond brûlait la certitude qu’elle ne me quitterait pas.

Maram finit par s’arracher à moi et s’efforça d’arrêter de sangloter. Dans l’eau de ses yeux sombres, je vis se refléter les flammes de la Bibliothèque – et quelque chose d’autre aussi.

« Moi, dit-il, j’aimerais bien t’accompagner si seulement… »

Il se tut brusquement et respira profondément. Pendant un long moment, il se contenta de me regarder. La fumée âcre le faisait cligner des yeux. Il semblait se rappeler une promesse qu’il s’était faite à lui-même. Il se redressa et secoua ses boucles brunes, adoptant un instant la prestance d’un roi.

« J’irai avec toi, me dit-il d’une voix pleine de détermination. Je te suivrais jusqu’en enfer, Val. D’ailleurs, c’est certainement là que nous allons. »

Je pris sa main dans la mienne pour sceller cet engagement et nos cœurs battirent à l’unisson.

Ensuite, nous nous tournâmes tous vers la Bibliothèque pour assister à sa destruction. Il n’y avait plus rien à ajouter. Nul besoin de prononcer les prières qui brûleraient à jamais dans nos cœurs. Alimenté par les livres et les corps innombrables, l’incendie faisait rage haut dans le ciel et semblait s’étendre au monde entier ; et c’était déjà l’enfer.