9

Ymiru, Havru et Askir nous escortèrent dans la salle où les Anciens étaient réunis en présence de nombreux autres Ymanirs. Il y avait au moins deux cents personnes, alignées à côté de tapis tissés dans le poil de chèvre merveilleusement doux que nous avions découvert la veille dans la hutte de montagne d’Ymiru. En face d’eux, sur une estrade de pierre à l’entrée de la pièce, se trouvaient neuf hommes et femmes d’un certain âge, debout près de tapis semblables aux leurs. On nous conduisit jusqu’à la place d’honneur – ou d’interrogatoire – au pied de cette estrade. Tout le monde dans la salle s’assit en même temps. Nous nous installâmes sur le sol près d’Ymiru à la manière de son peuple, jambes repliées sous le corps, fesses sur les talons, dos droit et regard légèrement baissé, et attendîmes que les Anciens nous adressent la parole, ce qu’ils firent sans tarder.

Après avoir demandé notre nom à Ymiru, le plus âgé des Urdahirs qui se trouvait au centre dit s’appeler Hrothmar. Puis il nous présenta les quatre femmes à sa gauche : Audhumla, Yvanu, Ulla et Halda, et les hommes à sa droite : Burri, Hramjir, Hramdal et Yramu. Tous se tenaient légèrement tournés vers lui tandis qu’il parlait en leur nom.

« Désormais, déclara-t-il de sa vieille voix bourrue qui résonnait dans la salle, tout le monde à Elivagar sait qu’Ymiru a eu l’audace extraordinaire d’enfreindre la loi en amenant ici ces six étrangers. Tout le monde croit connaître certains éléments relatifs à cette affaire : le gros petit homme, appelé Maram Marshayk, a sur lui une galastei rouge, Sar Valashu Elahad porte une épée en Sarastria, et avec leurs compagnons, tous deux recherchent la Galastei. Nous sommes ici pour décider si ces faits sont exacts et pour en découvrir d’autres. La discussion est ouverte. Chacun pourra apporter sa contribution à l’établissement de la vérité. Et chacun pourra parler à son tour. »

Hrothmar s’arrêta un instant pour reprendre son souffle. Il avait la peau burinée et toute ridée autour de ses vieux yeux tristes. Dans la salle, peu d’Ymanirs étaient plus âgés que lui et aucun n’était aussi grand, pas même les gardes géants qui se tenaient le long des murs de la pièce, leur énorme borkor au côté.

« Burri parlera le premier, dit-il d’une voix rauque. Il parlera au nom de la loi des Ymanirs. »

L’homme au long visage mince assis près de lui, caressa le poil argenté de sa barbe en nous regardant d’un air furieux. Puis il déclara : « Dans ce cas, la loi est simple. Elle dit que tout Ymanir qui découvre des étrangers entrés dans notre pays sans la permission des Urdahirs doit immédiatement les mettre à mort. Cela aurait dû être fait. Cela ne l’a pas été. En conséquence, toujours conformément à la loi, Ymiru et tous les gardes du Passage du sud doivent être exécutés. »

Ymiru qui écoutait près de moi en silence parut soudain se raidir. Je n’avais pas compris quel risque terrible il prenait en épargnant notre vie.

Burri toisa Ymiru de ses yeux bleus et froids : « Faites-vous si peu de cas de la loi pour l’enfreindre ainsi à la première occasion ? »

Il tourna son regard vers Atara, Kane et moi et ajouta : « Quant à vous, étrangers, vous avez tiré vos armes pour empêcher Ymiru d’appliquer la loi. Vous êtes donc vous aussi hors-la-loi. Il aurait mieux valu permettre à Ymiru d’accomplir son devoir. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? »

Je fus surpris de voir Liljana se lever et répondre pour nous. Rejetant ses cheveux gris en arrière, elle leva les yeux vers le Urdahir et une détermination inébranlable se peignit sur son visage rond. « Est-ce que cela signifie que nous aurions dû laisser Ymiru nous tuer d’emblée ? demanda-t-elle à Burri.

— Oui, petite femme, ça être ce que cela signifie, assena-t-il d’une voix qui tomba comme un coup de gourdin. Ainsi vous vous seriez épargné l’illusion de pouvoir continuer à vivre. »

Liljana sourit en entendant cette menace à peine voilée. Le calme avec lequel elle affrontait le regard féroce de Burri me donna le sang-froid nécessaire pour ne pas porter la main à mon épée. Puis elle hocha la tête et lui dit : « Si nous avions accepté d’être exécutés, aux yeux de notre loi, nous serions devenus des assassins nous aussi.

— Est-ce à dire que vous emportez votre loi avec vous, dans les pays étrangers ?

— Nous l’emportons dans notre cœur, répliqua-t-elle en appuyant sa main entre ses seins. Nous y avons aussi quelque chose de plus grand que la loi : la vie. La loi doit-elle être au service de la vie ou la vie doit-elle être au service de la loi ?

— La loi des Ymanirs, dit Burri, est faite pour servir les Ymanirs. C’est pourquoi nous devons tous la servir.

— Pour le bien de votre peuple, n’est-ce pas ?

— Pour la vie de mon peuple », grogna-t-il.

Liljana balaya du regard l’immense salle aux murs de pierre recouverts de merveilleuses tapisseries dorées et aux arches s’élançant haut au-dessus de nous. Encastrées dans des niches creusées dans les colonnes supportant la grande voûte, des pierres rayonnantes émettaient une douce lumière blanche. Tous les dix pieds, les murs étaient équipés de blocs de plaques chaudes qui diffusaient une chaleur constante. Et ces gelstei ordinaires n’étaient pas les seules visibles dans la pièce ce soir-là. Beaucoup d’Ymanirs portaient des gardiennes autour du cou, plusieurs arboraient des os de dragon et j’aperçus une vieille femme qui faisait rouler une bille musicale entre ses longs doigts poilus. Jamais je n’avais vu autant d’œuvres ayant survécu aux anciens alchimistes, pas même à Tria. À en croire ce qu’Ymiru m’avait dit, ces gelstei n’étaient peut-être pas si anciennes que ça car les Ymanirs avaient probablement conservé le secret de leur fabrication. Et ils en étaient aussi fiers qu’ils étaient tristes d’avoir été massacrés par le Dragon Rouge et repoussés dans cette contrée perdue de leur ancien royaume. C’était un peuple étrange et un grand peuple. Impossible de les blâmer d’appliquer sauvagement des lois protégeant le peu qu’il leur restait.

Lorsqu’elle posa de nouveau son regard sur Burri, Liljana avait rassemblé toute la compassion dont elle était capable et son visage rond était empreint de douceur et de gentillesse. « La première des lois est la loi de la survie, dit-elle, même les animaux le savent. Mais l’être humain sait aussi que cette loi ne peut pas sacrifier son peuple pour vivre.

— Exactement, grogna de nouveau Burri.

— Chacun d’entre nous doit donc obéir à la loi de son peuple.

— Exactement, exactement.

— Et un peuple, continua Liljana en souriant, ne doit pas sacrifier son univers pour vivre. C’est pourquoi la loi d’un peuple, quelle qu’elle soit, doit toujours se soumettre à la loi suprême. »

Burri qui n’appréciait pas de se laisser influencer par le calme imperturbable de Liljana, perdit soudain son sang-froid et déclara d’une voix tonitruante : « Et que savez-vous de la loi suprême des Ymanirs ?

— Je sais que cette loi suprême est la même pour tous les peuples car c’est la Loi de l’Unique. »

Burri se leva brusquement de toute la hauteur de ses huit pieds. Ses mains s’ouvrirent et se refermèrent comme si elles brûlaient de saisir un borkor. Il se tourna vers les autres Anciens : « Nous savions tous qu’Ymiru invoquerait la loi suprême. Et il l’a fait, par l’intermédiaire de cette petite femme. Mais qu’est-ce qui pourrait bien nous persuader de sa nécessité ? Le fait que deux des étrangers soient en possession d’une grande galastei ? Le fait qu’ils soient à la recherche de la Galestei ? Les prêtres du Dragon Rouge cherchent la même chose et ils sont venus chez nous avec des pierres de feu pour nous réduire en cendres. Et personne n’a jamais protesté quand on les a envoyés dans l’autre monde. »

Liljana attendit qu’il ait fini de parler et répondit simplement : « Nous ne sommes pas des prêtres du Dragon Rouge.

— Comment en être sûr ? demanda Burri en prenant à témoin les centaines d’Ymanirs dans la salle. Le Dragon nous a déjà tendu des pièges habiles. Et qui parmi nous est plus habile que lui ? Non, non, nous autres, Ymanirs, sommes habiles de nos mains, mais pas de cette façon. C’est pour cela que nous avons édicté notre loi. Et c’est pour cela que nous devons l’appliquer.

— Sans écouter ce que nous avons à dire ? demanda Liljana.

— Nous avons tous écouté vos propos habiles, petite femme. Devons-nous vraiment en entendre davantage ? »

Il se tourna vers Hramjir, un vieux manchot au corps noueux, et s’adressa à lui et aux autres Anciens : « Hrothmar a dit que chacun pourrait s’exprimer. Moi je dis que ça être de la folie. Il ne faut pas se demander si les étrangers disent des mensonges. Un tel doute est un poison pour le cœur. Appliquons la loi maintenant avant qu’il ne soit trop tard. »

Jetant alors un regard aux gardes le long des murs et près de la porte, il appela les Anciens à décider de notre sort sur-le-champ. Conformément à la loi ymanir, ils étaient tenus de le faire. Ils formèrent donc un cercle et rapprochèrent leurs têtes pour conférer de leur longue voix grave et rocailleuse. Ensuite, ils reprirent leur place sur leur tapis. Baissant les yeux vers nous, Hrothmar attendit que le silence se fasse dans la salle.

« Burri a parlé au nom de la loi ymanir, déclara-t-il. Et Ulla et Hramjir souhaiteraient que la loi soit appliquée immédiatement. Mais la majorité d’entre nous n’est pas d’accord. En conséquence, nous allons demander à d’autres de parler au nom d’autres principes. Audhumla s’exprimera au nom de la Loi de l’Unique. »

À ce moment-là, Audhumla, une vieille femme plutôt petite pour une Ymanir – elle ne devait pas mesurer plus de sept pieds – lissa doucement en arrière les poils blancs et soyeux de son visage avant de dire d’une voix râpeuse : « L’essence de cette loi est simple : Partout dans les étoiles, l’Unique doit apparaître dans la gloire de la création. Le rôle des Ymanirs dans ce dessein est simple lui aussi : il s’agit de préparer l’arrivée sur terre des Elijins et des Galadins. Ça être la raison de notre existence. Alors seulement Ea retrouvera sa place dans la création de la véritable civilisation disparue il y a six longs âges. »

Elle fit une pause pour reprendre son souffle et poursuivit : « Si la vie des étrangers doit être épargnée au nom de la loi suprême, si nous devons risquer notre vie en épargnant la leur, il faut prouver qu’eux aussi jouent un rôle dans notre dessein. Ou qu’eux-mêmes ont un dessein tout aussi important. »

Derrière nous, un jeune homme dont je devinais qu’il était un ami d’Ymiru, se leva alors : « Il a déjà été dit que les étrangers cherchent la Galastei. Existe-t-il de plus grand dessein que celui-là ?

— Si ça être vrai, répliqua Audhumla, si ça être vrai.

— Si ça être vrai, ajouta Hrothmar, ça n’être pas suffisant. Les étrangers doivent aussi prouver qu’ils ont une chance de la retrouver. »

Tournant son regard pénétrant vers moi, il me demanda : « Sar Valashu, voulez-vous vous exprimer au nom de votre peuple ? »

Assis près de moi, Maram me donna un petit coup dans les côtes pour m’inviter à me lever. Atara, maître Juwain et Liljana me regardèrent tous en souriant pour m’encourager. Les yeux noirs de Kane plongèrent dans les miens. Je sentis qu’il m’enjoignait de parler et de parler bien. Je devinai aussi que si les gardes Ymanirs nous attaquaient avec leurs borkors, il n’honorerait pas ma promesse de ne pas utiliser notre épée sur le territoire Ymanir.

« Oui, dis-je, en me levant devant les Anciens. Je parlerai en notre nom. »

Et c’est ce que je fis. Au milieu de la nuit, dans la lumière inépuisable des pierres rayonnantes, je servis aux Ymanirs un conte comme ils n’en avaient jamais entendu. Il commençait six longs âges auparavant, quand Aryu avait tué Elahad et volé la Pierre de Lumière. Puis je racontai son histoire, en grande partie ignorée des Ymanirs, un peu comme l’avait fait le roi Kiritan quand il avait réuni les milliers de chevaliers dans sa salle du trône pour appeler à la Grande Quête. Aussi honnêtement que possible, j’expliquai mon rôle et celui de mes amis. Je parlai de la flèche noire et du kirax qui m’avait empoisonné le sang ; je parlai même de la prophétie d’Ayondéla Kirriland et montrai la cicatrice qui nous avait épargné les flèches des Lokilani. Dans la salle, les centaines d’hommes et de femmes observaient un profond silence tandis que je poursuivais avec l’histoire du long périple qui nous avait amenés à traverser pratiquement tout Ea jusqu’à la Bibliothèque de Khaisham. En revanche, je ne leur dis pas ce que nous y avions découvert. Il aurait été trop dangereux de révéler à autant de gens l’endroit où était cachée la Pierre de Lumière.

Quand j’eus fini, Burri secoua la tête : « Cette histoire être trop fantastique pour être vraie.

— Elle être trop fantastique pour ne pas être vraie », répliqua Yvanu. La plus jeune des Urdahirs était une belle femme dont les longs poils blancs autour du cou et de la tête étaient réunis en longues tresses.

Maintenant, les Anciens et tout le monde dans la salle m’observaient. Secouant toujours la tête, Burri me demanda : « Comment savoir si vous dites vraiment la vérité ?

— Vous le saurez, répondis-je doucement. Si vous écoutez, vous le saurez. »

Mais Burri, comme nombre de gens, n’avait pas envie d’écouter son propre cœur. Pointant sur moi son doigt boudiné, il s’entêta : « Mais où sont les preuves de votre histoire ? Montrez-nous les preuves. »

Je cherchai alors le regard de mes amis et chacun sortit sa gelstei. La vue soudaine de la pierre de feu de Maram, de la boule de cristal d’Atara, ainsi que de la petite baleine bleue de Liljana, de la varistei de maître Juwain et de la pierre noire de Kane, stupéfia tout le monde dans la salle. Nulle part ailleurs sur Ea on ne trouve de gens aussi respectueux des gelstei que les Ymanirs.

« Et où être le Sarastria ? » demanda Burri.

Ymiru me donna la permission de dégainer mon épée. Quand je la fis tournoyer vers l’est, sa lame d’argent brilla d’une lumière intense.

« Vous voyez ? dit Ymiru en se levant devant Burri ? Leur histoire doit être vraie. »

Tout à coup, une centaine de géants, hommes et femmes, s’écrièrent qu’un miracle s’était produit chez les Ymanirs et que nos vies devaient être épargnées. Mais ce n’était pas suffisant pour Burri.

« Nous devons nous assurer que ces pierres sont vraiment les grandes galastei, dit-il en montrant nos mains. Il faut les éprouver. »

Il était difficile de tester le cristal rouge de Maram en l’absence de soleil pour l’enflammer. Et difficile aussi de tester les pouvoirs des autres gelstei de mes amis. Aussi Burri dut-il se contenter de la suggestion de Hrothmar, à savoir, qu’on apporte un diamant pour voir si la lame d’Alkaladur était capable de le rayer. Ulla, la plus âgée des Urdahirs, sacrifia la perfection de son alliance pour réaliser le test. Elle me tendit sa main et me pria de m’avancer avec mon épée. Complètement subjuguée, elle me regarda poser le tranchant de la lame sur le diamant et l’entailler.

« Ça être bien la galastei d’argent ! » s’exclama-t-elle, en levant sa bague afin que chacun puisse la voir. Puis, les yeux braqués sur mon épée, elle ajouta : « L’argent mène à l’or. »

Au début, je crus qu’elle connaissait les paroles de la chanson qu’Aphanderry avait chantée quand on m’avait donné Alkaladur. Mais dans la salle, de nombreux Ymanirs se mirent à murmurer que selon l’une de leurs anciennes croyances, les secrets de la gelstei d’argent mèneraient à la fabrication de l’or.

« On vous a offert un bien bel objet, me dit Hrothmar en fixant mon épée. Qui aurait pensé qu’un étranger apporterait la galastei d’argent dans notre pays ? »

À la lueur qui brilla dans les yeux de Burri quand ils se posèrent sur mon épée, je compris qu’il ne voulait plus jamais la laisser repartir.

« La galastei d’argent, marmonna-t-il. Qu’est-ce que ces étrangers savent d’elle ? Que savent-ils vraiment de toutes les galastei ?

— Nous savons une chose, répondis-je en rengainant mon épée. Nous savons que l’argent amène parfois à convoiter l’or. »

Sur ces mots, je sortis de la poche de ma tunique la fausse Gelstei que nous avions trouvée dans la Bibliothèque et traversai l’estrade pour la poser dans la main tendue de Burri.

« La Galestei ! Ça être la Galestei ! » s’écrièrent immédiatement de nombreuses voix.

Mais Burri, qui avait un œil plus exercé, leva la coupe dorée dans la lumière des pierres rayonnantes. Tandis que j’expliquais de quoi il s’agissait, il acquiesçait en hochant sa longue tête.

« On raconte que dans les âges passés, les Ymanirs ont fabriqué de nombreuses coupes comme celle-ci, dit-il en la contemplant avec étonnement. Peut-être même ont-ils fabriqué celle-ci.

— Si c’est le cas, répondis-je, il conviendrait peut-être que vous la gardiez, pour votre peuple. »

Les yeux bleu-acier de Burri plongèrent dans les miens. « Vous ne pouvez pas acheter votre grâce. »

Je sentis mon dos se raidir sous l’affront tandis que sur mes lèvres se formaient les mots que mon père aurait prononcés : « Dans mon pays, quand on reçoit un cadeau, on se contente généralement de dire "merci". Et ce n’est pas votre grâce que nous voulons, c’est la justice. »

Mais je savais que ce discours ne convaincrait pas Burri que je voulais réellement le bien de son peuple. Mon reproche l’avait blessé. Ses doigts se refermèrent sèchement sur la coupe qui disparut presque dans son énorme main.

« Le récit des étrangers comporte beaucoup de points que nous ne pouvons pas prouver, lança-t-il. Sa parenté avec le fameux Elahad. Ce Timpum scintillant qu’eux seuls peuvent voir. Ce ménestrel à la voix d’or…

— Nous, nous avons vu brûler Khaisham, annonça un homme corpulent en se levant pour s’adresser à la salle. En rentrant de la frontière sud, mon frère et moi avons vu l’incendie.

— Ne m’interrompez plus ! » lui cria avec colère Burri. Puis il se tourna vers les autres Anciens. « Voyez comme les étrangers nous ont déjà détournés de nos bonnes manières. Doit-on aussi leur permettre de nous empêcher de rendre la justice ?

— Nous rendrons la justice, l’assura Hrothmar. Quand nous saurons la vérité.

— Mais dans ce cas, elle est impossible à connaître ! »

À ce moment-là, Audhumla produisit une pierre bleuâtre de la taille d’un œuf d’aigle qui faisait penser à du lapis-lazuli. La faisant tourner dans ses mains fines et gracieuses, elle déclara : « Tu te trompes, Burri. Nous saurons bientôt si l’histoire des étrangers être vraie. »

Après nous avoir demandé à Burri et à moi de nous rasseoir, elle annonça aux Anciens et aux Ymanirs rassemblés dans la salle qu’elle tenait entre ses mains une pierre de vérité.

« Ça être impossible ! s’exclama Burri. Ça fait mille ans que nous n’en avons pas fabriqué.

— En effet, répondit Audhumla. Celle-ci être un héritage familial. »

Dans la discussion qui suivit, j’appris que la pierre de vérité était une sorte de gelstei ordinaire apparentée à la gelstei bleue de Liljana. Elle ne permettait pas de voir dans l’esprit des autres, mais était capable d’y déceler certains comportements comme la dissimulation et la franchise.

Burri regardait Audhumla d’un air dubitatif et cachait mal sa répugnance. « Cela fait mille ans qu’il n’y a plus de diseuse de vérité parmi nous.

— À l’exception des femmes de ma famille.

— Si ça être vrai, pourquoi ne se sont-elles pas fait connaître ?

— Pour encourir le mépris des haineux ? »

Quand elle prononça ces mots, je vis les yeux de Liljana se remplir de larmes.

« Une diseuse de vérité qui omettrait de mettre son don au service de son peuple, mériterait plus que le mépris, dit Burri.

— Et quand aurait-elle pu le faire ? Cela fait mille ans qu’il n’y a pas eu d’étrangers à mettre à l’épreuve chez nous. »

Les Anciens formèrent de nouveau un cercle pour commenter ce rebondissement inattendu. Puis ils reprirent leur place sur leur tapis et la voix de Hrothmar retentit dans la salle : « Nous croyons au moins à la vérité de ce qu’Audhumla nous a dit et nous avons décidé de permettre à Sar Valashu de subir cette épreuve, si tel est son souhait. »

Sous le regard de deux cents Ymanirs soudain tournés vers moi et sous celui de mes six amis, je compris que je n’avais guère le choix. Aussi, déclarai-je : « Eh bien, mettez-moi à l’épreuve si vous le voulez. »

Audhumla me pria de m’approcher de nouveau et de m’agenouiller devant elle sur l’estrade. Tenant la pierre bleue dans le creux de ses mains, elle la leva devant moi. Je plaçai ma main dessus. Elle avait gardé la chaleur du corps d’Audhumla et paraissait plus poreuse que le cristal de la grande gelstei. Elle semblait absorber ma sueur et les pulsations de mon sang dans ma main. Je me rappelai que ces gelstei étaient également appelées pierres du toucher parce qu’elles donnaient l’impression d’entrer directement en contact avec le cœur à travers la chair.

Regardant Audhumla droit dans les yeux, j’affirmai : « Tout ce que j’ai raconté ce soir est vrai. »

J’ôtai ma main et vis les mains beaucoup plus grandes d’Audhumla se refermer sur la pierre. Les yeux clos, elle la caressait ; on aurait dit une mère devinant les émotions de son enfant au contact de sa joue baignée de larmes.

Finalement, elle leva les yeux vers moi : « Tout ce que vous avez raconté est vrai. Mais vous n’avez pas raconté tout ce qui est vrai. »

Dans la salle, les deux cents Ymanirs attendaient qu’elle en dise plus. Mais elle n’avait rien à ajouter. En revanche, Hrothmar, si. Ce vieil homme intelligent n’avait besoin d’aucune gelstei, grande ou ordinaire, pour deviner la partie de mon récit restée incomplète.

« Sar Valashu, me dit-il, vous nous avez raconté qu’avec vos compagnons vous aviez parcouru tout Ea à la recherche de la Pierre de Lumière. Mais vous ne nous avez pas dit pourquoi vous étiez venus la chercher dans notre pays. »

C’est exact, pensai-je, comprenant finalement qu’il me faudrait tout dire. Alors, après avoir respiré profondément, je leur parlai du journal d’Aluino. Puis j’avouai que mes amis et moi avions juré d’aller à Sakai et de pénétrer dans la cité souterraine d’Argattha.

Pendant un long moment, personne ne souffla mot, ni ne bougea dans la salle. Je sentais les énormes cœurs des centaines d’Ymanirs abasourdis battre à tout rompre.

Retrouvant enfin sa voix, Hrothmar parla au nom de tout son peuple, y compris Burri : « Les Ymanirs les plus courageux eux-mêmes ne vont pratiquement plus jamais à Asakai où nous nous rendions librement autrefois. Alors ou vos compagnons et vous êtes fous ou vous avez beaucoup de courage. Et je ne crois pas que vous soyez fous. »

Un concert de voix enfla soudain dans la salle comme une brusque montée des eaux. Après avoir laissé à ses concitoyens le temps de s’exprimer, Hrothmar leva la main pour réclamer le silence.

« Les étrangers nous ont apporté la plus grande des opportunités que nous n’ayons jamais eues, dit-il de sa voix grave et profonde, mais aussi le plus grand des dangers. Comment décider de leur sort – et du nôtre ? »

Il fit une pause pour frotter ses yeux fatigués avant de poursuivre : « Ne prenons pas de décision ce soir. Réfléchissons, dormons et rêvons. Et retrouvons-nous tous avant l’aube sur la grand-place afin d’en appeler à la sagesse des Galadins. »

Il renvoya l’assemblée et se leva, et tout le monde en fit autant. Puis les hommes qui gardaient la salle nous escortèrent jusqu’à la maison d’Ymiru, en bordure de la ville, où nous avions été invités à passer la nuit. Comparée aux autres maisons des Ymanirs sur les pentes boisées environnantes, c’était un petit bâtiment constitué de pierres empilées et de poutres mal dégrossies, mais il était bien assez grand pour nous loger.

Ymiru se révéla un hôte parfait. Il étendit des tapis supplémentaires près du feu qu’il alluma dans la cheminée. Il y mit à fondre un gros morceau de fromage afin que nous puissions y tremper des croûtons de pain pour notre dîner. Il nous prépara un bain et, plus tard, de sa grosse main, nous servit du thé dans de petites tasses bleues. Il paraissait heureux de notre compagnie et s’étonnait de voir son sort désormais lié au nôtre.

« Quand j’ai ouvert les yeux hier, c’était un matin comme les autres, dit-il en nous rejoignant près du feu. Et maintenant, voilà que je me retrouve à parler de la Pierre de Lumière avec six petits hommes. »

Il expliqua ensuite que le lendemain matin arriverait bien assez vite et que nous devions prendre une bonne nuit de repos pour affronter ce qui nous attendait.

« Je crois que je ne pourrai pas fermer l’œil, déclara Maram en balayant la pièce des yeux à la recherche d’une bouteille d’eau-de-vie ou de bière. Ce Burri nous a fait passer un bien mauvais quart d’heure aujourd’hui. »

Le regard d’Ymiru se remplit de tristesse et il nous étonna en disant : « Burri être un homme bon. Mais il a très peur. »

Il raconta qu’autrefois, des années auparavant, Burri et lui, ainsi que d’autres Ymanirs présents dans la salle, vivaient dans le même village à la frontière est près de Sakai. Jusqu’au jour où Morjin avait envoyé un bataillon pour le détruire.

« Nous étions trop peu nombreux pour résister. » Il but une gorgée de thé amer. « J’ai perdu ma femme et mes fils dans l’attaque. Burri a perdu bien plus encore. Les hommes de la Bête ont massacré ses filles et ses petits-enfants, ainsi que sa mère et ses frères. Et notre peuple a perdu une partie d’Elivagar. Burri a juré que nous n’en perdrions pas davantage. »

Là-dessus, il tomba dans un profond silence dont il fut impossible de le tirer. Il sortit une bille musicale, une petite sphère aux teintes changeantes, et resta là à écouter la voix de sa femme morte, longtemps après que Maram, Atara, Liljana et maître Juwain aient trouvé le sommeil.

Le lendemain matin, quand nous nous retrouvâmes à l’heure dite sur la grand-place d’Alundil, il faisait froid. Les tours et les bâtiments vides de la ville étaient encore plus sombres que le ciel parsemé d’une multitude d’étoiles. Dix mille hommes, femmes et enfants se pressaient épaule contre épaule devant une grande flèche à l’ouest de la place. À leur tête se trouvaient Hrothmar, Burri et les autres Urdahirs. Ymiru et nous prîmes place à côté d’eux entourés de trente Ymanirs brandissant leurs borkors dans leurs énormes mains. Ils paraissaient insensibles au vent glacial qui descendait des montagnes gelées tout autour de nous et nous transperçait jusqu’aux os. Debout entre Atara et maître Juwain, je tremblais, comme eux, attendant avec nos autres compagnons quelque chose que nous ignorions.

« Pourquoi sommes-nous rassemblés ici ? » demanda Maram pour la dixième fois.

Et pour la dixième fois, Ymiru lui répondit : « Vous verrez, petit homme, vous verrez. »

Derrière nous, de nombreux Ymanirs s’étaient retournés pour regarder au-dessus de la flèche qui se trouvait à l’est de la place. Là, au-dessus du Jardin des Dieux et des montagnes verglacées du levant, le ciel s’éclaircissait et le soleil commençait à poindre.

On apercevait aussi l’Étoile du Matin, la plus brillante de toutes les lumières du ciel. Nous enveloppant de sa clarté, elle baignait les maisons et les flèches d’Alundil et illuminait le visage de tous ceux qui la contemplaient. Dans l’air pur, son rayon argenté traversait la vallée et venait frapper le versant étincelant de l’Alu-mit. Il faisait encore trop sombre pour discerner les couleurs de l’immense montagne qui semblait dominer le monde. Une fois encore, je m’interrogeai sur son origine. Ymiru avait dit que ses ancêtres avaient érigé les sculptures du Jardin des Dieux ; mais la construction de toute une montagne paraissait dépasser les compétences des Ymanirs, même des anciens. Ymiru croyait qu’autrefois, très longtemps auparavant, les Galadins étaient venus sur terre pour accomplir ce miracle. Tout comme il croyait qu’ils reviendraient un jour.

Alors que le vent s’intensifiait et que notre souffle formait un nuage de vapeur dans l’air, à l’est le ciel devenait de plus en plus clair. En se levant, le soleil éclipsait les étoiles une à une et bientôt il ne resta plus que l’Étoile du Matin. Puis elle disparut à son tour dans le reflet bleuté à la lisière du monde. Nous attendions que le soleil passe au-dessus de la montagne derrière nous. Devant nous, à l’ouest de la place, au-dessus de la flèche, l’immense pic blanc de l’Alumit refléta les premiers rayons du soleil avant la vallée en contrebas. Son sommet pointu, couronné de glace et de neige, se mit à briller d’un rouge profond. Bientôt ce feu descendit sur les flancs de la montagne dont les couleurs prirent tout leur éclat. Une fois encore, je m’émerveillai devant les cristaux qui la constituaient, devant les bleus étincelants qui paraissaient émaner de saphirs, les rouges rubis et le vert émeraude, éclatant et intense.

À l’est, le soleil finit par dépasser la ligne de crêtes flamboyante. À mesure que le ciel s’éclaircissait, l’air se réchauffait légèrement. Et nous attendions toujours, le regard tourné vers l’impressionnante montagne de l’Étoile du Matin. Soudain, dans le vent qui se levait et au son de dix mille cœurs battant la chamade, la montagne se mit à changer de teinte. Lentement, les couleurs de pierres précieuses s’accentuèrent pour devenir encore plus extraordinaires. Elles semblaient se fondre les unes dans les autres, le rouge dans le jaune, l’orange dans le vert et se transformer comme par miracle en une couleur unique ne ressemblant à rien de ce que j’avais déjà vu, même en rêve. Ce n’était ni un mélange ni une mosaïque, c’était une couleur pleine. Pourtant, en la contemplant, j’eus l’impression de plonger dedans et de prendre conscience de profondeurs infinies. Comment cela était-il possible ? me demandai-je. Comment pouvait-il exister dans le monde une couleur du spectre complètement nouvelle que personne n’avait jamais vue ? Elle était aussi différente du rouge et du vert que ces couleurs l’étaient du violet et du bleu. Et pourtant, je ne pouvais la décrire qu’en m’appuyant sur les couleurs habituelles car c’était la seule façon de donner un sens à cette chose incroyable : elle avait toute la chaleur du rouge, la luminosité et la richesse du jaune et la paix profonde du bleu cobalt le plus pur.

« Comment est-ce possible ? entendis-je Maram murmurer à côté de moi. Oh ! Seigneur ! Comment est-ce possible ? »

Je secouai la tête devant l’imposante montagne qui brillait maintenant d’une seule teinte tenant à la fois de l’or vivant, du rouge cosmique et de ce bleu secret, enfoui à l’intérieur du bleu et que les gens ne perçoivent généralement pas.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Maram d’une voix entrecoupée à l’intention d’Ymiru. Dites-le-moi avant que je ne devienne fou.

— Ça être le glorre. La couleur des anges. »

Glorre, pensai-je, glorre. Cette couleur était si belle que j’avais envie de l’absorber au plus profond de mon être ; elle était presque trop réelle pour l’être vraiment. Et pourtant, elle l’était, et c’était la chose la plus vraie et la plus belle que j’aie jamais vue. Je me fondis dedans. Je la sentis se répandre dans tout mon corps et apporter à chaque parcelle de mon être la saveur pure, douce et sacrée de l’Unique qui est précisément l’essence de toute chose.

« Mais hier la montagne n’était pas comme ça ! dit Maram.

— Effectivement, acquiesça Ymiru. Elle ne prend cette couleur qu’une fois par jour, à la lumière de l’Étoile du Matin – au lever du soleil. »

Atara fixait l’Alumit avec intensité qu’elle n’avait jamais mise dans la contemplation de sa boule de cristal. Derrière elle, maître Juwain demanda à Ymiru : « A-t-elle toujours pris cette couleur ?

— Non, elle ne prend cette couleur que depuis vingt ans. Depuis que la terre est entrée dans le Rayon d’or.

— Je vois, dit maître Juwain en frottant son crâne chauve. Je vois. »

Liljana observait la montagne dans un silence respectueux et, à côté d’elle, Kane semblait pétrifié. Ses yeux impénétrables étaient fixés sur le glorre de la montagne. Il ne bougeait pas, paraissant même avoir cessé de respirer. Si à cet instant un Ymanir lui était tombé dessus avec son gourdin, je ne pense pas qu’il aurait dégainé son épée pour se défendre.

« La montagne parle à ceux qui écoutent, dit Ymiru, comme nous devons écouter maintenant. »

Le silence qui était descendu sur la place avait quelque chose d’étrange et de merveilleux. Les dix mille Ymanirs et nous avions tous le regard tourné vers l’ouest et le sommet sacré de l’Alumit ; pas un enfant ne bougeait ; pas un ne demanda à sa mère de rentrer à la maison. J’essayai d’écouter avec la même attention qu’eux. Tandis que mes yeux s’imprégnaient de cette couleur surnaturelle qu’on ne trouvait que dans les étoiles, j’entendis des voix chanter dans le lointain. Elles venaient de loin et étaient, cependant, incroyablement proches : tous les bâtiments de la ville parurent soudain se mettre à vibrer de ces sons mélodieux que je sentais résonner en moi. On aurait dit des tintements de cloche et des rires légers apportés par le vent. Cette musique me rappela le chant d’Alphanderry dans le Kul Moroth. J’essayai de comprendre les paroles qui se formaient dans mon esprit et se brisaient comme la crête d’une vague sans me laisser le temps de les saisir. Et pourtant, je savais que je pourrais les garder en moi pour toujours, dans mon cœur et dans mes mains, si seulement j’avais le courage de m’emparer d’elles.

Certains, en revanche, étaient plus entraînés ou plus doués pour comprendre. Liljana tenait sa gelstei appuyée sur son front à l’endroit du troisième œil. La petite baleine bleue semblait avoir pris la teinte plus foncée du glorre. Les yeux grands ouverts de Liljana étaient animés de petits mouvements rapides comme ceux d’une personne en plein rêve.

« Qu’est-ce qu’elle voit ? murmura Maram à mon intention.

— Vous feriez mieux de vous demander ce qu’elle entend », lui conseilla Ymiru.

Nous eûmes bientôt notre réponse. Tandis que le soleil montait toujours plus haut dans le ciel, la main de Liljana retomba à son côté. À sa manière tranquille, elle sourit à maître Juwain avant de se tourner vers Atara et moi. « Ils nous attendent, dit-elle. Dans une multitude d’autres mondes, le Peuple des Étoiles attend que nous achevions notre Quête. »

Les neuf Urdahirs, emmenés par Hrothmar, se tournèrent vers nous. Autour de nous, les gardes s’écartèrent pour leur permettre d’avancer.

« Ils attendent, nous dit-il. Les Elijins et les Galadins aussi. C’est bien ce que nous craignions. »

Il soupira en tirant sur les poils blancs de son menton et me regarda. « Sar Valashu, nous pensons que vos amis et vous devez essayer de pénétrer dans Argattha pour récupérer la Pierre de Lumière. Et si vous êtes d’accord, nous aimerions vous aider. »

Audhumla et Yvanu, debout juste derrière lui, sourirent en entendant cela ; Hramjir et Hramdal hochèrent leur grosse tête et Burri lui-même paraissait ému par la beauté de ce qu’il venait d’entendre.

Maram marmonna vaguement que c’était une folie de vouloir forcer les portes d’Argattha et Hrothmar, qui n’avait pas très bien compris, hocha la tête gravement en disant : « Ensuite, vous pourrez demeurer parmi nous aussi longtemps que vous vivrez ou jusqu’au retour du Peuple des Étoiles.

Ne pouvant m’empêcher de sourire devant l’air consterné de Maram, je dis à Hrothmar : « Nous serons ravis d’accepter toute l’aide que vous voudrez bien nous offrir.

— Parfait ! » s’exclama-t-il de sa voix tonitruante. Il regarda Atara puis Liljana et enfin Kane, Maram, maître Juwain et moi. « La prophétie dont vous nous avez parlé mentionnait sept frères et sœurs munis des sept grandes galastei. Et avant de perdre votre ménestrel à Yrakona, vous étiez sept. Il vous faut donc quelqu’un pour compléter votre groupe. Voilà pourquoi nous vous demandons d’emmener l’un des nôtres avec vous à Argattha. »

À l’expression de ses yeux bleus et durs, je compris que cette exigence ne souffrait aucune discussion. Je jetai un regard de l’autre côté de la place, vers les gardes et leurs redoutables borkors. Soit nous acceptions l’un de ces géants dans notre groupe, pensai-je, soit nous étions condamnés à rester là à jamais.

« Qui voulez-vous envoyer ? » lui demandai-je.

Il se tourna vers Ymiru et dit : « J’ai vu en toi le désir de faire ce voyage. Il serait juste qu’après avoir enfreint la loi de ton peuple tu obéisses à la loi suprême.

— Oui, répondit Ymiru. Ce serait juste.

— Acceptes-tu montrer à ces petits hommes le chemin d’Asakai ?

— J’accepte. »

Hrothmar baissa les yeux vers moi. « Eh bien, Sar Valashu, êtes-vous d’accord pour prendre Ymiru dans votre groupe ? »

Mon regard croisa celui d’Ymiru et je lui souris. « Avec plaisir », répondis-je, avant de tendre le bras pour prendre sa grande main dans la mienne.

Tandis que le soleil continuait son ascension dans le ciel et que le glorre de l’Alumit commençait à se décomposer en ses éclatantes couleurs habituelles, les milliers de personnes présentes sur la place se tournèrent vers Ymiru, les neuf Anciens et nous.

« Mais nous n’avons encore que six gelstei, fît remarquer Maram. Comment Ymiru peut-il venir avec nous sans gelstei ? »

Le sourire de Hrothmar parut soudain plus vaste que le ciel. C’est alors que je remarquai qu’il tenait dans sa main une petite boîte incrustée de pierreries qu’il serrait fermement contre sa hanche velue. Il la leva en disant : « Vous avez trouvé six des galastei au cours de votre voyage. Nous aimerions maintenant vous offrir la septième. »

Là-dessus, il ouvrit la boîte et en sortit une grosse pierre taillée en carré, transparente, brillante et couleur lie-de-vin.

« Ça être une lilastei, dit-il en la tendant à Ymiru. La dernière qu’il nous reste. Prends-la avec notre bénédiction car tu emportes avec toi l’espoir de notre peuple. »

Ymiru leva sa gelstei vers le soleil. Ses rayons étincelants la traversèrent et tombèrent par terre. À cet endroit, dans l’intense lumière violette, le sol de pierre parut se ramollir. « Merci », dit Ymiru.

Maram s’avança alors et s’empara de la main libre d’Ymiru. « Ce jour est un jour de chance pour nous. Avec vous à nos côtés, ce n’est pas sept que nous serons, mais dix-sept. »

Ensuite, ce fut au tour d’Atara d’accueillir Ymiru dans notre groupe, suivie de Liljana et de maître Juwain. Enfin, Kane s’avança vers lui. Il lui serra la main farouchement comme un tigre éprouvant la force d’un ours. Il ne dit rien mais dans ses yeux brillants, le feu de l’amitié en disait plus long que des mots.

D’un geste ample, Hrothmar nous montra tous les sept de la main. « Vous entreprenez ce voyage avec un courage qui ne fait aucun doute. Cependant, nous devons vous demander de trouver au fond de vous un courage encore plus grand : si le sort devait vous être contraire, vous devrez choisir de mourir plutôt que de révéler à la Bête les secrets d’Alundil. »

D’un hochement de tête, Ymiru donna son consentement à cette exigence sinistre et maître Juwain, Liljana et moi également. Atara sourit, acceptant ce qui devait être d’une manière qui faisait froid dans le dos. Quant à Maram, le visage congestionné par la peur, il leva les yeux sur Hrothmar et déclara : « Vous pouvez être tranquille, c’est avec plaisir que je choisirai de mourir plutôt que d’être torturé. »

Hrothmar se tourna vers Kane et demanda : « Et vous, gardien de la pierre noire ? »

Kane regarda vers l’est dans la direction que nous devions bientôt emprunter. Dans ses yeux noirs se lisaient la mort et le défi. « Même en me torturant, Morjin ne tirera rien de moi », dit-il.

Son être dégageait une telle détermination que Hrothmar n’insista pas.

« Très bien », conclut-il. Puis, nous serrant l’un après l’autre dans ses bras, il nous donna sa bénédiction.

Avec son seul bras, Hramjir fit de même du mieux qu’il put, puis vint le tour d’Audhumla, d’Yvanu et des autres Urdahirs. Burri fut le dernier à s’avancer vers nous. Après m’avoir enveloppé dans un monceau de fourrure vivante, il sortit la coupe que je lui avais donnée, baissa les yeux vers moi et dit : « Sar Valashu, je vous remercie pour votre cadeau. Nous avons perdu notre dernière lilastei mais nous avons gagné l’une des plus grandes galastei d’argent. »

Il se tourna alors vers Ymiru et ajouta : « Je me trompais sur les petits hommes. Et sur toi. »

Il serra Ymiru dans ses bras avec une tendresse inattendue et nous surprit tous en disant : « Je te demande pardon, mon fils. » En voyant s’embuer les yeux bleus de Burri et d’Ymiru, je compris que la glace la plus dure était susceptible de fondre et de se rompre.

Pour détourner mon attention, Burri tendit soudain le doigt au-dessus de la place en direction de l’Alumit. Là, se détachant sur le dernier morceau de glorre illuminant la montagne, j’aperçus Flick qui virevoltait comme un fou, tournoyant, plongeant et décrivant dans l’air des arcs embrasés. Son être resplendissait d’argent, d’écarlate et d’or, et maintenant de glorre. Je devais être aveugle pour n’avoir jamais vu en lui cette couleur éblouissante comme les autres la voyaient désormais. À côté de nous, une centaine d’Ymanirs tendaient leurs longs doigts vers lui, leurs grands yeux soudain écarquillés par l’étonnement. Et c’était peut-être Burri le plus émerveillé de tous.

« Je crois que vous avez vraiment dit un mensonge, Sar Valashu. Vous avez affirmé que le Timpum scintillait. Mais ces lumières… ça être une chose magnifique. »

Magnifique, en effet, pensai-je en contemplant Flick qui tournoyait sous la montagne étincelante érigée par les Galadins. Et alors que Burri et les autres Anciens commençaient à nous souhaiter bonne chance pour notre voyage, cela me donnait l’espoir de pénétrer un jour dans une autre montagne dont les flancs étaient durs comme le fer et la couleur noire comme la mort.