2

Cette nuit-là, la lune de couleur rouge vif commençait à peine à décroître. Elle était basse dans le ciel, en conjonction avec une spirale d’étoiles étincelantes que certains appellent constellation du Serpent et d’autres constellation du Dragon.

« Lune sanglante en Dragon, dit maître Juwain qui buvait son thé en observant les étoiles. Ça fait des années que je n’avais pas vu ça. »

Il sortit son livre et se mit à lire silencieusement à la lumière du feu, à la recherche peut-être de quelque passage qui le rassurerait et détournerait son regard des étoiles. C’est alors que Liljana, qui était allée laver la vaisselle dans un petit ru affluent du Parth, revint avec quelques pierres dans la main. Elles étaient noires et brillantes comme la gelstei de Kane mais ressemblaient davantage à du verre fondu. Liljana dit que c’étaient des Larmes des Anges ; et elle ajouta que partout où on les trouvait, la terre pleurait la souffrance des cieux. Atara fixait ces trois pierres en forme de goutte de la même manière que sa boule de cristal beaucoup plus claire. Ses yeux s’assombrirent et je sentis une grande tristesse envahir son cœur comme un nuage menaçant. Mais elle garda le silence elle aussi et continua à boire son thé à petites gorgées.

Cette nuit-là, nous dormîmes d’un sommeil agité et Kane, lui, ne dormit pas du tout. Il monta la garde pendant des heures cherchant des lions dans l’ombre des rochers rougis par la lune et des ennemis approchant dans la plaine obscure. Alphanderry qui ne pouvait pas dormir non plus sortit son luth et chanta pour lui tenir compagnie. Invisible à ses yeux, Flick tournoyait sans conviction au son de la musique. Il semblait vouloir fuir la lune sanglante au-dessus de nous.

Les heures de la nuit passèrent et le ciel tourna lentement autour de la terre rougeoyante. Au lever du jour, nous aperçûmes plus nettement le rude paysage dans lequel nous avions pénétré. Maître Juwain expliqua que Yarkona signifiait « Terre verte » mais on y voyait peu de vert. Ce n’était pas vraiment une steppe ni un désert et les pauvres herbes qui y poussaient étaient marron, brûlées par un soleil beaucoup plus chaud. Les sauges avaient été rejointes par des plantes de la même famille encore plus résistantes, en particulier une variété dont les feuilles piquantes décourageaient les campagnols et les cerfs de s’y frotter. Nous vîmes quelques-uns de ces prudents animaux dans la lumière du petit matin encadrée par des falaises noirâtres à l’est. Ces rochers escarpés paraissaient calcinés, comme si le soleil avait brûlé la pierre. Mais Kane dit que cette couleur leur venait du basalte dont ils étaient constitués ; ces rochers, expliqua-t-il, étaient les os de la terre que les vents chauds soufflant du sud avaient mis à nu.

Il ajouta que nous avions installé notre camp à Sagaram, un domaine qu’un seigneur local avait conquis environ un siècle auparavant dans ce qui avait été autrefois un grand royaume. Nous nous attendions tous à ce qu’il nous explique comment le traverser, mais il avoua qu’il était venu ici des années plus tôt, dans une période beaucoup plus calme. Depuis, dit-il, les limites des petites baronnies et des domaines de Yarkona s’étaient sans doute déplacées comme les sables du désert et certains d’entre eux avaient peut-être été complètement rayés de la carte par la guerre.

« Aigul se trouve à environ soixante milles au nord-est. À moins qu’il ne se soit étendu depuis et que ses comtes aient annexé des terres plus au sud. »

Par cette matinée sèche et venteuse, nous entreprîmes la traversée de cette région. Sagaram n’était finalement rien de plus qu’une mince bande d’arbustes et d’herbes jaunies s’étendant sur environ soixante-dix milles le long du Parth. En début d’après-midi, sans nous en rendre compte, nous étions déjà entrés dans un autre domaine dont la limite n’était matérialisée ni par un cours d’eau, ni par une stèle. Il fallut parcourir péniblement quelques milles supplémentaires à travers la plaine brûlante dont le sol commençait à monter avant de rencontrer quelqu’un qui puisse nous renseigner sur notre chemin. Il s’agissait d’un chevrier qui vivait dans une petite maison de pierre près d’un puits, face à une étonnante formation rocheuse à l’est.

« Vous êtes à Karkut », dit-il en partageant un peu de fromage et de pain avec nous. C’était un petit homme entre deux âges portant sur son corps sec une grande tunique fluide nouée à la taille avec un morceau de corde sale. « Au nord se trouvent Hansh et Aigul, au sud, le Nashthalan. Cette région est pratiquement désertique maintenant et il vous faudra rester au nord si vous voulez atteindre Khaisham en toute sécurité. »

Pendant que ses deux fils donnaient à boire à nos chevaux, il nous conseilla de prendre directement vers l’est, le long des collines surplombant le Nashthalan ; après avoir traversé Sarad, il faudrait tourner vers le nord et aller jusqu’à Khaisham en suivant le versant des Montagnes Blanches.

Mais alors que nous buvions un verre d’eau-de-vie avec lui en mangeant quelques figues sèches, un chevalier portant un surcot vert et blanc sur son armure étincelante descendit à cheval la formation rocheuse au-dessus de nous. Il avait la même peau hâlée et la même barbe noire que le chevrier mais il affichait l’assurance d’un homme dont le seigneur régnait sur les terres environnantes. Il se présenta comme Rinald, fils de Omar le Silencieux et il expliqua qu’il était au service de lord Nicolaym qui possédait un château caché dans les rochers au-dessus de nous.

« Nous vous avons vus vous approcher du puits, dit-il en nous examinant mes amis et moi. Nous avons eu peur que vous ne passiez sans vous faire connaître. »

Il descendit de cheval et partagea du pain avec nous. Il ne fut pas mécontent de partager également un peu de l’eau-de-vie que nous avions apportée de Tria et qui touchait presque à sa fin.

« Lord Nicolaym serait heureux de vous offrir l’hospitalité pour la nuit ou pour toutes les nuits que vous voudrez », déclara-t-il.

Je pensai à la coupe en or qui nous attendait vraisemblablement à Khaisham. Une image du temps s’épuisant inexorablement comme le sable d’un sablier me vint à l’esprit. Si nous arrivions trop tard à Khaisham, la Pierre de Lumière pourrait bien avoir disparu de la Bibliothèque, emportée par quelqu’un d’autre, peut-être. « Sar Valashu ? »

Je levai les yeux vers le soleil encore haut dans le ciel sans nuages. Nous pouvions encore chevaucher plusieurs heures ce jour-là, expliquai-je à Rinald.

« Bien sûr, vous êtes libres de continuer votre route si vous le souhaitez, répondit-il. Lord Nicolaym ne réglemente pas les allées et venues des pèlerins et ne perçoit aucun droit de passage contrairement à d’autres. Mais méfiez-vous de l’endroit où vous irez. De nos jours, tout le monde ne se montre pas aussi accueillant avec les pèlerins. »

S’excusant auprès du chevrier, il s’éleva contre son conseil de partir vers l’est en passant par Sarad. « Les chevaliers du baron Jadur gardent jalousement leurs frontières. Ils détestent le comte Ulanu mais n’éprouvent aucune sympathie pour Khaisham, ni pour les Bibliothécaires d’ailleurs. On dit que depuis plusieurs années, ils empêchent les pèlerins de traverser leur domaine quand ils ne les pillent et ne les capturent pas. »

En entendant cela, le chevrier prit une gorgée d’eau-de-vie et haussa les épaules. Son affaire, dit-il, c’était d’engraisser ses chèvres et de les maintenir en bonne santé, pas de se tenir au courant des injustices de lointains lords.

À propos d’injustice, Rinald nous informa tristement qu’il y en avait beaucoup trop dans son propre domaine. « Le duc Rasham est un homme bon, mais certains de ses lords sont passés aux Kallimuns, et nous ne savons pas trop lesquels. Cependant, ceux qui parlaient d’unir leurs armes à celles de Khaisham ont été assassinés. Le mois dernier encore, nous avons attrapé un meurtrier qui tentait de tuer lord Nicolaym. Soyez prudents à Karkut, Sar Valashu. Je suis désolé de parler ainsi, mais nous vivons une période difficile.

— Apparemment, nous devrons être prudents où que nous allions dans Yarkona.

— C’est vrai, dit-il. Cependant, il vous faut à tout prix éviter certains domaines. Aigul, bien sûr. Et à l’ouest de ces crucifieurs, Brahamdur dont le baron et les lords sont quasiment les esclaves du comte Ulanu. Et Sagaram – vous avez eu de la chance de le traverser sans problèmes car ils ont été obligés de s’allier à Aigul. Au nord, entre ici et Aigul, Hansh aussi a pratiquement perdu sa liberté. On raconte que bientôt le comte Ulanu lèvera des impôts à Hansh pour son armée. »

Evidemment, ces nouvelles ne réjouissaient pas trop Maram. Il me regarda longuement avant de demander à Rinald : « Alors comment fait-on pour aller à Khaisham ?

— Le plus sûr serait de passer par Madhvam, expliqua Rinald en citant le domaine immédiatement à l’est de l’endroit où nous nous trouvions. Ils ont de quoi s’opposer au comte Ulanu ; leurs chevaliers iraient bien se battre aux côtés de Khaisham s’ils n’étaient pas en lutte avec Sarad. Hélas, ce conflit occupe toute leur attention. En revanche, je n’ai jamais entendu dire qu’ils s’en prenaient aux pèlerins. »

Mais Maram apprit que Madhvam avait une frontière commune avec Aigul, au nord, ce qui était trop proche pour lui. « Et si cet Ulanu le Bel attaque Madhvam au moment où nous traverserons ?

— Non, c’est impossible, répondit Rinald. On vient juste d’apprendre que le comte Ulanu marche sur Sikar. Les fortifications de cette ville sont les plus solides de tout Yarkona. Il lui faudra au moins un mois pour en venir à bout. »

Sikar, dit-il, se trouvait à plus de soixante milles au nord de Madhvam, au pied des Montagnes Blanches, et le domaine de Virad était en partie coincé entre les deux. Il nous expliqua alors quelle serait la stratégie de conquête de Yarkona du comte Ulanu d’après le duc Rasham et lord Nicolaym.

« Khaisham est la clé de tout ce que le comte Ulanu désire. Avec Aigul, c’est le domaine le plus fort de Yarkona, et Virad, Sikar et Inyam attendent tous que les Bibliothécaires prennent la tête de l’opposition contre le comte. Si Khaisham tombe, tout le nord tombera aussi. Le comte Ulanu a déjà l’ouest à sa botte. Hansh aussi. Les domaines situés entre les deux – Madhvam, Sarad et même Karkut – ne peuvent pas survivre seuls. Et quand Aigul nous aura tous absorbés, l’armée du comte n’aura aucun mal à prendre le Nashthalan. »

Ses paroles nous encouragèrent à avaler rapidement notre eau-de-vie. Puis Maram dit : « Enfin, je suppose que l’invasion de Sikar par le comte poussera tous les domaines libres à s’unir contre lui.

— C’est ce que mon seigneur espère aussi, répondit Rinald. Mais je crains que de nombreux lords ne pensent pas la même chose. Ils disent que si la victoire du comte Ulanu est inévitable, ils s’uniront à lui plutôt que de finir cloués sur une croix.

— Rien n’est inévitable, grogna Kane, sauf ces paroles de lâches.

— C’est bien vrai, renchérit Rinald. La chute de Sikar elle-même est incertaine. Si seulement les chevaliers de Khaisham voulaient bien leur venir en aide…

— Est-ce qu’ils iront ? demandai-je.

— Personne ne le sait. Les Bibliothécaires sont très courageux et ils manient les armes comme personne. Mais depuis mille ans, ils ne prennent les armes que pour défendre leurs livres.

— Et Virad ? Et Inyam ? demandai-je en citant le domaine situé au nord de Virad, entre Sikar et Khaisham.

— Je crois qu’ils attendent de voir ce que Khaisham va faire. Si les Bibliothécaires restent derrière leurs murailles et si Sikar tombe, ils demanderont certainement la paix.

— Vous voulez dire qu’ils se rendront, dit Kane d’une voix rageuse.

— Beaucoup diront que cela vaut mieux que la crucifixion. »

Incapable de supporter le regard furieux de Kane, je me tournai vers Maram qui cherchait des raisons de perdre courage.

« Si le Dragon Rouge tient tant à conquérir Yarkona, dit-il, je ne vois pas pourquoi il ne se contente pas d’envoyer une armée pour s’en emparer. Sakai n’est pas très loin d’ici, non ? Qu’est-ce qui l’arrête ?

— L’avarice, peut-être, fit remarquer Atara avec finesse. Je crois que le Seigneur des Mensonges est très regardant : il économise ses armées comme un avare qui accumule de l’or.

— C’est vrai, dit Rinald. Une telle conquête lui coûterait très cher.

— Comment ça ? demanda Maram.

— Si j’avais une carte, je vous montrerais. Il n’y a pas de route digne de ce nom entre Sakai et Yarkona. Si des soldats de Sakai tentaient de passer par le Désert Rouge, ils tomberaient comme des mouches à cause de la chaleur et à condition que les Ravirii ne les aient pas tués avant.

— Et la route directe par la montagne ?

— Ce serait encore plus dangereux, dit Rinald. Les Montagnes Blanches, ou en tout cas, la partie de la chaîne qui s’étend entre Yarkona et Sakai, appartiennent aux Ymanirs. Et ils sont encore pires que les Ravirii. »

Il poursuivit en expliquant que les Ymanirs, également appelés Géants des Glaces, étaient des sauvages de près de huit pieds de haut couverts d’une fourrure blanche. Ils avaient la réputation de tuer tous ceux qui s’aventuraient dans leurs terres et de les manger.

« Des Géants des Glaces, maintenant ! s’exclama Maram en frissonnant. Trop, c’est trop ! »

Le cœur serré, je regardai vers l’est et le paysage déchiré par la guerre et essayai d’apercevoir les grandes Montagnes Blanches au-delà. Au loin, dans la brume de chaleur, j’aperçus une pièce dorée dont la grande porte en fer se refermait lentement comme un caveau. Nous devions pénétrer dans cette pièce sans nous faire prendre et en sortir avant d’être pris au piège à l’intérieur.

« Val, me dit Maram, ce pays ne m’inspire rien de bon. On devrait peut-être faire demi-tour avant qu’il ne soit trop tard. »

Je tournai alors mon regard vers lui et au feu qui brillait dans mes yeux, il comprit que n’avais pas l’intention de faire demi-tour alors que nous étions sur le point d’achever notre Quête. Le même feu brûlait chez Kane, Atara, Liljana, Alphanderry et maître Juwain. Et même s’il ne le savait pas, il couvait aussi sous les feuilles humides de la peur de Maram.

« C’est bon, c’est bon, ne me regarde pas comme ça, me dit-il. S’il faut y aller, il faut y aller. Mais partons vite, d’accord ? »

Là-dessus, nous achevâmes notre petit repas et remerciâmes le chevrier pour son hospitalité. Rinald nous aida alors à choisir notre itinéraire définitif : nous traverserions Karkut et Madhvam vers le nord-est en suivant la rivière Nashbrum. Ensuite, nous tournerions vers le sud-est en empruntant les gorges de Virad pour aboutir à un petit éperon rocheux descendant des Montagnes Blanches et séparant Virad et Inyam de Khaisham. À cet endroit, nous trouverions un col appelé Kul Joram et de l’autre côté, Khaisham.

« Je vous souhaite bonne chance, dit Rinald en remontant sur son cheval. Je rappellerai à lord Nicolaym de garder quelques chambres de libres pour votre retour. »

Nous le regardâmes s’éloigner vers les rochers au-dessus de nous et ce château que nous ne voyions pas. Puis nous enfourchâmes notre cheval.

Tout au long de cet après-midi torride, nous suivîmes la direction que Rinald nous avait conseillée. Nous tombâmes sur la Nashbrum, une petite rivière qui descendait des montagnes et semblait rétrécir avant de disparaître dans la terre brûlante en se dirigeant vers le Nashthalan. Son lit était bordé de peupliers et nous le longeâmes en gardant un œil sur leurs feuilles miroitantes pratiquement jusqu’à Madhvam. Par chance, nous ne croisâmes aucun des lords et des chevaliers félons qui avaient rejoint les Kallimuns. Nous installâmes notre camp sur les rives sablonneuses de la Nashbrum et montâmes attentivement la garde.

Mais la nuit fut plutôt calme. Seuls les hurlements de quelques loups tendant leur museau vers la lune vinrent nous rappeler que nous n’étions pas seuls dans ce pays désolé. Quand le jour se leva, clair et bleu, avec la promesse discrète d’une journée de plus en plus étouffante, nous partîmes de bonne heure et chevauchâmes rapidement en profitant de la fraîcheur. Je me dis que nous avions bien fait de rester près de la rivière car les chevaux en sueur avaient de l’eau à profusion et nous aussi. Quand le soleil fut au zénith, nous décidâmes de faire une halte pour déjeuner à l’ombre d’un grand peuplier noueux. Aucun de nous n’avait assez faim pour manger, mais au moins nous étions à l’abri du soleil ardent.

Bientôt pourtant, il fallut repartir. Au milieu de l’après-midi, de gros nuages se formèrent et laissèrent échapper un coup de tonnerre et une courte averse. Cela dura juste assez longtemps pour arroser la sauge, les herbes sèches et les cailloux pointus qui maltraitaient les sabots de nos chevaux. Le fait que nous ayons quand même couvert une bonne distance ce jour-là donne la mesure de notre désir d’arriver à Khaisham. Quand le soleil abandonna son ardeur aux vagues de chaleur irradiant de la terre embrasée, nous avions atteint le domaine de Virad. Au nord, mais aussi à l’est, les pics acérés des Montagnes Blanches brillaient dans la lumière rougeoyante du soleil couchant.

« Eh bien ! Quelle journée ! » dit Maram. Essuyant la sueur qui dégoulinait de ses boucles brunes, il descendit de cheval et alla ramasser du bois pour faire un feu pour la nuit. « J’ai chaud, j’ai soif, je suis fatigué. Et, le pire, ajouta-t-il en pressant son nez contre son aisselle, c’est que je pue. Cette chaleur est pire que la pluie des Montagnes du Croissant.

— Hum ! lui fit remarquer Atara, tu trouves ça pire que parce que c’est ce que tu vis en ce moment. Tu verras au retour.

— Si on revient ! » marmonna-t-il. Il essuya dans son cou les gouttes de sueur qui dégoulinaient de sa barbe épaisse et regarda autour de lui. « Tu es sûr que c’est bien Virad, Val ? »

Je tendis le doigt vers la rivière qui tournait brusquement vers le nord à environ cinq milles de là dans le sol rocailleux devant nous. « C’est le coude que Rinald nous a dit de repérer. C’est là que nous devons prendre la direction du sud-est sur quarante milles pour rejoindre le col. »

Droit vers l’est, je vis qu’il y avait une énorme butte de rocher noir impossible à franchir à cheval. Nous la contournerions donc à l’endroit où la rivière formait un coude.

« Nous avons bien dû parcourir quarante milles aujourd’hui.

— C’est trop, dit Kane en s’avançant vers nous et en examinant le paysage alentour. Nous avons trop fatigué les chevaux. Demain, il faudra se contenter de la moitié.

— Ce pays ne me plaît pas beaucoup, fit Maram. Je ne tiens pas à y demeurer plus longtemps que nécessaire.

— Si nous estropions les chevaux, nous y resterons encore plus longtemps, lui expliqua Kane. Vous voulez aller à Khaisham à pied ? »

Cette nuit-là, nous fortifiâmes notre camp avec des troncs et des branchages trouvés dans la rivière. La lune qui se leva sur les collines noires était nettement décroissante, même si elle était encore presque pleine. Elle faisait hurler les loups au loin dans la plaine : un son aigu, plaintif, qui perturbait toujours Maram, ainsi que Liljana et maître Juwain d’ailleurs. Pour les apaiser, Alphanderry pinça les cordes de son luth et chanta les âges passés et les temps plus heureux qu’apporteraient les Galadins et les Elijins quand ils reviendraient sur terre. Sa voix claire, renvoyée par les rochers menaçants, retentissait de l’autre côté de la rivière. Elle nous réconforta tous mais provoqua cependant chez Kane une terreur intense que je sentais lui déchirer le ventre comme les dents de quelque chose de bien pire que des loups.

« C’est trop fort, murmura Kane à Alphanderry. On n’est pas en Alonie ici. Ni même au Surrapam. »

Après cette remarque, Alphanderry chanta plus doucement et les sons mélodieux qui se déversaient de sa gorge paraissaient s’accorder aux hurlements des loups en les atténuant et en leur ôtant leur côté obsédant. Soudain, couvrant sa voix magnifique et celle des loups, une plainte lointaine, horrible à entendre, monta de l’endroit où la rivière s’enfonçait dans les basses collines au nord.

« Chuuut ! dit Maram en donnant une petite tape sur le genou d’Alphanderry. Qu’est-ce qu’on entend ? »

Alphanderry avait reposé son luth pour écouter avec nous. La plainte lointaine reprit, puis provenant des collines à l’est, un bruit beaucoup plus proche lui répondit. On aurait dit le miaulement aigu d’un chat, le hennissement d’un cheval blessé et les gémissements des damnés réunis en un seul hurlement déchirant.

« Ce n’est pas un loup ! s’écria Maram. Qu’est-ce que c’est ? »

Le hurlement se fit de nouveau entendre, plus proche. Cette fois, cela tenait et du croassement du corbeau et du grognement de l’ours : « oarrroulll ! »

Kane bondit sur ses pieds et tira son épée. Elle sembla se pointer d’elle-même en direction de l’épouvantable cri.

« Vous savez ce que c’est ? » lui demanda Maram en tirant son épée à son tour.

« oarrroulllll ! »

Maître Juwain excepté, nous avions tous pris nos armes et scrutions les rochers éclairés par la lune de l’autre côté de la rivière.

« Je vous en prie, Kane, pour l’amour des femmes, dites-nous si vous savez ce qui nous attend ! »

Mais Kane restait muet, le regard plongé dans l’obscurité. Le cri retentit encore, mais il semblait s’éloigner de nous. Au bout d’un moment, il faiblit avant de se perdre dans la nuit.

« C’en est trop! s’exclama Maram en se tournant vers Kane d’un air accusateur, comme si c’était lui qui était à l’origine de ces voix épouvantables. Les loups ne hurlent pas comme ça.

— Non, mais les Bleus, si, grommela Kane.

— Les Bleus ! fit Maram. Et qu’est-ce que c’est que ces Bleus ? »

Mais ce fut maître Juwain qui lui répondit. Il s’agenouilla près du feu et lut dans son livre un passage des Visions :

« Alors vinrent les hommes bleus, les demi-morts dont les cris réveilleront les morts. Ce sont les hérauts du Dragon Rouge, et les fantômes des batailles les accompagnent à la guerre. »

Il referma son livre en disant : « Je m’étais toujours demandé ce que ces lignes signifiaient.

— Ce qu’elles signifient, répondit Kane, c’est que personne ne dormira cette nuit. »

Il nous raconta alors ce qu’il savait des Bleus. Il dit que c’étaient des gens petits, extrêmement trapus et puissants, une race de combattants élevés par Morjin au cours de l’Âge des Épées. Pour leur bonheur – ou leur malheur – leur corps comportait très peu de nerfs et ils ressentaient très peu la souffrance. Cette disposition était aggravée par l’ingestion de baies de kirque qui leur permettait de marcher au combat mus par une colère folle et impitoyable envers leurs ennemis. Les baies donnaient également à leur peau une nuance légèrement bleue. Cependant, la plupart de ces hommes accentuaient cette couleur en frottant du jus de ce fruit sur leur peau donnant ainsi à tout leur corps la teinte bleu foncé des ecchymoses. La plupart d’entre eux présentaient également de nombreuses croûtes, des plaies ouvertes et des ulcères sur les bras et les jambes car leur quasi-insensibilité à la douleur les prédisposaient à se blesser et à ne pas s’en rendre compte. Les autres, en revanche, ne pouvaient s’empêcher de remarquer leurs lésions car ils allaient au combat nus, armés d’une hache en fer énorme et terrifiante. Ils hurlaient comme des loups affolés. Ils tuaient sans pitié et sans émotion, comme si leur âme était morte. C’est pour cette raison qu’on les appelait les Sans-âmes ou les Demi-morts.

« Mais si la Bête a créé ces guerriers à l’Âge des Épées, pourquoi leurs exploits ne sont-ils pas plus détaillés là-dedans ? demanda maître Juwain en feuilletant son livre.

— Il n’y a pas que ce livre, répondit Kane en scrutant le paysage autour de nous. Si nous atteignons un jour la Bibliothèque, vous en lirez peut-être d’autres. »

Se rendant peut-être compte qu’il avait parlé trop durement à un homme qu’il avait fini par respecter, il ajouta d’une voix plus douce : « Quant à leurs exploits, ils étaient trop horribles pour être rapportés. Rappelez-vous, ils se battaient avec de grandes haches, et ils se souciaient encore moins de la chair des autres que de la leur. »

Il poursuivit en racontant que Morjin avait utilisé les Bleus lors de sa première conquête de l’Alonie et qu’ils n’avaient laissé pratiquement aucun survivant pour témoigner de leur terreur. Mais ils s’étaient révélés presque impossibles à contrôler. Aussi, après une bataille particulièrement acharnée, Morjin – le Seigneur des Mensonges, le Traître – avait invité toute l’armée des Bleus à un repas pour fêter la victoire. Et là, de sa propre main, il avait versé du vin empoisonné dans leurs coupes.

« On dit que tous les Bleus périrent en une seule nuit, continua Kane en observant les montagnes au nord. Mais je crois que certains se sont échappés et se sont réfugiés ici. Cela fait longtemps qu’on murmure que les Montagnes Blanches recèlent quelque chose de terrifiant – en plus des Géants des Glaces, bien sûr. »

Silencieux, nous regardions tous les hauts sommets couverts de neige qui luisaient sous la lune. Puis Maram dit : « Mais nous sommes encore à plus de quarante milles des Montagnes. Si ce sont bien les Bleus qu’on entend, que font-ils dans les collines de Yarkona ?

— J’aimerais bien le savoir », répondit Kane. Là-dessus, il lui donna une bourrade sur le bras et lui adressa son sourire féroce. « Mais je ne suis pas pressé. Pas ce soir, en tout cas. Et maintenant, si on essayait au moins de dormir ? Alphanderry et moi prendrons le premier tour de garde. Si les Bleus reviennent chanter pour nous, on ne manquera pas de vous réveiller. »

Mais les Demi-morts, s’ils l’étaient vraiment, ne revinrent pas cette nuit-là. Cependant, aucun d’entre nous ne dormit beaucoup. Au lever du jour, nous avions tous les yeux rouges et l’humeur maussade et nous nous sentions presque trop fatigués pour nous hisser sur nos chevaux aux sabots meurtris. Nous priions pour que quelques nuages viennent voiler le soleil, mais d’heure en heure, celui-ci devenait de plus en plus chaud, menaçant d’enflammer tout le firmament.

La région que nous traversions était désertique. Après avoir pris la direction du sud-est à l’endroit où la rivière formait un coude, nous nous approchâmes des quelques huttes éparpillées sur la plaine couverte de rochers pour demander des renseignements sur ce pays. Mais les huttes étaient toutes vides, apparemment abandonnées en toute hâte. Peut-être leurs propriétaires avaient-ils été chassés par les cris des Sans-âmes. À moins qu’ils n’aient fui pour s’abriter dans le château d’un seigneur des environs.

Tard dans la matinée, nous aperçûmes des oiseaux de proie tournoyant dans le ciel devant nous. À mesure que nous avancions, l’air se chargeait d’une odeur épouvantable. Maram voulait éviter cette direction et ce qui s’y trouvait, mais, comme toujours, Kane était impatient de voir ce qui devait être vu. Nous poursuivîmes donc notre route jusqu’au sommet d’une petite éminence et là, devant nous, plantées au milieu de la sauge et de l’herbe comme des arbres, nous vîmes trois croix en bois sur lesquelles étaient accrochés les corps noircis de trois hommes nus. Des vautours, perchés sur les bras des croix et penchés en avant, les piquaient de leur bec. Quand Kane découvrit ces charognards, son visage s’assombrit et son cœur se remplit de colère. Il chargea en avant en agitant son épée et en grognant comme un loup. Au début, les vautours réussirent à l’ignorer. Mais sa fureur était telle que lorsque son épée jaillit et empala l’un d’eux en pleine poitrine, les autres s’envolèrent brusquement et se mirent à tournoyer en attendant prudemment que Kane, pris de folie, les laisse à leur festin.

« Je hais ces horribles oiseaux ! s’exclama Kane avec rage en descendant de cheval pour essuyer son épée sur l’herbe. Ils bafouent l’une des plus belles créations de l’Unique. »

Nous allâmes jusqu’à lui en tenant notre cape sur notre nez pour échapper à l’odeur pestilentielle. Je m’obligeai à lever les yeux vers ces restes d’hommes autrefois fiers que des clous en fer et le bec acéré des rapaces avaient réduits à cet état pitoyable. « Vous ne nous aviez pas dit que les Bleus avaient adopté les pratiques dégradantes du Crucifieur, dis-je à Kane.

— Je ne l’ai jamais entendu dire, répondit-il en regardant les croix. Il est possible que ce soit l’œuvre d’un seigneur passé aux Kallimuns.

— Quel seigneur ? demanda Liljana en faisant avancer son cheval jusqu’à Kane. Rinald a dit que les seigneurs de Virad étaient prêts à reconnaître l’autorité de Khaisham.

— Bon, eh bien, apparemment, certains se sont tournés vers Aigul. »

Je mis pied à terre et m’approchai de la croix du milieu. Je tendis la main et touchai le pied de l’homme qui était cloué dessus. Sa chair était douce, gonflée et chaude – aussi chaude que l’air brûlant.

« Il faut enterrer ces hommes », déclarai-je.

Kane planta son épée dans la terre dure comme du roc. « Il faudrait les enterrer, Val. Mais creuser le sol nous prendrait une journée. Et ceux qui les ont mis là pourraient bien revenir et nous surprendre. »

Maram qui maintenait sa cape appuyée sur son visage d’une main tremblante, dit : « Je vous en prie, venez, partons avant qu’il ne soit trop tard ! »

Kane, homme de contradictions comme toujours, ajouta alors d’un ton hargneux : « Il a raison, il faut partir. Laissons ces oiseaux à leur repas. Les vautours ont bien le droit de manger eux aussi. »

Ainsi, après avoir dit une prière pour les trois êtres qui avaient fini leur vie dans cet endroit désolé, nous remontâmes à cheval et poursuivîmes notre voyage. Mais tandis que nous chevauchions sur la terre brûlante et tourmentée, Alphanderry chanta un air pour nous redonner du courage après s’être humidifié la gorge avec un peu de sang de ses lèvres craquelées. En hommage aux morts, il joua une musique d’une beauté envoûtante, chantant pour accompagner leurs âmes jusqu’aux étoiles, au-delà du ciel d’un bleu profond. En dépit du terrible spectacle que nous avions vu, ses paroles célébraient la vie :

 

« Chantez les chants de gloire,

Chantez les chants de gloire,

Et la lumière de l’Unique

Brillera sur le monde.

 

— Vous chantez trop fort », grommela Kane en scrutant les basses collines autour de nous.

Mais Alphanderry, qui était peut-être absorbé par une image de la Pierre de Lumière quelque part devant nous, éleva encore la voix. Se laissant imprudemment aller, il chantait de tout son cœur et de toute son âme et sa voix remplissait le paysage. En l’entendant, même les herbes desséchées et rabougries devaient avoir envie de pleurer.

« J’ai dit que c’était beaucoup trop fort ! aboya Kane en jetant un regard furieux à Alphanderry. Vous voulez donc nous annoncer au monde entier ? »

Cependant, Alphanderry paraissait enivré par la beauté de son propre chant. Il ignora Kane. Au bout d’un moment, des paroles étranges et magnifiques commencèrent à couler de ses lèvres comme un torrent impossible à arrêter.

« Bon sang, Alphanderry, reprenez-vous ! »

Sous le regard menaçant de Kane, Alphanderry finit par se taire. Il avait l’air d’un chiot qu’on vient de gronder. « Je suis désolé, dit-il à Kane, mais j’étais si près. Si près de trouver la langue des anges.

— Si les crucifieurs nous attaquent ici, répondit Kane, les anges eux-mêmes seront impuissants à nous aider. »

Au moment où il disait cela, Atara tendit le doigt vers une colline dans le lointain. Je regardai dans cette direction et crus apercevoir une silhouette floue disparaissant derrière la butte.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Kane en plissant les yeux.

Atara qui était celle qui avait la meilleure vue, dit : « C’était un homme. Il avait l’air vêtu de bleu. »

En entendant ces mots, Maram déglutit pour chasser le nœud qu’il avait dans la gorge, comme s’il était possible de s’en débarrasser aussi facilement.

« Je suis désolé, répéta Alphanderry. Mais l’homme bleu ne nous a peut-être pas vus.

— Stupide ménestrel, dit Kane à voix basse. Partons maintenant, et espérons qu’il ne nous a pas vus. »

Et nous repartîmes, chevauchant aussi rapidement que possible pendant une demi-heure. À mesure que nous progressions, l’air se faisait si chaud qu’il en devenait presque trouble et l’odeur pestilentielle de la mort ne nous quittait pas. Nous étions entrés dans un paysage de buttes de terre, onduleux comme une mer agitée par les vagues ; certaines avaient cent pieds de haut et étaient hérissées de rochers. Tout en serpentant dans les creux, nous suivions une ligne assez droite. Au bout d’un moment, je ressentis une sensation désagréable le long de la nuque, comme si j’étais guetté par les vautours. Je m’arrêtai et me tournai vers la gauche, puis levai les yeux vers le sommet de la colline en même temps qu’Atara.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Maram en s’immobilisant derrière nous. Qu’est-ce que vous voyez ? »

On nous avait dit d’éviter Aigul et nous l’avions fait. Mais Aigul, lui, ne nous avait pas évités. Alors que Maram, inquiet, avalait une nouvelle bouffée d’air et éructait, une compagnie de cavaliers apparut au sommet la colline et dévala la pente droit sur nous dans un bruit de tonnerre. D’un coup d’œil, je vis qu’ils étaient vingt-trois. Leurs armures et leurs heaumes étincelaient dans le soleil. Et, fixée sur un cheval à côté de leur chef se dressait une longue hampe sur laquelle flottait une bannière d’un jaune éclatant représentant un gros dragon rouge lové à la langue flamboyante.

« Oh ! Seigneur ! s’écria Maram. Oh ! Seigneur ! »

Liljana qui avait tiré son épée, regarda autour d’elle de ses yeux tranquilles et pénétrants et me demanda : « On fuit ou on se bat, Val ?

— Peut-être ni l’un ni l’autre », répondis-je en m’efforçant de parler d’une voix calme pour Maram – et pour moi. Je me retournai et montrai sur ma droite un tertre ressemblant à un château recouvert d’herbe. « Là-haut, on va les affronter là-haut.

— C’est une très bonne idée, dit maître Juwain d’un ton rassurant en observant les hommes qui fonçaient sur nous. Il s’agit probablement d’un seigneur rebelle et de ses serviteurs. Si nous fuyons, il croira que nous sommes des bandits ou que nous avons peur d’eux.

— Mais on a peur d’eux ! » fit remarquer Maram. Il aurait peut-être ajouté autre chose, mais il avait déjà fait demi-tour pour lancer son cheval en direction du tertre et la contraction soudaine des muscles de sa monture lui coupa le souffle.

Il ne nous fallut que quelques instants pour rejoindre le haut de la butte et l’abri de fortune qu’il offrait. Son sommet d’une cinquantaine de mètres de diamètre était presque plat. De là-haut, sans mettre pied à terre, nous regardâmes les hommes approcher. Je ne fis aucun commentaire sur ce que nous pouvions maintenant voir très nettement : à côté de ce grand seigneur arborant un autre dragon rouge sur son surcot jaune, chevauchaient trois hommes nus dont le corps paraissait peint en bleu. Sur leurs petits chevaux de montagne ils grimpaient sur notre colline avec plus d’agilité que leurs compagnons revêtus d’une lourde armure et montés sur des chevaux de guerre. Ces trois hommes étaient trapus et excessivement musclés et ils brandissaient une énorme hache en fer dans leur poing serré.

« Je suis désolé, dit Alphanderry à Kane qui avait tiré son épée et ne quittait pas le groupe qui se rapprochait de ses yeux noirs.

— Mon jeune ami, on n’a que faire de vos regrets maintenant, répondit Kane avec un sourire sombre, ce qu’il nous faut, c’est votre force. Et votre courage. »

La compagnie s’arrêta sur une plate-forme dans la pente au-dessous de nous. Leur chef, accompagné du porteur de bannière et de l’un des hommes bleus, s’avança de quelques pas. C’était un homme à l’œil vif dont le visage dur, tout en angles et en facettes comme des éclats de pierre, faisait penser à un renard. On pouvait le trouver beau et il semblait en tirer une certaine fierté. Assis bien droit sur son cheval, il éclatait de vanité et d’orgueil. Ses yeux, presque aussi sombres que sa barbe bien taillée, étaient plantés sur moi comme des lances empoisonnées et me transperçaient le cœur avec la noirceur du sien.

« Qui êtes-vous ? me cria-t-il d’une voix râpeuse. Descendez et faites-vous connaître !

— Et vous qui nous tombez dessus comme des voleurs, qui êtes-vous ?

— Des voleurs ? Mesurez vos paroles quand vous vous adressez au seigneur de ce domaine ! »

J’échangeai un bref regard avec Kane, puis avec Atara qui tenait son arc bandé contre sa selle. Rinald nous avait dit que le seigneur de Virald était le duc Vikram, un vieil homme au visage plein de cicatrices et à la barbe blanche. À l’homme beaucoup plus jeune qui se tenait au-dessous de moi, je dis : « On nous a dit que le seigneur de ce domaine était le duc Vikram.

— Plus maintenant, répondit-il avec jubilation. Le duc Vikram est mort. Désormais, c’est moi le seigneur de Virad. Et de Sikar et d’Aigul également. Vous pouvez m’appeler comte Ulanu. »

Tout à coup, je compris d’où pouvait venir l’odeur atroce qui flottait dans l’air : cela venait de la décomposition de corps en train de pourrir au soleil. Je sentais que quelque part, près de là, une bataille avait eu lieu dernièrement. Et le comte Ulanu se proclamait seigneur de Virad par la force.

« Maintenant que vous connaissez mon nom, donnez-moi le vôtre, me dit le comte.

— Nous sommes des pèlerins, de simples pèlerins, et nous nous rendons à Khaisham.

— Des pèlerins armés d’épées », s’étonna-t-il en regardant Kane, Maram et Liljana. Puis il tourna les yeux vers moi et étudia longuement mon visage. « On dit que les Valari vous ressemblent. »

Je glissai ma main sous ma cape et la posai sur la garde de mon épée. Je vis que Maram serrait son gros cristal rouge dans sa main libre et que Liljana tenait sa pierre bleue appuyée contre sa tête.

« Qu’est-ce que vous avez dans la main ? » aboya le comte Ulanu à son intention.

Mais Liljana ne lui répondit pas. Elle se contenta de le fixer comme si ses yeux pouvaient absorber tout le défi contenu dans le regard du comte, et même davantage.

Le comte Ulanu se pencha pour murmurer quelque chose à l’un des Bleus dont la grosse tête ronde rasée avait la teinte sombre du jus des baies de kirque ainsi que l’avait dit Kane. Il lui manquait une oreille et tout autour du trou, sa peau formait une croûte. Sur son flanc, il avait une plaie ouverte sanguinolente, probablement due à un coup d’épée, dans laquelle de nombreux vers blancs se régalaient de la chair en putréfaction. Quand il montra Alphanderry en répondant à voix basse au comte Ulanu, je compris que c’était l’homme qui nous avait vus un peu plus tôt. Il était certainement allé chercher le comte et ses autres hommes pour nous attaquer.

« Vous avez choisi un bien mauvais moment pour votre pèlerinage », dit le comte levant les yeux vers nous. Sa voix râpeuse s’était radoucie comme s’il essayait de convaincre une servante hésitante de le rejoindre dans ses appartements. « Il y a eu des troubles à Sikar et à Virad. Les ducs Amadam et Vikram ont tous deux été obligés de nous appeler à l’aide pour mater la rébellion. Et nous l’avons fait. Il y a peu de temps, nous avons livré une bataille pas très loin d’ici, à Tarmanam. Nous avons remporté la victoire, mais malheureusement, le duc Vikram a été tué. Parmi les seigneurs rebelles et leurs chevaliers, certains nous ont échappé. Ils vont vraisemblablement devenir hors-la-loi et attaquer des pèlerins tels que vous maintenant. Le pays n’est pas sûr. C’est pourquoi, pour votre propre sécurité, nous devons vous demander de déposer vos armes et de nous accompagner. »

Perché sur le dos d’Altaru suant sous le soleil brûlant, je l’écoutai. Je sentais l’odeur âcre de sa transpiration et celle des chevaliers autour de lui. Je savais qu’il mentait, même si j’étais incapable de dire ce qu’il en était réellement. Je remarquai que Liljana fermait soudain les yeux. Ce qui était étrange, c’est que même ainsi, elle donnait l’impression d’avoir le regard braqué sur lui.

« Vous êtes en droit de nous prier de déposer les armes, lui dit Kane avec une étonnante courtoisie, mais, avec tout notre respect, nous sommes dans l’obligation de refuser.

— Je crains que nous ne soyons obligés de faire plus que vous prier, répliqua le comte Ulanu d’une voix où perçait la colère. Veuillez déposer vos armes immédiatement et nous suivre.

— Non, répondit Kane. C’est impossible.

— Quand la paix sera rétablie, continua le comte, nous vous fournirons une escorte jusqu’à Khaisham pour vous permettre d’accomplir votre pèlerinage.

— Non, merci, dit Kane sur un ton glacial.

— Vous avez ma parole que vous serez traités avec tous les honneurs, insista le comte Ulanu avec un sourire sincère. Dans le château du duc Vikram, il y a une construction réservée aux invités. Elle surplombe la rivière Nashbrum. Nous serons ravis de vous y installer. »

Liljana pointait son nez dans sa direction maintenant, comme si elle reniflait du poison dans une coupe. Soudain, elle rouvrit les yeux et fixa son regard sur lui : « Il dit la vérité. Il y a de nombreuses constructions en bois dans le château du duc. Et il a l’ intention de nous installer sur ces croix avec les chevaliers du duc et sa famille. »

La rage subite qui s’empara alors du visage empourpré du comte Ulanu était terrible à voir. Il tira vivement son sabre et le tendit vers Liljana en criant : « Maudite sorcière ! Donne-moi ce que tu as dans la main avant que je ne la coupe pour le prendre ! »

Liljana ouvrit la main pour lui montrer sa gelstei bleue. Puis avec un sourire provocant, elle referma les doigts sur la pierre et tendit le poing vers lui.

« Maudite sorcière ! marmonna le comte.

— Il y a bien eu une bataille à Tarmanam, dit-elle à tous ceux qui pouvaient l’entendre. Mais ce n’étaient pas des seigneurs rebelles, ce n’étaient que des fidèles du duc Vikram qui a été cruellement torturé et qui en est mort. »

Effroyablement calme et mesurée, comme à son habitude, elle poursuivit en racontant une partie de ce qu’elle avait vu dans l’esprit du comte. Elle expliqua qu’il avait marché sur Sikar avec son armée, comme l’avait dit Rinald. Cependant, les robustes fortifications n’avaient pas été assiégées. Dès que ses hommes eurent installé leurs catapultes et leurs béliers, ils furent rejoints par une armée de Bleus. À ce moment-là, les prêtres Kallimuns qui étaient à l’intérieur de la ville assassinèrent le duc de Sikar et sa famille et le cousin du duc, le baron Mukal, terrorisé par les prêtres, fit ouvrir toutes grandes les portes de la cité. Des otages furent pris et menacés de crucifixion. L’armée de Sikar se rendit alors et prêta serment d’allégeance au comte et à son lointain maître. C’est ainsi que Sikar était tombé en un jour à peine.

Le comte Ulanu avait alors réuni les deux armées – et la compagnie de Bleus. Rapide comme l’éclair, il avait mis le cap au sud et était entré dans Virad. Le duc Vikram et ses seigneurs n’avaient pas eu le temps d’apprendre ce qui s’était passé à Sikar et de demander la paix dans des termes favorables. Leur seule alternative était de se rendre sans condition ou de marcher au combat. Sachant que les Bibliothécaires de Khaisham se préparaient encore à envoyer des forces qui arriveraient beaucoup trop tard à Sikar, le duc Vikram choisit de se battre seul plutôt que de se rendre au comte Ulanu et au Dragon Rouge. Mais ses hommes furent massacrés et nombre des survivants crucifiés. Aujourd’hui, emprisonnée dans son propre château, sa famille attendait le même sort.

« Sikar a été pris par la trahison, nous dit Liljana. Vous entendez les mensonges que profère le comte ? Chaque fois qu’il ouvre la bouche, il annonce une nouvelle trahison. »

Tandis que le comte Ulanu la fixait du regard, je compris qu’accompagné de sa garde personnelle, il était à la recherche du meilleur itinéraire pour marcher sur Khaisham avec son armée quand l’un de ses Bleus lui avait signalé notre présence.

De chaque côté du comte, deux de ses chevaliers, revêtus de leur armure et armés d’inquiétants sabres recourbés, firent avancer leurs chevaux jusqu’à lui comme pour le calmer et afficher leur soutien face à Liljana. S’adressant à elle, le comte dit alors : « Vous savez beaucoup de choses, mais vous ignorez la seule qui soit réellement importante.

— Et de quoi s’agit-il, cher comte ? demanda Liljana.

— Vous finirez par supplier qu’on vous permette de vous incliner devant moi pour me baiser les pieds. Ça fait combien de temps, vieille sorcière, que vous n’avez pas embrassé un homme ? »

En réponse, Liljana leva le poing vers lui en tendant le majeur cette fois.

La haine s’empara du visage du comte mais il eut assez de volonté pour la transformer en paroles moqueuses : « Et si vous essayez de lire dans mon esprit maintenant ? »

Là-dessus, ce prêtre Kallimun jeta à Liljana un regard si venimeux, si chargé de méchanceté, qu’elle laissa échapper un cri de douleur. Alors que quelque chose de sombre mais de transparent comme un cristal noir s’enflammait en lui, à travers sa garde de jade, je sentis Alkaladur s’enflammer elle aussi dans son fourreau.

« Quel seigneur aimable vous faites ! » dit-elle. En dépit de son angoisse évidente, elle ne le quittait pas des yeux. « J’imagine que tout Yarkona connaît vos manières exemplaires. »

Je comprenais ce qu’elle essayait de faire, bien sûr, et j’approuvais sa stratégie : à l’aide de sa gelstei et de sa langue acerbe, elle s’efforçait d’amener le comte à nous attaquer. La bataille entre nous étant pratiquement inévitable, mieux valait en effet forcer le comte et ses hommes à combattre ici, sur ce haut promontoire, et à charger en remontant la colline. Tel était notre destin – peut-être inscrit dans la lune et les étoiles – et je le voyais approcher aussi clairement qu’Atara. Cependant, mon destin était aussi de me faire d’abord l’avocat de la paix.

« Comte Ulanu, dis-je, vous avez conquis Sikar et Virad et vous en êtes devenu le seigneur. Mais vos domaines ont été acquis par la traîtrise. Il ne fait aucun doute que les seigneurs de Khaisham se préparent à vous les reprendre. Pourquoi ne retirez-vous pas vos hommes afin que nous puissions continuer notre voyage ? Quand nous atteindrons Khaisham, nous aborderons ces questions avec les Bibliothécaires. Peut-être trouverons-nous alors un moyen de ramener la paix à Yarkona sans faire la guerre. »

C’était un bien mauvais discours, pensai-je, et le comte Ulanu lui accorda à peu près la même valeur que moi. Me toisant de ses yeux méprisants, il répondit : « Si vous êtes vraiment un Valari, vous devez avoir perdu votre courage pour proposer des plans de fuite aussi lâches à l’ennemi. »

Pendant un long moment, il fixa la cicatrice sur mon front. Puis ses yeux qui avaient failli faire pleurer Liljana, se plantèrent dans les miens. J’eus l’impression que quelque chose de semblable à des vers noirs essayait de me dévorer la cervelle. Ma main se resserra sur le cygne gravé sur le pommeau d’Alkaladur. Je sentis le feu du silustria passer en moi et se concentrer dans mes yeux. Et soudain, le comte Ulanu détourna le regard.

« Des pèlerins, hein ? marmonna-t-il. Sept pèlerins. Que peut-on bien faire de sept maudits pèlerins ? »

Tandis que le vent chaud faisait onduler l’herbe de la colline, le guerrier bleu à la tête rasée se retourna d’un mouvement impatient pour parler au comte. Ses mots sortaient en une série de sons gutturaux pareils aux grognements d’un ours. Il leva brusquement sa hache qui étincela dans les rayons ardents du soleil. À son cou pendait une pierre transparente qui brillait aussi dans la lumière éclatante. C’était un gros diamant taillé en carré comme ceux qui étaient fixés sur les plastrons en cuir qui composaient les fameuses armures de guerre des Valari. Les autres Bleus portaient tous une pierre identique. Comme les veines de mon poignet étaient en contact avec le pommeau en diamant de mon épée, je compris soudain comment ces Bleus s’étaient procuré ces pierres : elles avaient été arrachées à l’armure des Valari crucifiés un âge auparavant après la bataille de Tarshid. Pendant trois mille ans, Morjin les avait gardées en réserve pour le jour où il en aurait besoin. Et ce jour était arrivé. Car de toute évidence, il avait acheté les services des Bleus – et peut-être leur oubli des trahisons passées – avec ces diamants volés.

« Urturuk ici présent, suggère de vous envoyer à Khaisham, fit le comte en désignant du menton le Bleu à la voix éraillée. Enfin vos têtes, plutôt. »

Soudain, avec la limpidité d’une pierre précieuse, je vis ce que signifiait la dilapidation du trésor si longtemps conservé par Morjin : il avait fini par entreprendre ouvertement non seulement la conquête de Yarkona mais également celle de tout Ea.

« Il faut envoyer un signe aux Bibliothécaires pour leur faire comprendre qu’ils ont perdu le droit de recevoir de nouveaux pèlerins, dit le comte. »

Alors que nos chevaux et les leurs piaffaient en hennissant nerveusement, le regard levé vers le haut de la colline verdoyante, le comte Ulanu nous observait en se demandant ce qu’il devait faire.

C’est alors que Liljana lui dit en souriant : « Mais n’avez-vous pas déjà adressé une demande aux Bibliothécaires ? »

La rage s’empara de nouveau du visage du comte qui posa sur Liljana des yeux pleins de haine. Elle lui rendit son regard, prenant peut-être trop de plaisir à le défier. Puis elle nous raconta ce qui était caché dans l’esprit du comte et qu’elle avait eu tant de mal à arracher.

« Après Tarmanam, lui dit-elle à voix haute afin que tous ses hommes puissent l’entendre, n’avez-vous pas envoyé votre meilleur cavalier à Khaisham pour réclamer un tribut d’or ? Et les Bibliothécaires ne vous ont-ils pas envoyé un livre enluminé de lettres d’or ? Un manuel de savoir-vivre ? »

Sa révélation de l’affront des Bibliothécaires et de la secrète humiliation du comte fut la goutte qui fit déborder le vase. Les véritables motifs de son désir de faire rendre gorge aux Bibliothécaires étant ainsi exposés comme un nerf à vif, le comte resserra sa prise sur les rênes de son cheval et lui tira la tête en arrière jusqu’à ce qu’il pousse un cri de douleur. Puis tendant soudain son épée vers nous, il cria à ses hommes : « Maudite sorcière ! Emparez-vous d’elle ! Emparez-vous d’eux tous ! Je veux le Valari vivant ! »

En entendant cet ordre, les trois Bleus se réjouirent. Ils frappèrent leurs énormes haches les unes contre les autres et pour accompagner le bruit du fer, ils lancèrent un long hurlement sauvage : « oarroulll ! »

Alors les vingt chevaliers plantèrent leurs éperons dans les flancs de leurs chevaux hurlants et la bataille commença.