18

Le corridor se dirigeait vers le sud-est pendant quelques centaines de mètres avant de déboucher sur un tunnel beaucoup plus grand, orienté est-ouest. Cependant, en arrivant à ce carrefour, nous découvrîmes qu’une grille en fer allant du sol au plafond nous bloquait le passage. Au milieu des barreaux se trouvait une porte métallique semblable à celles qui ferment les cellules des prisons.

« Fermée ! s’exclama Maram qui s’était précipité pour l’ouvrir. Nous sommes encore prisonniers de ce lieu maudit ! »

Aucun de nous ne savait le temps qu’il faudrait aux hommes de Morjin pour faire irruption dans la salle du trône derrière nous et trouver le passage secret.

« Harrêtez de faire du bruit ! » dit Ymiru à voix basse en s’approchant des barreaux.

Il sortit ensuite sa gelstei violette et s’attaqua à eux en utilisant ses pouvoirs. La lumière violette transforma le cristal contenu dans le fer en une substance plus malléable – assez malléable en tout cas pour permettre à Ymiru, aidé de Maram, Kane et moi, de les tordre avec sa force colossale. Daj sauta par cette ouverture et parmi les autres membres de notre groupe, seul Ymiru eut du mal à se faufiler dedans.

« Et voilà ! fit-il en soufflant comme un bœuf après avoir laissé des lambeaux de fourrure blanche sur les barreaux en fer rugueux. Nous ne sommes pas prisonniers ! Plus jamais je ne me laisserai prendre au piège.

— Mais comment Morjin a-t-il pu vous capturer ? lui demanda Maram.

— Nous n’avons pas eu de chance. Après que Val a tué le dragon, nous sommes repartis par l’ancienne salle du trône et avons atteint le septième niveau pratiquement sans problème. C’est alors que nous sommes tombés sur le groupe de Gris. »

Les Gris, expliqua-t-il, avaient deviné leur secret et s’étaient servi de leur esprit effroyable pour les paralyser de terreur le temps que les gardes de Morjin – et Morjin lui-même – viennent leur mettre des chaînes.

« C’était hhhorrible, dit Ymiru en hochant la tête en direction d’Atara et de maître Juwain. Nous nous sommes efforcés de les contrer avec les méditations de la lumière, mais combien de temps peut-on tenir contre de telles créatures ? Morjin a alors suggéré de nous conduire à la salle du trône ; il a dit que si on nous soumettait à la torture, les Gris auraient peut-être plus de facilités pour pénétrer nos esprits.

— Vous êtes sûrs qu’ils n’y sont pas parvenus ? lui demanda Kane.

— Je ne pense pas, répliqua maître Juwain en faisant un pas vers Ymiru. Quand Morjin a découvert que Val et vous étiez entrés dans la salle du trône, il a exigé que les Gris tournent leur esprit vers vous.

— Bon. Il est possible que l’ennemi ne sache pas comment nous sommes entrés dans Argattha, alors ?

— C’est probable, affirma maître Juwain. J’ai entendu Morjin donner des ordres pour qu’on double le nombre de sentinelles aux portes de la ville. Il a reproché au capitaine de la garde d’avoir laissé entrer un géant comme Ymiru sans l’arrêter.

— Alors ils vont certainement nous chercher aux portes, dit Maram. Si nous retrouvons le chemin par lequel nous sommes arrivés, nous aurons peut-être le temps de fuir.

— Un peu de temps, peut-être, acquiesça Kane. Mais il faut se dépêcher. »

Nous nous précipitâmes alors dans le long couloir qu’éclairaient de nombreuses pierres rayonnantes disposées à intervalles réguliers sur les parois de basalte noir. À l’ouest, nous dit Kane, le tunnel ramenait au palais de Morjin. Et à l’est, il s’enfonçait à même le roc et traversait la montagne jusqu’à la fenêtre taillée dans son flanc et connue sous le nom de Porche de Morjin.

« Mais comment le savez-vous ? lui demanda Daj. Si c’est bien le passage menant au Porche de Morjin, seul Morjin est autorisé à l’utiliser.

— Pas toujours, petit, répondit Kane sombrement en contemplant le couloir. Autrefois, il y a très longtemps, un homme appelé Kalkamesh a été conduit par ce passage jusqu’au flanc de la montagne et y a été crucifié. »

Daj, qui apparemment ne connaissait pas l’histoire, regarda Kane avec effroi.

« Si je me rappelle bien, il mène également à l’Escalier de Morjin », ajouta Kane.

Comme l’avait dit Daj, l’Escalier de Morjin devait nous permettre de redescendre aux étages inférieurs, peut-être même jusqu’au premier niveau désaffecté, mais ni Daj ni Ymiru ne pouvaient dire où il débouchait.

« Est-ce que vous voyez où il aboutit ? » demanda Kane à Atara.

Atara qui y « voyait » assez pour éviter de trébucher dans le couloir mal éclairé, secoua la tête : « C’est trop loin.

— Allons voir, alors », dit Kane.

Nous n’eûmes aucun mal à trouver l’Escalier de Morjin à environ un quart de mille sur notre gauche. Il s’enfonçait en spirale au cœur de la montagne sombre, tournant et tournant encore, toujours plus bas, sur des centaines de pieds. Au bout de quelque temps, nous arrivâmes sur un palier où débouchait un tunnel dont nous supposâmes qu’il menait au réseau de passages secrets et aux sanctuaires du sixième niveau. Dans cette direction, tout était calme. Cela nous donna bon espoir et nous reprîmes notre descente de l’autre côté, dans l’interminable escalier. Nous dépassâmes ainsi les paliers des cinquième, quatrième, troisième et deuxième étages. Comme nous l’avions espéré, les marches ne s’arrêtaient pas là ; descendant sur cinq cents pieds encore, elles nous amenèrent jusqu’au premier niveau d’Argattha.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Maram en tendant le doigt devant nous. Les marches débouchaient sur un couloir très court qui paraissait aboutir à un mur. « Un autre piège ?

— Ha, une autre porte secrète, probablement ! » dit Kane en lui donnant une tape sur l’épaule. Il fit un pas en avant et s’écria : « Memoriar Damoom ! »

Souviens-toi de Damoom, me dis-je, tandis que Kane poussait la porte soigneusement dissimulée. Je me retournai vers Atara et Ymiru qui n’avait plus qu’un bras, et je sus que tous, dussions-nous vivre mille ans de plus, nous nous souviendrions d’Argattha.

Par une chance extraordinaire, nous découvrîmes que la porte ouvrait sur l’ancienne salle du trône de Morjin. Nous nous retrouvâmes dans la grande pièce dans laquelle nous avions livré notre première bataille contre le dragon. Là, entre les immenses colonnes de basalte fissurées et la pyramide de crânes, le sol était toujours recouvert du sang provenant du bras sectionné d’Ymiru. Et de l’autre côté du grand portail menant au premier niveau, le couloir qui se dirigeait vers les marches par lesquelles nous étions entrés dans la salle la première fois était toujours ouvert.

C’était étrange et inquiétant de traverser l’immense espace découvert autrefois occupé par le dragon rugissant. Nous fûmes heureux de nous mettre à l’abri de la cage d’escalier. Et heureux aussi de descendre encore un peu jusqu’au corridor ramenant au labyrinthe. Daj, qui avait exploré bon nombre des tunnels du premier niveau d’Argattha, n’avait jamais osé s’aventurer dans ce lieu sombre et tortueux. Je levai haut Alkaladur que la présence de la Pierre de Lumière faisait étinceler et il me suivit de près dans les méandres et les embranchements tandis que les autres lui emboîtaient le pas. Finalement, nous sortîmes par où nous étions entrés et nous engageâmes dans le tunnel puant le renfermé et infesté de rats qui menait à la grotte cachée derrière la face nord du Skartaru.

Nous retrouvâmes la grotte comme nous l’avions laissée : encombrée des cadavres des chevaliers que nous avions tués ainsi que des selles de leurs chevaux enfuis et du reste de leur équipement. En dépit de notre crainte d’être poursuivis et de l’horrible puanteur des corps en décomposition, nous dûmes nous arrêter un moment pour fouiller dans le harnachement des chevaliers. Nous prîmes autant de sacoches de nourriture que possible et la plus petite selle que nous trouvâmes. Atara fut ravie de mettre la main sur un carquois rempli de flèches ; elles avaient beau ne pas être de la même qualité que celles que les Sarni fabriquaient et empênaient soigneusement, elle déclara qu’elles voleraient certainement assez droit si elle parvenait à viser nos ennemis.

Quand nous fûmes enfin prêts, nous fîmes rouler sur le côté les gros rochers avec lesquels nous avions fermé la grotte et nous sortîmes dans une nuit splendide. De toute ma vie, jamais je n’avais respiré d’air aussi pur et aussi doux – même s’il s’agissait toujours de l’air de Sakai. Un vent froid venu du Nagarshath soufflait dans la vallée vers le nord de la montagne. Il nous fit tous frissonner, sauf Ymiru, mais nous étions heureux de sentir l’odeur de neige et de pins que ses rafales glaciales apportaient.

« Quelle heure est-il ? » demanda Maram doucement en observant le paysage rocheux plongé dans l’ombre de la vallée.

Je levai les yeux vers le ciel ; à l’est, au-dessus des plaines vallonnées du Wendrush, l’Étoile du Matin luisait comme un phare parmi les constellations étincelantes. « Il va bientôt faire jour, répondis-je.

— Quel jour sommes-nous ? »

Personne parmi nous ne semblait le savoir. Dans l’enfer dépourvu de lumière d’Argattha, nous pouvions avoir marché et lutté deux jours – ou deux ans.

« Je dirais le 24 ou peut-être le 25, dit maître Juwain.

— Le 25 du mois d’ioj ? » demanda Maram.

Kane vint près de lui et ébouriffa ses cheveux bouclés. « C’est encore le mois d’ioj, compagnon. Nous avons encore le temps de rentrer chez nous avant l’arrivée des premières neiges. »

Nous commençâmes à avancer dans la vallée. L’aube nous surprit au moment où nous franchissions l’arête rocheuse qui dissimulait le petit canyon au nord du Skartaru. Les nerfs à vif après tout ce que nous avions enduré, nous tendions l’oreille et scrutions le paysage à l’affût d’éventuels poursuivants. Mais les contreforts qui s’illuminaient lentement résonnaient des cris des loups et des oiseaux bleus et non du bruit des sabots de la cavalerie de Morjin. Nous savions que Morjin ou l’un de ses prêtres ne tarderait pas à envoyer des cavaliers patrouiller dans les environs du Skartaru ; ce n’était qu’une question de temps. En revanche, personne, pas même Atara ne savait de combien de temps nous disposions.

Nous atteignîmes la cuvette herbeuse où nous avions laissé les chevaux. Et là, mon cœur s’extasia devant ce qu’il considéra comme la plus grande chance de tout notre voyage : au centre de la cuvette, sa robe noire flamboyant dans la lumière du soleil levant, se trouvait Altaru reniflant l’air comme s’il flairait des ennemis. Flamme, la jument rouanne d’Atara paissait dans l’herbe luxuriante à côté de lui et douze autres chevaux – tous femelles – partageaient son petit déjeuner. J’étais sûr qu’il s’agissait des montures des chevaliers de la grotte. De toute évidence, Altaru avait rassemblé un harem autour de lui. En revanche, il semblait avoir chassé le superbe Iolo ; quel étalon en effet, supporterait d’en voir un autre tourner autour de ses nouvelles fiancées ? Quand Maram s’en rendit compte, l’idée de devoir trouver un nouveau cheval pour rentrer chez nous lui donna envie de pleurer amèrement. Kane, Liljana et maître Juwain eurent plus de chance ; leurs hongres étaient un peu à l’écart, à un quart de mille du troupeau, et semblaient attendre notre retour.

Nous descendîmes dans la cuvette et je sifflai Altaru. Ses oreilles se dressèrent et il me répondit par un grand hennissement, et ce fut comme la musique de la terre apportée par la première brise de la journée. J’attendis pour voir s’il viendrait vers moi. Je trouvais dommage de l’arracher à sa nouvelle liberté, sans parler de son harem. Mais nous avions passé un accord. Aussi longtemps que nous aurions de l’air dans nos poumons, aussi longtemps que nous aurions du sang dans nos veines, nous étions destinés à affronter et à combattre nos ennemis ensemble.

Il finit par trotter à ma rencontre. Il fourra son museau contre mon visage ; je soufflai dans ses naseaux et lui racontai qu’un dragon avait été tué – même si le Grand Dragon Rouge était encore vivant. Nous avions encore beaucoup de chemin à faire ensemble, dis-je, s’il voulait bien supporter mon poids. En réponse, il hennit doucement et me lécha l’oreille. Son grand cœur battait comme un tambour de guerre. Pendant que j’apportais la selle que j’avais cachée avec les autres et la mettais sur son dos, il piaffa d’impatience.

Les autres sellèrent leurs chevaux eux aussi. Maram choisit une grande jument dans le troupeau et nous donnâmes le plus petit à Daj qui nous avait tous surpris en déclarant qu’il savait monter à cheval.

« Mon père était un chevalier, nous expliqua-t-il.

— Dans quel pays, petit ? » lui demanda Kane.

Daj consentit finalement à donner le nom de sa patrie. Regardant Kane avec une confiance aveugle, il dit : « Hespéru. Mon père, tous les chevaliers du Nord – il y a eu une rébellion, vous savez. Mais nous avons été vaincus. Tués et asservis.

— Hespéru est très loin, fit remarquer Kane. Je crains que nous ne puissions te ramener chez toi.

— Je sais », répondit-il. Puis, un instant plus tard, il avoua : « Je n’ai pas de maison. »

Sans un mot de plus, il attacha la petite selle que nous avions prise aux hommes de Morjin autour de son cheval. Elle était encore trop grande pour lui, mais je trouvai qu’il montait plutôt bien, tapotant le cou de sa jument et donnant des petits coups de talon dans ses flancs qui portaient les cicatrices des éperons de son ancien propriétaire.

Cependant, ce jour-là, le long des contreforts des Montagnes Blanches, nous passâmes plus de temps à pied qu’à cheval. Quand nous atteignîmes le canyon par lequel nous étions sortis du Nagarshath, le soleil était haut dans le ciel. C’est là que nous nous séparâmes d’Ymiru. Il devait aller vers l’ouest et nous à l’est.

 « Mais c’est trop dangereux pour vous de traverser seul les montagnes ! » lui dit Maram. Regardant ce qu’il restait de son bras, il secoua la tête. « Et puis vous êtes certainement encore trop faible après ce que le dragon vous a fait. »

Ymiru hocha sa grosse tête en direction de maître Juwain avant de répondre : « J’ai reçu les soins du plus grand guérisseur d’Ea. Je me sens fort comme un ours. »

En entendant mentionner l’animal qu’il craignait le plus, Maram jeta un coup d’œil vers les collines recouvertes d’arbres à la recherche de l’un des grands ours blancs censés hanter le Nagarshath. Puis il examina Ymiru. Maître Juwain avait cautérisé son flanc transpercé et la gelstei verte paraissait lui avoir rendu son immense vitalité.

« Quand même, dit Maram, ces montagnes, deux cent cinquante milles de montagne, et vous tout seul. Et avec l’hiver qui approche, c’est un voyage que…

— Moi seul peux l’entreprendre, le coupa Ymiru en lui donnant une tape sur le bras. Ne vous inquiétez pas, petit homme, tout ira bien. Mais je dois rentrer chez moi. »

Il poursuivit en disant qu’il devait annoncer à son peuple la grande nouvelle : la Pierre de Lumière avait été retrouvée. Un tel miracle préfigurait certainement le retour du Peuple des Étoiles et Alundil devait se préparer à ce grand événement.

« Et les Ymanirs doivent se préparer à la guerre, ajouta-t-il. La Bête Ignoble m’a dit que mon peuple serait le prochain à subir ses foudres. »

Liljana s’avança et posa sa main sur sa fourrure blanche. « Je l’ai vu dans son esprit. Sa haine pour votre pays et son désir de le détruire.

— Il en a la possibilité, je crois », admit Ymiru. Son sourire triste me rappela les hommes en armes et les préparatifs de guerre que nous avions vus dans Argattha. « Mais nous pouvons quand même résister un peu plus longtemps.

— Vous ne vous battrez pas seuls », lui promis-je.

Le visage d’Ymiru s’illumina et il me demanda : « Cela veut-il dire que les Valari prendront les armes contre lui ?

— Nous y serons obligés. Avec ce que nous avons vu au cours de ce voyage, quelle autre alternative avons-nous ? »

Il sourit de nouveau et posa son gourdin ; puis nous nous serrâmes la main comme deux frères.

« Vous allez me manquer, Valashu Elahad.

— Vous aussi », répondis-je.

Liljana amena une des juments que maître Juwain et elle avaient chargée de la plupart des sacoches de nourriture. Leur contenu ne serait pas de trop pour le long voyage qui attendait Ymiru.

« Adieu, lui dit-elle. Puisse la lumière de l’Unique vous accompagner. »

À leur tour, les autres firent leurs adieux. Puis je sortis la Pierre de Lumière et la plaçai une dernière fois dans la main d’Ymiru. Son éclat se répandit sur lui comme l’or du soleil.

« Un jour, dit-il, il faudra que j’aille à Mesh pour apprendre les secrets de cette coupe.

— Vous y serez toujours le bienvenu.

— À moins qu’un jour vous ne l’apportiez à Alundil, continua-t-il en me rendant la Pierre de Lumière.

— Peut-être », répondis-je.

Son visage effrayant avait perdu toute trace de tristesse ; il rayonnait désormais d’un espoir éclatant. Il me salua d’un signe de tête, puis se retourna pour attacher les rênes de sa jument autour de son bras mutilé. « Un cheval ! s’exclama-t-il. Qui aurait pu imaginer un Ymanir voyageant en compagnie d’un cheval ! »

Là-dessus, menant sa jument d’un bras, son gros gourdin à la main, il s’éloigna vers l’ouest et entama sa longue ascension solitaire dans les hautes montagnes blanches du Nagarshath.

Quand il eut disparu dans la courbe du canyon, nous entreprîmes nos derniers préparatifs de voyage. Comme nous avions seize chevaux pour nous sept, il fallait attacher les bêtes supplémentaires derrière nous. De plus, maître Juwain devait mettre un pansement à Atara. En effet, ne pouvant se résoudre à offrir à notre vue ses orbites vides, elle avait demandé à maître Juwain de les lui recouvrir. Dans son coffret en bois, il trouva un morceau de tissu blanc propre qu’il tendit sur ses paupières et ses tempes. Je me dis que cela ressemblait plus à un bandeau qu’à un pansement.

Nous étions enfin prêts à quitter Sakai. Enfourchant nos chevaux, nous prîmes la direction de l’est. Au pied des contreforts, les plaines dorées du Wendrush luisaient à perte de vue dans la lumière du soleil. Nous entrâmes carrément dedans ; il n’y avait pas d’autre alternative. Désormais, perdus au milieu de cet océan d’herbe ou perchés sur une éminence, nous étions visibles à des milles à la ronde : de belles cibles pour la cavalerie de Morjin ou pour les Sarni qui décideraient de nous prendre nos chevaux, notre vie ou notre trésor le plus précieux.

En réalité, nul endroit sur Ea n’était plus dangereux pour le voyageur que le Wendrush. Ici, entre les Montagnes Blanches et celles du Levant, des troupeaux de lions chassaient l’antilope et le gros sagosk hirsute ; quelquefois, les ténèbres envahissaient leur cœur rouge et féroce et ils se mettaient à chasser l’homme. Parmi toutes les tribus Sarni qui pillaient les voyageurs pour le plaisir ou pour l’or, seuls les féroces Kurmaks et les Nirius pouvaient faire preuve de quelque clémence – pourtant, eux non plus n’aimaient pas les étrangers. On disait que la tribu la plus terrible était celle des Zayaks dont nous étions maintenant sur le point de traverser le territoire. Le Dragon Rouge avait réussi, on ne sait comment, à s’en faire des alliés, dans la mesure où il était possible de s’assurer l’aide de guerriers si farouchement indépendants qu’on racontait qu’ils demandaient aux hommes de Morjin eux-mêmes de payer un tribut s’ils souhaitaient passer sur leurs terres.

Pendant cette première journée hors d’Argattha, nous ne vîmes aucun signe des Sarni ni des poursuivants de Sakai. Nous avancions aussi vite que possible dans l’herbe ondoyante et sur le sol noir et mou. Le ciel apparaissait comme un immense dôme bleu posé sur le lointain horizon. Tout autour de nous, l’herbe était dorée par les dernières chaleurs de l’été. Nous étions si pressés de traverser ces plaines que la tombée de la nuit ne nous arrêta pas. Dans le vent qui se levait, nous chevauchâmes longtemps après le crépuscule dans l’obscurité qui s’épaississait. Les étoiles firent leur apparition, éclairant l’océan noir des cieux comme un million de bougies. Elles nous incitaient à aller de l’avant et leur splendeur ravivait notre enthousiasme en nous rappelant à quel point c’était bon d’être libre.

Cependant, le lendemain, en nous retournant vers les Montagnes Noires qui se dressaient toujours menaçantes au-dessus de la plaine, nous découvrîmes que nous étions poursuivis par des cavaliers. Ils venaient de franchir une butte derrière nous. Au nombre de vingt, ils n’arboraient ni la cotte de mailles brillante, ni la lances des chevaliers de Morjin mais étaient revêtus de l’armure de cuir des Sarni et armés de leur grand arc courbe.

« Bon, dit Kane à Atara, voilà vos compatriotes. »

Il fit faire demi-tour à son cheval et se prépara à une dernière bataille. Nous savions tous qu’il aurait été vain d’essayer de distancer les agiles petits chevaux des steppes avec nos montures plus lourdes – en particulier avec un destrier aussi grand et aussi impassible qu’Altaru.

« Je vous en prie, ne dites pas que ce sont mes compatriotes, demanda Atara à Kane. Quiconque est envoyé par Morjin est mon ennemi autant que le vôtre. »

Comme nous le découvrîmes bientôt, ces vingt guerriers au visage peint en bleu et aux cheveux blonds flottant librement avaient bien été envoyés par Morjin – ou plutôt par les capitaines de cavalerie que ses prêtres avaient lancés à nos trousses. Ils chargèrent droit sur nous, décochant leurs flèches tout en galopant. Et nous chargeâmes à notre tour. Deux d’entre eux sous-estimèrent la vitesse d’Altaru sur de courtes distances et périrent rapidement, transpercés par ma longue lance qui bénéficiait du poids du corps en mouvement d’Altaru. Un troisième se trouva sur le passage de l’épée de Kane et rendit son âme au ciel. Un quatrième cria : « Donnez-nous le trésor que vous avez volé à lord Morjin ! » au moment où Maram se baissait pour éviter une de ses flèches et parvenait à s’élancer et à le tuer en combat singulier.

Quoi qu’il en soit, la bataille aurait mal tourné pour nous sans Atara qui contra l’attaque zayak en lançant une série de flèches mortelles. Avant que la plupart des ennemis ne soient assez près pour utiliser leurs arcs, elle en tira cinq avec une précision stupéfiante. Et cinq guerriers tombèrent de cheval, une flèche empênée plantée dans la poitrine. Jamais je n’avais vu quelqu’un tirer à l’arc comme ça – et les Zayaks durent penser la même chose. La vue d’Atara aveugle, chevauchant à toute allure sur son cheval rouan et décochant la mort chaque fois que la corde de son arc vibrait, troubla profondément ces guerriers audacieux mais superstitieux. Leur chef, un homme farouche à l’énorme moustache jaune tombante, s’écria en lui jetant un regard épouvanté : « Imakla ! La Manslayer est imakla ! »

Sur ces mots, se tournant vers le paysage vallonné au nord, il fit faire demi-tour à son cheval et s’élança au galop dans la plaine, entraînant les survivants de son groupe dans une retraite folle.

Nous ne sortîmes pas indemnes de cette rencontre brève mais néanmoins mortelle. Une flèche abattit le cheval de Liljana qui évita de justesse d’être écrasée dans sa chute et dut se choisir une autre monture parmi les chevaux de réserve. Une des flèches zayaks s’était fichée dans le flanc d’Altaru. C’était une vilaine blessure et maître Juwain eut beaucoup de mal à l’extraire. Sans le feu de la gelstei verte à laquelle la proximité de la Pierre de Lumière donnait un éclat d’émeraude, il aurait fallu des jours à Altaru pour remarcher sans boiter. De la même manière, maître Juwain soigna Kane, blessé par une flèche qui avait traversé sa cotte de mailles et s’était plantée dans son épaule.

Quand nous fûmes prêts à repartir, je me tournai vers Atara pour lui demander : « Qu’est-ce que ça veut dire imaklai »

Elle hésita à répondre mais finit cependant par tourner sa tête bandée vers moi et par dire : « Les imakils sont des guerriers tués dans les âges passés et devenus immortels, des héros ayant accompli quelque haut fait. On dit que certains combattants chevauchent parmi eux et qu’ils en tirent une certaine force. Ce sont les imaklas. On ne doit pas les toucher. »

Là-dessus, cette femme courageuse qui chevauchait parmi les morts, dirigea son cheval vers le soleil levant et nous guida à travers le pays Zayak. Tandis que nous trottions, Maram nous expliqua qu’à son avis, nous avions sûrement semé la cavalerie de Morjin. Sinon, pourquoi auraient-ils lancé les Zayaks à nos trousses ?

« Ils ont parlé de la coupe, ajouta-t-il à l’intention d’Atara. Crois-tu qu’ils savent qu’il s’agit de la Pierre de Lumière ?

— Hum ! fit Atara. S’ils l’avaient su, ils auraient lancé toute l’armée Zayak contre nous. Et dans ce cas, Morjin n’aurait eu aucune chance de la récupérer. »

Le lendemain, nous découvrîmes que les Zayaks n’avaient probablement aucune idée du trésor que nous transportions dans leurs terres. À environ soixante-dix milles de là, dans la plaine, nous tombâmes sur une bande de guerriers beaucoup plus importante. À la vue d’Atara se dirigeant vers eux à notre tête, ils firent faire demi-tour à leurs chevaux et s’enfuirent. La nouvelle d’une imakla aveugle appartenant aux Manslayers s’était répandue devant nous comme une traînée de poudre.

Cependant cet apparent miracle ne suffit pas à nous rassurer. Nous décidâmes de quitter le pays Zayak le plus rapidement possible. Le chemin le plus direct à travers le Wendrush nous aurait fait traverser pratiquement toutes leurs terres qui étaient bordées à l’ouest par les Montagnes Blanches, au nord par le Fleuve de Sang et au sud par le Jade. C’est vers ce fleuve que nous nous dirigions maintenant. Cela nous était égal de rallonger notre voyage de quelques milles. De toute façon, nous devions bientôt franchir le fleuve Astu et il serait beaucoup plus facile de traverser d’abord le Jade puis l’Astu au sud de l’endroit où le Jade le rejoignait.

C’est ainsi que le lendemain, après avoir passé à gué les eaux glaciales qui dévalaient des Montagnes Blanches, nous pénétrâmes dans les terres de la tribu des Danladi. Apparemment, leurs guerriers avaient été mis au courant pour Atara parce qu’ils nous laissèrent traverser leur pays sans nous inquiéter. Ce n’étaient pas des amis de Morjin, mais ils n’avaient aucune sympathie non plus pour les guerriers Kurmaks – et encore moins pour Maram, Kane ou qui que ce soit d’entre nous. Cela n’avait pas d’importance. Le temps restait beau. Les journées étaient chaudes et très ensoleillées et les nuits froides et claires. Nous n’avions donc pas besoin d’abri et nous dormions sur l’herbe douce de la prairie recouverts de nos capes. Quand les provisions furent épuisées, Atara tua une antilope qui nous fournit la plus délicieuse des viandes. Maram fit descendre ce festin avec le reste du kalvaas que nous avions apporté d’Alundil. Puis il tourna son regard vers l’est, se régalant d’avance de la bonne bière épaisse de Mesh.

Il nous fallut presque trois jours pleins pour couvrir les cent vingt milles séparant le Jade de l’Astu. À cet endroit, au sud du point où le Jade et le fleuve de Sang le rejoignaient, le grand fleuve n’avait pas encore atteint la largeur qu’il acquerrait plus loin en direction du Poru – qui serpente dans les plaines et les forêts d’Alonie pour aboutir à Tria. Mais il était quand même large et nous fûmes obligés de faire passer les chevaux à la nage. Quand nous eûmes atteint l’autre rive, Maram jura qu’il ne traverserait plus jamais de fleuve de cette manière.

« En tout cas, pas jusqu’à ce que nous franchissions le Poru, lui rappela Atara.

— Oh ! le Poru ! s’écria Maram. J’avais oublié le Poru ! »

Mais le roi des cours d’eau était encore à cent cinquante milles à l’est. Et à l’ouest, à cette latitude, les terres étaient sous la domination de la tribu des Niurius qui étaient alliés aux Kurmaks. Quand un cavalier appartenant à l’un de leurs clans croisa notre chemin et découvrit qu’Atara était la petite-fille du grand Sajagax, il nous offrit un abri, de la viande et du feu. Nous passâmes la nuit dans l’immense tente de feutre de son chef de guerre. Comme avec les autres Sarni que nous rencontrions, Atara restait intouchable : tous les guerriers qui s’approchaient d’elle pour lui donner à manger ou à boire prenaient bien garde de détourner les yeux et surtout de ne pas poser leurs mains sur elle ni même d’effleurer ses vêtements. Cependant, cette retenue n’altéra en rien l’hospitalité des Niurius. C’est ainsi que nous découvrîmes que l’animosité des Sarni envers les étrangers n’était surpassée que par la générosité dont ils faisaient preuve envers leurs amis. Les guerriers du chef et leurs épouses apportèrent des plats remplis d’antilope rôtie, de steaks de sagosk et de lapins grillés sur un feu d’herbe de sagosk. Nous eûmes aussi droit à des tranches de pain jaune, tout chaud, dégoulinant de beurre et de miel et à des bols de lait de jument. Pour le plus grand bonheur de Maram, le chef lui-même, appelé Vishakan, apporta une bouteille d’eau-de-vie et la versa dans nos chopes de ses propres mains. Et avant de nous laisser sombrer dans un sommeil satisfait, il offrit à chacun de nous une cravache en cuir tressé avec un manche en argent martelé.

Le lendemain, qui était le premier jour de valte, nous parcourûmes cinquante milles sur la steppe plate couverte d’herbe rase et autant les deux jours suivants, croisant les grands troupeaux de sagosk longtemps après le coucher du soleil. Si au milieu du Wendrush l’air se faisait légèrement plus frais, le bleu du ciel, lui, était encore plus intense et plus beau et le rouge orangé des pinceaux indiens et le feuillage dorée des peupliers le long des cours d’eau offraient un magnifique spectacle de couleurs. Cette partie de notre voyage de retour aurait été la plus agréable si Atara ne s’était perdue à trois reprises pendant quelques heures avant de retrouver son sens de l’orientation.

Le matin du quatre valte, nous arrivâmes au puissant fleuve Poru. Atara assura à Maram que ses eaux n’étaient pas aussi profondes qu’au printemps et en été quand elles dévalaient les montagnes à gros bouillons marron. Mais il redoutait quand même cette traversée. Et il dut communiquer son malaise à son cheval car ils furent emportés beaucoup trop loin par le courant et atteignirent la rive est du Poru à cent mètres de nous, ce qui donna lieu au seul véritable incident de cette partie de voyage. Un gros lion à la crinière noire, tapi dans les herbes au bord du fleuve, décida de poursuivre Maram et son cheval dans la steppe. Et sans Atara qui le tua d’une seule flèche tirée en plein cœur, il les aurait probablement jetés à bas après avoir planté ses griffes dans le flanc de la jument.

« Ah ! fit Maram à Atara quand nous fûmes tous réunis autour du lion mort, je suppose que je dois te remercier de m’avoir sauvé la vie.

— Je suppose, répondit Atara avec un large sourire. Mais je crois qu’il y a longtemps que nous avons cessé de nous remercier les uns les autres pour ça. »

Nous ne fûmes pas les seuls à célébrer l’exploit d’Atara abattant un lion en pleine course. Deux guerrières de la Société des Manslayers, avec de longs cheveux encore plus blonds que ceux d’Atara et une armure en cuir décoré semblable à la sienne, étaient en train de chasser au bord du Poru ce matin-là. Elles se précipitèrent immédiatement vers nous pour saluer une de leurs sœurs de sang. Qu’Atara appartienne à la tribu des Kurmaks et elles à celle des Urtuks, et même des Urtuks de l’est, n’avait aucune importance. Elles se contentèrent de la remercier, en tant qu’imakla, d’honorer leur pays de sa présence. Quand elles eurent examiné le cadavre du lion, tué si nettement, elles insistèrent pour qu’Atara les accompagne jusqu’à leur campement pour boire du vin avec elles. Elles sortirent leurs couteaux et dépouillèrent rapidement l’animal de sa peau. Leur intention était de préparer la fourrure et d’en faire une cape pour Atara afin que chacun puisse apprécier sa prouesse.

Cependant, elles hésitaient à permettre au reste du groupe de les accompagner. Elles auraient pu faire confiance à Liljana, mais nous regardaient Kane, Maram, maître Juwain, Daj et moi avec l’air de défi qu’elles réservaient à tous les hommes. Leurs yeux nous décochaient des flèches soupçonneuses, surtout à moi qui étais un chevalier de Mesh et par conséquent l’ennemi de toujours des Urtuks. J’eus beau leur assurer que nos peuples n’étaient pas en guerre et que je rentrais chez moi, cela n’entama en rien leur agressivité. Seule Atara réussit à adoucir les deux guerrières en affirmant que nous étions de grands combattants et que nous avions tué de nombreux hommes de Morjin. Elle exigea aussi que nous restions ensemble et même que les Manslayers Urtuks nous fournissent une escorte jusqu’aux Montagnes du Levant. La réputation d’Atara était si grande maintenant, – et je ne parle pas de sa volonté – que les deux Manslayers, après avoir contemplé longuement le bandeau entourant son visage, accédèrent à sa demande.

Un peu plus tard ce jour-là, quand nous fûmes arrivés à leur campement, les autres sœurs tinrent conseil et décidèrent de respecter leur décision. Elles-mêmes ne demandèrent qu’une chose : qu’Atara reste avec elles pour enseigner sa maîtrise de l’arc à trois des jeunes sœurs pendant que les plus âgées prépareraient la peau du lion.

C’est ainsi que nous restâmes là cinq longs jours au bord d’un ruisseau abrité par de grands peupliers. Je ressentais très profondément le temps qui passait ; quelque chose d’irrésistible, résonnant comme un tambour dans mon sang, me disait que je devais rentrer chez moi le plus vite possible. Cependant, j’étais heureux de me lier d’amitié avec ces femmes farouches. Le soir, nous nous asseyions autour du feu pour partager avec elles nourriture et histoires. Elles furent très étonnées – et nous aussi – quand Flick se montra un soir et leur offrit le spectacle de sa danse d’étincelles argentées. Nous ne leur fournîmes aucune explication à ce petit miracle mais nous supposâmes quant à nous que le pouvoir de la Pierre de Lumière avait stimulé l’être de Flick et rendu ses couleurs visibles aux yeux de tous.

Quand les sœurs eurent enfin fini de tanner la peau du lion, elles cousirent à l’intérieur une doublure du plus pur satin de Galdan et l’apportèrent à Atara qui l’enfila. Avec la fourrure noire de la crinière du lion autour de ses cheveux blonds et le bandeau blanc autour de son beau visage, elle ressemblait effectivement à la réincarnation de l’un de ces héros imakils des âges passés.

Le lendemain matin, nous entamâmes la traversée du pays Urtuk. Une escorte de douze Manslayers chevauchait devant nous. Nous franchîmes un petit triangle de steppe de trente milles avant d’arriver au fleuve Diamant que nous longeâmes en direction de l’est. Ce ruban d’eau pure, descendant des Montagnes du Levant, me rappelait à quel point j’étais près de chez moi. Je priai pour que nous y parvenions sans autre incident. J’avais tort de me faire du souci. Un groupe de cinquante guerriers Urtuks quitta son campement d’hiver plus bas au bord du Poru et chevaucha vers le nord pour voir l’étrange spectacle de Manslayers guidant sept étrangers en direction de Mesh, mais ils ne nous défièrent pas et ne proposèrent pas le combat. En fait, ils nous acclamèrent en poussant leurs terribles cris de guerre car ils avaient entendu dire que nous avions pénétré dans Argattha et que nous avions tué un grand nombre d’hommes du Dragon Rouge. À vol d’oiseau, il y a cent milles entre le confluent du Poru et du Diamant et Mesh, et la route que nous suivions était à peu près aussi droite. En une seule journée, nous parcourûmes la moitié de cette distance. Le matin du onze, quand nous ouvrîmes l’œil, quelques nuages blancs floconneux flottaient dans le ciel et les montagnes de Mesh apparaissaient dans une brume violette à l’horizon. Au fil de cette longue, longue journée, alors que nous pressions nos chevaux dans leur direction, elles se firent de plus en plus grandes et de plus en plus distinctes. À midi, j’étais capable de distinguer le sommet blanc du mont Tarkel dressé vers le ciel. Je ne l’avais jamais vu sous cet angle, mais au sud du Diamant, il n’y avait qu’une montagne surplombant les herbes dorées du Wendrush.

Ce soir-là, nous montâmes notre camp à trois milles à peine des contreforts de sa face ouest. Battant à tout rompre, mon cœur réclamait de continuer jusqu’à Mesh en dépit de l’obscurité qui tombait, mais ma tête me disait qu’il serait imprudent de braver les chemins rocailleux et sauvages qui menaient au mont Tarkel de nuit. De plus, cette solution aurait été à la fois impolie et incroyablement triste, car elle nous aurait laissé très peu de temps à Maram, maître Juwain et moi pour dire au revoir à nos amis.

Au cours des cinq cents milles parcourus depuis notre fuite d’Argattha, j’avais fini par accepter peu à peu le bien-fondé de notre séparation, mais j’avais encore du mal à me faire à cette difficile décision. Quand nous eûmes remercié les Manslayers pour leur gentillesse et qu’elles furent reparties vers leur camp, nous nous réunîmes tous les sept autour du feu allumé par Maram pour tenir un dernier conseil.

C’était une nuit froide et claire, illuminée par de nombreuses étoiles et une lune presque pleine. Se détachant sur la toile de fond du ciel, Flick virevoltait ici et là et sa silhouette tourbillonnante semblait en harmonie avec les lumières scintillantes des constellations. Le vent chargé des senteurs de mon pays faisait battre mon cœur encore plus vite. Devant nous brûlait un petit feu d’excréments de sagosk qui sentait étonnamment bon.

Nous parlâmes de beaucoup de choses : pendant un moment, nous évoquâmes Alphanderry dont nous guettions maintenant la voix dans le vent et la musique des étoiles. Nous avions décidé que c’était Kane qui hériterait de son luth, la seule chose qui nous restait de lui – à part, et c’était l’essentiel, nos souvenirs et une chanson dans le cœur. Kane pinça les cordes du luth et chanta pour nous. Quand il le voulait, lui aussi avait une belle voix claire, puissante et élégante comme un aigle s’élevant dans le ciel. Je pensai qu’il essayait de retrouver les paroles de la dernière chanson d’Alphanderry. Je savais qu’un jour il y parviendrait.

« Cette musique plairait beaucoup à Mesh, lui dis-je. Etes-vous sûr que vous ne voulez pas changer vos projets ? »

Kane posa son instrument et me regarda. Je me demandai s’il changerait d’avis.

« Ce serait un honneur si vous acceptiez de rencontrer mon père », ajoutai-je. Puis je posai ma main sur le pommeau en diamant de l’épée qu’il avait forgée à Godhra si longtemps auparavant. « Et mes frères. Ma mère et ma grand-mère, aussi. Et tous mes compatriotes. On se rappelle encore votre nom à Mesh.

— Un nom que vous avez promis de ne pas prononcer, n’est-ce pas ? » Il me fit un signe de tête, ne doutant pas que je tiendrais cette promesse. Puis il dit : « Non, je suis désolé mais je dois retourner à Tria. J’ai des choses à y faire. »

Maître Juwain, tendant ses mains noueuses devant le feu, leva les yeux vers lui et demanda : « Des choses concernant la Confrérie Noire ? »

Pendant tous les milles que nous avions parcourus ensemble, Kane avait très peu parlé de cette confrérie secrète dont nous pensions qu’il était le chef. Sa réponse nous en apprit à peine plus : « La Bête Ignoble doit être combattue par tous les moyens dont nous disposons.

— Même l’assassinat ? demanda maître Juwain. Le poison, la terreur, la traîtrise ? »

Kane avait le regard perdu dans la nuit étoilée. Quelque part, invisibles, des rayons de lumière dorée partaient du centre du ciel et baignaient nombre des terres de l’univers.

« Non, peut-être pas », finit-il par répondre. Il leva les yeux vers moi et les posa sur Alkaladur. « Le temps est peut-être venu de trouver d’autres moyens de se battre.

— Je vous ai dit qu’on ne pouvait pas vaincre le mal par l’épée, reprit maître Juwain.

— Peut-être pas, admit Kane. Mais les hommes mauvais, si. »

Il me jeta un long regard triste et ma main se resserra autour de la garde d’Alkaladur. Je craignais que le destin ne m’oblige à la dégainer de nouveau avant que le monde ne soit débarrassé d’hommes comme Morjin. Pourtant, je savais que maître Juwain avait raison, que la meilleure des épées ne pourrait jamais mettre fin à la guerre.

« Il reste encore des batailles à livrer », dis-je. Je sortis la Pierre de Lumière et la contemplai un instant. « Des batailles d’un autre genre. »

Alors que je me rappelais pourquoi j’avais lutté si fort pour cette petite coupe et pourquoi les Galadins l’avait envoyée sur Ea, elle se mit soudain à briller d’une intense lumière dorée. Pendant un moment, j’eus entre les mains un petit soleil dont les rayons étaient peut-être visibles jusqu’aux montagnes de l’est, si toutefois quelqu’un regardait.

« Il y aura des batailles, et très bientôt », assura Kane. Hochant la tête en direction de la Pierre de Lumière, il ajouta : « Maintenant que nous avons repris cette coupe à la Bête, il va consacrer tous ses efforts à la récupérer.

— Vous croyez qu’il va se remettre de sa blessure, alors ? demanda Maram.

— Oui, les gens comme lui ne meurent pas aussi facilement. Le seul moyen de tuer un Elijin, c’est de lui planter une épée dans le cœur ou de lui couper la tête. »

Il poursuivit en expliquant que désormais, Morjin serait obligé de hâter ses projets de conquête.

« Il a toujours regardé vers l’Alonie et les Neuf Royaumes, et Délu aussi, parce qu’il sait que s’ils tombent, c’est tout Ea qui tombe. » Il hocha la tête vers Atara, Liljana et moi. « Bon. Mais avec la division des Sarni et une bonne partie du Wendrush contre lui, sans parler de la Longue Muraille, il ne peut pas attaquer vos pays directement. Alors il commencera par vous entourer. Sa stratégie a toujours été la même.

— Est-ce que vous croyez qu’il va envahir Délu par Galda ? demanda Maram, inquiet.

— Pas tout de suite. Il n’est pas assez fort. Non, il s’en prendra d’abord à Eanna.

— Mais si Surrapam tient, rétorqua Maram, il lui faudra bien…

— Surrapam ne tiendra pas, répondit Kane. Nous l’avons tous vu.

— Peut-être pas, dis-je. Mais les Hespéruks ne peuvent pas à la fois consolider leur conquête de Surrapam et attaquer Eanna. »

Kane hocha violemment la tête : « Pas tout seuls. C’est pour ça que Morjin a besoin d’une sortie vers Eanna. Et maintenant, il l’a, avec Yarkona. »

L’éclat de la Pierre de Lumière s’était atténué et je la tendis à Maram. Puis je restai assis là, à contempler le feu. Dans ses flammes je vis l’incendie de la grande Bibliothèque, et les yeux haineux du comte Ulanu aussi.

« Le comte Ulanu n’est pas encore assez fort pour attaquer Eanna, dis-je à Kane.

— Il le sera bientôt. Morjin lui enverra des renforts.

— En passant par Elivagar ?

— Exactement. C’est le point clé de sa guerre de conquête. Une fois la terre des Ymanirs soumise, il disposera d’une route à travers la montagne pour faire entrer ses armées dans Yarkona, et donc dans Eanna. Et quand Eanna tombera, Thalu et tout le nord-ouest feront de même. » Kane marqua une pause pour reprendre son souffle, puis reprit : « Alors, plus rien n’empêchera Morjin de rassembler une flotte et d’aller attaquer l’Alonie avec ses armées en passant par Nédu et le Détroit des Dauphins. »

Je regardai les flammes du feu se rassembler dans le creux de la Pierre de Lumière ; en Maram, un autre type de feu était en train de s’embraser.

« Dans ce cas, il faut commencer par stopper Morjin », déclara-t-il.

Une fois de plus, je serrai mon épée, le ventre rongé par une immense amertume. « Peut-être aurais-je dû le tuer », dis-je.

Kane tendit le bras et posa sa main sur mon épaule. Puis il dit quelque chose d’étrange : « Vous avez agi par compassion, et vous ne devez pas le regretter. Si seulement nous éprouvions tous la même compassion ! »

Atara qui tenait maintenant la Pierre de Lumière entre ses mains, se trouvait en face de moi, à côté de Maram. « Les prophétesses elles-mêmes ne peuvent pas voir toutes les conséquences, tu sais, me dit-elle. Si tu étais mort à Argattha, nous n’aurions peut-être jamais pu nous échapper. Et maintenant, cette coupe serait entre les mains de l’un des Prêtres Rouges de Morjin. »

C’était l’un de ces moments où l’or de la Coupe merveilleuse semblait rayonner d’une lumière pure venue de l’intérieur, comme Atara. Elle me fit un signe de tête et demanda : « Les Valari aideront-ils les Ymanirs à combattre Morjin ?

— Oui, lui répondis-je. Si nous ne nous battons pas les uns contre les autres. »

Maram regarda Kane et s’écria : « Je ne supporterais pas que la Bête découvre Alundil. Je crois qu’il la détruirait. N’y a-t-il pas moyen de faire revenir le Peuple des Étoiles pour nous apporter de l’aide ? »

Nous avions compris que Kane n’avait pas le droit de parler des mondes tournant autour d’autres étoiles, tout comme il s’interdisait d’évoquer son passé. Aussi nous surprit-il tous en disant : « Ils ont envoyé de l’aide, autrefois. Mais ils ne reviendront pas tant que Morjin sera libre de faire le mal. Vous parlez de la beauté d’Alundil. Ce n’est rien comparé à celles des villes du Peuple des Étoiles et des Elijins. Et des Galadins, oui, des Galadins. Que se passerait-il si Morjin ou quelqu’un d’autre mettait la Pierre de Lumière entre les mains du Maléfique ? C’est pour ça, ils ne prendront pas le risque de faire détruire des mondes et des splendeurs que vous ne pouvez imaginer. »

Liljana à qui on avait passé la Pierre de Lumière fit un signe de tête à Kane et dit : « C’est pour ça que nous devons d’abord et toujours penser à ce monde-là. Et c’est pour ça que je dois retourner à Tria. La communauté des sœurs doit se préparer à ce qui va se passer. »

Elle parlait aussi peu des Maitriche Télu que Kane de la Confrérie Noire. Cependant mon cœur se réjouit quand elle se tourna vers maître Juwain pour proposer : « Le temps est peut-être venu pour nos deux ordres de faire connaître leurs intentions à l’autre. »

Elle lui tendit la Pierre de Lumière et son vilain visage s’éclaira du plus beau des sourires. « Ce temps est venu, en effet. Rien ne me ferait plus plaisir que de vous appeler Sœur et vous entendre m’appeler Frère. »

Quand Daj prit la Pierre de Lumière en ouvrant de grands yeux émerveillés, Liljana serra la main du maître guérisseur.

Maître Juwain sortit alors sa varistei et se mit à la contempler. Pris d’une inspiration soudaine, il la leva devant le front de Daj. La Pierre de Lumière parut transmettre son éclat à la pierre verte. Un rayon vert jaillit du cristal et alla brûler le dragon rouge tatoué qui défigurait l’enfant. Quelques instants plus tard, le cristal s’éteignit. À la lueur du feu, nous examinâmes tous Daj et constatâmes que le tatouage avait disparu.

« C’est bien vrai ? » demanda Daj en tendant la Pierre de Lumière à Kane. Il se frottait le front avec les doigts à la recherche du tatouage détesté. « Je veux voir ! Val, vous voulez bien me montrer dans votre épée ? »

Je dégainai Alkaladur pour lui permettre de se voir dans l’étincelante lame d’argent. Mais en présence de la Pierre de Lumière, l’épée se mit soudain à briller si fort que pendant quelques instants, personne ne vit plus rien. Quand elle eut retrouvé son éclat de miroir, Daj se regarda émerveillé.

« Il a vraiment disparu, dit-il. Comme ça, à Tria, les gens ne me dévisageront pas. »

Nous avions décidé qu’il irait à Tria avec Kane et Liljana qui s’occuperait de lui. Atara les accompagnerait le long de la chaîne de montagnes bordant le Wendrush ; elle voulait, dit-elle, saluer Sajagax et les Kurmaks avant de poursuivre vers Tria avec Kane et les autres afin de régler son problème avec son père.

« Il faut informer le roi Kiritan que la Pierre de Lumière a été retrouvée et que la Quête a été menée à bien, déclara-t-elle. Et c’est à moi de le faire.

— J’aimerais bien voir ça ! » s’exclama Kane, le regard posé sur la coupe qu’il avait entre les mains. Comme la pierre noire qu’il gardait cachée, ses yeux paraissaient reliés à la lumière intense de la création. « Presque autant que j’aimerais voir sa tête quand Val lui montrera ça. »

Il me rendit la Pierre de Lumière en demandant : « Et vous, vous êtes sûr que vous ne voulez par reconsidérer vos projets ? »

Serrant la coupe entre mes mains, je répondis : « La Pierre de Lumière doit d’abord être remise aux Valari. Nous sommes ses gardiens et nous ne pouvons pas la garder si je décide de mon propre chef de l’emmener à Tria.

— Mais Val, me rappela Maram, le roi Kiritan s’attend à ce que celui qui l’a retrouvée la lui apporte. Tes vœux…

— J’ai fait le vœu de chercher la Pierre de Lumière pour tout Ea, pas pour nous. Pour Ea, Maram, pas pour le roi Kiritan.

— Mais, et tes vœux, alors ? »

Soudain, entre mes mains, l’or de la Pierre de Lumière devint aussi froid que de la glace. Je me revoyais très bien dans la salle du trône du roi Kiritan, promettant, devant des milliers de chevaliers et de nobles, de lui rapporter la Pierre de Lumière et de demander la main d’Atara.

Je tournai les yeux vers Atara qui se tenait raide comme une statue. « C’est une promesse que je ne peux pas tenir. Pas tout seul. »

Là-dessus, notre conversation s’orienta sur les souvenirs de tout ce que nous avions vécu ensemble, les moments merveilleux comme les chagrins. Kane rappela l’anecdote de Flick tournoyant sur le nez d’Alphanderry. En l’entendant, Daj éclata d’un rire spontané et enfantin qui faisait plaisir à entendre. Nous pensions qu’il ne rirait plus jamais. Sa joie soudaine nous fit pleurer, surtout Liljana qui semblait, elle aussi, avoir perdu sa capacité de rire, comme Atara l’avait prédit sur la plage de la Baie des Baleines. Elle avait plongé trop profondément dans l’esprit de Morjin et le mal qu’elle y avait vu était si grand que sa joie de vivre semblait disparue à jamais. La présence étincelante de la Pierre de Lumière elle-même ne suffisait pas à lui rendre son caractère paisible et son beau sourire.

L’heure était venue maintenant de commencer la longue et douloureuse série des adieux. Maître Juwain parla à Daj de la Grande Confrérie Blanche et lui donna son exemplaire du Saganom Élu ; Daj promit de le lire et de faire un jour le voyage de Mesh. J’offris à Kane la pierre à affûter faite en poussière de diamant pressée que m’avait donnée mon frère Mandru. La lame d’Alkaladur n’avait jamais besoin d’être aiguisée alors que la kalama de Kane si. En échange, il me remit l’une des pierres de sang qu’il avait prises dans les appartements de Morjin et m’expliqua comment l’utiliser. Longtemps après minuit, alors que la lune descendait bas dans le ciel, j’évoquai avec Liljana certaines des choses qu’elle avait vues dans l’esprit de Morjin.

Plus tard encore, je marchai avec Atara dans l’herbe frémissante jusqu’à la limite de notre camp. À deux reprises, elle faillit tomber en se prenant les pieds dans les longues herbes. Dans ces moments-là, elle était vraiment aveugle. Je lui offris mon bras, mais elle ne voulut pas le prendre.

« Il faut que j’apprenne à me débrouiller toute seule, dit-elle.

— Personne n’est censé se débrouiller seul, répondis-je. S’il est une chose que cette Quête m’a apprise, c’est bien ça.

— N’empêche, tu ne peux pas marcher à ma place. Tu ne peux pas voir à ma place.

— Non, dis-je en posant ma main sur la cotte de mailles protégeant ma poitrine à l’endroit où j’avais rangé la Pierre de Lumière. Mais maintenant que la coupe a été retrouvée, je peux t’épouser.

— Je suis toujours tenue par mes vœux », me rappela-t-elle.

Je m’arrêtai pour tourner le regard vers l’ouest, de l’autre côté de la steppe en direction d’Argattha. « Combien d’hommes as-tu tués, alors ? Soixante ? Soixante-dix ?

— Tu aurais voulu que j’en tue davantage ? »

J’écoutai les battements de mon cœur, puis je répondis : « Ce ne sont pas tes vœux qui t’empêchent de t’engager vis-à-vis de moi.

— Non, dit-elle doucement en touchant le linge sur son visage. Je ne peux pas t’épouser comme ça.

— Mais ta vue reviendra, rétorquai-je en parlant de ses pouvoirs de voyance qui semblaient de plus en plus grands. À Argattha, quand Kane a touché…

— Kane suivra son chemin et moi le mien. Et Kane est toujours Kane, tu ne vois pas ? »

Je me retournai vers le feu où Kane, pareil à une sentinelle solitaire, scrutait la steppe dans toutes les directions. En dépit de la proximité de Mesh, il n’avait pas renoncé à guetter d’éventuels ennemis.

« Maintenant, il lui arrive d’être en compagnie de l’Unique, dit-elle. Mais trop souvent, il reste seul avec lui-même. Il n’a pas le pouvoir de me faire voir. À Argattha, il m’a aidée un instant à retrouver mon chemin vers l’Unique. Mais je… ne peux pas y rester tout le temps. Je suis donc complètement aveugle.

— Ça ne me dérange pas, répliquai-je.

— Moi, ça me dérange. Si un jour je te donnais un fils, comme je l’ai rêvé mille fois et comme je le ferais, si seulement je pouvais. Mon fils… quand je le tiendrais dans mes bras et que je lui donnerais mon lait, quand je baisserais les yeux vers lui, si je ne pouvais pas le voir, si je ne pouvais pas le voir me regarder, j’en aurais le cœur brisé. »

Je contemplai les étoiles scintillantes qu’elle ne pouvait pas distinguer. Dans leur éclat, on retrouvait les schémas de la vie et de la mort brodés à l’aiguille argentée du destin. Et nous étions libres de décider si ce destin forgé par notre cœur le serait au feu de la haine ou de l’amour, pensai-je.

« Je comprends », lui répondis-je. Comment pourrais-je aimer cette femme si je ne veillais pas sur son cœur comme sur le mien ou sur la Pierre de Lumière elle-même ?

« Je sais que c’est futile de ma part, dit-elle. Je sais que c’est égoïste, mais je…

— Je comprends », répétai-je.

Je me rapprochai pour lui caresser les cheveux où brillaient des reflets d’or et d’argent dans la lumière des étoiles. Mais elle secoua la tête et s’écarta de moi. « Non, non, murmura-t-elle. Tu n’as pas entendu ? Je suis imakla maintenant, personne ne doit pas me toucher.

— Ça m’est égal, Atara. »

Je savais qu’elle ne pouvait supporter que je la touche, et plus encore, qu’elle ne pouvait supporter que je ne la touche pas. Alors je l’embrassai une dernière fois. Mes lèvres brûlaient d’une douleur plus vive que celle que m’avait infligée la flamme du dragon.

Puis nous restâmes assis dans l’herbe froide, main dans la main, à attendre que le soleil illumine le ciel au-dessus des montagnes à l’est. Quand arriva le moment de nous dire au revoir, elle me serra la main et dit : « Bonne chance, Valashu Elahad. »

Pendant quelques instants, mes yeux me piquèrent et se voilèrent et je fus presque aussi aveugle qu’elle. « Que la lumière de l’Unique t’accompagne toujours », répondis-je.

Elle se leva pour aller seller son cheval avec les autres et je restai assis à contempler les dernières étoiles de la nuit. Un peu plus tard, Maram vint près de moi. Il devinait, je ne sais comment, ce qui s’était passé entre nous, et c’est pour cela que je l’aimais.

« Courage, vieux, il y a peut-être encore de l’espoir, me dit-il. S’il y a une chose que tu m’as apprise, c’est bien celle-là. »

Je sortis la Pierre de Lumière de sous mon armure et la brandis devant moi. Son creux se remplit soudain des premiers rayons du soleil qui se levait sur les pentes du Tarkel, et je sus que Maram avait raison.

« Merci, Maram », répondis-je tandis qu’il me prenait la main pour m’aider à me relever. Je tendis le doigt vers le mont Tarkel à l’est. « Et maintenant, si on rentrait à la maison boire cette bière que je te promets depuis les mille derniers milles, au moins ? »

Le sourire qui éclairait son visage me rappela qu’en dépit du vide terrible qu’Atara et les autres membres du groupe ne manqueraient pas de laisser, au pied des montagnes étincelantes de mon pays m’attendaient d’autres personnes que j’aimais.