15

L’ouverture sur l’escalier se révéla assez étroite. Je compris que le corps du dragon n’aurait jamais pu s’y frayer un chemin. Daj nous informa qu’il existait un passage beaucoup plus large entre le premier et le deuxième étage : une grande route qui s’enroulait dans les couches de roche jusqu’au niveau supérieur fermé par une énorme grille en fer pour empêcher le dragon de s’échapper vers les parties habitées d’Argattha.

C’est vers ces parties que nous nous dirigions enfin, avec beaucoup de prudence. Comme pour monter dans une tour de château, nous grimpâmes un escalier tournant de cinq cents pieds. Dans ce tube de roche en spirale, uniquement éclairé par les lumières émanant de mon épée et de Flick, il faisait froid et sombre. Daj expliqua que peu de gens utilisaient ces marches. Les Prêtres Rouges les descendaient parfois, une torche à la main, en portant une offrande récalcitrante pour le dragon, mais personne d’autre n’aurait osé s’aventurer dans son domaine. De la même manière, personne ne s’attendait à voir surgir quelqu’un au deuxième niveau par cet escalier. Les marches aboutissaient à un couloir désert menant à une rue calme du quartier ouest de la ville. Quand nous débouchâmes dedans, il n’y avait personne. Le long de ce tunnel de pierre, les portes des logements étaient fermées. Je me demandai si c’était la nuit. Entre les méandres du labyrinthe et notre combat avec le dragon, nous avions complètement perdu le fil du temps.

« C’est la nuit, affirma Kane tandis que nous nous dirigions vers le bruit provenant d’une rue plus large devant nous. Dans cette cité maudite, c’est toujours la nuit. »

Daj ne nous était pas d’un grand secours. Quelques jours plus tôt, il avait grimpé ces marches comme nous venions de le faire mais s’était fait prendre tout près de là.

« Les espions de Morjin ont vu la marque, dit-il, et ils m’ont attrapé. »

Pour cacher cette marque odieuse tatouée sur son front, maître Juwain lui avait entouré la tête d’un morceau de tissu. D’après Kane, cela ressemblait un peu aux kaftafs que portaient les hommes des tribus du Désert Rouge.

Je me demandai avec crainte si le déguisement de Daj serait vraiment efficace. Ymiru aussi m’inquiétait. C’était déjà suffisamment ennuyeux qu’il soit obligé de se déplacer habillé en Saryak, son bras manquant ne risquait-il pas de lui attirer davantage de regards encore ?

Sur ce dernier point, nous n’avions pas grand-chose à craindre. Nous atteignîmes rapidement une rue très fréquentée et je découvris qu’il y avait énormément de vétérans des guerres de conquête de Morjin. Parmi ceux qui ne portaient pas sa livrée, généralement des invalides et des vieillards, nombreux étaient ceux qui présentaient des marques de leur service dans les contrées lointaines : ils avaient des cicatrices sur le visage et sur les bras – à condition toutefois de ne pas avoir eu les membres tranchés à coups de hache longtemps auparavant. D’autres gens – forgerons, potiers, maçons, charpentiers, boulangers, et en particulier esclaves tatoués – portaient les traces du mécontentement de Morjin. Comme nous l’expliqua Daj, le Dragon Rouge avait pris l’habitude de punir les délits, même les plus petits, par la mutilation. En avançant dans la foule derrière des charrettes chargées de minerai de fer, de foin, de barils d’eau et d’autres provisions, nous croisâmes des hommes et des femmes au visage marqué au fer, aux oreilles entaillées et aux yeux arrachés. Les voleurs qui n’avaient pas été offerts au dragon n’avaient plus de mains pour piller les bourses des autres. Dans aucune autre ville je n’avais vu autant de malheureux balafrés, brûlés et torturés. Ymiru ne risquait pas d’attirer l’attention avec son bras coupé.

Je fus aussi rassuré de rencontrer quelques Saryaks pressés. Comme Ymiru, ces hommes immenses étaient vêtus d’une robe noire à capuche qui dissimulait leur visage. Ils étaient armés de masses et de sabres ; ils servaient Morjin de leur plein gré, en échange d’une solde, comme les autres mercenaires dont l’aspect et le costume laissaient penser qu’ils venaient de Sunguru et d’Uskudar – et même de Surrapam, de Délu et d’Alonie. De nombreux guerriers Sarni, revêtus d’une armure de cuir comme Atara, sillonnaient la ville avec assurance, montés sur leurs petits chevaux des steppes. Kane dit qu’ils appartenaient aux tribus des Zayaks, des Marituks et des Urtuks de l’ouest dont on racontait qu’elles avaient toutes fait alliance avec Sakai. Nous croisâmes également un groupe de Bleus avec leurs haches de guerre et des troupes marchant au pas, originaires d’Hespéruk, de Karabuk et de Galda que les Prêtres de Morjin avaient totalement soumis en son nom. Apparemment, le Dragon Rouge était en train de réunir sous sa bannière une armée énorme qu’il abritait dans cette ville sombre et imprenable. Si des habitants d’Argattha regardaient vers nous, j’espérais qu’ils ne verraient en nous que quelques guerriers de plus venus vendre leurs services.

Daj nous expliqua que les différents niveaux de la ville étaient généralement consacrés à diverses activités. Ainsi, au septième niveau se trouvaient le palais et la salle du trône de Morjin, une grande partie des temples d’Argattha et de nombreux autres bâtiments destinés aux cérémonies et aux affaires d’Etat. C’était là que vivaient les Prêtres Rouges et les nobles tandis que les grands artistes comme les peintres et les sculpteurs avaient leur atelier au sixième ; les tisserands, les fabricants de drap et les teinturiers occupaient le cinquième et ainsi de suite jusqu’au deuxième niveau, le plus vaste de la ville, où étaient cantonnées les armées de Morjin dans des baraquements exigus et sombres et où forgerons et armuriers préparaient la guerre.

Tout autour de nous, on apercevait les signes du cataclysme qui s’annonçait. Des charrettes, débordantes de boyaux et de cornes destinés aux échoppes des fabricants d’arcs, nous dépassaient tandis que d’autres, venant en sens inverse, étaient chargées de faisceaux de flèches. Les murs des abattoirs, où l’on faisait provision de porc pour les longues campagnes, tremblaient sous les cris des cochons qu’on égorgeait. Leur sang coulait dans les caniveaux et allait nourrir les rats qui couraient dans tous les sens et les nuées de mouches qui infestaient Argattha.

Le martèlement incessant du fer résonnait dans les ateliers où des forgerons frappaient le métal chauffé à blanc pour façonner des pointes de lance, des épées, des masses, des pointes de flèche, des heaumes, des boucliers et des armures. Des nombreuses forges s’élevaient des volutes de fumée épaisse qui envahissaient les rues. Les multiples puits ouverts comme des cheminées au-dessus des ateliers et des couloirs humides n’étaient pas suffisants pour débarrasser la ville de ses émanations et de ses odeurs pestilentielles. Ce mélange fétide de fumée, de sang en putréfaction et de peur était l’odeur d’Argattha, et je craignais qu’elle n’imprègne non seulement mes vêtements et mes cheveux mais aussi mon âme.

Et ceux qui étaient obligés ou avaient choisi de vivre dans ce terrible endroit devaient se sentir encore plus agressés. Les mercenaires couraient comme des rats dans les rues sales. Les commerçants menaient une vie de taupe entre de petites échoppes qui n’étaient rien d’autre que des puits et des logements creusés dans la pierre qui étaient encore pires. Accompagnés par des claquements de fouet, des esclaves perçaient de nouveaux passages dans la roche solide et formaient de longues files pour transporter les rochers et autres débris à l’extérieur des tunnels d’Argattha. Ils me faisaient plus penser à des fourmis qu’à des hommes. Ce n’était pas ainsi que devaient vivre les hommes et les femmes, pensai-je. Nous étions des êtres nobles venus de loin pour faire un monde meilleur. Ce qu’il nous fallait, c’étaient des roses et la lumière des étoiles ; c’était déborder d’espoir comme les eaux en crue du Poru ; c’étaient de grandes villes s’élançant vers le ciel comme Alundil et des bois comme la forêt magique des Lokilani. Mon père m’avait dit un jour que toutes les pensées et tous les actes d’un vrai roi devaient viser à réaliser les rêves de son peuple. Finalement, c’était lui qui devenait son serviteur. Morjin, lui, avait plié la volonté de ses sujets au service de ses noirs desseins. C’était un peuple tordu dont le corps portait les stigmates du malheur et dont l’âme s’était ratatinée.

Je me dis que si je ne mettais pas la main sur la Pierre de Lumière et si je n’échappais pas à cette ville rapidement, les souffrances de ces milliers d’hommes, de femmes et d’enfants torturés me rendraient fou. Cependant, apparemment, la fuite était proche. Après avoir arrêté une vieille femme brisée pour lui demander notre chemin, nous aboutîmes sur l’un des boulevards de ce niveau. Cette grande percée dans le basalte de la montagne, éclairée par des lampes à huile et bordée de magasins, allait de la Porte de Gashur sur la face est du Skartaru à la Porte de Vodya à l’ouest. Elle croisait un boulevard similaire qui reliait la Porte de Lokir à la Porte du Zun depuis longtemps fermée. Gashur, Lokir, Vodya et Zun – quatre des grands Galadins qui avaient rejoint la rébellion d’Angra Mainyu contre l’armée des anges et avaient été emprisonnés avec lui dans le monde de Damoom. Leurs noms nous rappelaient pourquoi nous étions venus à Argattha et pourquoi nous ne pouvions nous enfuir simplement par les portes de la ville.

Nous prîmes la direction du nord-est, vers la Porte de Zun, comme nous l’avait conseillé la vieille femme. Elle avait dit que le grand escalier central de la ville donnait sur le boulevard à seulement un quart de mille de là. Nous passâmes devant des boulangeries, des tavernes et des cantines creusées à même la roche. Les odeurs de pain chaud, de bière et de poulet rôti se mêlaient à la puanteur des eaux usées et du fumier que des fermiers traînaient hors de la ville dans des paniers en osier. Cela faisait longtemps que nous avions pris notre dernier repas mais nous ne pouvions nous résigner à nous arrêter pour manger. Cependant, comme le fit remarquer Maram, il fallait trouver quelque chose à boire. C’était Atara qui charriait notre eau et nous n’en avions pas la moindre goutte pour humecter nos gorges desséchées.

« J’ai soif », se plaignit Maram tandis que nous nous frayons un chemin dans la foule qui nous bousculait. Il avançait à côté de moi, suivi de Daj protégé par Kane et Liljana qui fermaient la marche. « Je n’aime pas trop l’idée de boire de l’eau dans cet endroit dégoûtant, mais je pense qu’il le faut. »

En dépit du temps qui nous pressait comme un gros rocher dévalant une montagne, nous décidâmes de nous glisser dans la boutique d’un marchand d’eau et de nous offrir quelques verres du précieux liquide. Mais après avoir bu notre content d’une eau à l’aspect graisseux et au vague goût de fer et de sang, nous découvrîmes que nous ne pouvions plus partir.

« Regardez », me dit Daj en montrant l’extérieur de la boutique. Je suivis la direction de son doigt et vis quelques hommes assis à une table devant la taverne voisine. « Je connais cet homme, c’est un espion de Morjin. »

L’homme qu’il désignait était grand et blond comme les Thalunes et vêtu d’une simple tunique et d’une cotte de mailles comme beaucoup de mercenaires. Il était assis face à la porte de la boutique du marchand d’eau. Ses yeux bleus et cruels balayaient la rue, probablement à la recherche d’un moyen de transformer une dénonciation en or. Impossible de passer près de lui sans être vus.

« Qu’est-ce qu’on fait ? me murmura Maram.

— On attend », chuchotai-je en réponse.

Et nous attendîmes. Nous commandâmes d’autres verres d’eau et les bûmes assis autour d’une table au fond de l’échoppe. Nous trouvâmes un jeu d’échecs et Kane et moi installâmes les pièces et commençâmes une partie sans grande conviction. Maram me reprocha d’avoir perdu mon cavalier pour tenter en vain de prévenir une attaque contre ma reine. Mais je n’avais pas l’esprit au jeu ; chaque fois qu’éclataient des rires et des insultes dans la taverne d’à côté, mon cœur se mettait à battre à tout rompre.

Il fallut presque une heure à l’espion et à ses amis pour finir leur bière et s’en aller. Craignant que l’homme ne rôde quelque part dans une rue voisine, nous attendîmes encore un quart d’heure avant de nous aventurer dehors à notre tour. Nous avançâmes d’un pas rapide dans la foule qui se pressait autour de nous, mais il resta invisible, et Maram en rendit grâce aux étoiles. Kane fit cependant remarquer que cela ne voulait rien dire puisque ce qui caractérisait l’espionnage, c’était justement d’observer les autres sans être vu.

Toutefois, la chance avait fini par nous sourire et nous atteignîmes l’escalier central sans autre incident. Ces grandes marches d’une centaine de pieds de large donnaient sur le boulevard exactement comme l’avait dit la vieille femme. Des flots de gens descendaient sur la gauche tandis que d’autres montaient en soufflant péniblement sur la droite. Nous attendîmes quelques instants au pied de l’escalier dans l’espoir d’apercevoir Atara, Ymiru et maître Juwain dans la multitude autour de nous. Mais s’ils avaient suivi notre plan, ils avaient sans doute atteint cet endroit avant nous et poursuivi leur chemin.

Aussi, après avoir jeté un dernier regard dans la rue, nous commençâmes à monter vers le septième niveau d’Argattha. Comme il y avait cinq étages de cinq cents pieds chacun à grimper, cela faisait une distance de presque un demi-mille à gravir au cœur de la montagne. Cela nous prit longtemps. L’escalier monta en direction de l’est jusqu’à un grand palier avant repartir vers l’ouest. Et l’ascension se poursuivit ainsi, avec un nombre incalculable de virages et une infinité de marches qui nous menèrent à travers la pierre noire jusqu’aux ouvertures des troisième, quatrième, cinquième et sixième étages. Quand nous débouchâmes enfin sur l’un des boulevards du septième niveau, Maram était pratiquement à bout de souffle et des gouttes de sueur coulaient de son épaisse barbe brune.

« Ah, enfin ! dit-il en haletant quand il atteignit l’immense avenue. Eh bien, ça n’a pas l’air si extraordinaire que ça. »

Et en effet, le boulevard ressemblait à tous les autres tunnels de cette ville anormale, en plus grand : gros boyau de section carrée, creusé dans la roche noire et éclairé par des lampes à huile malodorantes, il était percé de portes ouvrant sur des logements et des échoppes humides. Daj affirma que nous étions près de la salle du trône de Morjin. Cependant, nous n’apercevions ni riches bâtiments à coupole ni arches élancées car, en fait, le « palais » de Morjin n’était qu’une succession de trous à rats de plus dans une montagne grignotée par des milliers de cavités sombres du même genre.

« Le palais est par là », dit-il en montrant un mur de pierre plein sud.

À l’ouest du palais se trouvaient les grands Jardins : une immense salle où des plantes fleuries étaient baignées par la lumière des milliers de pierres rayonnantes des murs. À l’est du palais, il y avait un passage que Morjin était le seul à avoir le droit d’utiliser. Dépassant une série de marches privées menant aux niveaux inférieurs, il aboutissait après un mille et demi à une ouverture pratiquée dans la face est du Skartaru. Daj l’appelait le Porche de Morjin. C’était là que le Dragon Rouge aimait venir s’asseoir chaque matin pour assister au lever du soleil. C’était là aussi que très longtemps auparavant, sur la roche nue de la montagne, il avait cloué l’immortel Kalkamesh avant de le torturer pendant dix longues années.

« J’aimerais bien le voir ce porche, dit Maram en regardant autour de lui dans la pénombre de la rue. Je donnerais n’importe quoi pour sentir la vraie lumière sur mon visage.

— Ne dites pas de bêtises ! fit Kane sèchement. Vous n’êtes pas près de la revoir à moins que Morjin ne vous mette là-bas lui-même.

— Il pourrait bien nous y mettre tous, répondit Maram bravement. Ainsi peut-être qu’un jour les poètes nous célébreront et raconteront ce que nous avons essayé de faire ici. Qu’en penses-tu, Val ?

— Peut-être. Mais je serais bien plus heureux si Alphanderry était là pour chanter les étoiles. »

Le boulevard nous conduisit vers l’est sur un quart de mille jusqu’à un croisement avec une autre artère courant du nord au sud, droit vers la salle du trône de Morjin. Sur la grande place au carrefour de ces deux voies avait été érigée une fontaine. Des hommes et des femmes étaient assis tout autour sous les embruns d’un énorme jet d’eau rouge comme de la rouille qui semblait avoir été canalisée dans de vieux tuyaux en fer.

Nous nous assîmes près de cette mare écarlate pour attendre nos amis. Nous vîmes passer des charrettes pleines de soieries et de barriques de vin ; l’une d’elles, chargée de pierres rayonnantes qui me rappelèrent les crânes de la salle du dragon, se dirigeait visiblement vers l’extérieur d’Argattha pour permettre aux gelstei de se recharger à la lumière du soleil. Des centaines de gens en provenance des boulevards se déversaient comme des flots de chair vivante autour de la fontaine. Nombre d’entre eux portaient des robes rouges avec un dragon doré brodé dessus : les vêtements des Prêtres Kallimuns. Ces hommes, car c’étaient presque tous des hommes, marchaient à grands pas et arboraient un air confiant et dominateur comme si toutes les choses et tous les hommes autour d’eux leur appartenaient. Plusieurs nous jetèrent des regards soupçonneux. Il faut dire que nous formions un groupe suspect : trois hommes vêtus comme des mercenaires, une femme à l’allure altière et un enfant en haillons. Heureusement, pensai-je, que nous étions les seuls à voir Flick.

Au bout d’un moment, il devint évident que peu de mercenaires fréquentaient ce niveau de la ville – mais beaucoup de capitaines et de seigneurs des armées de Morjin. L’un d’eux, portant une tunique bleu acier et une épée à large lame à la ceinture, s’approcha de nous d’un air important et nous demanda notre nom. Seuls les médaillons que nous avions pris sur le corps des chevaliers nous évitèrent d’être arrêtés et enchaînés.

« On l’a échappé belle », dit Maram quand le capitaine se fut éloigné d’un air digne. Nous avions laissé entendre que nous étions des espions et que Morjin serait très mécontent s’il faisait obstacle à notre mission. « Vraiment ? »

Comme une mère, Liljana avait passé ses bras autour de Daj d’un geste protecteur. Mais dans son regard attentif, il y avait quelque chose de farouche et d’inflexible qui disait qu’elle n’était pas prête à faire le sacrifice de l’enfant ni de l’un de nous – y compris elle-même – pour récupérer la Pierre de Lumière.

« On ne peut pas attendre ici beaucoup plus longtemps », murmura-t-elle dans le crépitement de la fontaine.

Je balayai les boulevards du regard en espérant y apercevoir Atara et les autres.

« Nous avons pris du retard chez le marchand d’eau, fit remarquer Kane. Ils ont déjà dû passer. Et ils se dirigent peut-être déjà vers la salle du trône. »

Il désigna le boulevard en direction du sud. D’après Daj, il aboutissait au palais de Morjin à un peu plus d’un quart de mille de la fontaine.

« On devrait peut-être attendre quelques minutes de plus », dis-je. Je cherchais la longue chevelure blonde d’Atara parmi les femmes généralement plus foncées d’Argattha.

« On s’est mis d’accord pour ne pas attendre, me rappela Kane. Pendant que nous perdons notre temps ici, ils sont probablement en train de se demander comment entrer dans la salle du trône. Et ils vont probablement avoir besoin de nous pour neutraliser les gardes. »

À ce moment-là, Liljana tripota sa figurine bleue et Kane posa sa main sur le manche de sa dague.

Entrer par la ruse ou par la force dans la salle du trône gardée par les hommes de Morjin paraissait une entreprise désespérée. Même si la chance souriait souvent aux audacieux, j’hésitais à tenter cette attaque frontale. C’est alors que Daj nous surprit tous en annonçant : « Il y a une autre manière d’entrer dans la salle du trône. »

Et il nous expliqua que les trois portes de la salle qui ouvraient sur la ville à l’est, à l’ouest et au nord, étaient constamment gardées. Mais qu’à l’intérieur de la pièce, sur le mur ouest, débouchait un passage non gardé qui traversait le palais et menait directement aux appartements privés de Morjin.

« Ah bravo ! lui dit Maram. Et je suppose que tu connais une manière d’entrer dans les appartements du Dragon Rouge sans frapper à la porte ?

— Oui, répondit Daj, et notre surprise se transforma en incrédulité. Il existe un passage qui conduit des appartements de Morjin à la ville. »

Il expliqua alors que Morjin utilisait souvent ce passage pour quitter son palais sans se faire remarquer. Il aimait traîner dans la ville déguisé et se comporter comme son espion le plus fidèle pour découvrir les complots et les calomnies qu’on racontait sur lui.

« Mais pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ? lui demandai-je.

— Parce que j’avais peur, répondit-il en regardant Kane qui agrippait sa dague.

— Peur de quoi ?

— Peur que vous ne soyez venus tuer lord Morjin. »

Il continua en disant qu’une ancienne malédiction pesait sur quiconque oserait essayer de tuer le Dragon Rouge. C’est pour cela qu’il avait eu peur de nous conduire jusqu’à ses appartements privés.

« Mais pourquoi nous le dis-tu maintenant, alors ? lui demandai-je.

— Parce que maintenant, je m’en fiche. » Ses jeunes yeux sombres se remplirent soudain de haine comme ceux de Kane. « Je veux dire, de la malédiction. Parce que j’espère bien que vous le tuerez. Je ne dormirai plus tranquillement tant qu’il ne sera pas mort. »

La douleur qui l’habitait me transperça comme une lame chauffée à blanc. Je lui dis alors : « Mais nous ne sommes pas venus ici pour tuer. Nous ne sommes pas des assassins, Daj. »

Tandis que les yeux de Kane s’enflammaient comme des braises, je lui expliquai que nous voulions pénétrer dans la salle du trône de Morjin pour récupérer un objet qui avait été volé autrefois dans le palais du roi à Tria.

« De quoi s’agit-il alors ? D’un trésor ? demanda-t-il. Il y en a plein dans la salle du trône.

— Oui, d’un trésor », répondis-je. Puis je me murmurai à moi-même : Le plus beau trésor du monde.

Nous décidâmes que Daj nous mènerait jusqu’au passage secret débouchant dans les appartements de Morjin en passant par l’extérieur du palais. Mais nous devions d’abord inspecter les rues autour des portes de la salle du trône dans l’espoir d’apercevoir Atara et les autres à la recherche d’un moyen d’entrer. Nous pourrions alors nous joindre à eux et leur communiquer notre nouveau plan.

Cependant, quand nous arrivâmes dans la rue en face de la l’entrée nord, il y avait beaucoup de monde autour des éventaires de nourriture et des diseurs de bonne aventure, mais pas nos amis. La grande porte en fer, de vingt pieds de haut et autant de large, était gardée par quatre hommes de Morjin. Nous aurions pu tout simplement nous jeter sur eux et les tuer ; ensuite, il aurait été facile de pousser les portes et de nous précipiter dans la salle du trône pour commencer à chercher la Pierre de Lumière. Mais en supposant que nous achevions notre Quête en quelques minutes, l’alarme aurait été donnée et il faudrait se battre contre une centaine de gardes appelés à la hâte pour ressortir.

« Y a-t-il un moment où l’agitation de cette rue se calme un peu ? » demandai-je à Daj. J’observais les marchands de soie vantant leurs marchandises de leur charrette et d’autres vendeurs présentant des bracelets en or, des broches en argent et des bagues ornées de pierres précieuses.

« Oui, la nuit », répondit-il.

Maram marmonna en tirant sur sa barbe : « Mais comment sait-on qu’il fait nuit dans cette ville maudite ?

— Quand les crieurs viennent annoncer le couvre-feu.

— Bon, fit remarquer Kane, si nos amis l’ont appris, ils attendent peut-être que les rues se vident avec la nuit.

— Peut-être », dis-je en observant un vendeur voisin qui faisait rôtir un cochon de lait. Le jus dégoulinant crépitait et dégageait une fumée noire et grasse dans le vacarme de la rue.

« Finalement, suggéra Maram, on devrait peut-être attendre ici. Si on doit se glisser dans les appartements du Dragon Rouge, autant le faire pendant la nuit, quand il dormira.

— Mais il ne dort pas, dit Daj. Il reste debout toute la nuit à lire des livres. Ou à jouer tout seul aux échecs. Ou à… d’autres choses.

— Et pendant la journée ? » demandai-je en cherchant un rai de lumière descendant des puits d’aérage ouverts au-dessus de la rue.

— Pendant la journée, il peut se trouver n’importe où dans la ville. »

En entendant ces mots, je serrai plus fortement ma cape autour de moi. Je sentais le regard des gens dans la rue posé sur nous.

« N’importe où, sauf dans la salle du trône, dit Liljana.

— C’est vrai, répondit Daj en hochant la tête en direction de la porte en fer. Quand Morjin tient sa cour, les portes sont presque toujours ouvertes.

— Presque toujours ? » demanda Liljana.

Daj hocha la tête. « Oui. Parfois il donne des audiences… privées. »

Je sentis mon cœur battre la chamade et la sueur couler sous le rembourrage de mon armure. « C’est bon, dis-je, pendant que nous sommes là à discuter, il y a de fortes chances pour la salle du trône soit déserte. Et si nos amis n’ont pas été arrêtés, ils attendent probablement quelque part la tombée de la nuit pour se glisser à l’intérieur.

— Et s’ils ont été arrêtés ? » demanda Maram.

Je m’efforçai de ne pas regarder le fer brûlant qui traversait le cochon grésillant et d’ignorer le cri qui montait en moi. « Dans ce cas, il est d’autant plus urgent de trouver le passage secret dont a parlé Daj. Et si nos amis sont sains et saufs, nous les retrouverons sans doute devant l’une des portes cette nuit après avoir mené à bien notre Quête. »

Tout le monde fut d’accord pour tenter le passage secret tout de suite, avant d’être démasqués ou de perdre courage. Daj nous guida alors dans le quartier au nord-ouest du palais. Les rues y étaient étroites et tortueuses, semblables à des galeries qui auraient plongé une fourmi dans la perplexité. On y trouvait surtout des nobles qui vivaient entre les échoppes des boulangers, des négociants en vin et des autres commerçants indispensables à leurs besoins. Nous passâmes rapidement à côté d’eux, inquiets des regards qu’ils nous jetaient. Mais nous poursuivîmes notre chemin sans encombre jusqu’à une nouvelle place, beaucoup plus petite que celle de la Fontaine Rouge.

Là, sur une grosse croix en bois maculée de couches de sang séché, un homme à moitié nu avait été crucifié et exposé aux yeux de tous. Une foule s’était rassemblée pour assister à son agonie et nous nous joignîmes à eux un moment. Je n’arrivais pas à quitter la tête de cet homme des yeux. Elle était affaissée contre sa poitrine comme s’il guettait la dernière étincelle de son cœur sur le point de s’éteindre.

Presque contre mon gré, ma main se glissa sous ma cape et saisit la garde de mon épée. Kane m’agrippa alors le bras de ses doigts d’acier et secoua la tête. « Vous ne pouvez plus sauver personne, Val, me dit-il.

— Mais quel crime a-t-il commis ? » lui murmurai-je.

Autour de nous, personne ne semblait le savoir. Une vieille dame, probablement la femme de quelque grand seigneur, ramena ses vêtements en soie autour elle et dit à son serviteur que le condamné avait sûrement dû insulter Morjin.

« Venez maintenant, me dit Kane en me tirant par le bras. Vengeons-nous de Morjin en lui dérobant ce qu’il convoite par-dessus tout. »

Je hochai la tête et nous nous frayâmes un chemin hors de la foule. Daj nous guida dans une rue mal éclairée qui se dirigeait vers le nord et le grand escalier. Mais elle s’orienta bientôt à l’ouest, puis au sud. Après avoir parcouru une courte distance, Daj désigna une porte ouverte à côté d’une boucherie dans laquelle pendaient des poulets et des agneaux couverts de chiures de mouches. C’était une entrée différente des autres, encadrée de part et d’autre par des dragons rampants, sculptés dans la pierre, qui faisaient office de piliers. Elle donnait sur une petite pièce qui était l’un des innombrables sanctuaires d’Argattha. Nous découvrîmes qu’à l’intérieur il n’y avait pas grand-chose de plus qu’une simple pierre rayonnante accrochée au plafond bas. Cette lumière, expliqua Daj, symbolisait la Lumière de l’Unique. La signification de notre passage entre les piliers était simple : le chemin vers l’Unique passait par le Dragon.

« Les gens sont censés venir ici pour méditer », dit Daj. Debout au centre de la pièce déserte, nous contemplions sur le mur du fond une tapisserie représentant des Elijins et des Galadins. « Mais personne ne vient jamais.

— Pourquoi ? lui demanda Maram.

— Parce qu’on raconte que lord Morjin prend les plus fidèles pour ses sacrifices et qu’il les trouve dans les sanctuaires. »

Je me dis que ces histoires étaient un excellent moyen de s’assurer que les sanctuaires restent vides. Morjin pouvait ainsi les garder pour son usage personnel.

Pendant que Maram montait la garde près de l’entrée, nous allâmes jusqu’à la tapisserie et Liljana la souleva. Derrière se trouvait une porte difficilement décelable. Une fissure horizontale traversait la roche noire juste au-dessus du niveau de nos têtes et deux autres encadraient verticalement une grande plaque de basalte. Je pensais qu’il suffirait de la pousser pour la faire pivoter et pour ouvrir le passage secret.

Mais quand je posai la main dessus, ce fut comme appuyer sur un mur plein et la porte ne bougea pas. « Il faut connaître le mot de passe, expliqua alors Daj.

— Et je suppose que tu le connais, lui dit Kane.

— Oui. Il y a une porte semblable à celle-ci à l’autre bout du passage, dans les appartements de Morjin. Une fois, je me suis caché et je l’ai regardé faire. Puis je l’ai suivi ici.

— Tu es vraiment un garçon courageux, dis-je en hochant la tête devant son exploit.

— Oui, tu es un brave petit espion, ajouta Kane avec un sourire féroce. Bon, voyons si Morjin a gardé le même mot de passe. Qu’est-ce que c’est ?

— « Memoriar Damoorr » murmura doucement Daj. Je ne sais pas ce que ça veut dire.

— Ça veut dire, répondit Kane en traduisant l’ardik ancien, « Souviens-toi de Damoom.»

Se plaçant alors devant la porte, il prononça la phrase distinctement, plus fort cette fois. Et à l’intérieur du panneau de basalte, on entendit un déclic pareil au bruit d’une serrure qu’on ouvre.

Pendant que Maram traversait la pièce en toute hâte pour constater ce miracle, le sourire de Kane s’élargit. « À l’Âge de la Loi, de nombreuses serrures étaient fabriquées ainsi. Des pierres musicales, accordées sur un mot ou une voix, pivotaient en présence de ce son et actionnaient le mécanisme d’ouverture. »

Il posa ensuite sa main sur le bord de la porte et appuya dessus de tout son poids. La partie qu’il pressait s’enfonça lentement vers l’intérieur tandis que le côté gauche de la plaque ressortait dans la pièce. Derrière s’ouvrait un tunnel sombre.

« Bon », dit-il.

Il entra dans le couloir et Daj et moi le suivîmes. Mais quand arriva le tour de Maram, il hésita : « Ah, je n’aime pas du tout ça.

— Allez, viens, lui dis-je en me retournant vers lui. Qu’as-tu fait de ton courage ?

— Je me le demande, vieux. J’ai bien peur de ne plus en avoir du tout.

— Mais il en reste toujours un peu.

— Chez toi peut-être, mais pas chez moi. Après tout, je ne suis pas un Valari.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh bien, je veux dire que vous, les Valari, vous êtes courageux de naissance. Vous êtes nourris au courage comme d’autres le sont au lait.

— Tu te trompes, Maram », répondis-je en secouant la tête. Mon ventre se tordait comme si j’avais avalé un nid de serpents grouillants. « Le courage ne devient jamais une habitude. Et il est de plus en plus difficile à mobiliser. En ce moment, par exemple, j’ai beaucoup de mal…

— Toi ?

— Oui », fis-je en jetant un coup d’œil à Kane et à Liljana avant de plonger mon regard dans le sien. « Si je ne t’avais pas eu à mes côtés, je ne sais pas si j’aurais été capable de faire tout ça.

— Tu le penses vraiment ? »

Prenant sa main dans la mienne, je lui souris : « Tu veux bien faire ce dernier mille avec moi ? »

Après avoir longuement hésité, il hocha lentement la tête. Puis il soupira : « D’accord, je viens. Mais c’est la dernière fois. »

Et il s’engagea dans le tunnel suivi de Liljana qui avait disposé la tapisserie de manière à ce qu’elle retombe devant la porte quand nous l’aurions refermée. Les ténèbres nous avalèrent ; rendus aveugles par la nuit noire qui nous enveloppait, nous restâmes un moment immobiles. Puis je sortis mon épée. Daj contempla avec émerveillement sa lame lumineuse, mais il semblait trop effrayé pour demander par quel miracle elle produisait de la lumière. Il se contenta de dire : « La dernière fois que je suis venu ici, je n’avais qu’une bougie. Ça, c’est beaucoup mieux. »

Il se mit à avancer dans le tunnel et Maram, Liljana, Kane et moi lui emboîtâmes le pas. Apparemment, il n’y avait rien dans ce boyau de pierre, pas même des rats. Nous avancions en silence, mais le raclement de nos bottes résonnait sur la roche nue. Au bout de quelque temps, nous arrivâmes à un endroit où le tunnel en rejoignait un autre. Daj dit qu’il pensait qu’il menait à un autre sanctuaire, quelque part au septième niveau. À moins, ajouta-t-il, qu’il n’aboutisse au passage conduisant au Porche de Morjin, sur la face est du Skartaru. C’était de ce côté que se trouvaient l’escalier de Morjin descendant aux étages inférieurs et les tunnels secrets d’évasion toujours en service. « Tu connais ces tunnels ? lui demandai-je.

— Je sais qu’ils existent, mais je ne les ai jamais trouvés. » Nous parcourûmes encore deux cents mètres et croisâmes deux autres passages latéraux. Puis, après avoir tourné à gauche, vers l’est, notre tunnel s’acheva brutalement sur ce qui ressemblait à une paroi rocheuse.

« Il l’a condamné ! murmura Maram quand il fut devant le mur. Nous sommes coincés ! »

Approchant mon épée tout près du mur, je souris en apercevant les fissures qui y dessinaient les contours d’une porte – celle qui devait ouvrir sur les appartements privés de Morjin. Appuyant mon oreille contre la pierre froide, j’essayai de déceler des bruits en provenance de la pièce de l’autre côté.

« Qu’est-ce que tu entends ? chuchota Maram en se collant contre moi.

— Uniquement ta respiration dans mon oreille. Chut, maintenant ! »

Je continuai à guetter des murmures de voix, des claquements de bottes sur la pierre, des bruits de couverts sur une assiette – n’importe quels sons en fait. Mais la roche était aussi muette qu’un crâne. Le seul bruit que je perçus furent les battements de mon cœur tambourinant jusque dans mes oreilles.

« C’est bon, déclarai-je en me tournant vers Liljana et Kane. Tout le monde est prêt ? »

Comme Maram et moi, tous deux avaient tiré leur épée. Serrant plus fermement la garde d’Alkaladur, je me plaçai face à la paroi et dis : « Memoriar Damoom ! »

De l’intérieur de la roche qui constituait la porte nous parvint un déclic. En posant ma main sur le bord de la plaque, j’eus l’impression qu’elle ruisselait d’eau, mais je me rendis compte que ce n’était que ma sueur. Lentement, j’appuyai sur la porte. Elle s’ouvrit directement sur un morceau de toile et je compris qu’il s’agissait d’une autre tapisserie. Repoussant ses plis enveloppants, je débouchai dans une pièce bien éclairée.

« Voilà, dit Daj en me rejoignant. C’est la chambre de lord Morjin. »

Je le savais. Brusquement, une odeur douceâtre et écœurante d’encens et de pourriture me retourna l’estomac. Tandis que les autres sortaient de derrière la tapisserie et refermaient la porte, je jetai un coup d’œil à la grande chambre richement meublée. Des tapisseries compliquées, comme celle qui cachait la porte derrière nous, recouvraient complètement les quatre murs de la pièce et il ne restait pas un pouce de roche nue pour rappeler à Morjin qu’il avait choisi de vivre à l’intérieur d’une montagne. Nous étions adossés au mur ouest de la chambre. Sur notre gauche, le long du mur nord, il y avait une lourde porte en bronze décorée de roses et d’autres fleurs – la porte menant au reste du palais. En face de nous il y avait une autre porte de la même taille mais qui était ornée d’un grand arbre aux branches étalées sous un soleil de bronze. Daj dit qu’elle ouvrait sur le couloir conduisant à la salle du trône.

Avant de me diriger vers elle, j’enregistrai rapidement les autres caractéristiques de la pièce. Au-dessus du grand lit, le long du mur sud, était accroché un baldaquin bleu noir brodé de milliers de minuscules diamants. Ceux-ci reproduisaient le schéma des constellations. De chaque côté du lit, il y avait des coffres et des armoires dorées ; trois longs miroirs, encadrés d’or ouvragé étaient disposés sur les murs est, nord et ouest. Le plafond était un échiquier de carrés de bois blancs et noirs et le sol était recouvert d’un seul tapis décoré de silhouettes de guerriers à cheval, de lions ailés et de bêtes féroces. Comme la première fois, quand Morjin m’avait amené dans cette chambre par le biais du cauchemar et de l’illusion, je baissai les yeux et constatai que je me trouvais debout sur la tête d’un dragon crachant du feu.

« Regarde, Val ! me murmura Maram en me donnant un coup de coude. C’est une pierre du toucher ! »

Je me retournai et vis qu’il désignait un énorme bureau sur lequel étaient posés de nombreux livres ouverts. Il y avait également des gardiennes, des pierres de vœux, des os de dragon et autres gelstei ordinaires disposées comme si Morjin était en train de les étudier. Je reconnus trois précieuses billes musicales ainsi qu’une pierre du sommeil avec ses tourbillons de couleurs rappelant un peu les agates. Maram fit un pas vers le bureau, peut-être dans l’intention de toucher ou de prendre l’un de ces trésors. Mais je lui saisis le coude. « On n’a pas le temps », lui dis-je.

D’un mouvement vif, Kane s’empara de quelques pierres de sang qui brillaient d’une horrible couleur rouge et les empocha. Puis il pointa son épée vers une grande étagère à côté du bureau. « Bon, mais on a quand même le temps de faire ça. »

Sur l’étagère qui ressemblait un peu à un grill, je vis qu’il y avait six gros œufs qui faisaient trois fois la taille d’un œuf d’aigle. Avant que j’aie eu le temps de l’arrêter, Kane avait traversé la pièce et enfoncé son épée dans l’un des œufs, crevant la coquille parcheminée. Il recommença cinq fois et quand il eut fini, la lame de son épée dégoulinait d’une épaisse substance rouge orangé. C’est ainsi qu’il détruisit les œufs d’Angraboda, l’un des dragons que Morjin avait fait venir de Damoom.

« Mais il y avait sept œufs ! » chuchota Daj en traversant la pièce jusqu’à l’endroit où Kane contemplait d’un air rageur le tas de coquilles brisées et suintantes.

« Sept ? Tu es sûr ? »

Daj hocha la tête en balayant la pièce du regard et Kane en fit autant. Puis il alla à grands pas essuyer dédaigneusement son épée sur les couvertures en soie du lit de Morjin.

« Kane, on n’a pas le temps ! m’écriai-je en me dirigeant vers la porte ornée du grand arbre. Il faut y aller !

— Vous, vous y allez, répondit-il en parcourant la chambre des yeux. C’est une occasion inespérée.

— De détruire un œuf ?

— Oui, acquiesça-t-il en plantant son épée dans l’un des oreillers en plume du lit. Et de détruire Morjin. »

Il regarda la porte du mur nord qui menait au reste du palais, puis ses yeux farouches se posèrent sur la tapisserie qui dissimulait la porte par laquelle nous étions entrés dans la pièce. « Bon, déclara-t-il, je vais l’attendre ici. Et quand il arrivera, je le renverrai dans les étoiles. »

Liljana qui était plus calme que moi s’approcha de lui et mit sa main sur son bras droit. « Ça peut prendre plusieurs jours. Qu’est-ce qu’on est censés faire pendant que vous attendez pour commettre ce meurtre ?

— Achever votre Quête.

— Et si nous avons besoin de vous ?

— Vous n’aurez pas besoin de moi », aboya-t-il. Puis son regard féroce se posa sur elle. « Je sais que vous souhaitez sa mort presque autant que moi.

— Peut-être, répondit Liljana en détournant les yeux. Mais pas autant que ce que nous sommes venus chercher ici. »

Moi aussi, j’avais du mal à soutenir le regard de braise de Kane à ce moment-là. Mais je levai les yeux vers lui et lui dis simplement : « Je vous en prie. »

Je crus un instant qu’il allait se replier sur lui-même, vers cet océan brûlant de haine qui l’entraînait toujours plus loin dans l’enfer de son être. Mais un jour, près d’une petite clairière jonchée des cadavres des Gris que nous avions tués, il avait mis son épée à mon service aussi longtemps que durerait la Quête de la Pierre de Lumière. Le regard profond et complice que nous échangeâmes disait qu’il se rappelait sa promesse. Et qu’il la tiendrait.

« Bon, dit-il en pointant son épée vers la porte est menant à la salle du trône de Morjin. Finissons-en avec votre damnée Quête ! »

Je fis un pas en avant et tournai la poignée de la porte. Elle n’était pas verrouillée et s’ouvrit normalement. De l’autre côté, il y avait un couloir, tendu de longues soieries, qui s’enfonçait vers l’est. Je passai devant et Kane referma la porte derrière nous.

Nous parcourûmes quelques centaines de mètres. Aucune porte, aucun passage ne donnait sur ce nouveau tunnel. Daj expliqua que de part et d’autre de ce corridor et au-dessus se trouvaient les pièces du palais de Morjin qui ne pouvaient être rejointes que par la porte nord de sa chambre. Je sentais qu’au-delà des minces murs de pierre, il y avait du monde autour de nous. Tandis que nous nous hâtions, mon souffle s’accéléra, arrivant par vagues qui me brûlaient les narines et la bouche. Pourtant l’air était glacial, tout comme la roche sous les fines tentures de soie des murs. À l’autre extrémité du couloir, la porte était froide elle aussi. Nous arrivâmes dessus à pas précipités et le cœur battant. Elle était en bronze, comme celle de la chambre de Morjin, et n’était pas verrouillée elle non plus.

Après un dernier regard vers Kane et mes autres amis, je la poussai et pénétrai dans la salle du trône de Morjin.

« Oh ! Seigneur ! murmura Maram à mon oreille. Oh ! Seigneur ! »

Nous nous tenions le long du mur ouest de l’un des plus grands espaces clos que j’aie jamais vus. L’immense pièce, creusée à même la roche, devait avoir trois cents pieds de haut et presque autant de long et de large. De gigantesques piliers cannelés montaient du sol comme des arbres de pierre géants et supportaient le haut plafond plongé dans les ténèbres. Dans cette salle voûtée et froide, aux vastes surfaces de basalte noir nu, tout paraissait sombre. Pourtant, Morjin et ses bâtisseurs avaient fait appel à tout leur talent pour la remplir de lumière. Les murs et le plafond étaient incrustés de plusieurs centaines de pierres rayonnantes offrant un éclairage doux et régulier. Les piliers étaient recouverts d’une feuille d’or qui renvoyait cette lueur dans toute la pièce. De nombreuses statues incrustées de rubis, de saphirs et d’autres pierres précieuses, contribuaient à cette clarté. Cependant, ce n’était pas suffisant pour éclairer les coins les plus reculés et chasser les ombres. Au milieu de ce luxe épouvantable du passé régnait une atmosphère de terreur qui semblait suinter de la pierre nue du plafond, des murs et du sol ; ici résonnaient le souvenir de tortures aussi vieilles que le monde et les futurs cris de désespoir et de résignation.

Pendant un moment, je restai appuyé contre la porte en bronze le temps de me remettre de mon étourdissement et de m’orienter. Je remarquai trois grilles fermées sur les murs est, nord et ouest. Au centre de la pièce, en face de la porte menant aux appartements de Morjin près de laquelle nous étions réunis, se dressait un énorme trône tourné vers le sud. Il avait apparemment été conçu comme une imitation ou une caricature du trône du roi de Tria. On y accédait par six grandes marches dont chacune était encadrée par des sculptures de Gashur, de Zun et d’autres Galadins qui apparaissaient comme des monstres. La plus imposante était celle qui était dédiée à Angra Mainyu et qui représentait un dragon rouge lové dans lequel était encastré le trône. Quand Morjin s’installait sur ce siège de pouvoir, sa tête se trouvait juste au-dessous de celle de l’énorme dragon qui observait la salle de ses yeux dorés, taillés dans deux gros morceaux d’ambre.

Laissant la porte ouverte derrière nous au cas où nous serions obligés de battre rapidement en retraite, nous nous avançâmes dans la grande salle pour ce que j’espérais être la dernière étape de notre Quête. Mais quand la lame d’Alkaladur se mit à luire d’un éclat nouveau, je perdis espoir. En effet, le silustria brillait avec trop d’intensité. Quelle que soit la direction dans laquelle je pointais mon épée – nord, est, sud ou ouest – je ne voyais aucune différence de luminosité. Ce rayonnement effrayant me disait que la Pierre de Lumière devait être très proche, si proche que mon épée d’argent ne pouvait plus nous guider. De quelle autre manière la retrouver dans cet espace démesuré ? Je n’en avais aucune idée.

Car il y avait beaucoup d’endroits dans lesquels Sartan Odinan aurait pu déposer une petite coupe en or. Derrière le trône et dans toute la pièce se trouvaient des autels, des meubles et des socles qui auraient pu servir de cache à la Pierre de Lumière, tout comme les grills éteints, les pieds de lampe, les bancs, les étagères et même les plinthes des immenses piliers de pierre qui soutenaient le plafond. Même dans les grands murs sculptés de dragons, de démons et ornés d’un bas-relief monumental représentant Baaloch et les anges noirs emprisonnés avec lui à Damoom, il y avait des recoins et des saillies rocheuses dans lesquels la Pierre de Lumière aurait pu être dissimulée.

« Alors ? demanda Maram tandis que nous traversions la pièce.

— Elle est là, répondis-je. Mais elle est si près que mon épée ne peut pas nous dire où.

— Comment va-t-on la trouver, alors ? » Il s’arrêta près de la rangée de piliers qui parcouraient la salle à la droite du trône, puis il se baissa pour sonder l’énorme plinthe rectangulaire de l’un d’eux en tapotant la pierre de la main comme un aveugle. « Seigneur ! Il n’y a plus qu’à espérer tomber dessus par hasard ! » Nous traversâmes la salle en passant entre le trône et une zone circulaire sinistre sur laquelle plusieurs grosses pierres levées sortaient du sol. Au moment où nous atteignions la rangée de piliers à gauche du trône, Flick apparut soudain. Comme un feu d’artifice, sa petite silhouette scintillante surgit brusquement dans l’espace en lançant des étincelles dorées et argentées. Il tourbillonna joyeusement dans l’air avant de plonger comme un oiseau de feu et de se mettre à tisser entre les imposants piliers des rayures violettes enflammées.

« Tu crois qu’il sait où elle est ? demanda Maram. Tu crois qu’il essaie de nous le dire ? »

Flick zigzagua entre les colonnes, puis se mit à tournoyer exactement au-dessus de la zone circulaire aux pierres levées qui semblait destinée aux cérémonies rituelles. À mon avis, il savait certainement où se trouvait la Pierre de Lumière. De plus, en sa présence, chaque particule scintillante de son être semblait être renforcée et briller davantage. Mais je devinais qu’il ne pouvait pas nous dire simplement où elle était cachée. Car qu’elle que soit sa nature réelle, Flick n’imaginait pas que mes amis et moi ne pouvions pas la voir.

Ce fut le pire des supplices d’Argattha que d’être près de la Pierre de Lumière au point de sentir l’air se charger de sa présence sacrée, comme avant un orage, et de ne pas être capable de l’apercevoir.

En nous voyant suivre des yeux Flick qui allait et venait de l’autre côté de la pièce, Daj dut penser que nous étions devenus fous. Comme il ne pouvait pas distinguer la forme flamboyante du Timpum, il fut le premier à repérer autre chose.

« Val, là-bas ! » cria-t-il soudain en tirant sur mon bras. Il montrait du doigt, de l’autre côté de la zone rituelle, la porte ouest de la salle. « Ils arrivent ! »

Au moment où mon regard se posait sur les portes en fer, elles s’ouvrirent brusquement vers l’intérieur. Une multitude de gardes vêtus d’une armure et d’une livrée jaune sur laquelle un dragon en colère faisait une tâche rouge, se précipitèrent dans la pièce. Nombre d’entre eux avaient une épée ou une hallebarde à la main, d’autres une longue lance d’assaut. Leurs capitaines les déployèrent sur quatre rangs, deux de chaque côté de la porte.

Machinalement, j’évaluai rapidement leur nombre : il y en avait environ vingt-cinq dans chaque rang.

« Bon », marmonna Kane. À cet instant, la porte des appartements privés de Morjin par laquelle nous étions entrés se referma en claquant. « Nous sommes quatre contre cent. Bon. »

De son propre chef, Maram courut jusqu’à la porte du mur est derrière les colonnes près desquelles nous nous étions réunis. Il frappa dessus, mais elle était fermée à clé.

« Piégés ! s’écria-t-il. Cette fois on est vraiment piégés ! » Et nous l’étions bel et bien. Tandis que Maram venait se placer dos aux piliers avec nous, il y eut du mouvement à l’extérieur de la porte de la salle du trône restée ouverte. Puis un homme vêtu d’une tunique dorée, bordée de fourrure noire et ornée d’un blason représentant un dragon rouge menaçant, entra dans la pièce d’un pas assuré. Il était grand et avait l’allure d’un chef absolu. Ses cheveux coupés court brillaient comme de l’or et la beauté de sa silhouette et de son visage paraissait presque trop parfaite. Ses yeux aussi paraissaient dorés. Car bien sûr, il s’agissait de Morjin le Beau, le Seigneur des Mensonges, la Bête ignoble qui était si souvent venue à moi dans mes pires cauchemars avec ses griffes et ses illusions.

« Mon vieux, me dit Maram tandis que nous nous appuyions contre les piliers en nous préparant à l’assaut final. Cette fois, c’est la fin – la vraie fin. »

Morjin fit encore un pas avant de s’arrêter pour faire un signe de la main à ses gardes. Son regard traversa la pièce pour se poser sur moi puis sur Kane, Maram, Liljana et Daj. Dans ses yeux à la beauté terrible se lisait un air de triomphe absolu. Et puis brusquement, sans un mot, son visage prit une expression de haine et il commença à avancer vers nous en compagnie de ses hommes.