3

Le comte mena lui-même la charge vers le sommet de la colline. Il était assez audacieux pour faire preuve de bravoure, mais assez malin pour savoir que ses chevaliers ne le laisseraient pas se jeter seul et sans protection sur nos épées. Tandis que leurs chevaux montaient lourdement la pente raide, soufflant et suant, deux de ses chevaliers éperonnèrent leurs montures pour le devancer légèrement et lui tenir lieu de boucliers humains. Heureusement pour lui car juste à ce moment-là, une corde d’arc vibra derrière moi et une flèche alla se ficher dans la poitrine du chevalier qui avançait en tête. J’entendis Atara crier : « Vingt-trois ! » Quelques instants plus tard, une autre flèche siffla dans l’air trouble mais se contenta de rebondir sur le bouclier du comte. Et puis lui et ses hommes furent sur nous.

Le premier chevalier à atteindre le sommet, un grand gaillard aux yeux fous de terreur, dirigea son cheval droit sur moi. Mais comme il chargeait en montée, il manquait d’élan et d’équilibre sur sa selle. Les sabots d’Altaru, eux, étaient solidement plantés dans le sol et la pointe de ma lance s’enfonça dans sa gorge et la traversa complètement. La violence de sa chute m’arracha la lance des mains. J’entendis hurler avant de constater qu’il mourait pratiquement en silence et que seul un souffle rauque s’échappait de sa gorge déchirée et sanglante. Le hurlement était entièrement en moi. Il enfla de plus en plus jusqu’au moment où il me sembla que c’était la terre qui criait son agonie en s’ouvrant en deux au-dessous moi et en m’attirant dans un abîme sombre et sans fond.

« Val ! appela Kane quelque part près de moi. Tirez votre épée ! »

J’entendis la sienne fendre l’air avant de percer le gorgerin entourant le cou d’un chevalier. Je me rendis vaguement compte que Maram tripotait son cristal rouge pour tenter de capter quelques rayons de soleil et brûler les chevaliers qui s’approchaient. À mon grand étonnement, maître Juwain ramassa le bouclier de l’homme que j’avais désarçonné et s’en servit pour protéger Liljana de l’épée d’un autre cavalier tandis que celle-ci essayait de lancer son cheval en direction du comte Ulanu. Derrière moi, à gauche et à droite, Atara et Alphanderry travaillaient furieusement de l’épée pour contenir l’assaut d’autres hommes qui cherchaient à contourner la colline pour nous attaquer par l’arrière.

D’une main tremblante, je tirai Alkaladur. La longue lame étincela dans la lumière du soleil. L’éclat intense de la gelstei d’argent terrifia le comte Ulanu et ses hommes et repoussa les ténèbres qui m’engloutissaient. Soudain, mon esprit devint clair et une force terrible passa de ma main à mon bras, une force qui semblait aussi inépuisable que la mer. C’était comme si le sang bouillonnant d’Altaru et l’énergie même de la terre montaient en moi.

L’Épée de Lumière brilla alors d’un éclat blanc, si vif et si éblouissant que les chevaliers les plus proches poussèrent un cri et levèrent leurs bras devant leurs yeux. Mais d’autres hommes et les trois Bleus continuèrent à avancer vers moi. Kane était près de moi lui aussi, tailladant, tuant et jurant. Les chevaux se heurtaient, s’ébrouaient et hennissaient. Altaru qui me calmait et me faisait généreusement partager sa force démesurée, retournait sa colère contre tous ceux qui essayaient de me faire du mal. Quand un chevalier désarçonné tenta de m’assener un coup de masse dans le dos, Altaru lança une ruade qui l’atteignit dans la poitrine et le renversa. Et puis, alors qu’Urturuk, le Bleu à l’oreille coupée, m’attaquait avec son énorme hache, il recula pour piétiner le chevalier à terre avec ses sabots coupants. Il cogna encore et encore avec une force terrible jusqu’à ce que la tête du guerrier ne soit plus qu’une bouillie d’os blancs et de cervelle broyée dans son heaume écrasé.

« Val ! Attention à droite ! »

Je reculai évitant de justesse le féroce coup de hache d’Urturuk qui s’apprêtait à fendre le cou d’Altaru. Celui-ci, devinant que l’ennemi avait l’intention de le tuer pour m’atteindre, mordit furieusement Urturuk et lui arracha un bon morceau de chair à l’épaule. Mais il ne parut pas affecté par l’horrible blessure. Les lèvres écumantes de rage, il fonça de nouveau sur Altaru pour tenter de lui ouvrir le crâne cette fois.

Finalement, je brandis Alkaladur. Décrivant un arc lumineux argenté, elle fendit le manche dur comme du fer de la hache pour aller se planter dans la poitrine nue d’Urturuk qu’elle coupa pratiquement en deux. Le flot de sang qui jaillit de la plaie ouverte manqua de m’aveugler et je faillis ne pas voir l’un des hommes du comte qui se jetait sur moi de l’autre côté. Mais je fus prévenu de l’attaque par un hennissement soudain d’Altaru et par une tension subite de son corps. Je me retournai et fit de nouveau tournoyer Alkaladur. Son tranchant terrible, trempé à la lumière des étoiles, traversa le bouclier et l’avant-bras protégé par l’armure qui se trouvait derrière avant de mordre dans les anneaux d’acier qui recouvraient le ventre du chevalier. Il cria en voyant son bras tomber comme une branche d’arbre coupée et s’effondra sur le sol où il agonisa en hurlant.

À une dizaine de mètres de moi seulement, le comte Ulanu vociféra en direction de ses chevaliers : « Emparez-vous de lui ! Vous n’êtes donc pas capables d’attraper un maudit Valari ! »

Sans la fureur de Kane et la terreur soudaine que provoqua mon épée, ses hommes auraient peut-être réussi à s’emparer de nous. En outre, ils étaient désavantagés par le fait qu’ils essayaient de nous blesser et de nous capturer et pas de nous tuer. Attaqué de toutes parts par ses chevaliers, je lançai Altaru sur le comte Ulanu. Mais Liljana, toujours protégée sur sa droite par le bouclier que tenait maître Juwain et sur sa gauche par Kane qui avançait en force, était déjà sur lui. Elle abattit son épée droit sur son visage méprisant. Au moment où le cheval d’un des hommes heurtait le sien, elle réussit à lui couper le bout du nez de la pointe de sa lame. Le sang coula à flots de cette entaille sans importance mais cela suffit à décourager le comte Ulanu et ses hommes.

« Le comte est blessé ! s’écria l’un de ses capitaines. Reculez ! Protégez le comte ! Mettez-le en sécurité ! »

Même si le comte n’avait pas ordonné lui-même cette retraite indigne, il ne fit rien pour contredire l’ordre de son chevalier et s’enfuit le premier vers le bas de la colline. Deux de ses hommes qui protégeaient ses arrières quand il nous présenta la croupe de son cheval le payèrent de leur vie. L’épée de Kane traversa complètement le front de l’un d’eux tandis que j’enfonçais la pointe de la mienne dans le cœur de l’autre à travers son armure. Et tout à coup, la bataille prit fin.

« On les poursuit ? » hurla Maram en retenant son cheval au sommet de la colline. Soit il était ivre de combats, soit il était devenu fou. « Je vais leur faire goûter un peu de feu ! »

En disant cela, il tira sa gelstei et tenta de lancer une flamme sur le comte Ulanu et ses chevaliers qui battaient en retraite. Mais si la pierre prit bien une teinte rouge et brillante, elle ne parvint pas à s’animer vraiment. « Arrêtez ! criai-je. Arrêtez tout de suite ! » Atara qui avait levé son arc décocha une flèche qui fendit l’armure de l’un des chevaliers en fuite. Il s’éloigna au galop, une flèche empênée plantée dans l’épaule. « Arrêtez, je vous en prie ! »

Les trois hommes que j’avais tués gisaient dans l’herbe, le corps lacéré et sanglant, et j’avais du mal à ne pas tomber moi aussi. Kane avait expédié dans l’autre monde deux chevaliers et les deux autres Bleus. Atara avait ajouté deux hommes à son compte et Maram, Alphanderry, Liljana et maître Juwain s’étaient montrés extraordinairement efficaces en repoussant l’assaut des chevaliers en armure sans être eux-mêmes blessés. Mais maintenant, la souffrance des morts m’étreignait le cœur. Une porte donnant sur les ténèbres s’ouvrit sur ma gauche. Le néant qui y régnait m’entraînait vers la mort dont je n’avais jamais été aussi proche. Pour ne pas me laisser emporter, je m’accrochais à Alkaladur aussi fermement que possible. Son rayonnement sacré ouvrit une autre porte d’où jaillit la lumière du soleil et des étoiles. Réchauffant mes membres glacés, elle me ramena à la vie.

« Val, vous êtes blessé ? » me demanda maître Juwain en s’approchant de moi. Puis il se retourna pour observer le sol jonché de cadavres et s’adressa au reste du groupe : « Y a-t-il des blessés ? »

Aucun de nous n’avait été touché. Juché sur le dos du frémissant Altaru, je reprenais des forces à vue d’œil en regardant les derniers hommes du comte Ulanu disparaître de l’autre côté de la colline d’où ils étaient venus.

« Qu’est-ce qu’on fait maintenant, Val ? demanda Liljana en essuyant le sang du comte sur la pointe de son épée, on les poursuit ?

— Non, nous nous sommes assez battus pour aujourd’hui, répondis-je. Et nous ne savons pas à quelle distance se trouve le reste de l’armée du comte. »

Je levai les yeux vers le soleil éclatant puis balayai du regard les montagnes rocheuses de Yarkona en évaluant le temps et les distances. « Maintenant, on s’enfuit », dis-je à Liljana et à mes autres amis fatigués par la bataille.

Ils n’avaient pas besoin d’en entendre davantage pour abandonner cette colline de carnage. Nous laissâmes les chevaux descendre tranquillement la pente jusqu’à la cuvette verdoyante dans laquelle nous nous trouvions au moment où le comte nous avait surpris. Puis, désireux de couvrir le plus de terrain possible, nous les lançâmes au petit galop en direction de l’est. Le col qui permettait d’entrer dans Khaisham s’appelait le Kul Joram. J’avais calculé qu’il devait être à vingt-cinq ou trente milles au moins. Ensuite, il nous faudrait encore parcourir vingt milles supplémentaires pour rejoindre la ville des Bibliothécaires.

Nous avançâmes à un bon rythme sur environ cinq milles mais un des chevaux de bât perdit un fer et nous dûmes ralentir. L’herbe grillée par le soleil céda la place à une étendue couverte de rochers. Il y avait aussi des touffes de fleurs jaunes et de sauge qui perçaient dans la terre et que les sabots des chevaux faisaient voler en poussière. Il faisait chaud et sec et le ciel d’un bleu luisant n’apportait pas le moindre souffle de vent. Les chevaux suaient encore plus que nous. Ils continuaient à marcher dans la chaleur effroyable, s’ébrouant dans la poussière, émettant des sons qui restaient étranglés dans leur gorge et haletant jusqu’à en avoir les naseaux et les babines blancs d’écume. Quand nous tombâmes sur un petit cours d’eau dévalant des montagnes, nous dûmes nous arrêter pour les faire boire sous peine de les tuer dans notre course à travers la plaine incandescente.

« Je suis désolé, murmurai-je à Altaru tandis qu’il penchait son cou noir et brillant vers le ruisseau. Plus que quelques milles, vieux, plus que quelques milles. »

Se retournant pour contempler l’endroit d’où nous venions, Alphanderry s’excusa auprès de nous : « Je suis désolé, mais tout est de ma faute. Si je n’avais pas ouvert la bouche pour chanter, ils ne nous auraient jamais vus. »

Je m’approchai de lui et posai ma main sur ses boucles noires et humides. « Ils nous auraient peut-être vus quand même, lui dis-je. Et sans vos chansons, nous n’aurions jamais eu le courage de faire tout ce chemin.

— Quel chemin avons-nous vraiment parcouru ? demanda maître Juwain en regardant vers l’est. À quelle distance sommes-nous de ce Kul Joram ? »

Rejetant en arrière ses cheveux qui lui collaient au visage, Liljana croisa mon regard. « Il faut que je vous dise quelque chose, quelque chose que j’ai vu dans l’esprit immonde du comte. Après la bataille de Tarmanam, il a envoyé une troupe occuper le Kul Joram pour préparer l’entrée de son armée dans Khaisham. »

Maram qui était penché au bord du ruisseau pour examiner les sabots de son alezan fatigué se redressa soudain et s’écria : « Oh ! Non ! Quelle terrible nouvelle ! Comment entrerons-nous dans Khaisham, alors ?

— Ne vous découragez pas si vite, le gronda Liljana. Il y a un autre passage.

— Le Kul Moroth, cracha Kane, le regard perdu vers l’horizon tremblotant. Il se trouve à vingt milles au nord du Kul Joram. C’est un endroit maléfique, beaucoup plus étroit, mais il faudra s’en contenter. »

Maram tirait sur sa barbe en fixant Liljana d’un regard soupçonneux. « Je croyais que vous aviez promis de ne jamais lire dans l’esprit de quelqu’un d’autre sans son accord ? C’était un principe sacré disiez-vous.

— Vous croyez que j’aurais permis que ce traître de comte vous cloue sur une croix au nom d’un principe ? répondit Liljana. Et puis, je vous l’ai promis à vous, pas à lui. »

Maître Juwain s’approcha de moi et me regarda dans les yeux. « On dirait que vous réussissez de mieux en mieux à vous protéger contre la douleur des autres.

— Non, c’est même le contraire, dis-je en pensant aux trois hommes que j’avais tués. Désormais, chaque fois qu’un homme meurt, il m’entraîne plus loin dans le royaume des morts. Mais de la même manière qu’elle m’ouvre à ce néant, la valarda m’ouvre au monde. À toutes ses douleurs, mais aussi à sa vie. L’épée que lady Nimaiu m’a donnée ne fait que contribuer à cette ouverture. Quand je la manie avec sincérité, c’est comme si l’âme du monde coulait en moi. »

En prononçant ces mots, je dégainai Alkaladur qui brillait faiblement et la tendis vers l’est.

« Alors, cette épée vous confère une certaine protection contre la vulnérabilité liée à votre don.

— Non, maître, ce n’est pas vrai. Un jour, je tuerai quelqu’un et le royaume des morts s’emparera de moi si fermement que je ne pourrai plus revenir. »

Comme il n’avait rien à ajouter à cela, il se contenta de me regarder en silence et les autres se turent eux aussi.

C’est alors qu’Atara qui scrutait l’horizon derrière nous dit en retenant son souffle et en tendant le doigt vers l’ouest : « Ils arrivent. Vous ne voyez pas ? »

Au début aucun de nous ne vit rien. Mais en fixant les collines lointaines jusqu’à en avoir les yeux brûlants, nous finîmes par apercevoir un nuage de poussière qui montait vers le ciel.

« Combien sont-ils ? demanda Maram à Atara.

— Difficile à dire », lui répondit-elle.

Mais tandis que nous attendions là, le cœur battant la chamade, le nuage de poussière grossissait.

« À mon avis, trop, dit Kane. Partons tout de suite. Il faut abandonner les chevaux de bât. Ils boitent presque tous et nous retardent. »

Cette décision impérative provoqua de vives protestations de la part de Maram et de Liljana. Maram ne pouvait accepter l’idée de se séparer de presque toute notre nourriture et de notre boisson et Liljana regrettait amèrement de devoir renoncer à sa batterie de cuisine bien-aimée.

« Vous avez votre bouclier, dit-elle à Kane, pourquoi n’aurais-je pas le droit d’emporter au moins une marmite pour préparer un repas chaud quand nous en aurons le plus besoin ?

— Et l’eau-de-vie ? intervint Maram. Il en reste peu mais nous en aurons besoin en revenant de Khaisham.

— En revenant ? grommela Kane. Si on ne part pas immédiatement, on pourrait bien ne jamais atteindre Khaisham. Allez, prenez votre marmite et votre eau-de-vie et partons. »

Très rapidement, nous nous répartîmes les provisions indispensables qui étaient sur les chevaux de bât en remplissant le plus possible les sacoches de nos montures. Puis nous nous séparâmes de ces bêtes fidèles qui avaient charrié notre équipement jusque-là. J’espérai qu’elles erreraient dans les plaines vallonnées de Yarkona jusqu’à ce qu’un fermier bienveillant les trouve et les mette au travail.

Désormais certains d’être poursuivis, même si nos ennemis étaient encore loin, nous prîmes la direction du Kul Moroth. Nous chevauchâmes sans relâche, menant les chevaux au grand galop jusqu’au moment où il devint évident qu’ils ne pourraient pas supporter ce rythme. Altaru et Iolo avaient assez de force, Flamme aussi, mais le grand cheval bai de Kane et celui de Liljana manquaient de souffle pour de tels exploits. L’alezan de maître Juwain semblait avoir beaucoup vieilli depuis son départ de Mesh et le pauvre cheval de Maram était celui qui était en plus mauvais état. Son sabot douloureux, abîmé par les pierres brûlantes, empirait avec chaque mille parcouru. Je voyais le moment où, épuisé et estropié, il refuserait d’aller plus loin. Et Maram s’en inquiétait aussi.

« Vous devriez peut-être me laisser derrière vous », dit-il d’une voix entrecoupée en pressant son alezan boiteux pour rester à notre hauteur. Pendant un moment, nous ralentîmes et passâmes au trot. « Je partirai dans une autre direction. Peut-être que les hommes du comte me suivront moi plutôt que vous. »

C’était une offre courageuse, même si elle était un rien hypocrite. En fait, il devait espérer que nos assaillants nous poursuivraient nous et pas lui.

« Dans le Wendrush, expliqua Atara du haut de sa belle jument rouanne, quand la vie est une question de rapidité, c’est comme ça que ça se passe, car une troupe de guerriers n’avance qu’au rythme de son cheval le plus lent. »

Ses paroles inquiétèrent énormément Maram qui n’avait pas vraiment l’intention de s’éloigner de nous. Voyant son désarroi, elle ajouta : « Mais nous ne sommes pas dans le Wendrush, et nous ne sommes pas une troupe de guerriers.

— Exactement, dis-je. Notre groupe à nous atteindra Khaisham ensemble ou pas du tout. Nous avons de l’avance, tâchons de la conserver. »

Mais cela se révéla impossible. Le terrain devenait de plus en plus sec et de plus en plus accidenté et l’alezan de Maram ralentit encore. Derrière nous, le nuage de poussière se rapprocha et s’épaissit.

« Qu’est-ce qu’on va faire ? marmonna Maram. Qu’est-ce qu’on va faire ? »

Et Kane qui fermait la marche lui répondit d’un mot : « Avancer. »

Et nous avançâmes. Les sabots de nos chevaux frappaient le sol en rythme comme des roulements de tambour. Il faisait de plus en plus chaud. Je plissais les yeux dans le soleil qui frappait les rochers à l’est. Ses rayons étaient comme des pointes enflammées qui nous clouaient au sol. La poussière me piquait les yeux et m’entrait dans la bouche. Ici, la terre avait le goût du sel et des larmes des hommes, sinon de celles des anges. Ici, dans ce désert incandescent, il était aisé pour un cheval et son cavalier de périr déshydratés après avoir sué toute leur eau.

Au bout de quelques milles, mes pensées se détournèrent des hommes qui nous poursuivaient pour se porter sur des images d’eau. Je me rappelais le bleu profond et paisible du lac Waskaw et des rivières de Mesh ; je voyais les doux nuages blancs au-dessus du mont Vayu et ses champs de neige scintillants qui se transformaient en petits ruisseaux et en torrents en fondant. Je me mis à prier pour qu’il pleuve.

Mais le ciel restait clair, d’un bleu-blanc brûlant et impitoyable, éblouissant comme un fer chauffé à blanc. Savoir que le comte Ulanu et ses hommes devaient souffrir autant que nous de cette chaleur insupportable ne m’apportait aucun réconfort. Cependant, j’étais soutenu par la pensée que si nous supportions cette épreuve avec plus de courage qu’eux, nous pourrions encore les distancer.

Mais c’étaient eux qui nous rattrapaient. Le nuage de poussière qui nous suivait se faisait de plus en plus gros et se rapprochait.

« Le comte, lui, peut abandonner ses traînards, fit remarquer amèrement Kane en se retournant. »

Les heures passaient. Nous avions pénétré dans un paysage entrecoupé d’une série d’arêtes rocheuses peu élevées qui couraient du nord au sud comme des lames de couteau émoussées jaillissant de la terre. Elles étaient plus ou moins parallèles aux contreforts beaucoup plus hauts qui se trouvaient plus loin devant nous et qui, si Kane ne se trompait pas, abritaient le Kul Moroth. La plupart du temps, nous étions obligés d’escalader ces plissements brûlés par le soleil pour passer de l’autre côté. Ce terrain accidenté, écrasé de chaleur, mettait les chevaux au supplice. Du haut de l’une des crêtes où nous avions fait une halte pour reposer nos fidèles amis en sueur, nous pûmes distinguer plus nettement les hommes qui nous pourchassaient.

« Oh, mon Dieu ! gémit Maram, ils sont si nombreux ! » Car maintenant, sous la colonne de poussière tourbillonnante qui approchait à l’ouest, on apercevait quelque cinq cents hommes à cheval derrière l’étendard au dragon. Je crus discerner un autre dragon rouge sur un surcot jaune, probablement celui du comte Ulanu à la tête des poursuivants. Derrière lui se pressaient de nombreux chevaliers, de la cavalerie légère et des cuirassiers, et même quelques archers à cheval équipés un peu comme Atara. Toute une compagnie de Bleus, montés sur leurs petits chevaux rapides et agiles, galopait également à nos trousses. Le comte Ulanu semblait avoir appelé à la rescousse toute l’avant-garde de son armée pour exercer sa vengeance sur nous.

Nous reprîmes notre fuite. Au cours de l’heure suivante, des nuages commencèrent à arriver du nord et à obscurcir le ciel. Avec une rapidité étonnante, ils formèrent d’énormes masses. Leur grosse silhouette noire cachait en partie le soleil. L’air se fit beaucoup plus froid, un cadeau du ciel dont nous fûmes tous reconnaissants.

Cependant, les hommes du comte Ulanu éprouvèrent le même soulagement que nous devant l’arrivée de l’orage. Dans une ultime tentative pour nous rattraper, le comte lança quelques-uns de ses archers à cheval dans une course folle. Ceux-ci décochèrent quelques volées de flèches qui se perdirent dans le sol derrière nous.

« Hum, dit Atara, les archers ne devraient pas gaspiller leurs flèches de cette manière. S’ils se rapprochent un tant soit peu, je leur en réserve quelques-unes des miennes. »

Et ils se rapprochèrent. Alors que nous commencions à escalader une nouvelle arête rocheuse, une flèche empênée vint se ficher dans le sol à une dizaine de mètres seulement derrière le cheval bai essoufflé de Kane. Le grand arc recourbé d’Atara était bandé ; je me dis qu’elle attendait d’être arrivée au sommet pour se retourner et riposter.

L’air environnant se refroidissait rapidement et semblait chargé d’appréhension et de mort. Le ciel résonnait de vagues de roulements de tonnerre. Je sentis un picotement dans la nuque, comme si quelque chose me tirait les cheveux. Et soudain, un éclair fendit les nuages et embrasa l’air. Il frappa la crête au-dessus de nous et une flamme bleue courut le long des rochers. D’énormes grêlons s’abattirent alors sur nous ; ils rebondissaient sur mon heaume avec un bruit métallique. Soulevant leur cape au-dessus d’eux, maître Juwain et les autres se constituèrent une sorte d’abri pour se protéger la tête. La foudre continuait à tomber et la terre elle-même grondait.

Grimper jusqu’à la ligne de crête où l’orage battait son plein semblait une pure folie. Cependant, nous étions talonnés par six archers dont les arcs promettaient une mort certaine. Leurs flèches à la pointe en acier tombaient encore plus près que la foudre. L’une d’elle rebondit sur mon heaume comme un grêlon, mais elle venait d’une autre direction et elle était beaucoup plus violente. En l’entendant résonner sur l’acier, Atara se retourna sur sa selle et se décida à décocher l’une de ses flèches. Celle-ci s’enfonça dans le ventre de l’archer qui était en tête et qui dégringola de son cheval sur la terre recouverte de grêlons. Mais cela ne fit que renforcer la détermination des autres assaillants.

Je fus le premier à atteindre le sommet, suivi de près par Alphanderry, Liljana, maître Juwain, Maram et Kane. Atara avançait plus lentement pour pouvoir ajuster ses tirs et livrer son combat à l’arc. Deux nouvelles flèches atteignirent leur cible et elle cria : « Vingt-sept, vingt-huit ! » Cependant, au moment où elle arrivait au sommet, alors que les rochers crépitaient sous le feu étincelant du ciel, la grêle s’intensifia. Les billes de glace tombaient en biais, semblables à des millions d’éclairs argentés. Les flèches d’Atara s’écrasaient avec un bruit sec contre ce rideau de grêlons qui éclataient parfois en une multitude de fragments de glace et de neige. La grêle déviait aussi les flèches des assaillants. Ils en lancèrent plusieurs volées sans succès. L’une d’elles pourtant traversa la cape d’Atara gonflée par le vent juste avant que deux des siennes ne lui permettent d’atteindre un total de trente. Visant alors sa cible avec soin, en dépit de la pluie et de la grêle, le dernier archer lança une flèche désespérée. Les éclairs étincelaient et la foudre fendait le ciel. Quelque part au milieu de ces événements terrifiants retentit le claquement encore plus terrible de la corde de son arc. Et soudain, je vis avec horreur une tige de bois empênée plantée dans la poitrine d’Atara.

« Avance ! dit-elle d’une voix étranglée en pressant son cheval. Continue à avancer ! »

Ce n’était pas la peur qui lui permettait de supporter la douleur d’une blessure aussi grave, ni même la volonté, mais le souci qu’elle se faisait pour nous et pour ce qui arriverait si ses forces la lâchaient. Je le compris en la voyant faire signe à maître Juwain de continuer chaque fois qu’il tournait son visage inquiet vers elle ; cela transparaissait dans les sourires courageux qu’elle adressait à Kane et surtout dans la manière qu’elle avait de me regarder d’un air protecteur chaque fois qu’elle levait les yeux sur moi. Parmi tous les actes de bravoure dont j’ai été le témoin sur le champ de bataille, je crois que sa chevauchée cahotante à travers les derniers milles de Virad représente le plus courageux.

Liljana qui galopait à ses côtés proposa de s’arrêter pour lui donner un peu d’eau, mais Atara lui fit signe d’avancer à elle aussi et dit en suffoquant : « Continuez, continuez, ils sont trop près. » En prononçant ces mots, elle avait du sang sur les lèvres.

Bientôt l’orage et la pluie cessèrent et les nuages noirs se mirent à tourbillonner au-dessus de nous en menaçant de se rompre. Les contreforts marquant la frontière de Khaisham apparurent au loin. C’était une paroi aride de roche rougeâtre d’environ mille pieds de haut. Elle se dressait devant nous comme une muraille. Sur toute sa longueur, elle présentait de nombreuses failles qui délimitaient nettement de grandes formes rocheuses ressemblant à des pyramides et à des tours. Les milles de plaine qui nous séparaient d’elle nous empêchaient d’en discerner les détails. Mais je priai pour que l’une des ouvertures sombres dans ce plissement terrestre soit bien le passage appelé Kul Moroth.

Nous entamâmes alors une course effrénée vers la sécurité que le domaine de Khaisham nous apporterait peut-être. Le comte Ulanu et ses hommes étaient tout près maintenant et leur vacarme assourdissant se rapprochait de minute en minute. Nous chevauchions aussi vite que le permettaient la boiterie du cheval de Maram et la blessure d’Atara. Je sentais les vagues de douleur qui traversaient son corps chaque fois que les sabots de sa monture frappaient le sol. Je sentais sa main sur les rênes qui faiblissait rapidement à mesure que ses forces l’abandonnaient. Je vis qu’elle crachait du sang en toussant. Pas beaucoup, mais suffisamment pour que ce soit inquiétant.

Kane indiqua une faille un peu plus grande que les autres dans les rochers devant nous. Nous nous dirigeâmes droit dessus sur le sol pierreux. Derrière nous, les hurlements aigus des Bleus apportés par le vent nous glacèrent le sang plus cruellement que la pluie ou la grêle. Ils semblaient annoncer que nous serions tués à coups de hache en fer ou même à coups de dents par des ennemis assoiffés de vengeance.

La mort était partout autour de nous. Nous le sentîmes immédiatement en entrant dans le passage du Kul Moroth. Comme l’avait dit Kane, c’était un endroit maléfique. Je compris qu’avant nous d’autres étaient morts ici en livrant des batailles désespérées. Je pouvais presque entendre leurs cris d’angoisse résonner contre les parois rocheuses qui s’élevaient de chaque côté. Le fond du passage était sombre et la lumière du soleil avait du mal à trouver son chemin jusqu’au sol dur et strié. Et il était effectivement étroit ; dix chevaux auraient eu du mal à marcher de front. Nous-mêmes avions du mal à avancer car le sol était inégal et parsemé de nombreux rochers et blocs de pierre. D’autres rochers et des pointes de grès encore plus grandes semblaient posés en équilibre instable sur les parois et au sommet du passage, prêts à nous tomber dessus à la moindre secousse. Cette faille avait dû être ouverte dans la terre longtemps auparavant par quelque cataclysme ; je fis une prière pour qu’elle ne se referme pas sur nous avant que nous n’en soyons sortis.

Cependant, tandis que nous pressions nos chevaux, il apparut que nous pourrions bien ne jamais en sortir. En effet, au détour d’un virage dans ce corridor sombre, alors que nous apercevions le rude paysage de Khaisham à un demi-mille de là de l’autre côté du passage, Atara laissa échapper un gémissement de douleur, tomba en avant et passa ses bras autour du cou de Flamme. Elle ne pouvait pas aller plus loin. Ma première pensée fut qu’il faudrait l’attacher à son cheval si nous voulions parcourir le reste du trajet jusqu’à la ville des Bibliothécaires.

Mais ce fut impossible. Je mis rapidement pied à terre et maître Juwain et Liljana en firent autant. Nous arrivâmes près d’Atara juste au moment où elle glissait de sa selle et elle tomba dans nos bras. Nous trouvâmes un endroit où les rochers éboulés nous protégeraient un peu de l’avancée de l’armée du comte Ulanu et nous l’étendîmes sur la pierre froide.

« On n’a pas le temps de faire ça ! grommela Kane en se retournant pour scruter le passage. On n’a pas le temps !

— Oh ! Seigneur ! s’exclama Maram en descendant de cheval et en regardant Atara. Oh ! Seigneur ! »

Alphanderry mit pied à terre à son tour, puis Kane fit de même. Ses yeux sombres lançaient des éclairs à Atara. « Il faut la remettre en selle », dit-il.

Après avoir examiné un instant Atara, maître Juwain leva le regard vers Kane et déclara : « Je crains que la flèche n’ait transpercé les poumons. Elle a aussi tranché une artère, je crois. On ne peut pas l’attacher à son cheval.

— Bon, et qu’est-ce qu’on peut faire, alors ?

— Il faut enlever la flèche et trouver un moyen d’arrêter le saignement. Sinon, elle mourra.

— Bon, mais à mon avis, elle mourra quand même.»

Nous n’avions pas le temps de discuter. Atara crachait davantage de sang maintenant et son visage était très pâle. Liljana prit un linge blanc propre pour essuyer le sang écarlate sur sa bouche.

« Val, murmura-t-elle dans le souffle fragile qui agitait ses lèvres bleues. Laisse-moi là et sauve-toi.

— Non, répondis-je.

— Laisse-moi. C’est la tradition chez les Sarni.

— Eh bien, pas chez moi. Ce n’est pas la tradition chez les Valari. »

De l’entrée du passage nous parvenaient le bruit d’une multitude de sabots ferrés frappant la pierre et un hurlement terrifiant qui augmentait de minute en minute.

« Mais pars, bon sang !

— Non, je ne te laisserai pas. »

Je tirai alors Alkaladur de son fourreau. La vue de sa lame étincelante m’alla droit au cœur. Je me promis de tuer cent hommes du comte Ulanu plutôt que de permettre à quiconque de s’approcher d’elle et je savais que j’en étais capable.

« oarroulll !

— Oh ! Seigneur ! s’écria Maram en sortant son cristal rouge. Oh ! Seigneur ! »

Maître Juwain alla chercher son coffret en bois. Il l’ouvrit et fouilla parmi les instruments en acier cliquetants qui étaient rangés dans le tiroir du bas. Pendant ce temps, Alphanderry posa sa main sur la tête d’Atara. « Je suis désolé, lui dit-il, tout ça est de ma faute. Mon chant…

— Votre chant représente tout ce que j’ai envie d’entendre en ce moment, l’interrompit Atara en s’efforçant de sourire. S’il vous plaît, vous voulez bien chanter pour moi ? »

Maître Juwain avait trouvé les deux instruments qu’il cherchait : un couteau excessivement pointu et une sorte de longue cuillère en acier avec un petit trou dans le creux près de l’extrémité. À cet instant Alphanderry se mit à chanter :

 

« Chantez les chants de gloire

Chantez les chants de gloire

Et la lumière de l’Unique

Brillera sur le monde. »

 

Les larmes aux yeux, Maram se tenait debout près d’Atara et tentait de positionner sa gelstei de manière à capter le peu de lumière qui filtrait jusqu’au fond du défilé. Prenant à témoin les rochers et les nuages au-dessus de nous, il s’écria : « S’ils approchent, je les carboniserai ! Je jure que je les carboniserai ! »

La sauvagerie de son regard alarma Kane. Il prit sa gelstei noire et examina tour à tour sa pierre et celle de Maram.

« Tenez-la ! » m’ordonna sèchement maître Juwain en indiquant Atara.

Je rangeai mon épée, m’assis et attirai Atara sur mes genoux. Glissant mes mains sous ses bras, je m’accrochai fermement à elle. Liljana se pencha pour aider à la tenir elle aussi.

Maître Juwain découpa son armure de cuir et la chemise plus souple qu’elle portait dessous. Il saisit la flèche et tira doucement dessus. Atara eut un hoquet de douleur mais la flèche ne bougea pas. D’un signe de tête, maître Juwain m’enjoignit alors de ne pas la lâcher. Soupirant tristement, il prit son couteau pour sonder la plaie que la flèche avait faite entre les côtes et pour l’agrandir légèrement. Liljana et moi n’étions pas de trop maintenant pour empêcher Atara de remuer. Avec le peu de forces qu’il lui restait, elle se tordait dans tous les sens. Mais maître Juwain n’avait pas fini de la torturer. Il s’empara de la cuillère et en glissa l’extrémité dans le trou rouge ouvert dans sa peau d’un blanc laiteux. Puis, lentement, il enfonça profondément sa longue cuillère en tâtonnant le long du trajet de la flèche. Il la fit pivoter et les yeux d’Atara vinrent s’attacher aux miens tandis que du fond de sa gorge montait une série de sons étranglés. Finalement, maître Juwain eut un sourire de soulagement. Je compris qu’il avait saisi la pointe de la flèche dans le trou au bout de la cuillère ; ainsi, les barbelures seraient retenues par les bords arrondis de l’instrument et elles n’accrocheraient pas quand maître Juwain retirerait la flèche. Il tira dessus et elle sortit sans à-coups, avec une facilité déconcertante.

Mais Atara perdit aussi une grosse quantité de sang. En réalité, celui-ci jaillit d’elle en un torrent rouge vif et coula sur sa poitrine en imprégnant mes mains de sa chaleur.

Pendant ce temps, agenouillé à côté d’elle, Alphanderry chantait :

 

« Chantez les chants de gloire

Chantez les chants de gloire

Et la lumière de l’Unique

Brillera sur le monde.

 

— Maram ! entendis-je Kane crier derrière moi. Faites attention à ce que vous faites avec ce cristal ! »

Le son d’une multitude de sabots galopant sur la pierre se rapprocha, accompagné de l’épouvantable hurlement qui remplissait le défilé d’un bruit assourdissant : « oaroulll ! »

Kane jeta un coup d’œil à Atara qui luttait pour respirer. De l’air s’échappait maintenant de sa poitrine en sifflant en même temps qu’une sorte d’écume rouge.

« Bon, dit-il. Bon. »

Maître Juwain effleura sa poitrine juste au-dessus de l’endroit où la flèche de l’archer lui avait transpercé les poumons. Tout le monde savait que les blessures de ce type étaient mortelles.

« Elle est en train de se vider de son sang ! dis-je à maître Juwain. Il faut arrêter ça ! »

Il la regardait comme perdu dans ses pensées. « La blessure est trop grave, trop profonde, répondit-il. Je suis désolé, je crois qu’il n’y a rien à faire.

— Bien sûr que si. » Glissant ma main pleine de sang dans la poche où il rangeait sa pierre verte, je la pris et la lui tendis. « Je vous en supplie, utilisez-la.

— Malheureusement, je ne sais pas comment.

— Je vous en prie, maître, répétai-je, utilisez votre gelstei. »

Il saisit sa pierre guérisseuse en soupirant et la plaça au-dessus de la plaie d’Atara. Puis il ferma les yeux comme s’il cherchait au fond de lui l’étincelle qui l’animerait.

« Je crois qu’il ne se passe rien », dit-il.

Maram cessa de tripoter sa propre pierre pour dire : « Vous devriez peut-être lire un passage de votre livre. Ou encore méditer un moment pour…

— On n’a pas le temps ! s’écria maître Juwain avec une véhémence qui ne lui ressemblait pas. On n’a jamais assez de temps !

« oaroulllllllll ! »

Je sentais dans ma main le pouls d’Atara qui faiblissait. Je sentais sa vie prête à s’éteindre comme la flamme d’une bougie dans un vent glacial. Je me moquais bien que les hommes du comte Ulanu nous tombent dessus et nous capturent. Je ne voulais qu’une chose : qu’Atara vive un jour de plus, une minute de plus, un instant de plus. Tant qu’il y a de la vie, pensai-je, il y a de l’espoir et la possibilité de s’échapper existe.

« Je vous en prie, maître, essayez encore. »

Maître Juwain referma les yeux en serrant solidement la gelstei dans sa petite main rêche. Mais il les rouvrit très vite et secoua la tête.

« Je vous en supplie, essayez encore une fois.

— Cela n’a ni rime ni raison ! dit-il amèrement.

— Ça n’a rien à voir avec la raison de l'esprit », répondis-je. Atara se mit à remuer les lèvres comme si elle voulait me dire quelque chose. Mais aucun mot n’en sortit, seulement un murmure d’une faiblesse extrême. Son souffle contre mon oreille était si froid qu’il brûlait comme du feu.

« Atara, qu’est-ce qu’il y a ? » Il y avait dans ses yeux des visions de lointains horizons et des choses ultimes. Pressant mes lèvres contre son oreille, je murmurai : « Qu’est-ce que tu vois ? » Et elle me répondit : « Je te vois, Val, partout. » Dans la transparence de ses yeux bleus levés vers moi, je vis les yeux de mon grand-père et le visage agonisant de la grand-mère de ma mère. Je vis nos enfants à Atara et moi ; ils étaient pires que morts car nous ne leur avions jamais insufflé la vie.

Une porte menant à un cachot sombre et profond s’ouvrit alors sous Atara. Je n’étais pas le seul à le voir. Atara, qui voyait toujours tant de choses, et quelquefois tout, se tourna et murmura : « Alphanderry. »

Alphanderry se leva et lissa les plis de sa tunique tachée de sueur, de pluie et de sang. Il sourit quand Atara lui dit : « Chantez, Alphanderry, c’est le moment. »

Au moment où le comte Ulanu et les chevaliers les plus rapides de sa garde apparurent dans le virage de l’étroit passage, Alphanderry marcha à leur rencontre. Je ne compris pas ce qu’il faisait.

« Oh ! Seigneur ! fit Maram au-dessus de moi. Ils arrivent ! » Derrière le comte, les Bleus hurlèrent : « oaroullll ! » en cognant leurs haches les unes contre les autres.

Alphanderry se mit alors à chanter d’une voix complètement différente : « La valaha eshama halla, lais arda alhalla… »

Son chant avait un timbre nouveau, à la fois plus triste et plus doux que tout ce que j’avais entendu auparavant et je sus qu’il était sur le point de trouver les paroles qu’il cherchait depuis si longtemps et dont le son lui ouvriraient les cieux.

« Valashu Elahad ! appela le comte en s’approchant inexorablement de nous avec ses capitaines et ses crucifieurs. Jetez vos armes et vous aurez la vie sauve ! »

Pendant que le comte tirait sur les rênes de son cheval et s’arrêtait net, Alphanderry se mit à chanter encore plus fort. Le comte le regarda comme s’il était fou. Et les capitaines, les chevaliers et les Bleus derrière lui aussi. Mais le chant d’Alphanderry enfla, s’étoffa et s’éleva comme un groupe de cygnes s’envolant à tire d’aile dans le ciel. La musique qui émanait de lui était si merveilleuse que le comte et ses hommes semblaient incapables de bouger.

Maître Juwain aussi était ému. Cela se voyait à son regard lointain et hagard. Il devait regarder dans le passé et chercher une parade à la mort prochaine d’Atara dans les images fugaces de sa mémoire ou dans les vers du Saganom Élu. Mais jamais il ne la trouverait là.

« Regardez-la », dis-je à maître Juwain. Je pris sa main libre et la posai sur celle d’Atara et la mienne. « Je vous en prie, maître, regardez. »

Je n’avais rien d’autre à lui dire, plus de suppliques, plus de prières à lui adresser. Je ne lui en voulais plus d’avoir échoué à guérir Atara, je lui étais seulement immensément reconnaissant d’avoir essayé. Quant à Atara, je ressentais pour elle tout ce qu’on pouvait ressentir. Son pouls faiblissant sous mes doigts imprimait au mien un rythme plus profond, plus ample et infiniment plus délicat. La douce souffrance qui l’accompagnait me rappelait à quel point c’était beau et bon d’être vivant. Ce battement paraissait éternel ; il remplissait mon cœur comme le soleil et m’ouvrait. Et tandis que je regardais maître Juwain au fond des yeux et du cœur, il se découvrit dans cette chose lumineuse.

« Je ne savais pas, Val, murmura-t-il. Je vois, maintenant, je vois. »

Alors maître Juwain se retourna vers Atara, la regarda vraiment et parut soudain la voir. Les yeux mouillés de larmes, il venait de trouver la raison de son cœur. Et sa grandeur aussi. Il sourit alors comme s’il venait de comprendre quelque chose. Après avoir effleuré la blessure sur sa poitrine, il plaça la varistei dessus perpendiculairement à l’ouverture que la flèche avait laissée. Puis il inspira profondément et souffla au rythme saccadé de la respiration d’Atara.

Je m’attendais à voir la gelstei briller de sa douce lumière apaisante et Kane lui-même, en dépit de son abattement, fixait la pierre comme s’il espérait qu’elle allait se mettre à scintiller comme une émeraude magique. Je crois que ce qui arriva alors nous étonna tous. Un feu étrange s’empara soudain des yeux de maître Juwain. Des flammes vertes, presque trop lumineuses à regarder, jaillirent des deux extrémités de la gelstei ; elles se rejoignirent sous la pierre en formant un cercle avant de s’enfoncer comme un torrent de feu dans la plaie. Atara cria comme si elle venait d’être touchée par une flèche enflammée. Mais le feu vert continua à combler le trou dans sa poitrine et bientôt ses yeux furent réchauffés par son éclat intense. Quelques instants plus tard, les dernières flammes zigzaguèrent au-dessus de la blessure comme pour la recoudre avec leur lumière sacrée. Et quand elles crépitèrent avant de s’évanouir sur la peau pâle, nous clignâmes des yeux n’osant pas croire ce que nous voyions. Car Atara respirait sans peine maintenant, et les chairs s’étaient refermées.

Au-dessus de nous, Maram laissa échapper dans un soupir : « Oh ! Seigneur ! Oh ! Seigneur ! »

Apparemment, ni le comte Ulanu ni ses hommes ne furent témoins de ce miracle parce que les dos de Liljana et de maître Juwain leur cachaient la scène. Mais une autre sorte de miracle se déroula sous leurs yeux. En effet, alors qu’Alphanderry se tenait debout dans toute sa gloire, défiant du regard l’avant-garde de toute une armée, sa bouche finit par trouver les accents de la langue qu’il cherchait depuis toujours. Les sons coulèrent entre ses lèvres comme des gouttes de lumière dorée. Paroles et musique ne faisaient plus qu’un, car le chant qu’Alphanderry interprétait maintenant était le chant de l’Unique. Avec ses harmonies éternelles et la pureté de ses sons, impossible de mentir, impossible de voir le monde autrement que comme il était car chaque parole correspondait au véritable nom d’une pensée ou d’une chose.

En écoutant Alphanderry chanter, la main d’Atara dans la mienne, je compris que la vérité n’était que beauté, une beauté terrible, presque impossible à supporter. On n’avait rien entendu de tel sur Ea depuis que le Peuple des Étoiles était venu sur terre pour la première fois de longs âges auparavant. De minute en minute, les paroles d’Alphanderry devenaient plus claires, plus douces et plus lumineuses. Comme la mer dissout le sel, elles dissolvaient le temps ainsi que la haine, l’orgueil et l’amertume. Elles nous disaient tout ce que nous avions perdu et qui pouvait encore être retrouvé, elles nous rappelaient qui nous étions vraiment. Mes yeux se remplirent de larmes et je constatai, surpris, que Kane pleurait lui aussi. Les Bleus impassibles avaient remis leur hache à leur ceinture depuis un moment pour pouvoir se cacher le visage. Le comte Ulanu lui-même avait perdu de sa superbe. Ses yeux embués indiquaient qu’il se remémorait sa grâce originelle. Il semblait être prêt à changer d’avis et à renoncer aux Kallimuns et à Morjin ici même en prenant le monde entier à témoin de son revirement.

Dans la magie de cet instant dans le passage du Kul Moroth, tout paraissait possible. Près d’Alphanderry, Flick tournoyait comme un fou, éblouissant et joyeux. Autour de nous, les parois rocheuses renvoyaient les paroles d’Alphanderry et semblaient chanter elles aussi. Surplombant le monde, les nuages s’écartèrent. Un puits de lumière descendit dans le défilé jusqu’à la tête d’Alphanderry. Je crus voir une coupe en or flottant au-dessus de lui et l’inonder de ses rayons telle une source intarissable.

C’est ainsi qu’Alphanderry chanta avec les anges. Mais ce n’était qu’un homme. Il ne réussit à formuler correctement qu’un seul vers de la chanson des Galadins. Au bout d’un moment, sa voix se mit à trembler et les mots lui manquèrent. Quand ce lien céleste et éternel lui échappa, les larmes lui vinrent aux yeux. Le charme était rompu.

Le comte Ulanu, toujours monté sur son destrier et vêtu de son armure, secoua la tête comme s’il n’arrivait pas à en croire ses oreilles. Il était furieux de voir la sculpture horrible qu’il avait faite de lui-même avec l’argile sacrée que lui avait fournie l’Unique. Sa colère retomba alors sur Alphanderry qui était à l’origine de cette prise de conscience et qui s’était interposé entre lui et nous. Son visage retrouva son expression hargneuse, il tira son épée et ses chevaliers pointèrent leurs lances sur Alphanderry. Les Bleus saisirent leur hache dans leurs doigts insensibles et se préparèrent à l’attaquer.

« oaroulll ! oaroulllll ! »

Finalement, alors que les hurlements des Bleus couvraient les derniers échos de la musique d’Alphanderry, j’empoignai mon épée et me levai d’un bond. Kane prit sa gelstei et son regard noir et farouche se posa sur le cristal rouge de Maram.

« Je vais les carboniser ! s’écria Maram, je vais les carboniser ! »

Au-dessus du passage, les nuages s’écartèrent davantage et des rayons de lumière s’abattirent sur la pierre de feu de Maram qui se mit à briller d’un rouge éclatant.

Alphanderry qui s’était éloigné à plusieurs mètres de nous dans le défilé, se retourna et leva les yeux sur sa droite. Quelque chose parut accrocher son regard. Retrouvant un instant sa joie et des bribes de la langue oubliée du Peuple des Étoiles, il s’exclama : « Ahura Alarama !

— Quoi ? criai-je en rassemblant mes forces pour me précipiter vers lui.

— Je le vois !

— Qui ?

— Celui que vous appelez Flick. » Il eut un sourire d’enfant. « Oh, Val… quelles couleurs ! »

C’est alors qu’au moment où le comte Ulanu lançait son cheval en avant, la gelstei de Maram s’enflamma et lui brûla les mains. Il poussa un hurlement et sursauta, et le cristal en feu se retrouva pointé vers le haut. Une flamme énorme en jaillit, foudroyant les rochers le long des parois du passage. Immédiatement, Kane s’efforça de modérer la fureur de la pierre de feu avec sa gelstei noire. Mais elle tirait son pouvoir du soleil et alimentait les feux de la terre. Autour de nous, le sol se mit à trembler violemment. Je dus mettre un genou à terre pour éviter de tomber. Une grêle de pierres s’abattit sur nous et l’une d’elle rebondit sur mon heaume. Puis on entendit le grondement assourdissant des énormes blocs de pierres qui se détachaient des parois du défilé. En un instant, les rochers éboulés bouchèrent le passage jusqu’à une hauteur de vingt pieds. Un énorme tas de pierres nous séparait désormais d’Alphanderry, l’empêchant de s’échapper, et nous empêchant d’aller à son secours. On ne le voyait même plus.

Mais on l’entendait encore. Tandis que la poussière nous suffoquait en retombant doucement, de derrière le tas d’éboulis montait ce qui serait son chant funèbre. Car je savais que le comte Ulanu qui n’avait aucune indulgence pour lui-même n’éprouverait aucune pitié pour lui.

Ma main serrait si fort la poignée de mon épée que mes doigts me faisaient mal. Et mon bras me fit mal quand je sentis le bras du comte Ulanu reculer et son épée plonger brusquement en avant. Le cri terrible d’Alphanderry transperça sans peine les rochers qui nous séparaient. Il transperça le monde entier et il me transperça le cœur. Mon épée me tomba des mains et je m’effondrai à mon tour en m’étreignant la poitrine. Une porte s’ouvrit devant moi et je la franchis à la suite d’Alphanderry.

Ensemble nous avançâmes dans l’espace vide et sombre qui menait aux étoiles.