11

C’est ainsi que nous entrâmes dans Sakai. Le reste de la journée fut consacré à nous frayer un passage jusqu’au col le plus proche dans cette imposante première chaîne. Ce fut très difficile. Atara glissa sur un rocher verglacé et faillit se casser une jambe. Quant aux chevaux, ils souffrirent le martyre. Dans l’air raréfié, ils haletaient et transpiraient, et leur poil gelait. Nous jetâmes des couvertures sur leur dos pour calmer leurs tremblements, mais cela ne parut pas servir à grand-chose. Au passage du col, le vent hurlant s’intensifia soulevant des tourbillons de neige et nos épais manteaux blancs nous semblèrent tout aussi inutiles.

« J’ai froid, je suis fatigué », se plaignait Maram en s’enfonçant dans le vent et en tirant sur les rênes de Iolo. De part et d’autre de notre chemin, il y avait d’immenses rochers et des nuages de neige. Sous nos pieds, la poudreuse recouvrait de la neige ancienne, rendue aussi dure que de la glace par une saison de dégel et de gel. « En fait, j’ai très, très froid, s’écria Maram dans l’air glacial, j’ai si froid que je suis… frigorifié. Oh ! Seigneur ! J’ai les doigts gelés ! Je ne les sens plus ! »

Je me rapprochai rapidement de lui et l’aidai à retirer les mitaines qu’Audhumla lui avait tricotées. Il avait le bout des doigts dur et blanc. Je les pris entre mes mains et soufflai dessus pour les réchauffer. Puis maître Juwain vint y jeter un coup d’œil.

« C’est bien ce que je craignais », dit-il en serrant doucement les mains de Maram dans ses doigts noueux.

La terreur transperça Maram comme un aileron de requin fendant l’eau fraîche. « Il n’y a rien à faire ? Ne plus pouvoir toucher une femme, ne plus pouvoir sentir…

— On pourra peut-être sauver le bras », répondit maître Juwain.

En prononçant ces mots, il fit un clin d’œil, et son intérêt et sa confiance évidents rassurèrent un peu Maram. Il me demanda de continuer à lui frotter les doigts jusqu’à ce qu’ils soient complètement réchauffés et il conseilla à Maram de garder ses mains dans ses poches, tout près de son corps, jusqu’à ce que nous installions notre camp. Alors, il soignerait la chair martyrisée avec sa varistei.

« D’accord, dit Maram. Mais si c’est ça, Sakai, j’en ai déjà ma dose. »

Moi aussi, j’en avais ma dose. Ainsi que tous les autres, pensai-je – sauf peut-être Ymiru qui accepta de prendre les rênes de Iolo pour le guider dans la descente vers la vallée que nous avions vue sur sa carte. Dans cette tranchée dans la terre, courant sur des dizaines de milles et balayée par le vent, nous trouvâmes quelques troncs d’arbres morts rabougris qui nous fournirent du bois pour le feu. Il y avait aussi un peu d’herbe pour les chevaux et de l’eau sous forme d’un petit ruisseau marron qui coulait en son centre. La vallée semblait trop haute pour abriter autre chose que des marmottes et quelques bouquetins. Fort heureusement, nous devions être les premiers à fouler ce sol depuis un millier d’années.

Ce soir-là, nous campâmes dans le froid. Maître Juwain, sa pierre verte à la main, accomplit le petit miracle de rétablir complètement Maram. Celui-ci jura de prendre davantage de précautions pendant le reste de notre long voyage. Et je savais qu’il le ferait car je ne connaissais pas d’homme plus attaché à ses divers appendices.

La descente dans la vallée nous prit les quatre jours suivants. Je n’aimais pas beaucoup être autant à découvert. Mais apparemment, à l’exception de quelques vautours tournoyant loin au-dessus de nous dans les courants ascendants de la montagne, il n’y avait personne pour nous voir. En peu de temps, nous parcourûmes une bonne distance. Les chevaux avançaient d’un pas régulier et nous aussi. L’après-midi de notre cinquième jour à Sakai, la vallée s’acheva soudain sur un énorme massif qui nous bloquait le passage. Rassemblant nos forces, nous nous préparâmes à une nouvelle expédition vers les cimes sinistres.

La carte d’Ymiru indiquait un col sur notre droite, dissimulé par les contreforts immenses du massif que nous avions devant nous. Nous escaladâmes la pente rocheuse à l’extrémité de la vallée en priant pour que la carte ne se trompe pas. Et elle ne se trompait pas. Après une heure d’efforts exténuants, haletants, nous découvrîmes une brèche dans la montagne. C’était le col le plus élevé que nous ayons tenté de franchir jusque-là. Au premier coup d’œil, maître Juwain estima que ce passage immense, recouvert de neige et de glace, était trop haut pour être traversé. Et au début, je fus du même avis. Et puis, au centre même du col, je remarquai comme un sillon qui le partageait en deux. Cela ressemblait beaucoup au Passage de Télémesh entre Mesh et Ishka.

« Bon, dit Kane à Ymiru en le regardant d’un air étrange, votre peuple a donc utilisé des pierres de feu pour ouvrir la terre autrefois. »

Ymiru leva les yeux vers le passage et je le sentis dévoré intérieurement par quelque chose de sombre et de profond. Il était animé d’un doute immense, et d’une grande tristesse aussi.

« Oui, répondit-il en tendant la main vers le haut, nous avons utilisé des pierres de feu. C’est ainsi que nous avons créé le Chemin des Gémissements. »

Liljana, mal à l’aise, n’arrêtait pas de bouger, comme si elle essayait d’éviter le vent impitoyable qui fouettait le châle qu’elle s’était enroulé autour de la tête. Je sentais en elle la même peur que celle qui me montait dans les jambes et dans le dos : dans cet endroit, les gémissements ne venaient pas seulement du vent mais de la terre même.

S’il avait jamais existé une route grimpant jusqu’au col, la neige et l’action implacable des saisons l’avaient depuis longtemps effacée. Mais le sillon à l’intérieur du passage était resté à peu près tel que les pierres de feu des Ymanirs l’avaient découpé jadis. D’autre part, sous les champs de neige, qui étaient parmi les plus profonds que nous ayons eu à traverser, nous trouvâmes une ancienne piste descendant des sommets.

Tout l’après-midi et les neuf jours suivants, nous parcourûmes de nombreux milles sur cette bande de terre tassée et pierreuse. Elle montait vers le sud-est en serpentant entre les hauts sommets recouverts de glace. Par endroits, quand elle passait à flanc de montagne, son tracé ingénieux à l’abri de rochers et d’arêtes la dissimulait à la vue depuis les vallées en contrebas. Ailleurs, elle disparaissait complètement et Ymiru devait contourner des pics et traverser des cuvettes en se fiant à son instinct pour retrouver sa trace d’après la logique du terrain. Ce Chemin des Gémissements, ouvert par les Ymanirs, était vraiment très haut. Dans la plupart des vallées qu’il empruntait, nous trouvâmes peu d’herbe pour les chevaux et certaines, complètement arides, semblaient n’être que des cascades de terre caillouteuse.

L’austérité des paysages de Sakai nous épouvantait. Mais ce n’était rien à côté de la laideur plus profonde que l’homme avait infligée à la terre. Les rares tunnels à travers des crêtes verglacées trop hautes pour être franchies ressemblaient à des trous creusés à même la chair de la terre jusqu’aux os. Le pire, et de loin, c’étaient les puits ouverts, forés dans les prairies d’altitude et les cuvettes, et même, parfois, à flanc de montagne. Ils étaient comme des plaies dans la terre, comme des blessures purulentes que des milliers d’années n’avaient pas suffi à guérir. Quelque chose lors de leur construction, peut-être les tas de scories arrachées au sol, semblait avoir empoisonné les courants telluriques dont avait parlé Ymiru car rien ne poussait aux alentours. Je m’étais laissé dire que d’autres parties de Sakai étaient encore plus dévastées et saccagées que celle-ci.

« Ce doit être l’œuvre de la Bête, nous expliqua Ymiru en désignant une pustule circulaire loin dans la vallée au-dessous de nous. On raconte que ses hommes ont creusé des puits comme celui-là dans tout Sakai.

— Mais pourquoi ? demanda Maram. Est-ce qu’il y a des diamants ici ? De l’or ? »

J’avais tiré mon épée et la tenais pointée vers l’est pour voir si la Pierre de Lumière était toujours dans cette direction. Comme je contemplais les rayons du soleil se reflétant sur sa lame argentée, une idée me traversa soudain l’esprit.

« Le Dragon Rouge cherche effectivement de l’or, dis-je. L’or véritable dans lequel il espère forger une nouvelle Pierre de Lumière. » Ymiru me regarda alors avec une profonde tristesse. « Ça être vrai, ça être tout à fait vrai. »

Cette trace de la Bête m’inquiétait et mes compagnons aussi, car si les hommes de Morjin étaient venus ici autrefois, ils pouvaient très bien revenir. Je sentais sa présence tout autour de moi dans les lames acérées des lignes de crête, dans les pointes gelées des cimes et surtout dans le vent impitoyable. Comme promis, il soufflait à travers le Nagarshath comme à travers une dent de dragon et gémissait sans discontinuer. Charriant dans ses rafales glaciales des murmures de tourments et de mort, il me transperçait les os. Plus nous approchions de Morjin et du siège de son pouvoir sur terre, plus il semblait me chercher comme moi-même je cherchais la Pierre de Lumière pour m’enjoindre, comme toujours, de lui abandonner ma volonté et mes rêves et de m’agenouiller devant lui.

Je doutais qu’il puisse percevoir ma présence dans ces terribles montagnes dont il revendiquait la propriété. Mais le kirax empoisonnait toujours mon sang et nous reliait d’une manière qui m’angoissait de plus en plus. Je savais qu’il pouvait deviner mon âme. Les hurlements du vent me le rappelaient, et le cri silencieux de mes poumons aussi. Dans les paysages désolés que nous traversâmes pendant de longs jours, il m’envoya des illusions pour m’embrouiller et me soumettre. Souvent, je me voyais enchaîné à un rocher et torturé par le feu et le fer ; d’autres fois, le sol gelé au-dessous de moi s’ouvrait brusquement et je me trouvais précipité dans un abîme noir et sans fond.

Mais l’illusion la plus difficile à supporter était celle dans laquelle je retrouvais la Pierre de Lumière et l’utilisais pour guérir les terres torturées d’Ea. Le plaisir imaginaire que me procurait le simple toucher de cette coupe en or me submergeait presque. Il m’entraînait sur la voie de la convoitise et de l’orgueil et m’amenait à désirer la Pierre de Lumière pour moi seul et même jusqu’à refuser qu’un autre la contemple. Ce désir de la lumière dorée que Morjin suscitait en moi était si fort que je me fabriquais mes propres illusions. Dans la blancheur éblouissante des neiges de Sakai, dans l’éclat aveuglant du soleil sur les glaciers, je me mis à voir la Pierre de Lumière partout : sur les saillies rocheuses, plongée dans les amas de neige gelée et même en train de flotter dans l’espace. Ce fut là, dans le cadre aveuglant des Montagnes Blanches que j’entamai mon combat le plus acharné pour ma santé mentale et mon âme.

Mes amis, bien sûr, m’étaient d’un grand secours, surtout Atara. Mais ils avaient leur propre bataille à livrer. Car finalement, chacun doit s’aventurer seul dans les terres lointaines, désolées et glacées du désespoir pour affronter ses démons. Cependant, je disposais d’une arme puissante. Le silustria d’Alkaladur, tel un miroir parfait, renvoyait ses illusions à Morjin et me protégeait de ses horribles yeux dorés et de la majeure partie de sa haine. En outre, plus je m’habituais à lui, plus il m’aidait à pourfendre toutes les illusions pour voir la réalité telle qu’elle était. Tout mon être commençait à s’ouvrir au sacré et à la vérité : dans les paysages austères et recouverts de neige des Montagnes Blanches, dans le scintillement des étoiles au-dessus d’elles, mais aussi à l’intérieur de moi. Car c’était là que brillait l’épée lumineuse de mon âme. Je vis qu’il était possible de la faire étinceler encore plus que le silustria. Et avec chaque tâche de rouille que j’enlevais, je me lavais de l’orgueil et de la peur et je sentais cette épée rayonner plus intensément et me guider vers mon destin.

Une nuit, juste après les ides de ioj, nous montâmes notre camp au pied d’un glacier. Maram fit du feu avec le bois qui restait. Ymiru s’était assis et taillait un énorme morceau de glace qu’il tenait entre ses jambes. Terriblement concentré, il travaillait vite, paraissant s’efforcer de représenter quelque chose de parfait qu’il rêvait de créer. Il ne voulut pas nous dire de quoi il s’agissait. Plongé dans un de ses accès de tristesse, il ne parlait pas ; il refusa même l’infusion que maître Juwain avait faite pour lui. Je me disais que c’était un homme qui s’accrochait à ses sombres pensées de peur de perdre, en même temps que les démons de sa mélancolie, les anges de ses instants de bonheur.

« Qu’est-ce que vous sculptez-là ? demanda Maram en se glissant près de lui. On dirait la mère de Val. »

À mon avis, cela ressemblait plutôt à la grande sculpture de la reine des Galadins que j’avais vue en passant sous la Porte d’Ashtoreth lors de notre entrée dans Tria.

Mais Ymiru ne lui répondit pas. Il se contenta de poser son œuvre dans la neige et de prendre un tison dans le feu qu’il plaça au-dessus de sa sculpture de façon à faire fondre la glace à la surface. Puis il sortit sa gelstei violette et la mit devant le visage représenté.

« Qu’est-ce que vous faites ? » lui demanda Maram.

Aucun de nous ne le savait. Mais comme nous étions tous curieux, nous nous approchâmes pour voir.

C’est alors qu’en voyant la lumière des étoiles se reflétant sur la lame de mon épée dégainée, une idée me traversa soudain l’esprit. Je dis : « Il essaie de transformer son œuvre en pierre.

— Transformer la glace en pierre ? s’exclama Maram. Impossible ! »

Ymiru leva alors la tête de son travail et me fixa, abasourdi. « Comment avez-vous su ? » dit-il.

Comment, en effet, me demandai-je. Je baissai les yeux sur la lame de mon épée où scintillaient les étoiles. C’était la gelstei d’argent qui me permettait de comprendre les choses à partir de l’indice le plus mince.

« Ça être impossible de transformer la glace en pierre, ça être vrai, dit Ymiru. Mais transformer de Veau en pierre, ça être l’un des pouvoirs de la lilastei.

— Mais comment ? » demanda Maram.

Ymiru passa son doigt sur la surface ruisselante de la sculpture. « Quand l’eau devient froide, elle tend à se transformer en glace. Ça être sa cristallisation naturelle. Mais il en existe une autre qui donne une pierre transparente appelée shatar. Et il s’agit bien d’une pierre : aussi dur que le quartz, le shatar ne fond jamais. »

Comme il rangeait sa pierre violette, Maram lui demanda : « Que faites-vous ? Vous ne voulez pas nous montrer ce fameux shatar ?

— Non, répondit Ymiru. Je ne sais pas utiliser la lilastei pour amener l’eau à geler sous cette forme. Je n’ai pas ce pouvoir.

— Pas encore, peut-être. »

Ymiru ne dit rien. Il fixait le visage humide de sa sculpture qui gelait dans le vent comme celui d’un amant éconduit.

« Mais qu’est-ce que les lilastei peuvent faire d’autre ? demanda Maram. Vous nous avez raconté si peu de choses sur elles, et sur votre peuple. »

Le silence dans lequel Ymiru s’abîma alors semblait plus vaste que toutes les montagnes du Nagarshath. Il regardait vers l’est, dans la direction qu’indiquait la pointe de mon épée étincelante.

« Les lilastei, dis-je, suffoqué par les images qui m’envahissaient l’esprit, peuvent façonner la roche tout comme les pierres de feu peuvent la carboniser. C’est ainsi que les Ymanirs ont bâti Argattha. »

Tandis que Kane, abasourdi, écarquillait les yeux, tous se tournèrent vers moi, étonnés. Et Ymiru s’écria avec colère : « Qui vous a dit ça ? »

La lame étincelante d’Alkaladur s’animait presque à la lumière des étoiles. « C’est vrai, n’est-ce pas, Ymiru ? » lui répondis-je.

Ymiru retomba soudain en arrière et sa large poitrine se dégonfla comme un soufflet vidé de son air. Il soupira : « Oui, ça être vrai.

— Mais comment ? demanda Maram. Comment est-ce possible ? »

Ymiru frotta un moment son nez cassé et poussa un autre soupir. « Comment ? Comment, demandez-vous ? Voyez-vous, il y eut une époque où les Ymanirs pensaient que Morjin était leur ami. »

L’histoire qu’il nous raconta alors était bien triste. Longtemps, longtemps auparavant, lors de la première ascension de Morjin à la fin de l’Âge des Épées, celui-ci s’était rendu à Sakai pour gagner les Ymanirs à sa cause. À cette époque, ses actes atroces étaient pratiquement inconnus. Morjin était beau et parlait bien. Il flatta les anciens Ymanirs et leur apporta des présents : des diamants, de l’or et, surtout, la gelstei violette.

« Ce fut la Bête en personne qui nous donna la première lilastei et nous apprit à l’utiliser. Ce fut elle qui suggéra de chercher l’or véritable sous le Skartaru afin de s’en servir pour fabriquer une nouvelle Pierre de Lumière. »

À cette fin, Morjin avait fait venir ses Prêtres Rouges à Sakai pour enseigner aux Ymanirs et les aider à creuser sous le Skartaru ce qui deviendrait la ville appelée Argattha. Quand Morjin s’en alla conquérir l’Alonie, pour être finalement défait à la bataille de Sarburn, les prêtres restèrent en tant que conseillers. Ce furent eux qui contaminèrent l’esprit des anciens Ymanirs et les amenèrent à croire de terribles mensonges : selon eux, Morjin souhaitait réunir Ea sous une bannière unique dans le seul but d’apporter la paix à ses terres dévastées ; sa chute avait été provoquée par la trahison et par la malveillance de ses ennemis. C’est ainsi que pendant tout l’Âge de la Loi, alors que Morjin était prisonnier sur Damoom, les ancêtres d’Ymiru avaient travaillé dur et longtemps pour préparer Argattha pour son retour.

« Nous avons construit une ville digne d’un roi, continua Ymiru. Argattha était un endroit immense et magnifique, comme nous le verrons peut-être. »

Maram qui sirotait une chope de kalvaas en écoutant Ymiru, dit alors : « Je me fiche pas mal de ce que nous y verrons. Tout ce que je veux, c’est en revenir.

— Racontez-nous ce qui s’est passé au retour du Seigneur des Mensonges, demanda Kane en fixant Ymiru de ses yeux sombres.

— Ça être très simple, reprit tristement Ymiru. Simple, mais terrible : lors de la seconde visite de Morjin à Argattha, nous découvrîmes que le Seigneur de Lumière, comme il se faisait appeler, était en fait le Seigneur des Mensonges. Il avait rapporté la Pierre de Lumière mais il nous obligeait quand même à creuser sous le Skartaru. Il l’utilisait pour essayer de nous plier à sa volonté et nous transformer en esclaves. Mais personne ne peut dominer les Ymanirs, pas même d’autres Ymanirs. Ça être de cette époque que date la guerre contre la Bête qui dure encore aujourd’hui. »

Quand il eut fini de parler, Atara resta là à écouter le vent, le regard plongé dans son cristal blanc. Maître Juwain serra son vieux livre entre ses mains et regarda Liljana qui avait sorti sa baleine bleue. Kane, accroupi près d’Ymiru comme un tigre prêt à bondir, grogna : « Maudits yeux d’or ! »

Maram était presque soûl, mais encore assez lucide pour comprendre qu’en ce qui nous concernait, il y avait peut-être quelque chose de positif dans l’histoire tragique d’Ymiru. « Si c’est votre peuple qui a construit Argattha, dit-il, vous avez dû conserver un plan de ses rues ?

— Non, répondit Ymiru, ils ont tous été détruits pendant les guerres.

— Ah, quel dommage ! J’ai espéré un instant qu’il existait peut-être un moyen de pénétrer dans la ville autrement que par l’une de ses portes. »

Pendant au moins une centaine de milles, nous nous étions demandé comment entrer dans Argattha et comment trouver la salle du trône de Morjin. En fait, nous en savions à peine plus que le commun des mortels sur la ville : Argattha avait été construite dans la Montagne Noire, sur sept niveaux. Le palais de Morjin et la salle du trône occupaient le niveau supérieur. Cinq portes, portant par dérision le nom de celles de Tria, ouvraient sur ses rues. On disait que chacune d’entre elles était gardée par des chiens féroces et par une compagnie d’hommes de Morjin. Et peut-être, comme l’avait laissé entendre Kane, par les Gris télépathes.

« Il y a une autre entrée dans Argattha, dit Ymiru. Un passage sombre, un passage ancien. »

Nous le regardâmes tous en attendant la suite.

« Une fois de retour à Argattha avec la Pierre de Lumière, expliqua-t-il, Morjin craignait que ses ennemis ne donnent assaut à la montagne et ne le piègent à l’intérieur. Mon peuple a donc creusé à son intention des tunnels d’évasion. Des tunnels secrets que nous avons tous oubliés, sauf un.

— Et vous savez où il est ? demanda Maram.

— Non, je ne sais pas, répondit Ymiru, à la grande déception de mon ami. Mais je sais où on peut peut-être le trouver. »

Le visage de Maram retrouva immédiatement sa gaieté. Ymiru sortit sa carte et la tourna vers l’est. Cela faisait quelques jours que nous l’utilisions pour déterminer notre itinéraire par rapport à la montagne la plus élevée, représentée sur l’argile à la limite est de la carte. Il s’agissait du Skartaru dont la forme était connue dans tout Ea : vus de l’est, de l’autre côté du Wendrush, ses pics jumeaux s’enfonçaient comme des sommets de pyramide dans le ciel. Et maintenant, informés par Ymiru de l’existence d’un passage secret dans cette montagne terrifiante, nous examinions sa reproduction sur la carte qu’il tenait dans son énorme main recouverte de fourrure.

« Je ne vois rien, dit Maram en scrutant l’argile vivante dans la lumière tremblotante du feu.

— Non, l’échelle est beaucoup trop petite, répondit Ymiru. La carte ne montre que les éléments les plus importants de la montagne.

— Alors, comment espérez-vous trouver ce tunnel ?

— Grâce à un poème. Des mots qui ont survécu au papier et à l’argile.

— Et que dit-il ? »

Ymiru s’éclaircit la voix et récita six vers anciens :

« Sous les murs verglacés du Diamant, Là où jamais ne brillent les rayons du soleil ; À côté du genou noueux de l’Ogre : La grotte qui mène à la liberté. La roche marquée par le minerai de fer Indique le chemin de la porte de Morjin. »

Nous restâmes assis là à écouter le vent qui hurlait dans les imposantes montagnes autour de nous. Il semblait apporter les murmures des rochers glacés et des échos vieux de dix mille ans.

« Bon, dit Kane en montrant du doigt la carte d’Ymiru, le diamant dont parle le poème doit être la face nord du Skartaru. »

Je vis que la face nord de la Montagne Noire avait effectivement la forme d’un diamant debout de trois milles de haut, flanqué de chaque côté de contreforts paraissant lui permettre de se tenir droit.

« C’est confirmé par le vers suivant, ajouta maître Juwain.

— Et l’Ogre, alors ? demanda Liljana en contemplant l’argile sombre de la carte. Je ne vois rien qui y ressemble au-dessous la face nord.

— Non, l’échelle est trop petite, dit Ymiru. Nous pouvons en déduire que la formation rocheuse de l’Ogre est plutôt petite par rapport au reste de la montagne. Nous ne trouverons pas la grotte avant d’être vraiment au-dessous.

— On ne trouvera rien, dit Kane, si le poème ne dit pas la vérité.

— Je crois qu’il dit la vérité », répliqua Ymiru.

Maram prit une nouvelle gorgée de kalvaas avant de lui demander : « Cette histoire de poème, euh… de tunnels d’évasion et même d’Argattha qui auraient été construits par votre peuple, pourquoi ne nous avez-vous pas raconté tout ça plus tôt ?

— Je ne voulais pas vous donner de faux espoirs. »

Assis sous les étoiles de la brillante constellation de la Chouette, je contemplais leur reflet sur la lame argentée de mon épée. Levant les yeux, je demandai : « Est-ce la seule raison, Ymiru ? »

Son regard était dirigé vers moi mais il ne semblait pas me voir son grand cœur résonnait comme un tambour.

« Les anciens Ymanirs, lui dis-je, cherchaient l’or véritable sous le Skartaru, mais ils cherchaient également autre chose, n’est-ce pas ?

— Oui, admit-il finalement, alors que nous avions tous les yeux braqués sur lui. Voyez-vous, sous les Montagnes Blanches, les courants telluriques sont très forts, plus forts que partout ailleurs sur Ea. Et ils communiquent avec les courants d’autres mondes. »

Les yeux noirs de Kane paraissaient flamber dans la lumière du feu et fixaient Ymiru comme des charbons ardents. Je me rappelai qu’il nous avait raconté que les courants telluriques de tous les mondes étaient reliés.

« Mes ancêtres croyaient que s’ils parvenaient à atteindre les courants sous Skartaru, ils pourraient ouvrir la porte vers d’autres mondes. Les mondes des Galadins. Ils ont construit Argattha pour les accueillir sur Ea.

— Et qui avait laissé entendre aux anciens Ymanirs que ces portes pouvaient être ouvertes ? demandai-je à Ymiru.

— Morjin. »

Si mon épée avait été brisée en mille morceaux à ce moment-là, j’aurais été capable de la voir en entier dans un seul de ses éclats lumineux. Cherchant les yeux d’Ymiru dans l’obscurité, je lui dis : « La recherche de l’or véritable n’a jamais été le vrai but de Morjin, n’est-ce pas ?

— Non », murmura Ymiru. Dans le vent qui nous transperçait de ses lames glaciales, nous attendîmes qu’il en dise un peu plus. Baissant les yeux sur sa carte, il poursuivit : « Morjin voulait ouvrir une porte vers le monde des Ténèbres où le Baaloch, Angra Mainyu, est emprisonné. Et nous pensons qu’il a bien failli y parvenir. »

Le puits de haine qui s’ouvrit alors en Kane était si profond et si sombre que j’avais du mal à supporter sa présence.

Il sait, pensai-je. Je ne sais pas comment, mais il sait.

« Et à votre avis, qu’est-ce qui a empêché Morjin d’ouvrir cette porte ? grogna Kane à l’intention d’Ymiru.

— Kalkamesh, répondit Ymiru. Et Sartan Odinan. Quand ils ont pris la Pierre de Lumière dans le cachot où elle était enfermée, ils ont emporté la plus grande chance de Morjin de délivrer le Baaloch.

— Comment ça ? demanda maître Juwain.

— Parce que si la Pierre de Lumière est bien liée aux galastei et à toutes les choses de pouvoir, elle est surtout en relation avec les courants telluriques. Avec elle, Morjin aurait probablement été capable de voir exactement l’endroit sous le Skartaru où il devait envoyer ses esclaves creuser la terre. »

Pendant tout ce temps, Atara avait gardé le regard fixé sur sa boule de cristal sans rien dire et Liljana était restée presque aussi silencieuse. Jouant avec sa gelstei bleue, elle se tourna alors vers Ymiru : « Quand j’étais au pied de l’Alumit, au moment où ses couleurs se sont modifiées, j’ai cru entendre les voix des Galadins. Elles s’adressaient à moi, et à tout le monde aussi. Elles nous mettaient en garde contre Angra Mainyu, je crois. Cette mise en garde est mentionnée dans une grande prophétie. »

Atara leva enfin les yeux de sa boule étincelante pour les poser sur Ymiru en attendant sa réponse.

« Oui, dit-il, il y a une grande prophétie. Une vieille prophétie datant de plusieurs âges. Les Anciens la connaissent. Ils ont entendu les Galadins en parler. »

Et il nous raconta ce que les grands-pères et les grands-mères des Urdahirs avaient saisi dans les voix immatérielles qui jaillissaient de la couleur singulière de l’Alumit. Il dit que des âges auparavant, quand le Peuple des Étoiles avait découvert Ea, leur plus grande prophétesse, Midori Hastar, avait prédit deux destinées à ce monde totalement nouveau : soit il donnerait naissance au Maîtreya cosmique qui mènerait tous les mondes de l’univers vers une glorieuse destinée, soit il sombrerait dans l’obscurité la plus noire et accoucherait d’un ange des ténèbres qui libérerait le Baaloch, répandant une vague de malheur dans tout l’univers et conduisant peut-être à sa destruction.

« En envoyant la Pierre de Lumière sur Ea, les Galadins ont pris un grand risque, dit Ymiru. Et les dés qu’ils ont lancés il y a six âges roulent encore. »

Je sentais mon cœur battre à l’unisson avec celui d’Ymiru et avec le pouls plus profond de la terre. Mon épée étincelait dans ma main et les étoiles lointaines m’appelaient. Je voyais dans leurs lumières scintillantes un grand dessein attendant depuis longtemps d’être exécuté. Je devinais qu’un grand événement se préparait depuis un nombre incalculable d’années, un événement mis en branle des âges et des âges auparavant avec la force d’univers tout entiers tourbillonnant dans l’espace. Je sus alors que mes amis et moi devrions affronter Morjin à Argattha. Car c’était une autre des vertus de la gelstei d’argent que de me laisser voir comment mon sort était lié à celui plus grand du monde et de tout l’univers.

« Vous auriez dû nous le dire, dit Atara à Ymiru. Vous auriez dû nous le dire avant.

— Je suis désolé. J’aurais dû. Mais je ne voulais pas anéantir vos espoirs. »

Le kalvaas était fort et Maram était ivre maintenant. Mais pas assez à son goût. Il prit une nouvelle gorgée, rota et soupira : « Ah, dire que nous avons fait tout ce voyage pour rien !

— Que voulez-vous dire, petit homme ?

— Eh bien, à la lumière de ce que vous nous avez raconté, il est évident qu’il serait beaucoup trop risqué d’entrer dans Argattha. Vous le comprenez certainement. Si par hasard nous trouvions la Pierre de Lumière et si Morjin nous découvrait, eh bien… ah, je ne veux même pas y penser.

— Moi, je ne comprends pas, dit Atara en serrant sa gelstei blanche dans sa main. Cela fait des milles que nous savons que nous prenons un grand risque. »

Maître Juwain, d’accord avec elle, hocha sa tête pleine de bosses. S’adressant à Maram et à nous tous, il déclara : « Dans leur sagesse, les Galadins ont envoyé la Pierre de Lumière sur Ea en espérant que tout se passerait au mieux. Nous devons nous aussi espérer.

— Oui, nous le devons, ajouta Liljana. Ce n’est pas à nous de calculer ce risque avec précision. Tout ce que nous devons faire, c’est le prendre. »

Maram but une autre gorgée d’alcool. Il me regarda et demanda : « Est-ce que cela veut dire que nous allons toujours à Argattha ?

— Ha ! s’exclama Kane, en lui donnant une claque dans le dos. C’est exactement ce que ça veut dire !

— C’est vrai, Val ?

— Oui, c’est vrai. »

À l’exception d’Ymiru, qui insista pour rester réveillé et prendre le premier tour de garde, nous rejoignîmes nos fourrures. Mais je fus incapable de dormir. Les sujets évoqués ce soir-là étaient graves. Loin au-dessous du sommet pointu du Skartaru, dans les entrailles de la terre, Morjin travaillait d’arrache-pied à libérer le Seigneur des Ténèbres de sa prison dans le monde de Damoom. Maintenant, nous devions nous efforcer de trouver la porte d’entrée dans Argattha. Et les Galadins eux-mêmes ignoraient ce que nous allions trouver de l’autre côté.