12

Le lendemain matin, nous reprîmes la route en silence. Notre souffle fumait dans l’air glacial et la neige froide craquait sous nos bottes. C’était bien assez difficile d’éviter de trébucher et de dévaler les pentes escarpées, bien assez difficile même de mettre un pied devant l’autre pour continuer à avancer péniblement dans le désert gelé de Sakai. Cependant je ne pouvais m’empêcher de penser à Angra Mainyu, ce grand Galadin déchu dont le visage terrifiant pouvait plonger des mondes entiers dans les ténèbres. Je savais que, par l’intermédiaire de Morjin, lui aussi devinait mon refus de me soumettre et brûlait de m’écraser de sa colère.

Pendant deux jours, nous nous rapprochâmes ainsi d’Argattha. Notre progression nous mena à travers un paysage sauvage et accidenté où nous perdîmes la trace de notre route. Finalement, en nous aidant de la carte d’Ymiru et du relief, nous aboutîmes à un profond canyon orienté nord-sud et s’étendant sur quarante milles de chaque côté. Il avait des centaines de pieds de large et était très profond. Du bord du défilé, nous regardâmes en bas et aperçûmes dans le fond une petite rivière serpentant entre les couches de rochers. Ymiru espérait y trouver un pont mais apparemment, la seule manière de passer de l’autre côté était de voler.

« Il n’y a pas de chemin pour descendre ? » demanda Atara en se penchant au bord de la gorge. Je pense qu’elle savait qu’il n’y en avait pas. Un homme très agile aurait peut-être été capable de descendre cette paroi inhospitalière, mais les chevaux sûrement pas.

Liljana étudia le canyon de haut en bas, les montagnes qui l’entouraient puis la carte qu’Ymiru tenait devant lui. « Ce sera difficile à contourner, dit-elle. À mon avis, cela rallongerait notre voyage d’une centaine de milles.

— C’est trop, répliqua maître Juwain. Les chevaux mourraient de faim. »

Nous nous tenions avec les chevaux sur l’étroite corniche de terre au-dessus de la gorge et je sentais l’estomac d’Altaru gargouiller comme le mien. Nous n’avions plus d’avoine pour les bêtes et plus beaucoup de nourriture pour nous.

« Le pont que vous cherchez est peut-être plus loin dans la  gorge », dit Liljana à Ymiru. Se tournant ensuite vers la droite de la fente dans la terre, elle ajouta : « À moins qu’il ne soit de ce côté.

— Je pensais qu’il se trouvait ici », répondit Ymiru d’un air découragé.

Il s’éloigna de nous le long de la bordure irrégulière du défilé pour examiner les rochers au-dessous de nous à la recherche des traces d’un pont en ruine. Puis il s’assit sur une pierre et demeura silencieux, la tête basse et le regard fixé sur le sol.

« Bon, dit Kane, suivre cette gorge à la recherche de ponts inexistants serait aussi inutile que d’essayer de la contourner.

— Alors, il faut faire demi-tour, dit Maram.

— Demi-tour ? Vers quoi ? » répliqua Kane.

Au bout de quelque temps, je tendis les rênes d’Altaru à Atara et m’approchai d’Ymiru qui était assis à cinquante mètres de là et examinait le défilé comme s’il envisageait de se jeter dedans.

« J’étais sûr que le pont se trouvait ici, dit-il, sans même prendre la peine de lever les yeux vers moi. Et maintenant, je nous ai amenés dans cet endroit horrible.

— Ce n’est pas de votre faute, lui dis-je, en m’asseyant près de lui. Vous ne devez pas perdre espoir.

— Mais, Val, qu’allons-nous faire ? gémit-il en montrant le défilé du doigt. Le traverser en marchant sur l’air ? Autant croire aux légendes de bonne femme. »

À ces mots, quelque chose s’alluma en moi. « Et que disent ces légendes ? » lui demandai-je.

Il finit par lever les yeux vers moi : « On raconte que les Anciens construisaient des ponts invisibles. Mais personne ne le croit.

— Peut-être devrait-on y croire », répondis-je, en contemplant l’espace rempli de soleil de la gorge. « Que peut-on faire d’autre ?

— Rien, il n’y a rien à faire.

— En êtes-vous sûr ? »

Il me sourit tristement. « Ça être ce que j’aime chez vous. Val, vous ne perdez jamais espoir.

— Parce qu’il y a toujours de l’espoir.

— En vous peut-être, mais pas en moi. »

Je sentais en lui tout un océan de doute et de désespoir sombre et tourmenté. Mais il y avait aussi l’étincelle sacrée : l’ineffable flamme qu’on ne pouvait étouffer tant qu’il y avait de la vie dans la vie. Et en Ymiru, cette flamme brûlait plus intensément que chez beaucoup d’autres hommes. Comment, lui qui sentait tant de choses, pouvait-il ne pas en être conscient ?

« Ymiru », dis-je en m’emparant de sa grosse main. Elle était beaucoup plus chaude que la mienne et pourtant, tandis que mon cœur s’ouvrait à lui, je sentis ma chaleur passer en lui en un éclair. « Vous nous avez amenés jusqu’ici. Maintenant faites-nous faire le reste du chemin jusqu’à Argattha, sans quoi l’œuvre de vos parents et de tous vos ancêtres aura été, inutile. »

Ses yeux bleu acier s’illuminèrent soudain et il serra ma main si fort qu’il faillit la broyer. Regardant de l’autre côté de la gorge, il dit : « Mais Val, même s’il y avait un pont invisible ici, comment le trouverais-je ?

— Vous appartenez à un peuple de bâtisseurs, lui répondis-je. Si vous deviez construire un pont au-dessus de cette faille, où le mettriez-vous ? »

À cet instant, une flamme parut s’allumer en lui. Ramassant une grosse poignée de cailloux, il bondit sur ses pieds. Ses yeux durs sautant d’un côté à l’autre, il évalua les distances et détermina l’emplacement des immenses piliers de rochers dans la gorge. Puis il se mit à marcher à grands pas énergiques le long du défilé, s’arrêtant ici ou là pour lancer une pierre dans le canyon et la regarder tomber dans la rivière au fond.

« Que lui avez-vous dit ? demanda maître Juwain tandis qu’Ymiru s’approchait de l’endroit où lui-même et les autres attendaient avec les chevaux. Que fait-il ? »

Ymiru jeta un nouveau caillou qui décrivit un arc dans l’espace et Maram s’écria : « Il calcule sans doute le temps qu’il nous faudra pour tomber au fond du ravin si nous sommes assez fous pour tenter de descendre le long de cette paroi. Mais nous ne sommes pas fous à ce point, n’est-ce pas, Val ? »

À ce moment-là, l’une des pierres d’Ymiru fit un petit bruit et parut rebondir dans l’air avant de poursuivre sa chute dans la gorge. Devant Maram, Kane et les autres sidérés, Ymiru lança une autre pierre légèrement à droite et obtint le même résultat. Il jeta alors en l’air toutes les pierres qui lui restaient dans la main et une bonne partie d’entre elles rebondirent et glissèrent sur ce qui ne pouvait être que l’arche invisible de l’un des ponts dont parlaient les légendes de bonne femme des Ymanirs.

« Je suppose que je devrais accorder plus d’attention aux vieilles conteuses, dit Maram, quand Ymiru lui eut expliqué ce qui se passait. Des ponts invisibles ! Vraiment ! Je suppose qu’ils sont construits en air congelé ? »

Contemplant le canyon avec un sourire joyeux, Ymiru dit : « Nos Anciens cherchent depuis longtemps comment fabriquer un cristal qu’ils appellent glisse. Il est aussi invisible que l’air. Je suis sûr que ce pont est construit dans cette matière. »

Il semblait miraculeux qu’un pont bâti dans une matière cristalline invisible aux yeux de tous enjambe ce défilé. Il ne nous restait plus qu’à le traverser.

« Vous pourriez peut-être passer devant, suggéra maître Juwain à Maram.

— Moi ? Vous êtes fou, maître ?

— N’avez-vous pas dit que vous ne craigniez pas le vertige après votre petite escapade au château du duc Rézu ?

— Euh… si, mais je parlais du vertige d’aimer, pas de celui-là. »

Ymiru s’avança et posa sa main sur l’épaule de Maram. « Ne vous inquiétez pas, petit homme. Je crois que vous allez aimer marcher sur l’air. »

Tandis que nous nous préparions à traverser le défilé, nous découvrîmes que les chevaux ne voulaient pas s’approcher du bord. Ils refuseraient certainement de planter leurs sabots dans ce qui ressemblait à du vide. C’est pourquoi nous finîmes par leur bander les yeux avec des morceaux de tissu.

« C’est à moi que vous devriez bander les yeux, marmonna Maram en attachant le bandeau sur les yeux de Iolo. On ne va quand même pas marcher sur cette glisse, Val ?

— Si, à moins que tu ne découvres comment on fait pour voler. »

Ymiru, qui était le seul parmi nous à ne pas avoir de cheval à guider, emprunta son arc à Kane pour tâter le sol devant lui. Il s’avança tout au bord de la gorge. Lentement, il abaissa la pointe de l’arc dans l’air jusqu’à ce qu’elle touche le pont invisible. Et puis, alors que retenions tous notre souffle, il fit un pas dans l’espace et posa le pied dessus.

« Ça être vrai ! s’écria-t-il. La vieille légende est vraie ! »

De toute ma vie, je n’avais jamais vu de spectacle aussi étrange que ce grand homme couvert de fourrure paraissant marcher sur l’air. Maintenant, il ne restait plus qu’à le rejoindre.

C’est ainsi qu’à la suite d’Ymiru qui avançait en frappant le sol devant lui avec son arc comme un aveugle, nous nous engageâmes un à un sur le pont invisible. Maram et Iolo marchaient juste derrière lui et nous essayons de suivre une ligne aussi droite que possible. Notre vie dépendait de cette discipline et de cette précision. Ymiru découvrit que le pont n’était pas très large : à peine plus que la largeur de deux chevaux. Il n’avait pas de rambarde pour se tenir ni pour nous empêcher de glisser par-dessus bord. Ce n’était en fait qu’une immense arche bâtie dans quelque cristal transparent sans défaut et qui était peut-être là depuis un millier d’années.

Pendant la première moitié de la traversée, nous suivîmes une pente s’incurvant progressivement. Les sabots des chevaux résonnaient sur la glisse invisible comme sur de la pierre. Nous nous efforcions de ne pas regarder où nous posions les pieds car sous le pont, à des centaines de pieds au-dessous de nous, de nombreux rochers qui avaient dégringolé dans la gorge s’entassaient le long des berges de la rivière. On pouvait aisément imaginer nos corps disloqués précipités dessus. Le vent – le vent glacial et impitoyable du Chemin des Gémissements – hurlait dans le défilé et s’abattait sur nous comme une énorme hache d’armes menaçant de nous projeter par-dessus bord. Il faisait osciller le pont dans l’espace lui imprimant un mouvement qui donnait mal au cœur et rappelait le roulis et le tangage du bateau du capitaine Kharald.

« Oh ! hoqueta Maram devant moi en se tenant le ventre de sa main libre. C’en est trop !

— Du calme ! lui criai-je de derrière maître Juwain et Liljana. On est presque arrivés. »

En réalité, nous venions de passer la partie la plus haute du pont et nous étions juste au-dessus de la rivière.

« Oh…, gémit Maram, je n’aurais peut-être pas dû boire de kalvaas avant. »

La colère que je ressentis en entendant ces mots était presque palpable. Elle parut jaillir de moi spontanément et, telle une main invisible, aller gifler Maram. « Mais tu n’auras plus d’équilibre ! lui lançai-je.

— J’en ai juste pris une petite gorgée. Et puis, j’ai pensé que j’avais plus besoin de courage que de coordination. »

Je le regardai marcher précautionneusement derrière Ymiru et il me parut avoir assez de coordination pour atteindre l’autre côté. Il se déplaçait très prudemment, parfaitement conscient de ce qu’il y avait au-dessous de lui. Soudain, au moment où il serrait de nouveau son ventre gargouillant, une violente bourrasque de vent frappa le pont et son pied dérapa sur la glisse comme sur de la glace. Il perdit l’équilibre et nous faillîmes tous en faire autant. Il saisit les rênes de Iolo pour se rattraper mais à cet instant, le cheval fougueux d’Alphanderry piaffa et hennit en secouant la tête. Cela suffit à déséquilibrer Maram complètement. Les yeux pleins de terreur, il poussa un grand cri et entama sa chute dans l’espace, les bras et les jambes battant l’air comme les ailes d’un moulin.

Il serait sûrement mort si Ymiru ne l’avait rattrapé d’un geste rapide. Sous mes yeux incrédules, la grande main d’Ymiru jaillit et se referma sur celle de Maram. Pendant un moment, suspendu à bout de bras, celui-ci gigota dans l’air. En dépit du surnom qu’Ymiru aimait lui donner, Maram n’était pas un petit homme et il devait bien peser cent dix kilos. Cela n’empêcha pas Ymiru de le ramener sur le pont aussi facilement qu’un sac de pommes de terre.

« Oh ! Seigneur ! s’écria Maram d’une voix entrecoupée en s’écroulant contre Ymiru et en s’accrochant à lui. Oh ! Seigneur ! Merci, merci ! »

Presque aussi rapidement, Ymiru avait tendu son autre main pour prendre les rênes de Iolo et le calmer. Il mit les lanières de cuir dans la main de Maram et lui dit : « Tenez, reprenez votre cheval. »

Maram fit ce qu’il lui demandait et caressa le flanc agité de tremblements de Iolo pour le calmer et se calmer lui-même. Rassemblant ensuite tout son courage, il se tourna vers Ymiru : « Merci, grand homme, lui dit-il. Je crains cependant que nous n’ayons tous deux manqué une belle occasion.

— Laquelle ?

— Celle de voir si je pouvais vraiment voler. »

Le reste de la traversée se passa sans autre incident. Quand nous atteignîmes l’autre côté du défilé, Maram laissa échapper un grand cri de triomphe et insista pour boire un peu de kalvaas pour fêter ça. J’avais les nerfs tellement éprouvés que je consentis à ce petit plaisir. Heureux de voir sa folie pardonnée, Maram sourit et me tendit sa tasse. Le breuvage infect était aussi gras et aussi rance que d’habitude. Mais à ce moment-là, les pieds fermement plantés sur un sol bien visible, je lui trouvai presque un goût de nectar.

Ce fut le dernier gros obstacle que nous rencontrâmes sur le Chemin des Gémissements. Cinq jours plus tard, après avoir parcouru une bonne partie du Nagarshath vers le sud des sources du Fleuve de Sang, nous contournâmes une montagne par les contreforts et débouchâmes sur les immenses prairies dorées du Wendrush. À l’est s’ouvrait une plaine vallonnée qui s’étendait à perte de vue sous un ciel bleu sans nuages. Les antilopes s’y déplaçaient en gros troupeau et elles étaient chassées par des lions. Les tribus Sarni y chevauchaient en toute liberté sur l’herbe qui ondoyait dans le vent, pourchassant les antilopes et se pourchassant entre elles. À plusieurs reprises dans le passé, des postes de garde dans les montagnes de Mesh, mon regard s’était tourné vers l’ouest pour se perdre dans l’immensité de ce pays. Et maintenant, je me demandais ce que cela ferait de le traverser et de parcourir les cinq cents milles jusqu’à Vashkel et Urkel et les autres montagnes que je connaissais si bien.

« Là-bas, ça être chez vous », dit Ymiru tandis que nous nous rassemblions sur le versant d’une haute colline. Puis il se retourna et montra le sud où la partie orientale des montagnes du Nagarshath formait la limite de la prairie. « Et ça, ça être le Skartaru. »

À la vue de ce mont noir et sinistre, mon sang se glaça dans mes veines. Si l’Alumit avait été érigé par les Galadins, le Skartaru aurait pu être l’œuvre du Baaloch en personne. C’était une grosse montagne de basalte avec des arêtes acérées et des sommets en lame de couteau. Ses pentes les plus élevées étaient recouvertes de neige et de glaciers. Les plus basses étaient formées de parois rocheuses inhospitalières. Je m’émerveillai devant les talents de guide d’Ymiru qui avait réussi à nous amener sur le flanc d’une montagne au nord-est du Skartaru. De cet endroit, nous avions une vue sur deux de ses versants. La célèbre face est avait la forme d’un triangle presque parfait, mais tout en haut, une entaille semblait avoir été pratiquée entre ses deux grands sommets. Beaucoup plus bas, sous son pic le plus élevé et le plus proche – une grosse corne de roche noire de trois milles de haut –, une route aboutissait à l’une des portes d’Argattha après avoir traversé le Wendrush. C’était le long de cette route, pensai-je, que les anciens Valari avaient été crucifiés après la bataille de Tarshid. Et à mille pieds au-dessus de la porte, sur les rochers écrasés de soleil de la face est, Morjin avait crucifié le grand Kalkamesh pour le punir de lui avoir pris la Pierre de Lumière.

Tandis que je contemplais cette plaque noire et luisante, les paroles anciennes me vinrent presque spontanément aux lèvres :

 

L’éclair illumina la pierre d’un blanc éclatant,

Le prince leva les yeux vers la lumière ;

Cloué au rocher du Skartaru

Il aperçut le guerrier solitaire.

 

« Ce n’est pas possible, murmurai-je dans le vent.

— Qu’est-ce qui n’est pas possible ? me demanda Maram ? Que Kalkamesh ait survécu à cette torture ?

— Oui. Et aussi, que Télémesh ait pu escalader cette paroi de nuit et redescendre avec Kalkamesh. »

Je n’étais pas le seul à être frappé par le miracle que représentait cet exploit. Liljana et Atara contemplaient la face est de la montagne, Ymiru tendait son doigt velu vers elle et maître Juwain secouait la tête. Quant à Kane, ses yeux noirs lançaient de tels éclairs qu’ils auraient pu faire fondre la roche. Parfois, je parvenais à deviner les vagues de passion et de haine qui l’agitaient. Mais à cet instant, je ne sentais qu’un abîme enflammé et sans fond.

« Skartaru, grogna-t-il. La Montagne Noire. »

Arrachant son regard à la face est, il désigna le versant nord plus sombre. « Et voilà le Diamant », dit-il.

À quelques milles de nous, au-delà de collines herbeuses, à l’endroit où la plaine rejoignait la montagne, nous voyions parfaitement la face nord tant attendue du Skartaru. Comme le montrait la carte d’Ymiru, c’était un imposant diamant de roche noire d’au moins trois milles de haut, encadré d’énormes contreforts arrondis. Nous cherchâmes parmi eux la formation rocheuse appelée l’Ogre. Mais soit nous étions trop loin, soit nous étions mal placés pour la voir, car il nous fut impossible de la distinguer.

« Ça être là, j’en suis sûr, dit Ymiru. Mais il faut se rapprocher. »

C’est ainsi que commença notre dernière étape à destination d’Argattha. Nous aurions pu nous contenter de traverser directement les prairies vallonnées jusqu’à la vallée qui passait au pied de la face nord du Skartaru. Mais s’exposer ainsi, si près de la cité secrète de l’ennemi, aurait été une véritable folie. Nous prenions déjà un grand risque en restant à flanc de montagne au-dessus des terres de la tribu Sarni des Zayaks – et bien en vue d’Argattha. Nous décidâmes donc de rejoindre notre objectif par un itinéraire plus long et relativement sûr. Celui-ci nous permettrait de rester près des montagnes en les contournant par le sud et en traversant leurs contreforts. Il nous mènerait sur des versants boisés et des arêtes rocheuses en passant devant l’entrée de deux petits canyons débouchant sur la plaine du Wendrush. Bien sûr, cela nous prendrait beaucoup plus de temps. Mais maintenant que nous étions si proches de notre destin, quel qu’il soit, personne n’était très pressé de le découvrir.

Nous passâmes le reste de la journée à traverser les contreforts. Nous étions si près d’Argattha qu’à chaque vol d’oiseau, chaque bruit, nous serrions davantage nos armes dans nos mains. Atara, qui avait la meilleure vue de tous, était particulièrement vigilante. Elle observait la ligne de crêtes au-dessus de nous et scrutait les plaines du Wendrush au loin. Kane, qui fermait la marche, paraissait capable de deviner le danger par tous les pores de sa peau. Cependant, en dépit de la présence menaçante du Skartaru et de la terreur que ses sommets faisaient peser sur nous comme d’énormes rochers noirs, la chance était de notre côté. Nous atteignîmes un petit canyon au nord de la montagne sans rencontrer personne. Et là, dans ce creux verdoyant où le passage vers la face nord du Skartaru n’était bloqué que par une simple arête rocheuse, nous étions arrivés au moment que je redoutais presque autant que de pénétrer dans la montagne. C’était là que nous avions décidé de libérer les chevaux.

« Euh… l’un de nous devrait peut-être rester avec eux », dit Maram en observant le canyon.

En fait, il s’agissait plutôt d’une grande cuvette creusée dans le flanc de la montagne à l’ouest et encadrée au nord et au sud par des arêtes rocheuses. Quelques arbres poussaient au pied de ces rochers mais entre eux il y avait bien un demi-mille de bonne herbe.

« Hummm, répondit Atara à Maram, est-ce la proximité d’Argattha qui te fait oublier la prophétie ?

— Je sais, je sais, dit-il, les sept frères et sœurs partiront… où ils doivent aller. Mais que va-t-il arriver aux chevaux ? Et que nous arrivera-t-il à nous si notre Quête est couronnée de succès et si à notre retour les chevaux sont partis ? »

Il suggéra alors d’entraver les chevaux ou de les attacher à un piquet pour les obliger à rester dans la vallée.

« Non, il y a des loups et des lions dans le coin, dis-je, en contemplant la plaine. Si nous attachons les chevaux, ils ne pourront ni s’enfuir ni se défendre. Et si nous ne revenons pas… »

Maram scruta mon visage à la recherche d’un signe de désespoir. Puis il demanda : « Mais qu’est-ce qu’on va faire, alors ? »

Rapidement, je détachai la selle d’Altaru et lui ôtai son harnais. Quand il fut dégagé de ces entraves et aussi libre qu’un animal doit l’être, je me mis en face de lui et lui caressai le cou en plongeant mon regard dans le sien. Dans ses grands yeux marron, il y avait quelque chose de profond et d’ancien qui m’émut jusqu’aux larmes. Je lui soufflai mon amour dans les naseaux et il hennit doucement pour m’assurer de l’amitié qui nous liait depuis toujours.

« Reste avec les autres chevaux, lui dis-je. Ne les laisse pas quitter la vallée. Tu comprends ? »

Il hennit de nouveau, un peu plus fort cette fois, et j’eus soudain la sensation étrange et fulgurante qu’il avait effectivement compris.

Quelques instants plus tard, quand Atara et les autres eurent à leur tour relâché leurs chevaux, nous dissimulâmes les selles et les harnais dans des buissons sous les arbres les plus proches. Puis, après avoir pris nos armes et quelques provisions, nous laissâmes les chevaux paître dans l’herbe rousse du canyon.

Nous aurions été bien avisés d’attendre la nuit pour approcher du Skartaru à la faveur de l’obscurité. Mais nous devions trouver l’Ogre et la grotte menant dans Argattha et, pour cela, nous avions besoin de lumière. Profitant donc des dernières heures de jour, nous franchîmes l’arête rocheuse au sud avant de traverser l’étroit canyon passant au pied de la face nord de la montagne en nous abritant tant bien que mal entre les arbres et les affleurements rocheux. Maintenant, dissimulant le soleil et pratiquement tout le ciel, le Skartaru se dressait devant nous, énorme et menaçant. Le monde entier semblait se résumer à ce rocher noir. En contemplant sa face désolée et terrifiante, je pouvais presque sentir le sang de Kalkamesh couler dans ses failles et le long de ses aspérités tandis que de l’intérieur montaient les cris de ceux qui étaient encore emprisonnés dans la ville souterraine.

Escaladant une pente caillouteuse, nous nous dirigeâmes droit vers la base du Diamant. Nous nous attendions à chaque instant à être pris, mais à l’exception de quelques oiseaux et de cerfs guettant des lions, nous étions apparemment les seuls êtres vivants de la vallée.

« Regardez ! » s’exclama Ymiru d’une voix grave qui résonna comme un coup de tonnerre dans le silence environnant. Il désignait un gros rocher trapu de cinq cents pieds de haut qui faisait saillie sur la paroi sombre du Diamant. « Est-ce que l’un de vous trouve que ça ressemble à un ogre ?

— Peut-être, dit Liljana. Mais vu d’ici, c’est difficile à dire. »

Nous déviâmes notre cap légèrement vers l’ouest. À deux cents mètres de là, nous arrivâmes au pied du Diamant, dans un creux coincé entre les deux immenses piliers de sa face nord. Et là, sur ce versant terrifiant, un gros rocher en saillie faisait effectivement penser à un ogre appuyé sur un genou.

Nous nous précipitâmes vers cette protubérance à la recherche de la grotte dont parlait le poème d’Ymiru. Mais il n’y avait de grotte ni d’un côté ni de l’autre. Le rocher noir du Diamant présentait de nombreuses fissures, mais rien d’autre. Nous eûmes beau nous répartir le long de la paroi pour chercher plus attentivement, nous ne trouvâmes aucun signe de grotte.

« Pourtant, elle est forcément là ! » dit Ymiru en frappant le rocher froid de son gros poing.

Maram, qui peinait à retrouver son souffle après les fatigues de la journée, s’adossa contre ce qui devait être le genou de l’Ogre et soupira : « Et maintenant, qui est volontaire pour essayer d’entrer par l’une des portes d’Argattha ? »

Liljana gardait les yeux fixés sur le rocher. Soudain, elle leur dit à tous les deux : « Ne vous découragez pas si vite. Vous avez donc oublié les deux derniers vers du poème ? »

Comme elle disait cela, Atara qui se tenait loin de la paroi discerna une veine rouge dans la roche noire. Elle la montra du doigt et nous reculâmes tous. Je me dis qu’il devait s’agir de minerai de fer. La veine était composée de traits irréguliers indiquant comme une flèche la base de la paroi, juste à droite du genou de l’Ogre.

« Mais il n’y a pas de grotte ici ! s’exclama Ymiru. Il n’y a que du rocher.

— Que du rocher », marmonna Kane. Il se rapprocha alors de la paroi et fit courir ses mains à sa surface. « Et du rocher lisse, hein, Ymiru ? Venez donc voir ça ! Dites-moi si vous avez déjà vu un rocher aussi lisse. »

Ymiru le rejoignit et nous en fîmes tous autant. Ymiru déclara alors : « Cela ressemble aux rochers que les Anciens avaient taillés dans les défilés du Chemin des Gémissements.

— Bon, et ils les avaient taillés avec des pierres de feu, répliqua Kane. Ils avaient fait fondre les rochers de la montagne, tout comme cette montagne a été fondue pour recouvrir la grotte. »

Il nous expliqua ensuite qu’après avoir bâti d’autres tunnels de secours pour fuir Argattha, Morjin avait peut-être fait murer celui-là.

« Mais pourquoi ? demanda Maram. Juste pour nous tromper, probablement.

— Qui sait pourquoi ? dit Kane en tapotant la paroi avec les articulations de sa main. Peut-être que trop de personnes connaissaient son existence. Mais je mettrais ma tête à couper que la grotte se trouve bien derrière ce rocher. »

Nous échangeâmes tous un regard, tristement certains que dans cette affaire, nous jouions effectivement notre tête. Puis, après avoir jeté un coup d’œil rapide des deux côtés de la vallée, Ymiru se mit à frapper la paroi avec son borkor. À l’endroit situé au-dessous des traits de minerai de fer, le rocher sonna légèrement creux.

« Il y a quelque chose là derrière », dit-il.

Levant alors son gourdin recouvert de fer, il en assena un coup violent contre la paroi. Le rocher résonna comme s’il avait été frappé par un dieu. Des éclats de basalte noir volèrent dans l’espace. Mais si Ymiru espérait ouvrir la grotte cachée, il échoua.

Il brandit son gourdin encore trois fois avant de se tourner vers Kane : « La roche doit être trop épaisse. Je n’ai pas les outils nécessaires pour la percer.

— Non », répondit Kane. Puis il leva les yeux vers Maram. « Mais lui si. »

Maram sortit sa pierre de feu et regarda le ciel. « Il n’y a pas beaucoup de lumière ici, et je n’ai jamais brûlé de rocher comme celui-ci, mais… »

Il pointa son cristal vers la paroi en disant : « Reculez ! »

Nous fîmes ce qu’il nous demandait. Un instant plus tard, une mince flamme en forme de vrille jaillit de la pierre et alla lécher la paroi. Mais elle ne fit que chauffer légèrement la roche.

« Il fait trop sombre, ici, marmonna Maram. Il n’y a pas assez de lumière.

— Bon, répondit Kane. Mais à mon avis, la lumière n’est pas la seule chose susceptible d’enflammer votre pierre. »

Maram hocha la tête et ferma les yeux à la recherche de quelque chose à l’intérieur de lui. Puis, quand sa gelstei se mit à briller d’un rouge éclatant, il fixa son regard sur la paroi en se concentrant sur l’endroit qu’il voulait percer. À ce moment-là, un énorme éclair fusa de son cristal et attaqua la roche qui se désintégra en explosant. Le retour de flamme atteignit Maram au visage, le faisant virer au rouge écrevisse, et lui roussit la barbe et les sourcils. Des flots de lave luisants et épais coulaient de la paroi. Maram dut reculer pour éviter d’avoir les pieds pris dedans et la chair emportée par le liquide horriblement chaud.

« Faites attention avec cette pierre ou vous allez tous nous tuer ! » hurla Kane. Il examina le trou superficiel que Maram avait pratiqué dans le rocher. « Je crois que je ferais mieux de vous aider. »

Il sortit sa gelstei noire et la tint en face de la pierre de feu de Maram. Puis il lui fit un signe de tête en disant : « C’est bon. »

Pendant la demi-heure suivante, Maram et lui travaillèrent ensemble à ouvrir un passage dans la montagne. Par moments, quand le cristal s’embrasait trop violemment et que de grands rideaux de flammes frappaient la roche, Kane utilisait sa gelstei noire pour tempérer la fureur de la pierre de feu. D’autres fois, quand malgré tous ses efforts Maram ne réussissait à tirer de sa pierre qu’une faible lueur rouge, il devait se retirer complètement. Petit à petit, cependant, Maram faisait fondre les couches de roche et entamait plus profondément le flanc du Skartaru.

Pendant ce temps, Atara et moi montions la garde. Soudain, elle me donna un petit coup de coude en montrant l’extrémité de la vallée du côté de la plaine. « Val, regarde ! »

Je plissai les yeux et, avec un effort, réussis à apercevoir une vingtaine d’hommes à cheval se dirigeant droit sur le canyon.

« Vous croyez qu’ils nous ont vus ? demanda Liljana à Atara en regardant en direction des cavaliers.

— Ils ont vu quelque chose, répondit Atara. Probablement les éclairs de la pierre de feu. »

Ymiru s’approcha du trou que Maram avait creusé dans la paroi et assena un coup de gourdin sur la roche encore rougeoyante. Mais il ne parvint pas à passer au travers. « Elle est encore trop épaisse, dit-il.

— Descendez », lui criai-je en agitant la main en direction du sol. Les hommes n’étaient plus très loin de l’entrée du canyon. « Descendez, Ymiru. Il ne faut pas qu’ils vous voient ! »

Désignant un rocher tout proche sur notre gauche, je lui fis signe de se cacher derrière. Puis, montrant de la tête quelques arbres sur notre droite, je dis à Liljana, maître Juwain et Atara d’attendre là.

« Bon, Val, fit Kane en observant le canyon. Bon.

— Oh ! Seigneur ! s’exclama Maram en s’éloignant à toute vitesse de la paroi brûlée pour venir près de moi. Tu ne crois pas qu’on devrait s’enfuir, Val ?

— Non, ils nous ont peut-être déjà vus. Où que nous allions, ils nous rattraperaient. Ou ils donneraient l’alerte.

— Qu’est-ce qu’on va faire, alors ? »

Je lui souris. « Les avoir au culot. »

Au pied de la face sombre du Skartaru, sous le regard noir et menaçant de l’Ogre, nous surveillâmes l’approche des vingt cavaliers. Maram, qui savait se montrer malin quand c’était nécessaire, s’occupa à ramasser du bois comme pour faire un feu. Kane s’adossa à un rocher et entreprit de tailler un long morceau de bois avec son couteau. De mon côté, je rassemblai quelques pierres rondes et les disposai en cercle comme pour former un foyer.

Nous constatâmes bientôt que les cavaliers portaient la livrée de Morjin : leurs surcots arboraient un dragon rouge flamboyant sur un fond jaune éclatant. Ils portaient un sabre au côté et de longues lances pointées sur nous. À toute allure, ils pressèrent leurs montures hennissantes sur la pente rocheuse en direction de l’endroit où nous étions assis.

« Qui êtes-vous ? » lança leur chef. C’était un homme trapu doté de longs cheveux jaunes qui dépassaient de son heaume en fer. Sa moustache tombante ne parvenait pas à dissimuler les cicatrices qui marquaient son visage allongé et agressif. « Levez-vous et faites-vous connaître ! »

Après avoir pris une pierre dans chaque main, je fis ce qu’il demandait, et Maram et Kane aussi. Nous servîmes au capitaine au visage renfrogné des noms et des histoires que nous venions d’inventer. Il nous regarda d’un œil mauvais comme si notre apparence lui déplaisait. « Encore trois mercenaires venus vendre leurs services au plus offrant. Eh bien, vous êtes venus au bon endroit. Montrez-moi vos laissez-passer !

— Nos laissez-passer ? demanda Maram.

— Oui. Vous êtes à Sakai maintenant. Comment êtes-vous venus jusqu’ici sans laissez-passer ? »

Nous regardant d’un air soupçonneux, il serra plus fortement sa lance dans sa main. Personne, nous expliqua-t-il, n’était autorisé à se déplacer dans Sakai sans un document signé par un garde-frontière – ou sans l’un des sceaux du royaume que les Prêtres Rouges accordaient à ceux qu’ils choisissaient de privilégier.

En disant ces mots, il posa la main sur le lourd médaillon d’or suspendu à son cou par une chaîne. Il semblait être orné d’un dragon lové crachant du feu en relief, mais à trente pieds, c’était difficile à affirmer.

« Ah, ça ! dit Maram avec une nonchalance que je savais feinte. Nous ne savions pas que vous appeliez ça des laissez-passer. »

Là-dessus, il écarta sa cape pour montrer au capitaine le cadeau offert par le roi Kiritan, et Kane et moi en fîmes autant.

Nos médaillons, ornés en leur centre de la Coupe merveilleuse, étincelaient dans les dernières lumières du jour. Je crus un instant que le méfiant capitaine allait nous laisser partir quand soudain il fit avancer son cheval d’un coup d’éperons et s’écria : « Faites-moi voir un peu ça ! »

Nous attendîmes qu’il se rapproche avec trois de ses hommes, puis Kane grommela : « Regardez plutôt ça ! »

Là-dessus, il lança le bâton qu’il avait taillé droit dans l’œil du capitaine et le tua net. J’envoyai les deux pierres que j’avais à la main sur deux des chevaliers qui se précipitèrent sur nous et réussis à en atteindre un en plein visage et à le désarçonner. Alors, à l’appel de l’un des lieutenants du capitaine, les autres chevaliers piquèrent des deux et se ruèrent sur nous à grand fracas, et la bataille commença.

Visiblement, les chevaliers avaient l’intention d’en finir rapidement avec nous. Et ils y seraient peut-être parvenus si leur lieutenant, un jeune homme au regard rusé qui me rappela le comte Ulanu, n’avait pointé son épée vers nous en disant : « Prenez-les vivants ! Lord Morjin voudra certainement les interroger ! »

Mais attraper Kane vivant – ou le tuer – n’était pas chose facile. À la vitesse de l’éclair, il leva la main qui tenait son couteau et le lança en avant. Le poignard tournoya dans l’air et sa pointe acérée se ficha dans la bouche que le lieutenant n’avait pas eu le temps de refermer. Au même moment, sur la droite, une flèche sortit en sifflant de derrière un arbre. Atara fit mouche, tuant un autre homme de Morjin. Trois nouvelles flèches suivirent rapidement en grésillant avant que les chevaliers ne comprennent qu’ils étaient la cible d’un archer embusqué. Ils avaient compté sur leur supériorité numérique et sur l’avantage non négligeable que leur conférait le fait de charger à cheval pour nous terroriser.

C’est alors que de la gauche, poussant un cri de guerre épouvantable qui me glaça jusqu’aux os, Ymiru jaillit de derrière son rocher. Le visage tordu par une expression féroce, il brandissait son énorme gourdin au-dessus de sa tête.

« Les Yamanish ! s’écria l’un des chevaliers. Les Yamanish nous attaquent ! »

Ymiru se dressa, aussi grand que les chevaliers sur leur cheval. En quatre coups rapides et violents, il en désarçonna quatre. Aucun d’eux ne se releva.

Abandonnant alors l’idée de nous blesser pour nous capturer, les neuf derniers chevaliers, se ruèrent sur Kane, Maram et moi avec l’intention de nous tuer à coups de lance, d’épée et de masse. Et nous en fîmes autant. Kane tira son épée. Je dégainai Alkaladur et arrachai l’un des hommes à sa monture. Ymiru abattit son gourdin sur le cou d’un cavalier dont la tête se détacha net. Le sang gicla dans l’espace. D’autres flèches sifflèrent. Les chevaux frappaient le sol de leurs sabots, ruaient et hennissaient. J’entendis Maram invoquer le nom de son père en parant un sabre scintillant avec son épée avant de l’enfoncer dans le ventre de l’un des chevaliers – juste à temps pour l’empêcher de m’embrocher avec sa lance. Kane, quant à lui, combattait comme toujours au plus fort de la bataille tel un ange de la mort. Il grognait quand les chevaux le heurtaient, saisissait leur mors et le leur arrachait de la bouche, parait les coups des chevaliers, tranchait, transperçait et vomissait sa haine.

Soudain, comme par miracle, le combat s’acheva. L’agonie des hommes que j’avais tués me submergea tandis que je contemplais les corps des dix-neuf chevaliers en luttant pour ne pas sombrer et les rejoindre.

« Regardez ! cria Ymiru. Il y en a un qui s’échappe ! »

Et en effet, dans le feu de la bataille, l’un des chevaliers avait fait faire demi-tour à sa monture et il galopait maintenant vers la sortie du canyon.

Atara sortit alors de derrière son arbre pour avoir un meilleur angle de tir. Elle banda la corde de son grand arc et, de la pointe en diamant de sa flèche, visa le dragon rouge sur le surcot recouvrant le dos du chevalier. C’était un long tir, et Atara hésitait à décocher sa flèche. Et plus elle attendait, plus cela devenait difficile.

« Tirez, bon sang ! hurla Kane. Tirez tout de suite ou tout est perdu ! »

Atara finit par lâcher sa flèche. Elle fendit l’air en gémissant, invisible, et alla s’enfoncer dans le dos du chevalier en traversant son surcot et sa cotte de mailles. Il se maintint en selle le temps pour son cheval bondissant de faire quelques pas de plus, puis il s’effondra avant de s’écraser sur le sol rocailleux.

Pendant les minutes qui suivirent, Kane arpenta le versant de la montagne avec son épée pour s’assurer qu’aucun des hommes de Morjin n’avait survécu. Puis maître Juwain remarqua que le sang qui coulait de ses cheveux blancs n’était pas celui d’un ennemi mais le sien. Apparemment, l’un des chevaliers lui avait coupé l’oreille.

« Oh ! Seigneur ! » s’exclama Maram.

Personne parmi nous n’avait jamais vu Kane blessé. Mais à son habitude, il ne se plaignit pas, même quand maître Juwain prit un morceau de bois que Maram avait enflammé pour cautériser le trou sanglant sur le côté de la tête.

« Bon, eh bien, je l’ai échappé belle, dit-il tandis que maître Juwain mettait un pansement sur ce qui restait de son oreille. C’est la première fois que ça passe si près, hein ? »

Les autres membres du groupe étaient indemnes. Mais je tremblais encore des morts que j’avais infligées et Maram fixait son épée ensanglantée n’osant croire qu’il venait de l’utiliser pour tuer deux chevaliers en armure.

« Vous vous êtes bien battu, Maram, lui dit Kane. Très bien. Et maintenant, si on se remettait au travail avant que quelqu’un d’autre n’arrive ? »

Maram nettoya son épée et la rengaina. Il reprit son cristal rouge, mais il n’était pas tout à fait en état de s’en servir. Il s’éloigna un peu, grimpa sur une petite butte et contempla le carnage que nous avions fait.

Au bout d’un moment, quand mes douleurs lancinantes dans la poitrine eurent cessé et que je pus de nouveau respirer, j’allai jusqu’à lui. « Tu t’es vraiment bien battu, tu sais. Et tu m’as sauvé la vie.

— C’est vrai, hein ? » répondit-il avec un large sourire. Puis l’horreur envahit de nouveau de son visage quand son regard tomba sur les corps des chevaliers. « Kane a raison, je crois. Ça n’est jamais passé aussi près. »

Il se retourna pour regarder le trou sombre qu’il avait infligé à la sinistre face nord du Skartaru. « Pourtant, je pense que ce qui nous attend à l’intérieur est peut-être pire.

— Peut-être, répondis-je.

— Peut-être sommes-nous tous au bout du chemin.

— Ne t’inquiète pas, dis-je en lui prenant la main. Je ne te laisserai pas mourir.

— Oh ! la mort…, fit-il en souriant tristement. Il faudra bien que je meure un jour. Ça me paraît bizarre, mais je sais que c’est vrai. »

Je serrai plus fort sa main en m’efforçant de ne pas penser aux vers du poème qui me hantait depuis que j’avais tué Raldu dans la forêt, au-dessous du château de mon père.

« Et quand je mourrai vraiment, Val, si je pouvais choisir, j’aimerais autant que ce soit en combattant à tes côtés.

— Maram, écoute-moi, il ne faut pas parler…

— Si, il faut que j’en parle maintenant parce que je n’aurai peut-être plus jamais l’occasion de le faire. » Il me regarda alors droit dans les yeux. « Depuis que nous avons quitté Mesh, tu m’as montré un royaume dont je n’aurais jamais rêvé. Je… je suis né prince d’un grand royaume. Mais c’est toi qui m’as rendu noble. »

Il m’attira à lui et me serra dans ses bras aussi fort qu’il le put. Puis, tandis que nous séchions tous les deux nos larmes, il recula et dit : « Et maintenant, finissons-en avec cette sale affaire et partons d’ici si nous le pouvons. »

Il y avait un homme que Maram souhaitait être. Celui-ci rassembla tout son courage et se redressa de toute sa personne. Puis il saisit son cristal rouge et marcha sans hésitation jusqu’à la sombre paroi du Skartaru.

Comme il l’avait fait plus tôt avec l’aide de Kane, il utilisa sa pierre de feu pour désintégrer la roche noire de la montagne. Il passa presque une heure à la base du genou de l’Ogre à attaquer la paroi avec sa flamme. Et finalement, dans la lumière déclinante, il tomba sur la grotte cachée dont parlait le poème ancien. Il s’écarta de ce trou noir et rougeoyant dans la terre, puis il sourit fièrement pour nous montrer que la porte d’Argattha était ouverte.