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Poussés par un fort vent arrière, il ne nous fallut qu’un jour et une nuit de navigation rapide pour traverser le détroit du Dragon jusqu’à Surrapam. Le lendemain matin, nous fîmes nos adieux au capitaine Kharald et à la Chouette blanche à Artram. C’était le dernier port libre de Surrapam et il était encombré de navires qui allaient et venaient dans ses docks animés. Quand les chevaux eurent été amenés sur le quai, le capitaine s’approcha pour nous communiquer les nouvelles qu’on venait de lui apporter.

« Le roi Kaiman résiste près d’Azam à seulement quarante milles d’ici, nous dit-il. Apparemment, ils ont terriblement besoin de notre blé. »

J’observai les dockers de Surrapam, maigres et faméliques, qui déchargeaient les sacs de blé des cales de la Chouette blanche. Dans les rues affairées d’Artram, on entendait monter des forges voisines le bruit des marteaux sur l’acier et la clameur qui accompagne les préparatifs de guerre.

« Ils auraient terriblement besoin de vos épées aussi, ajouta-t-il. Seriez-vous prêts à les tirer contre cet ennemi que vous prétendez combattre ? »

Je me rappelai la demande que Thaman avait faite aux Valari dans le château du duc Rézu ; depuis, au fil des mois, la situation de son peuple s’était grandement détériorée.

« Combattre l’armée hespéruk avec ça ? demandai-je en lui montrant l’épée en bois que je m’étais taillée.

— Certains seraient prêts à la combattre à mains nues, fit-il sombrement en jetant un coup d’œil aux habitants désespérés de Surrapam. Mais il me semble que vous avez une arme meilleure que ce morceau de bois. »

La veille, au moment où nous rejoignions le bateau, un coup de vent inattendu avait soulevé ma cape et les yeux vifs du capitaine Kharald étaient tombés sur la garde ornée de pierreries d’Alkaladur. Depuis, j’avais pris grand soin de la dissimuler.

« Vous ne m’avez pas raconté ce qui s’était passé sur l’île, et ce n’est pas mon affaire, me dit-il. Mon affaire à moi, c’est d’aider à sauver le royaume si je le peux. »

La récente prise de conscience du capitaine Kharald avait modifié l’objet de ses efforts mais pas son énergie : il mettrait probablement autant de roublardise et de force dans la poursuite de son nouvel objectif qu’il en avait mis à gagner de l’argent auparavant, pensai-je.

« Nous n’avons pas trouvé la Pierre de Lumière », lui répondis-je tandis que Kane tournait autour des chevaux en vérifiant leur chargement. Les autres attendaient près de moi le moment de faire eux aussi leurs adieux. « Que vous dire de plus ?

— Vous seul le savez, Sar Valashu. »

Espérant que cela lui donnerait du courage, je finis par lui raconter comment j’étais entré en possession de l’Épée de Lumière. Il me regarda et ses yeux bleus et durs brillèrent, émerveillés. « Une telle épée entre les mains d’un chevalier Valari équivaudrait à toute une compagnie. Et avec Kane et vos amis derrière vous, à tout un régiment. »

La flatterie me fit sourire. « Cent régiments déployés contre le Dragon Rouge ne suffiraient pas à l’abattre. Mais en retrouvant la Pierre de Lumière, on y parviendra peut-être.

— Vous avez donc l’intention de poursuivre votre Quête ?

— Oui, il le faut.

— Mais où irez-vous ? Dans peu de temps, les navires de guerre des Hespéruks auront bouclé le détroit. »

Tout en caressant le cou de Tervolan, le cheval blanc d’Alphanderry, Kane me jeta un regard d’avertissement. Nous devions aller vers l’est, mais nous n’avions pas encore décidé de notre itinéraire.

« Nous irons où nous devons aller, répondis-je au capitaine Kharald.

— Eh bien, dans ce cas, que la lumière de l’Unique vous éclaire, Valashu Elahad. Je vous souhaite bonne chance. »

Je lui souhaitais bonne chance à mon tour, et les autres firent de même. Ensuite, après avoir serré la main rêche du capitaine Kharald, nous enfourchâmes nos chevaux et nous dirigeâmes vers le nord dans les rues étroites d’Artram.

C’était Kane qui avait choisi cette direction. Toujours à l’affût d’ennemis et d’espions Kallimuns, il ne ménageait pas ses efforts pour essayer de détourner d’éventuels poursuivants de notre trace. La ville d’Artram était assez petite, avec de solides maisons en bois et les inévitables échoppes de fabricants de voiles, de cordages et de scieurs de long préparant les grands espars destinés à équiper les navires ancrés dans le port. Il y avait aussi de nombreuses boutiques de salaison pour conserver les chargements de morues et d’ombles que rapportaient les bateaux de pêche en haute mer. Cependant, la plupart de ces magasins étaient vides, leurs réserves ayant été réquisitionnées par les intendants du roi Kaiman. En réalité, il semblait ne rester que bien peu de nourriture dans la ville et bien peu d’espoir aussi de battre les armées dévastatrices des Hespéruks.

Partout où nous allions, nous voyions le malheur imprimé sur le visage décharné des Surrapamers. Cela me faisait mal de voir leurs enfants regarder nos chevaux bien nourris et leurs sacoches rebondies. Comme Thaman et le capitaine Kharald, la plupart d’entre eux avaient les cheveux roux, la peau claire et étaient solidement charpentés – ou l’auraient été en des temps meilleurs. Bien que sur le point d’être vaincus, ils se comportaient avec courage et dignité. Je me promis, si je rentrais un jour à Mesh, de défendre ardemment leur cause, ne serait-ce qu’en entrant en campagne contre le Dragon Rouge.

Maram nous surprit tous en s’arrêtant et en ôtant ses bagues une à une pour les distribuer aux divers mendiants que nous rencontrions. Quand il eut glissé son troisième anneau dans la main d’un vieux guerrier unijambiste, Kane lui reprocha cette générosité ostentatoire. Maram lui retourna alors le reproche avec ces mots : « Je pourrai toujours avoir de nouvelles bagues mais lui n’aura jamais de nouvelle jambe. Je regrette de n’avoir que dix doigts et dix bagues à donner. »

Dans l’après-midi, à quelques milles de la ville, nous atteignîmes une région à la terre noire et fertile où les fermes étaient autrefois prospères. Mais les intendants du roi étaient aussi passés par là. Les fumoirs qui auraient dû être remplis de jambons suspendus étaient vides, les granges qui auraient dû regorger d’orge et de blé ne contenaient que de la paille. C’étaient les femmes, les enfants et les vieillards qui s’occupaient des champs où mûrissait le blé car la plupart des hommes adultes étaient partis à la guerre ou avaient déjà été terrassés. Ils cessaient de travailler pour nous regarder passer, s’étonnant de toute évidence qu’un groupe armé puisse traverser leur pays sans être inquiété. Mais il restait bien peu de chevaliers et d’hommes en armes pour nous arrêter et nous poser des questions – ou même pour nous offrir l’hospitalité. Je me disais que les veuves et les épouses inquiètes qui nous saluaient auraient volontiers partagé avec nous tout ce qu’elles avaient, même un simple brouet. Les Surrapamers étaient généreux, même s’il leur arrivait parfois d’être cupides comme le capitaine Kharald. Mais ce jour-là, nous n’eûmes pas l’occasion de nous en rendre compte : chevauchant en silence, nous n’échangeâmes que quelques regards aimables avec ceux qui nous observaient.

Quand nous eûmes la certitude de ne pas avoir été suivis à notre sortie d’Artram, nous obliquâmes vers l’est en direction des montagnes. On disait que la grande chaîne du Croissant était très haute mais nous n’en distinguions même pas les sommets les plus élevés qui n’étaient pourtant distants que de soixante milles. Surrapam semblait être une terre de nuages et de brumes qui cachaient le ciel et parfois même la cime des arbres. Maître Juwain nous expliqua qu’ici le soleil brillait rarement. La peau pâle et rose des habitants de Surrapam absorbait le peu de lumière dispensée ; leurs corps enveloppés les protégeaient de l’éternelle fraîcheur accrochée à leurs champs luxuriants comme de la soie humide. Mais nous n’avions pas cette chance. Ce jour-là, une petite pluie fine filtrait doucement à travers l’atmosphère. Nous avions beau être en plein été, et au mois de marud, le froid m’obligeait à tenir ma cape bien serrée autour de moi.

Pourtant, en dépit du manque de luminosité, c’était une région magnifique, riche, aux forêts toujours vertes et aux champs d’émeraude luisant faiblement sous la douce lumière du ciel. Je comprenais pourquoi les Hespéruks souhaitaient la conquérir. Plus nous avancions dans ses vallons verdoyants, plus il nous semblait aller dans la mauvaise direction. Cependant, je tirai trois fois Alkaladur de son fourreau ce jour-là, et chaque fois son faible rayonnement indiqua l’est. C’était donc vers l’est que nous devions aller, pensai-je, même s’il fallait pour cela tourner le dos aux grandes batailles et à l’appel aux armes.

Cette nuit-là, nous campâmes dans un bosquet d’épicéas au bord d’un torrent. Son eau claire et pure regorgeait de truites et Alphanderry et Kane réussirent à en attraper neuf pour le dîner. Pendant que Liljana sortait sa batterie de cuisine, Maram parvint à faire un feu avec quelques brindilles humides. C’était la première fois depuis Varkall qu’elle nous préparait un vrai repas.

Nous mangeâmes notre poisson frit et notre pain à la farine de maïs dans la douceur et le silence de ces bois. En dessert, nous eûmes droit à du fromage et à des mûres, car ces petits fruits brillants poussaient en abondance dans les fourrés en bordure des routes que nous empruntions. Le temps que maître Juwain prépare du thé de Sunguran acheté dans une boutique d’Artram, nous étions prêts à parler du voyage qui nous attendait.

« J’espérais bien découvrir la Pierre de Lumière à Artram, dit Maram en tapotant son ventre bien rempli. Pourtant, les Ieldras eux-mêmes ignorent comment l’idée que la Coupe merveilleuse pouvait se trouver dans cette petite ville triste a pu me traverser l’esprit. »

J’étais assis près du feu et j’avais sorti ma nouvelle épée de son fourreau. Juste pour m’assurer que nous avions pris la bonne direction, je tendis sa pointe vers Artram, à l’ouest. Mais sa lame miroitante ne refléta que la lumière orange et tremblotante des flammes.

« Non, j’ai bien peur qu’elle se trouve toujours à l’est, dit maître Juwain. Et à mon avis, si Khaisham se trouve en plein dans la direction indiquée par l’épée de Val, ce n’est pas une simple coïncidence. »

Ce n’était pas la première fois qu’il nous disait cela. Depuis que nous avions compris dans l’Île aux Cygnes que notre voyage nous mènerait jusqu’à Khaisham et sa grande Bibliothèque, il ne cessait de regarder dans cette direction et ses yeux habituellement gris et calmes luisaient d’un éclat nouveau.

« Je ne vois toujours pas comment la Pierre de Lumière pourrait se trouver là-bas, fit remarquer Maram. La Bibliothèque a été fouillée cent fois, non ?

— Oui, lui répondit maître Juwain, mais on dit qu’elle est très grande, trop grande peut-être pour être fouillée entièrement. On dit qu’elle contient des milliers et des milliers de livres. »

Kane, assis près d’Alphanderry qui accordait son luth, sourit gaiement et dit : « Bon, moi, je suis allé dans cette Bibliothèque une fois, il y a des années de ça. En fait, elle contient des milliers de milliers de livres. Nombre d’entre eux n’ont même jamais été lus. »

Une nouvelle idée traversa alors l’esprit de maître Juwain qui se frottait les mains comme à l’annonce d’un festin. « Alors l’un d’entre eux contient peut-être la Pierre de Lumière.

— Vous voulez dire contient des informations sur elle, n’est-ce pas, maître ? demanda Maram.

— Non, je veux dire contient la Coupe merveilleuse elle-même. Les pages de l’un des livres ont pu être creusées pour faire place à une petite coupe en or et lui éviter ainsi d’être découverte lors des fouilles.

— Ça c’est une idée ! s’exclama Maram.

— Je vous l’ai toujours dit, rétorqua maître Juwain, quand on ouvre un livre, on ne sait jamais ce qu’on va y trouver. »

Pendant un bon moment, nous évoquâmes la Bibliothèque et les grands trésors qu’elle abritait : les livres, bien sûr, mais aussi les nombreux tableaux, sculptures, pièces de joaillerie, masques scintillants incrustés de gelstei inconnues et autres objets dont beaucoup dataient de l’Âge de la Loi et dont personne, pas même les Bibliothécaires, n’avait été capable d’imaginer l’utilité. Pour maître Juwain, se rendre dans cette Bibliothèque représentait la chance de sa vie. Quant aux autres membres du groupe, eux aussi étaient désireux de visiter cette merveille. Même Atara qui n’avait pas beaucoup de patience pour les livres paraissait excitée à l’idée d’en voir autant.

« Dans ce cas, je crois qu’il n’y a pas d’alternative, dit-elle. Nous devons aller à la Bibliothèque et nous verrons ce que nous verrons. »

Je tournai les yeux vers elle pour lui demander si elle nous avait vus achever notre Quête avec succès là-bas, mais elle secoua lentement la tête.

« Il n’y a pas d’alternative, répéta maître Juwain. En tout cas, je n’en vois pas de meilleure. »

Et c’est ainsi qu’en dépit de Maram qui objectait qu’il faudrait pour cela traverser cinq cents milles de terres inconnues, nous décidâmes que nous irions à Khaisham, à moins que mon épée ne nous indique une autre direction ou que nous ne trouvions la Pierre de Lumière avant.

Pour marquer notre résolution, nous ouvrîmes le cognac et le dégustâmes près du feu. Cette eau-de-vie de raisins mûris au soleil d’un pays lointain nous réchauffa au plus profond de nous. Alphanderry commença à jouer et, à la surprise générale, Kane chanta avec lui. Sa voix que je n’avais jamais entendue était un peu comme le cognac : riche, sombre et ardente, elle avait acquis avec l’âge une perfection douce-amère et était très belle dans son genre. Il chanta pour les étoiles qui se trouvaient loin au-dessus de nous et que nous ne pouvions pas voir ; il chanta pour la terre qui nous a donné la vie et qui la reprendra un jour. Quand il eut fini, je restai assis là, les yeux fixés sur mon épée, à la recherche de mon reflet.

« Que voyez-vous. Val ? demanda maître Juwain.

— Difficile à dire, répondis-je. Tout est si étrange. Nous sommes là à boire ce cognac délicieux et c’est comme si le vigneron qui l’a fait y avait laissé un peu de son âme. Dans l’air, on entend des bruits de bataille malgré le silence de la nuit. Quant à la terre sur laquelle nous sommes assis, ne sentez-vous pas son cœur battre dans le sol ? Pas seulement son cœur, mais celui de tous les êtres et de toutes les choses : celui du rossignol et du campagnol et même celui du seigneur bibliothécaire de Khaisham à l’autre bout du monde. Il bat, bat, et cela fait comme une mélodie, la même mélodie étrange que celle que chantent les étoiles. La nuit est nuageuse, mais en réalité les étoiles sont toujours là avec leurs spirales et leur lumière mousseuse, pareilles à de l’écume de mer, à des diamants, à des rêves nés dans une âme d’enfant. Elles ne cessent de se combiner et de nous enchanter : c’est comme Flick virevoltant dans la forêt des Lokilani. Tout cela fait partie d’un tout. Et si seulement nous ouvrions les yeux, si seulement nous savions comment regarder, nous pourrions voir ce tout dans n’importe laquelle de ses parties. Etrange, étrange. »

Maram vint jusqu’à moi en titubant et me toucha le front pour voir si j’avais de la fièvre. Jamais il ne m’avait entendu parler ainsi – moi non plus, d’ailleurs.

« Mais tu es ivre, dit-il en baissant les yeux sur Alkaladur. Ivre de cognac ou de l’éclat de cette épée. De toute façon, c’est la même chose. »

Le regard de maître Juwain allait de l’épée à moi. « Non, je ne crois pas qu’il soit déjà ivre. Je crois qu’il commence seulement à voir. »

Il poursuivit en nous expliquant que nous avions tous trois yeux : l’œil des sens, l’œil de la raison et l’œil de l’âme. Le troisième œil ne se développait ni aussi facilement ni aussi naturellement que les autres. La méditation l’aidait à s’ouvrir de même que l’utilisation de certaines gelstei.

« Toutes les grandes gelstei stimulent cette autre vision, dit-il, mais la gelstei d’argent est plus particulièrement la pierre de l’âme. »

L’effet du silustria se faisait spécialement sentir sur cette partie de l’âme que nous appelons esprit, continua-t-il. Comme une lentille polie à l’extrême, le cristal d’argent pouvait refléter et augmenter ses capacités, à savoir, la logique, la déduction, le calcul, la conscience, la perspicacité et la mémoire ordinaire. Grâce à ses qualités réflectives, on pouvait également utiliser la gelstei d’argent pour se protéger contre les énergies vitales, physique et surtout mentale. Bien qu’elle ne donnât pas de pouvoir sur l’esprit des autres, elle pouvait être employée pour le stimuler, ce qui en faisait une aide précieuse pour l’enseignement. Il pensait que de la même manière que l’esprit pourfendait l’ignorance et la bêtise, une épée en silustria pouvait fendre tous les matériaux car celui-ci était encore plus dur que le diamant. En réalité, dans sa composition de base, la gelstei d’argent était très proche de la gelstei d’or. C’était l’une des deux pierres nobles.

« Mais son pouvoir suprême réside, dit-on, dans cette vision de l’âme dont Val nous a parlé. Cette manière de voir que tout est intimement lié. »

Alphanderry, qui paraissait avoir une chanson pour chaque occasion et chaque sujet, chanta une vieille ballade sur la création du ciel et de la terre. Les paroles écrites jadis par quelque vieux ménestrel racontaient que toute la création avait été conçue comme une tapisserie unique de pierres précieuses extrêmement brillantes et que la lumière de chacune se reflétait dans toutes les autres. Seul l’Unique était à même d’apercevoir tous les saphirs, diamants et émeraudes scintillants de la tapisserie, mais grâce au pouvoir de la gelstei d’argent, l’homme pouvait en appréhender l’ensemble dans toute son inimaginable magnificence.

« Car nous sommes les yeux par lesquels l’Unique se voit et se reconnaît comme divin », cita Alphanderry.

Et ce « nous », expliqua-t-il, signifiait non seulement les hommes et les femmes d’Ea, mais également le Peuple des Étoiles, les Elijins et les grands Galadins tels que Arwe et Ashtoreth dont les yeux étaient censés être en pur silustria.

« Quelles merveilles ne verrions-nous pas, nous demanda-t-il, si nous avions des yeux pour les voir ?

— Eh bien, répondit Maram en bâillant et en finissant le reste de son cognac, moi je crois que mes yeux en ont vu assez pour aujourd’hui, si vous comprenez ce que je veux dire. Même si je n’attends pas de compassion de votre part, je dois vous dire que Lailaiu ne m’a pas laissé beaucoup dormir. Alors je vais au lit pour reconstituer mes réserves. Et pour la voir en rêve. »

Il se leva, bâilla une fois encore, se frotta les yeux puis donna une petite tape sur la tête d’Alphanderry. « Et ça, mon vieux, c’est la seule partie de votre merveilleuse tapisserie que je veux bien voir ce soir. »

Comme nous étions tous presque aussi fatigués que lui, nous nous allongeâmes sur nos fourrures et nous enroulâmes dans nos capes pour échapper à la bruine glaciale – tous sauf Kane qui prenait le premier tour de garde. La main posée sur le pommeau de mon épée que je ne quittais pas, je m’endormis en regardant Flick qui voletait autour du feu tel un papillon étincelant. Bien que redoutant les rêves que le Seigneur des Mensonges pourrait m’envoyer, je dormis bien. Cette nuit-là, rêvant que je me trouvais coincé dans une grotte aussi sombre que la mort, je dégainai Alkaladur. La violente lumière blanche de l’épée éclaira le dragon qui attendait dans l’obscurité avec ses immenses ailes repliées et ses écailles noires. Son éclat me permit de voir le seul point faible du dragon : son cœur noueux et rouge qui palpitait comme un soleil ensanglanté. Comprenant que j’avais décelé sa faiblesse, le dragon effrayé détourna ses grands yeux dorés de moi. Puis dans un bruit assourdissant d’ailes et de grosses griffes raclant la pierre en provoquant des étincelles, il disparut dans un tunnel s’enfonçant dans les entrailles de la terre.

Le lendemain matin, après un petit déjeuner composé de porridge et de mûres et enrichi de quelques noix que Liljana gardait en réserve, nous repartîmes dans la bonne humeur. Nous traversâmes des champs en friche et des petits chemins de terre sans nous approcher des quelques fermes que nous croisions, mais sans essayer de les éviter non plus. Apparemment, ce n’était pas la région la plus peuplée de Surrapam. De grandes étendues boisées séparaient les bandes beaucoup plus étroites de terre cultivée et les petits villages. Entre les arbres géants tendus de mousse, les routes un peu humides étaient assez bonnes, mais je me demandais ce qui nous attendait dans les montagnes où il se pourrait bien qu’il n’y ait pas de route du tout.

Maram s’en inquiétait lui aussi. Comme nous faisions une halte au milieu de la matinée pour manger quelques mûres dans les buissons qui poussaient au bord de la route, il tendit le doigt devant nous et dit : « Comment fera-t-on traverser la montagne aux chevaux s’il n’y a pas de route ? Les Montagnes du Croissant, Val ?

— Ne t’inquiète pas, répondis-je, on trouvera un moyen. »

Kane, dont le visage était si couvert de jus de mûre qu’on aurait dit qu’il venait de déchirer un cerf à pleines dents, lui sourit : « Si les montagnes se révèlent infranchissables, on pourra toujours les contourner. »

Il fit remarquer que cette immense chaîne de montagnes, qui s’étendait en un large croissant de la partie sud du Désert Rouge à la côte ouest d’Ea, en passant par Hespéru et Surrapam, se rétrécissait pour disparaître complètement à Eanna, à cent cinquante milles de là. Nous pourrions toujours partir dans cette direction, dit-il, contourner l’extrémité des montagnes et revenir vers le sud et l’est pour rejoindre Khaisham.

« Mais ça rajouterait encore trois cents milles à notre voyage ! grogna Maram. Essayons d’abord de traverser les montagnes. »

En entendant cela, Atara éclata de rire : « Ta paresse te donne du courage.

— Et j’en aurais encore plus si tu pouvais voir une route à travers les montagnes. Est-ce que tu en vois une ? »

Mais pour toute réponse, Atara fourra une grosse mûre dans sa bouche et secoua lentement la tête.

Quand nous reprîmes la route, je m’émerveillai devant la variété de nos dons et des diverses gelstei qui les stimulaient. À nous tous, nous en avions six maintenant ; seul Alphanderry n’avait pas de pierre, mais depuis que j’avais trouvé Alkaladur, l’espoir qui nous habitait était si grand que nous étions sûrs qu’il mettrait la main sur une gelstei violette quelque part entre Surrapam et Khaisham. Maître Juwain avait beau sortir sa varistei de plus en plus souvent, il avait dû admettre que pour en découvrir les vertus curatives les plus secrètes, il faudrait probablement toute une vie. Kane, bien sûr, gardait généralement sa pierre noire cachée et taisait ses doutes quant à son usage. La figurine bleue de Liljana l’aidait certainement pour la télépathie, mais il n’y avait ni dauphins ni baleines à l’intérieur des terres d’Ea et aucun d’entre nous ne partageait son don. Comme elle avait promis de détourner les yeux du flot incessant de nos pensées à moins d’être invitée à y plonger, elle avait peu d’occasions de progresser dans l’utilisation de sa pierre. Quant à Atara, elle fixait sa boule de cristal aussi souvent que je cherchais le soleil dans le ciel. Cependant, ce qu’elle y voyait demeurait un mystère.

Je suppose que ses visions étaient aussi imprécises qu’une tempête de neige au printemps et qu’elles la traversaient parfois avec une violence aveuglante.

C’est le don de Maram qui se révéla le plus capricieux de tous, et le plus négligé. Alors qu’il aurait dû devenir de plus en plus habile dans le maniement de sa pierre de feu, il semblait presque avoir oublié qu’il en possédait une. Comme il l’avait annoncé, ses rêves étaient désormais consacrés à Lailaiu ; apparemment, sa passion ne pouvait avoir qu’un seul objet à la fois. En fin de journée, après avoir parcouru plus de vingt-cinq milles sous une bruine de plus en plus dense, il essaya de faire un feu avec sa gelstei. Mais le cristal rouge ne donna pas la moindre étincelle et demeura inerte entre ses mains.

« Le bois est trop mouillé, dit-il en s’agenouillant sur le tas qu’il avait formé. Ces maudits nuages ne laissent pas passer assez de lumière.

— Hum ! Tu as déjà réussi à tirer du feu de ta pierre avec aussi peu de lumière, le gronda Atara. Je crois que le vrai défi, c’est d’y parvenir dans des moments comme ça plutôt que d’attendre des conditions optimales.

— Je ne savais pas que c’était un défi, répliqua Maram.

— C’est ce voyage qui est un défi pour chacun de nous, lui répondit Atara. Et notre vie à tous pourrait bien dépendre de ta pierre de feu un jour. »

Ses paroles pénétrèrent profondément en moi et je les avais toujours présentes à l’esprit en m’endormant ce soir-là. Car j’avais une épée que je devais apprendre à manier – et pas en croisant le fer avec Kane tous les soirs pendant notre cours d’escrime. Alkaladur était assez dure pour traverser l’acier le plus résistant mais elle avait aussi d’autres pouvoirs capitaux que je commençais seulement à entrevoir. Il me faudrait toute ma volonté, pensai-je, toute ma conscience et toute la concentration de mon énergie vitale pour me trouver dans la substance argentée de l’épée et pour la trouver en moi.

L’aube apporta un peu de soleil et celui-ci dura juste assez longtemps pour nous permettre de seller les chevaux et de lever le camp. Il se remit à pleuvoir, mais la violence des gouttes était en grande partie atténuée par les aiguilles des grands arbres au-dessus de nous. Il y avait des sapins-ciguës et des épicéas de deux cents pieds de haut et des sapins géants peut-être plus hauts encore. Ils formaient un large écran de verdure qui nous protégeait du vent et de l’eau et abritait les nombreux écureuils, renards et oiseaux qui vivaient là. J’aurais pu chevaucher dans cette belle forêt pendant des mois car j’adorais ses odeurs d’humus et de fleurs sauvages. Cependant, les arbres cédèrent bientôt la place à davantage de terres cultivées traversées par de nombreux ruisseaux dévalant des montagnes du Croissant. Dans ce paysage plus dégagé, nous n’étions plus à l’abri de la pluie battante dont les gouttes mêlées de glace tombaient du ciel en un rideau de flèches d’argent. Elle trempait nos vêtements, transformant en supplice ce qui aurait dû être une agréable promenade. En fin d’après-midi, alors que le sol montait en pente raide vers les contreforts des montagnes, nous envisagions tous de frapper à la porte d’une grosse ferme pour demander un abri pour la nuit.

« Mais si nous faisons ça, dis-je à mes amis tandis que nous nous arrêtions près d’un cours d’eau pour faire boire les chevaux, ces pauvres gens seront obligés de nous nourrir et ils n’ont rien à offrir.

— On pourrait peut-être les nourrir, suggéra Atara. Nous, nous avons des tas de choses à offrir. »

Liljana lui jeta un regard inquiet : « Si des voyageurs traversaient le Wendrush et offraient de la nourriture à leurs hôtes, qu’en penseraient-ils ?

— Ha, dit Kane, si des voyageurs traversaient le Wendrush et apportaient de la nourriture aux Kurmaks, ceux-ci les passeraient sûrement par le fil de l’épée pour laver l’insulte. »

Atara ne releva pas ce commentaire sur son peuple mais son visage sombre laissait entendre qu’il était peut-être justifié.

« J’ai une idée ! s’exclama Maram. Il est grand temps que nous commencions à demander si quelqu’un dans le coin connaît une route pour franchir les montagnes. Et si quelqu’un nous offre également l’hospitalité et s’il a assez de nourriture, nous accepterons. Sinon, nous poursuivrons notre chemin. »

Je pensai que c’était un bon plan et les autres approuvèrent. Pendant les heures qui suivirent, nous allâmes d’une ferme à l’autre sous une pluie qui tombait de plus en plus dru. Cependant, aucun Surrapamer n’avait entendu parler de la route que nous cherchions. La plupart d’entre eux nous proposèrent effectivement un toit pour la nuit, mais à leurs visages creux et à leurs corps décharnés, nous comprîmes qu’ils agissaient ainsi par orgueil et par politesse, mais qu’ils n’en avaient pas les moyens. Je m’étonnais même qu’ils veuillent nous venir en aide car nous étions des étrangers venus de pays lointains que peu connaissaient ; nous étions vêtus en guerriers et nous traversions leurs terres à une époque où nombre de leurs parents avaient été emportés par la guerre – et où de nombreux autres le seraient probablement bientôt. Le départ de tous leurs chevaliers et de tous leurs guerriers ne laissait guère à ces braves gens que leur bonne volonté et leur foi dans la nôtre pour nous accueillir, et j’en rendais grâce à nos étoiles.

Mais alors que le jour déclinait, annonçant une soirée grise et pluvieuse, il apparut que j’avais remercié le ciel trop tôt. Nous venions juste de frapper à une nouvelle porte quand une compagnie d’hommes en armes venant de l’est déboucha sur la route dans un bruit de tonnerre et s’engagea sur le chemin boueux de la ferme. Ils étaient vingt, tous revêtus d’une armure rouillée, sans surcot permettant d’identifier le domaine ou la maison à laquelle ils appartenaient. Si ces chevaliers avaient l’air miteux, leurs lances, elles, semblaient bien pointues et leurs épées prêtes à l’emploi. Bien qu’ils fussent aussi maigres que le reste de leurs compatriotes, ils se tenaient bien droits sur leur selle et avançaient en bon ordre.

« Qui êtes-vous ? » nous cria leur chef tandis que son grand destrier venait s’arrêter à dix mètres de nous dans une gerbe de boue. C’était un homme de grande taille, avec une épaisse barbe grise et des tresses poivre et sel qui dépassaient de son heaume sans visière. « Que faites-vous sur nos terres ? »

La porte de la maison s’était refermée derrière nous. Je me tenais près d’Altaru qui frappait le sol de ses sabots en observant le cheval de cet homme d’un œil mauvais. Mes compagnons s’étaient déjà remis en selle ; Atara jouait avec la corde de son arc tandis que Kane gardait son regard noir fixé sur les hommes devant nous.

Je donnai nos noms au chevalier et lui demandai le sien. Il se présenta comme Toman d’Eastdale ; il expliqua qu’avec ses hommes, ils partaient rejoindre le roi Kaiman à Azam.

« On nous a dit qu’il y avait des chevaliers étrangers dans le coin, dit-il en examinant mon surcot et le reste de mon équipement. Nous craignions que vous ne soyez des espions hespéruks.

— Est-ce que nous avons l’air d’espions ? lui demandai-je.

— Non, reconnut-il aimablement. Mais on n’est pas toujours ce que l’on paraît. Les Hespéruks n’ont pas conquis la moitié de notre royaume par la seule force des armes. »

Je me hissai sur le dos d’Altaru et lui caressai le cou pour le calmer. « Nous ne sommes pas des prêtres Kallimuns, si c’est ce que vous croyez, dis-je à Toman.

— Peut-être pas, répliqua-t-il, mais c’est au roi de décider. Il va falloir que vous déposiez vos armes et que vous nous suiviez. »

Il fit un signe de tête et quatre de ses chevaliers vinrent se placer à ses côtés, leur lance à la main. Toman regarda Atara puis Maram avant de revenir à moi. « Veuillez me remettre votre épée, Sar Valashu.

— C’est la mienne que vous allez avoir, grogna Kane les yeux étincelants tandis que sa main s’apprêtait à dégainer avec la rapidité d’un serpent.

— Kane ! » criai-je. Faisant preuve d’une maîtrise qui tenait presque du miracle, il s’arrêta au milieu de son geste et me regarda fixement. « Kane, ne tirez pas l’épée contre lui ! »

Mais tous les chevaliers de Toman avaient tiré leur épée maintenant. Et contrairement à leurs armures, celles-ci n’avaient pas une tâche de rouille.

« Vous devez comprendre que nous ne pouvons pas vous permettre de parcourir nos terres ainsi armés alors que les Hespéruks sont également à nos portes, me dit Toman.

— Bien sûr, répondis-je, mais nous n’avons aucune envie de parcourir Surrapam. Tout ce que nous voulons, c’est un moyen d’en sortir. »

Je lui expliquai que nous nous rendions à la Bibliothèque de Khaisham et qu’à Tria, dans la salle du trône du roi Kiritan, avec un millier d’autres chevaliers, nous avions fait le vœu de chercher la Pierre de Lumière.

« Nous avons entendu parler de cette Quête, dit-il en tirant sur sa barbe. Mais comment savoir si vous y participez vraiment ? »

Je fis avancer Altaru d’un petit coup de talon et sortis le médaillon que le roi Kiritan m’avait remis. Devant ce cercle d’or, les yeux de Toman montrèrent de l’étonnement mais pas de cupidité. À ma demande, mes compagnons s’approchèrent alors pour montrer eux aussi leur médaillon. Et, à sa demande, les chevaliers de Toman se rassemblèrent autour de nous et rengainèrent subitement leur épée.

« Nous devons rendre hommage à l’esprit qui anime cette Quête, même si nous n’y croyons pas, déclara Toman. Si vous voulez vraiment combattre le Crucifieur, vous feriez mieux de venir vous battre avec nous.

— C’est apparemment ce que pensent la plupart de vos compatriotes », répondis-je. Je lui parlai alors de ma rencontre avec Thaman dans le château du duc Rézu à Anjo et de l’appel qu’il avait lancé aux Valari.

— Vous connaissez Thaman du Lac aux Ours ? » demanda, surpris, l’un des hommes. Il avait à peine dix-huit ans et était en fait le petit-fils de Toman.

« Vous, en tout cas, vous le connaissez, lui dis-je.

— C’est le cousin de ma fiancée, répondit l’homme, et c’est un grand guerrier. »

Ce fut finalement le fait que nous connaissions Thaman qui décida Toman. Souriant tristement, il déclara : « Très bien, vous pouvez partir. Mais je vous en prie, quittez notre pays avant de faire peur à d’autres personnes.

— Nous partirions plus vite si nous connaissions une route pour franchir les montagnes. »

Toman indiqua du doigt une direction à travers la pluie et l’épaisse verdure qui entourait la ferme : « Il existe bien une route, dit-il. Elle est à environ dix milles d’ici, au sud-est. Je vous la montrerais bien, mais nous n’avons plus qu’une heure avant la nuit et nous devons poursuivre notre chemin. Cependant, mon autre petit-fils, Jaetan, vous y mènera si vous lui dites que nous nous sommes rencontrés et si vous lui faites part de mon souhait. »

Il entreprit de nous expliquer où se trouvait son domaine. Puis il dit : « Bien, nous partons pour le rassemblement d’Iram. Vous êtes sûrs que vous ne voulez pas vous joindre à nous ?

— Merci, mais nous devons aller vers l’est.

— Eh bien, adieu, Sar Valashu. Peut-être nous retrouverons-nous dans de meilleures circonstances. »

Là-dessus, ses hommes et lui firent faire demi-tour à leurs chevaux et s’éloignèrent sur la route en direction de l’ouest.

Le « domaine » de Toman que nous découvrîmes une heure plus tard n’était en fait rien d’autre qu’une assez grande maison fortifiée donnant sur une grange et des champs entourés d’une haute barrière de pieux taillés en pointe. Comme il l’avait promis, sa famille nous fournit un abri pour la nuit. Toman n’avait plus qu’une fille et deux petits-fils. Il avait perdu son fils à la bataille de Maron et ses deux petites-filles avaient été emportées par la fièvre l’hiver précédent. Son deuxième petit-fils, Jaetan, était un rouquin au visage couvert de tâches de rousseur âgé d’environ treize ans et donc trop jeune pour partir à la guerre avec son frère. Pourtant, pensai-je, à cet âge-là, moi, j’avais fait la guerre. En dépit d’une certaine fierté, cela me réjouissait le cœur de voir que même dans les moments d’extrême nécessité, les Surrapamers n’étaient pas aussi belliqueux que les Valari.

Quand nous eûmes étendu nos fourrures sur la paille sèche de la grange, comme nous le craignions, Kandra, la mère de Jaetan, insista pour nous inviter à dîner dans la maison. Mais comme ils n’avaient que quelques œufs, de la confiture de mûres et de la farine pour faire du pain, nous attendîmes notre repas longtemps. Kane résolut le problème de l’épuisement des réserves de la famille de Toman de la manière la plus spectaculaire qui soit : comme il l’avait fait avec Méliadus, il s’empara de son arc et disparut dans les bois sombres. Une demi-heure plus tard, il revint avec un jeune cerf jeté sur ses larges épaules. Kandra s’exclama que c’était un véritable exploit de chasse, d’autant plus que les forêts environnantes avaient presque été vidées de leurs cerfs.

C’est ainsi que nous fîmes un festin ce soir-là et que tout le monde se réjouit. Kandra garda les restes du cerf, ce qui compensait largement le pain qu’elle avait fait pour nous. Le lendemain matin, nous repartîmes le ventre bien rempli derrière Jaetan juché sur un vieux baudet décharné un peu trop grand pour lui.

Après deux heures de trajet sur un chemin de terre montant progressivement, nous arrivâmes devant une faille entre deux collines où la route semblait disparaître derrière un grand mur de verdure. Jaetan tendit le doigt vers elle : « C’est la vieille route de l’est, annonça-t-il. On dit qu’elle mène à Eanna, mais personne n’en est vraiment sûr car plus personne ne l’emprunte.

— À part nous », marmonna Maram, inquiet.

Jaetan leva les yeux vers lui. « Je crois que la route est assez bonne. En revanche, il faudra vous méfier des ours, maître Maram. On dit qu’il y en a encore plein dans la montagne.

— Formidable ! s’exclama Maram en scrutant les bois. Il ne manquait plus que les ours ! »

Quand nous eûmes remercié Jaetan pour son hospitalité, il se tourna vers Kane et lui demanda : « Si vous revenez un jour par ici, vous voudrez bien m’apprendre à chasser ?

— C’est promis, répondit Kane en tendant la main pour ébouriffer les cheveux du garçon. Promis. »

Se retournant plusieurs fois pour regarder derrière lui, Jaetan repartit vers la maison de son grand-père et la chaleur du foyer qui l’attendait.

« Bien, dit Maram, si les vieilles cartes ne se trompent pas, nous avons soixante milles de montagne à traverser avant d’atteindre Eanna. Il vaudrait peut-être mieux y aller avant que les ours ne flairent notre odeur. »

Mais nous ne vîmes aucun signe d’ours ce jour-là, ni le suivant, ni même le jour d’après. Pourtant, tout autour de nous, la forêt était assez épaisse pour en dissimuler une centaine. Tandis que de part et d’autre les collines s’élevaient et grossissaient jusqu’à devenir des montagnes, les arbres géants de l’ouest de Surrapam cédaient la place à davantage de sapins argentés et d’épicéas. Ces arbres verts au port élégant n’étaient pas aussi hauts que leurs cousins de la plaine, mais ils étaient beaucoup plus nombreux. Sans la route, il nous aurait été difficile de nous frayer un chemin au travers. Cet étroit sentier suivait une ligne tortueuse. Sinueux comme un serpent, il s’incurvait tantôt vers le sud, tantôt vers le nord, tout en gardant plus ou moins le cap vers l’est et en s’élevant progressivement. Et plus nous montions sur cette butte de terre verte, plus la pluie paraissait tomber dru et plus l’air semblait froid.

Camper dans ces montagnes embrumées fut un véritable calvaire. Les aiguilles des conifères, les buissons, la mousse et les fougères qui entouraient nos fourrures trempées, tout ce que nous voyions ou touchions ruisselait d’eau. De plus, cette fois encore, le feu de Maram refusa de s’allumer ce qui nous démoralisa davantage. Quand les premières lueurs du jour parvinrent à percer la grisaille presque compacte qui s’étendait chaque matin sur la terre détrempée, nous fûmes ravis de repartir, ne serait-ce que parce que nos efforts réchauffaient nos corps engourdis.

À trois reprises, notre chemin s’arrêta, disparaissant dans la végétation luxuriante qui semblait l’avoir complètement avalé. Et à trois reprises, Maram se plaignit que nous étions perdus et que nous ne reverrions jamais le soleil, et encore moins Khaisham.

Mais chaque fois, avec une intuition infaillible, Atara s’enfonça dans la forêt et nous guida à travers les arbres sur un demi-mille ou plus jusqu’à ce que nous retrouvions notre route. C’était comme si elle était capable de voir une grande partie du chemin qui s’étendait devant nous. J’en vins à me demander si ses dons de voyance n’étaient pas beaucoup plus développés qu’elle ne le laissait entendre.

Au cours de notre quatrième jour dans les montagnes, la chance nous sourit. La pluie s’arrêta, le ciel s’éclaircit et un soleil éclatant se mit à briller au-dessus de nous et réchauffa le monde. Les aiguilles des arbres et les feuilles des buissons encore humides de pluie scintillaient comme couvertes de millions de gouttes de diamant en fusion. À deux mille pieds au-dessus de nous, les arbres étaient tapissés de neige. C’était la première fois que nous apercevions vraiment les hauts sommets qui nous entouraient. La neige et la glace recouvraient ces éperons rocheux qui s’enfonçaient dans le ciel bleu au nord et au sud. Notre petite route serpentait entre eux ; on voyait bien que la partie qui restait à parcourir ne passait pas par une trouée mais suivait une bande de terre à un endroit où les montagnes étaient moins hautes. Même si à vol d’oiseau nous avions déjà fait une bonne trentaine de milles, nous avions encore des sommets à gravir et autant de milles devant nous.

Nous fîmes une halte pour déjeuner au bord d’un petit lac dans une clairière étincelante. Maram, toujours aussi habile dans l’art de manier le silex et le briquet, alluma un feu et Liljana fit rôtir un bouquetin qu’Atara avait réussi à tuer. Après plusieurs jours de fromage froid et de pain de guerre, nous nous réjouissions tous à l’avance de ce festin. Pendant que la viande cuisait, Maram découvrit un tronc d’arbre abattu avec un creux rempli d’abeilles.

« Ah ! des rayons de miel, me dit-il en montrant le tronc et en se léchant les babines. Je sens qu’il y a du miel dans ce trou. »

Prudent, je le regardai de loin faire un autre feu avec des brindilles mouillées pour enfumer les abeilles et les faire sortir de leur trou. Il lui fallut un certain temps et plusieurs coups de hache pour parvenir enfin à extraire une énorme masse de cire poisseuse, dégoulinante de miel doré. Je n’en revenais pas que ce vol ne lui ait valu qu’une dizaine de piqûres.

« Tu es plutôt courageux quand tu veux », lui dis-je quand il me tendit un morceau de rayon. Je léchai un peu de miel. Chargé du parfum de milliers de fleurs gorgées de soleil, il était incroyablement bon.

« Ah ! Je supporterais des milliers de piqûres pour du miel, dit-il avant d’enfourner un énorme morceau de cire dans sa bouche. Il n’y a rien de plus doux au monde, à part une femme. »

Il frotta un peu de miel sur les piqûres de ses mains et de son visage puis nous rejoignîmes les autres pour partager ce trésor.

Nous engloutîmes tous d’énormes quantités de la délicieuse viande de bouquetin et de miel, en particulier Maram. Quand il eut fini de se remplir la panse, il s’endormit sur des fougères humides de rosée près d’un massif épais que Kane appela spirée rose. Les rayons du soleil jouant sur son visage barbouillé de miel révélaient un homme heureux.

Nous le laissâmes finir sa sieste le temps de ranger notre installation de fortune. Après avoir rempli nos outres d’eau et chargé les chevaux, nous fûmes prêts à nous remettre en selle et à reprendre la route. Juste au moment où Liljana faisait remarquer qu’on ne pouvait pas laisser Maram dormir, nous l’entendîmes murmurer derrière nous comme en rêve : « Oh ! Ma Lailaiu ! Si douce, si tendre. »

Je me retournai pour aller le chercher et m’arrêtai net ne pouvant en croire mes yeux : de l’autre côté de la clairière, sortant d’une trouée dans les buissons, une énorme ourse noire était accroupie au-dessus de Maram. Son museau allongé et brillant était pressé contre son visage et elle lui léchait les lèvres et la barbe de sa longue langue rose. Elle paraissait ravie de déguster les traces de miel que le négligent Maram y avait laissées. Et pendant ce temps, dans un demi-sommeil, Maram murmurait : « Oh ! Lailaiu, Lailaiu ! »

J’aurais pu m’écrouler de rire devant la fausse béatitude de mon ami, mais les ours restent des ours. Je n’arrivais pas à comprendre comment celui-ci avait pu se faufiler dans les buissons au-dessus de Maram sans que Kane et les chevaux s’en rendissent compte. Et comme c’était l’été, je craignais qu’elle n’ait des petits dans les environs.

Lentement et silencieusement, je tendis le bras et touchai le coude de Kane qui tournait le dos à l’ours et était en train de serrer la sangle de son cheval. Quand il se retourna pour voir ce que je regardais, diverses émotions se bousculèrent dans ses yeux noirs : l’inquiétude, l’amusement, le mépris, l’indignation et la soif de sang. En un clin d’œil, il tira son arc, le banda et plaça une flèche sur la corde. Ce geste avertit les autres du danger que courait Maram – et alerta également les chevaux. Face au vent, Altaru finit par se retourner et par voir l’ours ; lançant soudain une ruade, il laissa échapper un hennissement effrayant. Le cheval hongre de Liljana et l’alezan de maître Juwain, Iolo et Flamme, puis tous les chevaux joignirent leurs voix au grand concert de protestations et de panique qui fendait l’air. Nous eûmes toutes les peines du monde à retenir leurs rênes pour les empêcher de s’enfuir. Avec sa monture qui piétinait le sol et menaçait de lui ouvrir le crâne d’un coup de sabot, Kane ne pouvait pas tirer. Et ce fut une bonne chose. En effet, au moment où Maram se réveillait enfin et ouvrait grands les yeux sur le museau poilu de son nouvel amour, l’ourse sursauta en entendant ce vacarme soudain et scruta d’un air inquiet l’autre côté de la clairière comme si elle nous voyait pour la première fois. Elle paraissait encore plus étonnée que nous. En un instant, elle replia ses pattes sous elle et bondit dans les buissons.

« Oh ! Seigneur ! » s’écria Maram en comprenant ce qui s’était passé. Sautant sur ses pieds, il partit en courant jusqu’au bord du lac où il s’agenouilla pour se laver la figure. Puis il dit : « Oh ! Seigneur ! J’ai failli être dévoré ! »

Tout en s’assurant du coin de l’œil que l’ourse ne revenait pas, Atara alla jusqu’à lui et planta un doigt dans son gros ventre. « Hum, c’est que tu es à moitié ours toi aussi. Je n’ai jamais vu personne manger autant de miel que toi. Mais la prochaine fois, tu devrais peut-être faire attention à ta façon de manger. »

Ce jour-là, nous grimpâmes jusqu’au point le plus élevé de notre périple à travers les Montagnes. Il s’agissait d’un large col entre deux sommets où des prairies luxuriantes alternaient avec des conifères pointus. Des milliers de fleurs sauvages aux couleurs allant du rose éclatant au bleu indigo illuminaient les bords du chemin. Les marmottes et les pikas qui broutaient là nous regardèrent comme s’ils n’avaient jamais vu d’hommes auparavant. Mais tout en mangeant les herbes et les graines qu’ils trouvaient parmi les fleurs, ils surveillaient attentivement les aigles et les corbeaux qui les pourchassaient. Nous aussi nous les surveillions. Maram se demandait si la Bête Ignoble avait pu s’emparer de l’âme des oiseaux qui tournoyaient au-dessus de nous pour les transformer en goules comme elle l’avait fait avec l’ours que nous avions rencontré au début de notre voyage.

« Tu crois qu’il nous épie, Val ? me demanda Maram. Tu crois qu’il peut nous voir ? »

Je m’arrêtai pour tirer mon épée et la regarder briller dans la direction de l’est. Elle luisait d’un blanc pâle. Depuis que nous avions quitté l’Île aux Cygnes, j’avais remarqué que la Pierre de Lumière n’était pas la seule chose qui la faisait briller. Ainsi son rayonnement devenait-il plus argenté à la lueur des étoiles tandis que le silence de mon âme semblait produire une lumière plus pure et plus éclatante.

« C’est étrange, dis-je, mais depuis que lady Nimaiu m’a donné cette épée, on dirait que le Seigneur des Mensonges est incapable de me voir, même dans mes rêves. »

Je levai les yeux vers un grand aigle royal qui planait dans l’air de la montagne. « Il n’y a rien de mauvais dans ces créatures, Maram. Si elles nous observent, c’est seulement parce qu’elles ont peur de nous, lui dis-je. »

Mes paroles parurent le rassurer et nous entamâmes notre descente du versant est de la chaîne du Croissant avec entrain. Pendant trois jours encore, sous le soleil intense de la montagne, nous progressâmes sans incident. La route ne nous fit pas défaut. Elle dévalait les versants plissés et contournait les sommets les moins élevés. À mesure que nous perdions de l’altitude et avancions vers l’est, la terre devenait plus sèche et la forêt moins dense. Nous traversâmes de larges étendues de chênes blancs et de pins jaunes entremêlés de balsamines, de phlox et d’autres plantes plus petites. Parmi les oiseaux et les animaux qui vivaient là, beaucoup m’étaient inconnus. Il y avait un tamia aux rayures jaunes et un geai bleu qui se nourrissait de glands. Nous aperçûmes quatre ours plus petits auxquels un poil tirant sur le gris donnait beaucoup d’allure. Ils durent se demander pourquoi nous étions si pressés de traverser leur domaine alors que mûrissaient autour de nous les merveilles que l’été offre à la terre.

Et puis, le premier jour du mois de soal, alors que nous avions laissé derrière nous la plus grande partie de la chaîne du Croissant, au sortir d’une crevasse dans les contreforts, nous débouchâmes sur une vaste plaine s’ouvrant à l’est. C’était un océan d’herbe vert jaune dans lequel des arbres poussant le long de cours d’eau tortueux traçaient des lignes d’un vert plus foncé. Encore une heure de descente sur les pentes de pins jaunes et de plates-formes rocheuses et nous y serions.

« Eanna, dit Kane en montrant ce paysage superbe. En tout cas, cela faisait autrefois partie de l’ancien royaume. Mais nous sommes loin d’Imatru et je doute fort que le roi Hanniban ait un quelconque pouvoir ici. »

Il ne savait pas quels hommes ni quels seigneurs nous étions susceptibles de rencontrer dans le royaume qui s’étendait au-dessous de nous. Mais il nous recommanda d’être prudents car dans la plaine nous serions sans protection contre les humains, les loups et les lions qui y chassaient l’antilope.

« Des loups ! s’exclama Maram. Des lions ! Je crois que je préfère encore la compagnie des ours. »

Mais tout au long de cette première journée à Eanna, ni ses craintes, ni celles de Kane ne se matérialisèrent. Nous quittâmes la route à deux milles seulement des Montagnes. Elle s’orientait au sud et aucun de nous ne savait si elle menait à quelque cité perdue de ce beau pays ou nulle part. Kane nous expliqua que de ce côté-là, le Désert Rouge n’était pas très loin et que ses tas de sable vermillon et ses dunes emportés par le vent avaient englouti plus d’une ville au cours des millénaires. Nous avions de la chance, dit-il, qu’Alkaladur semble indiquer un chemin au-dessus de ces terres désolées car en dehors des féroces tribus ravirii, personne ne survivait longtemps au soleil meurtrier du désert.

Cependant, même à des centaines de milles au nord de sa fournaise, sa chaleur nous parvenait par bouffées. Après les pluies glaciales des Montagnes, ce réchauffement soudain nous réjouit car l’air était sec comme le souffle des étoiles et pur sans être étouffant. Mais cela ne dura pas longtemps. Peu après midi, il fut remplacé par une brise légère qui balayait les herbes ondoyantes et nous caressait le visage avec des odeurs nouvelles de fleurs et de plantes inconnues. Et le soir, sous les constellations accrochées dans le ciel comme une tapisserie lumineuse et flamboyante, l’air se fit plus froid, pas au point de nous transpercer jusqu’aux os, mais de cette fraîcheur vivifiante qui aiguise les sens et convoque le miracle de l’infini.

Cette première nuit dans la steppe, nous dormîmes tous très bien si l’on excepte les heures de garde et celles que nous passâmes simplement à regarder les étoiles, couchés dans l’herbe haute. La lune s’était levée au-dessus du monde semblable à un demi-bouclier étincelant ; au loin, de l’autre côté de la terre lumineuse, des loups hurlaient et des lions rugissaient. Cette nuit-là, je rêvai de ces animaux ainsi que d’aigles et de faucons et de grands cygnes argentés volant si haut dans le ciel qu’ils accrochaient la lumière des étoiles. Quand je me réveillai le lendemain matin, le ciel était si bleu qu’il paraissait infini et je sentis en moi ce feu qui me réchauffait le cœur et m’appelait à repartir pour mener à bien notre quête.

Ce jour-là et le suivant, nous chevauchâmes sans relâche. J’avais peur qu’à ce rythme les chevaux ne s’épuisent, mais ils tiraient une grande force de l’herbe qui nous entourait en respirant son doux parfum et en se remplissant la panse midi et soir.

Après avoir passé plusieurs jours à escalader et à descendre des chemins de montagne escarpés et hérissés de pierres pointues, ils semblaient ravis de sentir la terre meuble sous leurs sabots. Ils se régalaient d’avancer à travers la steppe balayée par le vent d’un pas rapide et même, parfois, au trot et au galop. Je sentais ma fièvre se transmettre à Altaru et enflammer son grand cœur, et son bonheur de galoper sans entraves dans la steppe sauvage et découverte se communiquait à moi. Parfois, il faisait la course avec Iolo et Flamme juste pour le plaisir. Dans ces moments-là, je comprenais que nos âmes étaient vraiment libres ; et le sang qui affluait dans nos veines, notre souffle dans le vent, et les promesses que nous nous étions faites nous l’assuraient.

Habitué aux horizons limités des paysages montagneux et boisés, il m’était difficile d’apprécier la distance que nous parcourions chaque jour. Dans cet environnement, Atara se révélait meilleure que moi. Elle l’évalua à plus de cinquante milles. Ainsi, nous traversâmes le sud d’Eanna dans toute sa longueur en très peu de temps. Et dans cette vaste région parsemée de peupliers aux feuilles argentées presque aussi belles que celles des astors, nous ne vîmes pratiquement personne.

« Je ne comprends pas qu’il n’y ait âme qui vive ici, dit Liljana au matin de notre cinquième jour dans la steppe. C’est un beau pays – les gens n’ont pas pu être chassés par des loups. Ni même par des lions. »

Un peu plus tard ce jour-là, aux environs de midi, nous croisâmes quelques nomades qui nous expliquèrent pourquoi Eanna était déserte. Le chef de ce groupe de trente personnes qui vivaient dans des tentes tissées dans le poil dru des animaux qu’ils élevaient, se présenta avec assurance comme Jacarun l’Aîné. C’était un homme à la barbe blanche dont les vieux yeux soupçonneux étaient surmontés de sourcils broussailleux. Quand il vit que nous ne leur voulions aucun mal et que nous souhaitions seulement traverser leur pays, il nous offrit généreusement du lait et des fromages que leur fournissait leur bétail – et quelques conseils aussi.

« Nous sommes les Télamuns, nous dit-il tandis que nous faisions une halte pour prendre un repas avec sa famille. Et autrefois, nous étions un grand peuple. »

Il nous raconta que quelques générations auparavant seulement, les Télamuns divisés en deux grandes tribus régnaient sur ces terres. Ils étaient si habiles dans l’art de manier les armes que les rois d’Imatru n’osaient pas leur envoyer leur armée. Mais à la suite d’une vendetta provoquée par une insulte inconsidérée, un assassinat et une série de représailles de plus en plus meurtrières, les deux tribus s’étaient fait la guerre au lieu de se battre contre leurs ennemis communs. Et en l’espace de vingt ans seulement, ils s’étaient pratiquement tous entretués.

« Il ne reste plus que quelques dizaines de familles comme la nôtre, dit Jacarun en balayant la plaine de son bâton de berger. Nous avons renoncé à la guerre maintenant, à moins que vous n’appeliez guerre le fait de repousser des loups avec des bâtons. »

Il poursuivit en expliquant que leurs jours de peuple libre étaient comptés car, désormais, d’autres ennemis convoitaient les anciennes terres de sa famille et commençaient même à s’y installer.

« On raconte que le roi Hanniban a des problèmes avec ses barons. C’est pour cette raison qu’il n’a pas encore pu rassembler les quelques compagnies nécessaires pour nous battre. Mais quelques Ravirii sont venus du Désert Rouge – ils ont massacré une famille à moins de cinquante milles d’ici. Quant aux Yarkoniens, eh bien, à terme, ce sont eux, bien sûr, qui représentent le vrai danger. Le comte Ulanu d’Aigul – on l’appelle Ulanu le Bel – a l’intention de conquérir tout Yarkona au nom du Dragon Rouge et de se proclamer roi. S’il y parvient un jour, il tournera son regard vers l’ouest et nous enverra ses crucifieurs. »

Il cria à l’une de ses filles de nous apporter du bœuf rôti. Puis, après avoir posé ses yeux fatigués sur Kane et sur mes autres amis, il me regarda et me demanda : « Et où allez-vous, Sar Valashu ?

— À Yarkona, répondis-je.

— Aha. C’est bien ce que je pensais ! À la Bibliothèque de Khaisham, c’est ça ?

— Comment le savez-vous ?

— C’est que vous n’êtes pas les premiers pèlerins à parcourir notre pays en direction de la Bibliothèque. Toutefois, vous pourriez bien être les derniers. » Il leva son bâton vers le ciel en soupirant. « Il y a eu une époque, il n’y a pas si longtemps, où de nombreux pèlerins passaient par ici. Nous leur demandions toujours un droit de passage pour traverser notre pays en toute sécurité, pas beaucoup, juste une petite pièce d’argent et quelquefois quelques grains d’or. Mais ces jours sont révolus ; bientôt ce sera à nous de payer un droit pour vivre ici. Quoi qu’il en soit, plus personne ne va à Yarkona. C’est une terre maudite. »

Il nous conseilla, si nous persistions dans notre projet, d’éviter à tout prix Aigul et les terres du comte Ulanu.

Nous mangeâmes ensuite notre bœuf rôti et le fîmes descendre avec du lait fermenté que Jacarun appela laas. Après avoir bavardé avec sa famille et admiré son bétail bien nourri – et empêché Maram de faire de même avec leurs femmes – nous remerciâmes Jacarun pour son hospitalité et reprîmes la route.

La steppe qui devenait de plus en plus sèche à mesure que nous nous éloignions des Montagnes du Croissant, se fit bientôt complètement aride. L’herbe verte prit des nuances de jaune, d’ambre et d’autres tons plus sombres. De nouveaux arbustes poussaient en grand nombre dans ce sol plus caillouteux, en particulier des digitales et des plantes à l’aspect rustique que Kane appela sauge. Elles abritaient des lézards, des moqueurs et des moineaux des bois, et d’autres animaux que je n’avais jamais vus. Tandis que derrière nous, le soleil continuait sa courbe descendante dans le ciel avant la nuit, la température montait légèrement au lieu de baisser. Nous parcourûmes de nombreux milles, mais pas autant que les quatre après-midi précédents. Devinant peut-être qu’ils trouveraient moins d’eau et de nourriture à l’est, les chevaux avaient commencé à ralentir comme pour économiser leurs forces. Quant à nous, à l’approche des terres que Jacarun nous avait conseillé d’éviter, nous tournâmes notre regard vers l’intérieur à la recherche de nos propres forces.

Juste avant le crépuscule, alors que le soleil dardait ses rayons les plus longs sur une terre d’un rouge incandescent, nous atteignîmes un minuscule cours d’eau que Kane appela Parth. De ses rives sablonneuses, nous apercevions au loin les rochers saillants de Yarkona. Je priai le ciel pour que nous y trouvions le but de notre voyage et ce que notre cœur désirait plus que tout.