7

Le soir-même, nous entreprîmes l’ascension de la montagne. Avançant avec précaution sur les pentes rocheuses du mont Redruth, nous dirigeâmes nos chevaux vers l’est. Il n’y avait pas de chemin, nous nous guidions à la lueur de mon épée et au scintillement des étoiles. Plus nous nous éloignions du ciel embrasé de Khaisham, plus nous montions, plus ces points blancs et bleus devenaient nets. La brillante Solaru, de la constellation du Cygne, me redonnait espoir tout comme la ceinture étoilée appelée Chemin Lumineux. Elles me rappelaient que l’Unique avait créé des endroits plus harmonieux où les hommes ne s’entretuaient pas à l’aide d’épées et de feu.

Avec la tombée de la nuit, il se mit à faire plus froid et je m’enveloppai dans la cape que ma mère m’avait tissée dans de la laine d’agneau et brodée avec du fil d’argent. Elle était bien chaude, comme celles de mes compagnons, mais pas assez au goût de Kane. Ses yeux perçaient l’obscurité devant nous à la recherche de la silhouette blanche et fantomatique des hautes montagnes de l’est. « Bientôt, il nous faudra des vêtements plus chauds, déclara-t-il.

— Mais c’est encore l’été, dit Maram en amenant son cheval près de lui.

— Là-bas, c’est déjà l’automne, répondit Kane en tendant la main devant nous. Et en haute montagne, c’est l’hiver. C’est toujours l’hiver. »

En venant nous rappeler les menaces qui rôdaient autour de nous, ses paroles ajoutèrent au froid ambiant. Ces dangers étaient nombreux et terribles, et le pire n’était pas les hommes du comte Ulanu lancés à notre poursuite. Nous guettions le bruit de ses guerriers à nos trousses mais nous savions qu’ils ne pourraient pas retrouver notre trace avant les premières lueurs de l’aube. Pour l’instant, le plus gros risque était de se perdre dans l’obscurité et de dégringoler d’une falaise imprévue. Ou encore, qu’un de nos chevaux se casse une patte sur les rochers pointus du terrain accidenté et nous oblige à l’abattre. De plus, il y avait probablement des ours dans les environs et Maram s’attendait à en voir derrière chaque arbre. Enfin, nous étions tous à l’affût de la silhouette terrifiante des Géants des Glaces qui nous épiaient peut-être, cachés de l’autre côté de la crête qui se dressait devant nous ou derrière la suivante.

Cependant, nous ne vîmes cette nuit-là aucun signe de ces créatures effrayantes. Nous n’aperçûmes pas non plus le corps scintillant de Flick, ce qui nous déprima tous. Pas autant que la mort d’Alphanderry, mais profondément quand même. Maram en déduisit que Flick avait assez de bon sens pour ne pas s’aventurer dans des terres défendues par des ours et des géants mangeurs d’hommes. Quant à moi, je me demandais si l’horreur de ce qui s’était passé à Khaisham ne l’avait pas tout simplement fait fuir. J’étais sur le point de dire un requiem à son intention quand il réapparut soudain, juste avant l’aube. Alors que l’Étoile du Matin, étincelante, se montrait à l’est, il se mit à scintiller d’une lumière incandescente et violente qui me rappela les étincelles provoquées par l’incendie de la Bibliothèque. Je me dis que ce devait être là sa manière de prononcer une prière ou, du moins, de rendre hommage à tous ceux qui étaient morts ce soir-là dans l’enfer des flammes.

« Flick ! Mon petit compagnon ! s’écria Maram en l’apercevant qui tourbillonnait dans la pénombre du petit matin. Tu es venu nous retrouver !

— Peut-être qu’il a toujours été avec nous et que nous ne pouvions pas le voir », dit Atara.

S’appuyant contre son cheval, Liljana demanda : « C’est étrange, non, qu’Alphanderry ait réussi à le voir juste avant de mourir ? Comment est-ce possible ? »

Nous nous regardâmes tous, étonnés et intrigués ; le monde était plein de mystères.

« Je suis fatigué, bâilla Maram. Trop fatigué pour réfléchir à ce genre de chose. Je crois que je ferais mieux de m’allonger avant de m’écrouler. »

Nous étions tous épuisés. C’était notre deuxième nuit sans sommeil et, à l’exception de Kane, aucun d’entre nous ne pourrait supporter une nouvelle journée sans prendre quelques heures de repos au moins. J’avais pour ma part le corps endolori par les dizaines d’ecchymoses que m’avait values la bataille et mon épaule, meurtrie par le coup de hache du Bleu, me faisait souffrir le martyre. Avec la fraîcheur de la nuit, les muscles s’étaient inévitablement raidis. Ils me faisaient si mal que maître Juwain dut confectionner une écharpe de fortune pour me soulager du poids de mon bras. En revanche, il ne pouvait rien contre la douleur qui me serrait le cœur chaque fois que je repensais à Alphanderry sur sa croix et à tous les Bibliothécaires qui étaient morts sous mes yeux. Comme tous mes amis, je souhaitais ardemment pouvoir oublier un instant ces visions d’horreur.

Nous trouvâmes un endroit plat dans un creux entre deux crêtes et étendîmes nos fourrures pour faire un petit somme. Kane insista pour rester réveillé et monter la garde et personne ne discuta. Je plongeai dans un sommeil perturbé par des images d’incendie et de terribles cris. Et Morjin n’était pour rien dans ces rêves. Ce n’étaient que les démons de la guerre qui s’étaient frayé un chemin jusqu’au plus profond de mon âme.

Quand nous nous réveillâmes, le soleil brillait et nous découvrîmes les montagnes recouvertes de glace qui s’élevaient devant nous. Pendant que Liljana préparait le petit déjeuner, nous tînmes conseil et décrétâmes que nous avions dû échapper aux éventuels poursuivants envoyés par le comte Ulanu – si toutefois, il en avait vraiment envoyé. Kane pensait qu’il était possible que le feu ait pris dans la Bibliothèque avant que notre fuite par la crypte n’ait été découverte, et Atara était d’accord avec lui. Peut-être, dit-elle, la Bibliothèque s’était-elle écroulée en un tas de ruines fumantes scellant à jamais l’accès au tunnel d’évasion et à la porte en fer qui le gardait.

« Le comte Ulanu pense probablement que nous sommes morts, déclara Atara. Il va certainement passer des jours à fouiller les ruines à la recherche de nos corps – et de nos gelstei.

— Ça alors, c’est une chance ! s’exclama Maram. La chance va peut-être se mettre à nous sourire. »

Atara ne répondit pas. Elle fixait les hautes montagnes devant nous. Nous savions tous qu’il nous faudrait bien plus que de la chance pour réussir à les traverser.

L’odeur de porridge en train de bouillonner flottait dans l’air. Debout devant son petit chaudron, Liljana tournait ses flocons d’avoine avec une longue cuillère en bois. Je lus sur son visage qu’elle regrettait toujours sa batterie de cuisine abandonnée lors de notre fuite à travers Yarkona. Elle se désolait aussi de ne pas avoir eu le temps de réunir les vivres nécessaires à notre voyage.

« Si nous faisons attention, nous aurons assez de nourriture pour un mois, nous informa-t-elle, tandis que nous nous rassemblions autour du petit feu pour manger. À quelle distance se trouve Argattha ?

— Si les vieilles cartes ne se trompent pas, à deux cent cinquante milles à vol d’oiseau », répondit maître Juwain. Puis il frotta son crâne chauve en fronçant les sourcils. Personne ne savait grand-chose sur Sakai, pas même les cartographes.

« Mais alors, dit Maram, il suffit de parcourir huit ou neuf milles par jour !

— Bon, le reprit Kane. Le problème, c’est qu’on ne se déplace pas à vol d’oiseau. Et en montagne, on pourra s’estimer heureux si on parvient à en faire autant. »

Pendant que Liljana préparait ce qui restait de café et que son arôme délicieux se répandait dans l’air, nous discutâmes de notre itinéraire jusqu’à Sakai. C’était inquiétant d’en savoir si peu sur le pays que nous allions traverser. D’après maître Juwain, Sakai était un vaste et haut plateau, entièrement entouré de montagnes. Les Montagnes Blanches, dit-il, semblables à une immense muraille, s’étalaient sur un millier de milles de la région des lacs d’Eanna, au nord-ouest, jusqu’au sud-est pour former la colonne vertébrale d’Ea. Quelque part, à l’est de l’endroit où nous nous trouvions, elle se divisait en deux énormes chaînes : le Yorgos au sud et le Nagarshath au nord où se dressaient, disait-on, les plus hauts sommets du monde. Le royaume de Sakai s’étendait entre les deux. Maître Juwain pensait que divers contreforts de ces montagnes traversaient le plateau au nord et au sud, mais il n’en était pas sûr.

« On sait au moins que le Skartaru se trouve à l’extrémité nord du Nagarshath, fit-il remarquer. Chacun sait que la Montagne Noire surplombe le Wendrush.

— Dans ce cas, il faut suivre la ligne de crête du Nagarshath jusqu’à ce qu’on tombe dessus », dis-je. Je baissai les yeux sur mon épée dont l’éclat disparaissait presque dans la lumière plus intense du soleil. Elle indiquait une direction est-sud-est, exactement celle que devait suivre la chaîne de montagnes.

— D’accord, acquiesça Kane, mais comment ? On ne peut pas traverser cette chaîne, elle est réputée infranchissable. Tout ce qu’on peut faire, c’est passer par le plateau en gardant les montagnes sur notre gauche. Mais là, nous tomberons certainement sur les hommes de Morjin, à moins que ce ne soient eux qui nous tombent dessus.

— Quelle alternative avons-nous ? demanda Liljana.

— Je n’en vois aucune », répondit Kane.

Nous nous tournâmes tous vers Atara qui secoua la tête en disant : « Je n’en vois aucune moi non plus. »

Nous scrutâmes tous les montagnes environnantes en silence. Maram, toujours à la recherche de poursuivants, regardait derrière nous tandis que je contemplais les vertigineux sommets blancs qui se dressaient droit devant nous, semblables à des remparts d’une hauteur impossible.

« À quelle distance les deux chaînes se séparent-elles pour laisser la place au plateau ? demandai-je à maître Juwain.

— Je ne sais pas vraiment. Soixante, soixante-dix milles. »

Je sentis mon ventre se contracter. Soixante-dix milles dans ces montagnes, cela représentait mille fois plus. M’efforçant de montrer un courage que je n’éprouvais pas, je tendis mon épée vers l’est et le cœur des montagnes. « Eh bien, nous couperons droit au milieu des montagnes.

— Ha ! Droit au milieu ! s’esclaffa Kane en me donnant une bourrade sur mon épaule valide. Et c’est vous qui dites ça, vous un homme des montagnes ! »

Je ris avec lui. Puis Maram fit remarquer que si nous allions droit quelque part dans le voyage qui nous attendait, c’était droit en enfer.

Ce jour-là fut l’un des plus pénibles de notre aventure. Dépourvus de cartes et sans sentiers à suivre, nous devions trouver notre chemin à travers les arêtes rocheuses en nous guidant uniquement à notre intuition. À deux reprises, le passage que j’avais cru entrevoir dans la pente devant nous aboutit à une impasse et nous dûmes redescendre pour trouver un nouvel itinéraire. C’était épuisant de faire monter les chevaux vers la limite des neiges sur un versant jonché de rochers et d’éboulis. C’était encore plus décourageant de revenir sur nos pas incertains pour chercher un autre passage. En dépit de la beauté éclatante des hautes montagnes aux pentes illuminées par les edelweiss et les autres fleurs sauvages autour de nous, quand nous installâmes notre camp ce soir-là, nous étions tous trop fatigués pour l’apprécier. L’air raréfié nous coupait le souffle et maître Juwain se plaignit comme moi d’une douleur lancinante à la nuque. Il faisait très froid et cette petite gelée de la nuit tombante ne faisait que préfigurer les glaces et les rigueurs qui nous attendaient.

Pendant trois jours nous avançâmes péniblement vers l’est. Le temps resta généralement beau, avec un air si rare et si sec qu’il semblait incapable de se charger d’une once d’humidité. Pourtant, le troisième jour, en fin d’après-midi, des nuages noirs apparurent comme par enchantement et nous eûmes droit à quelques heures d’une pluie battante et glaciale. Des particules de neige fondue nous entraient dans les yeux et nous brûlaient les lèvres. Elles recouvraient les rochers d’une couche de glace rendant périlleuses notre progression et celle de nos chevaux. N’ayant pas trouvé d’abri pour échapper à ce supplice, nous nous accroupîmes sous nos capes en attendant la fin de la tempête. Finalement, les nuages s’écartèrent sur la nuit glaciale. Comme nous ne pouvions ni reculer ni avancer sans risque, nous fûmes obligés de passer la nuit en haut du col entre deux immenses montagnes. Maram s’agenouilla avec son silex et son briquet et tenta de faire du feu avec le bois que les chevaux avaient transporté jusqu’à cette terre aride.

« J’ai froid ; je suis mouillé ; je suis fatigué », se plaignit-il en tirant de nouvelles étincelles de son petit bois. Ses mains tremblaient, il frissonnait. « Non, en fait, je suis frigorifié. »

Tandis qu’Atara et Kane ramassaient de la neige pour la faire fondre et que Liljana attendait pour faire cuire le dîner, j’allai jusqu’à Maram et mis ma main sur sa nuque pour masser ses muscles contractés. Un peu de l’énergie qui me permettait de continuer à avancer dût passer en lui car il poussa un soupir en disant : « Ah, ça fait du bien, beaucoup de bien. Merci, Val. »

Une flamme minuscule s’éleva dans le petit bois et se propagea aux branchages que Maram avait placés autour. Il surveilla le feu qui grossissait jusqu’au moment où il obtint une belle flambée.

« Ah, dit-il en se détendant dans la chaleur soudaine, tu as pris plus de coups que moi dans la bataille. C’est moi qui devrais te masser le cou. »

Je ressentais une telle douleur à la nuque que j’avais l’impression qu’un coup de masse m’avait traversé la boîte crânienne pour m’ouvrir la cervelle. Mais je lui dis : « Toi, tu as pris deux flèches pour nous sauver, Maram. Ce que tu as fait est formidable.

— Oui, hein ? » Il toucha délicatement son derrière à l’endroit où les flèches l’avaient atteint. « Ça ne fait rien, ce qui est dû est dû et je te dois un massage, d’accord ?

— D’accord », répondis-je en lui souriant. Il sourit à son tour, fier d’avoir reconnu spontanément une si petite dette.

Une heure plus tard, réunis autour du feu, nous mangeâmes du petit salé bouilli et du pain de guerre. Maître Juwain nous prépara de la tisane. Il remplit nos chopes et nous les fîmes tourner entre nos mains pour nous réchauffer. L’heure était venue de chanter mais personne parmi nous n’avait le cœur à ça. Alors je sortis ma flûte et jouai une mélodie que ma mère m’avait apprise. Elle n’était en rien comparable avec la musique qu’Alphanderry faisait pour nous, mais elle était quand même porteuse d’amour et d’espoir.

« Ah que c’est bon, que c’est bon ! s’exclama Maram en tendant sa cape devant le feu pour la faire sécher. Regarde, Flick est en train de danser au rythme de ta chanson ! »

Se détachant sur le ciel étoilé à l’est, Flick tournoyait autour de nous en décrivant de longues spirales scintillantes. Ses pirouettes enflammées faisaient effectivement penser à de la danse. Sa présence nous redonna à tous du courage. Tendant le doigt vers lui, maître Juwain dit : « Je commence à penser que c’est peut-être lui le septième frère dont parle la prophétie d’Ayondéla. »

Allongé sur le sol froid, je m’endormis ce soir-là avec cette idée étrange. Elle me fit me remémorer avec une grande précision la mort d’Alphanderry et le désespoir qui s’était emparé de mon cœur après. Et par ce passage plongé dans les ténèbres, Morjin vint à moi. Il m’envoya en rêve un loup-garou qui ressemblait à Alphanderry et qui sentait l’odeur de mon sang dans l’obscurité. Ce démon, brûlant de me montrer une autre de mes morts, hurla, puis d’une voix mélodieuse, m’invita à le rejoindre dans le pays d’où l’on ne revient pas. Il tenta de me faire mourir de terreur devant ce qui m’attendait. Mais cette nuit-là, des alliés veillaient sur moi et protégeaient mon âme.

Je savais d’une manière ou d’une autre que Flick tournoyait au-dessus de mon corps endormi comme une spirale d’étoiles écartant le mal. L’amour de ma mère, que je ressentais dans les profonds courants de la terre au-dessous de moi, m’enveloppait comme une cape chaude et impénétrable. En moi brillait l’épée de courage que mon père m’avait donnée et sur le sol, à l’extérieur, se trouvait l’épée appelée Alkaladur dont ma main agrippait le pommeau. Elle stimula mon énergie vitale m’aidant ainsi à lutter contre le démon et à le chasser. Elle fendit la fumée noire du royaume des cauchemars pour atteindre l’air pur dans lequel brillaient les étoiles scintillantes du monde. Grâce à elle, je réussis à me réveiller au pied des montagnes, couvert de sueur et tremblant, mais indemne.

J’ouvris les yeux et découvris Atara qui était assise auprès de moi et me tenait la main. Il était un peu plus de minuit et c’était son tour de garde. De l’autre côté du feu, Maram, Liljana et maître Juwain dormaient dans leurs fourrures étalées sur la neige. Kane respirait paisiblement, les yeux fermés. Il dormait probablement lui aussi, mais avec lui, c’était plus difficile à dire.

« Tes rêves deviennent de plus en plus sombres, n’est-ce pas ? demanda Atara d’une voix douce.

— Pas… plus sombres », répondis-je en tentant de retrouver mon souffle. Je m’assis face à elle et cherchai ses yeux dans l’obscurité de la nuit. « Pires. Le Seigneur des Mensonges essaie de transformer l’amour d’un ami en haine. »

Elle serrait ma main dans la sienne et avait sa boule de prophétesse dans l’autre. Je devinai qu’elle devait être occupée à scruter le cristal transparent quand j’avais crié dans mon sommeil.

« Il te voit, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

— D’une certaine manière. Je dirais plutôt qu’il sent la trace du kirax en moi. Quoi que le comte Ulanu lui ait raconté sur notre mort, il sait que je suis toujours vivant.

— Alors il te cherche toujours ?

— Oui, il me cherche, mais il ne m’a pas encore vraiment trouvé. Pas comme il le voudrait.

— Il ne faut pas qu’il te trouve, dit-elle d’une voix douce mais insistante.

— Le temps travaille pour lui. On raconte que le Seigneur des Mensonges ne dort jamais.

— Ne dis pas ça. Il ne faut pas dire ce genre de chose. »

Elle avait raison, bien sûr. Anticiper sa propre défaite, c’était la provoquer à coup sûr.

Il y avait une peur nouvelle dans sa voix quand elle parlait de Morjin et une tendresse nouvelle dans ses doigts qui me caressaient la main. Montrant la boule de gelstei qu’elle serrait contre son cœur, je lui demandai : « Tu l’as vu, alors ? Dans ta boule ?

— J’ai vu des tas de choses », répondit-elle d’un air évasif.

Je m’attendais à ce qu’elle en dise plus mais elle se mura dans un profond silence.

« Atara, raconte-moi », murmurai-je.

Elle secoua la tête et murmura à son tour : « Tu n’es pas comme maître Juwain. Tu n’as pas besoin de tout savoir sur tout.

— Non, pas tout », acquiesçai-je.

De l’autre côté du feu, Maram qui ronflait bruyamment se retourna dans son sommeil tandis que Liljana changeait de position pour lutter contre le froid et resserrait sa cape autour de son cou. Je devinai qu’Atara craignait de les réveiller. Aussi, je ne fus pas surpris quand elle me prit la main et franchit quelques dizaines de mètres sur le sol recouvert de neige avant de s’enfoncer dans l’obscurité qui entourait notre camp.

« Tu ne comprends pas que ça m’est difficile ? dit-elle doucement.

— C’est si terrible que ça ? Pire que ce que j’ai déjà vu ? »

Je lui parlai des milliers de morts que j’avais vécues dans mes rêves. Cela sembla la toucher au vif. Je la sentis se contracter comme si j’avais enfoncé mon doigt dans une plaie ouverte.

« De quoi s’agit-il ? » demandai-je.

Elle tremblait de tout son corps comme si elle venait soudain d’être rattrapée par le froid mordant de la nuit.

« Je t’en prie, dis-le-moi, suppliai-je en la serrant contre moi.

— Non, je ne peux pas. Je ne dois pas – il ne faut pas m’obliger à le faire », murmura-t-elle.

Là-dessus, elle m’embrassa les mains et les yeux, effleura la cicatrice sur mon front, l’embrassa, puis me serra contre elle avant de tomber à genoux, de m’encercler les jambes de ses bras et de cacher son visage en pleurs contre mes cuisses.

« Atara, Atara », l’appelai-je en lui caressant les cheveux.

Un peu plus tard, quand le vent de la nuit eut apaisé son chagrin, elle réussit à se relever et à me regarder. Puis elle dit : « Presque chaque fois que je vois Morjin, je te vois. Je te vois mourir. »

Le vent qui descendait des pics gelés autour de nous me glaça soudain jusqu’aux os. Je souris tristement et demandai : « Tu as dit presque chaque fois ?

— Oui, presque, répondit-elle. Il y a d’autres embranchements, tu comprends, d’autres embranchements de ta vie, mais si peu.

— Je t’en prie, raconte-moi. »

Elle respira profondément : « Je t’ai vu faire allégeance à Morjin – et vivre.

— Ça, jamais !

— Je t’ai vu tourner le dos à Argattha aussi, et partir loin de lui. Avec moi, Val. En cachette.

— Ça, ce n’est pas possible, lui dis-je doucement.

— Je sais, murmura-t-elle à travers ses larmes. Mais je voudrais tant que ça le soit. »

Je la tenais serrée contre moi, son cœur battant contre le mien. « Il doit y avoir un moyen, chuchotai-je à son oreille. J’ai besoin de croire qu’il y a toujours un moyen.

— Et s’il n’y en avait pas ? »

Le reflet de la lumière des étoiles sur la neige était juste suffisant pour me permettre de discerner la terreur dans ses yeux. « Si tu as vu ma mort à Argattha, il faut que tu me le dises pour que je puisse lutter contre et forger mon propre destin.

— Tu ne comprends pas », dit-elle en secouant la tête.

Elle se mit alors à me parler du don qu’elle avait reçu. Elle m’expliqua que la vision d’une prophétesse revenait à grimper le long des branches d’un arbre infini. Chaque instant était comme une graine magique, frémissante de possibilités. Tout comme il y avait une femme prête à éclore dans chaque fillette, il y avait un arbre de vie tout entier dans chaque graine. Toutes les feuilles, pousses ou fleurs en puissance y étaient contenues. La prophétesse l’ouvrait avec sa chaleur et sa volonté, sa passion pour la vérité et ses larmes. Se déplacer du présent vers le futur, comme le font les prophétesses, consistait à découvrir la tige dorée et éternelle qui sortait de la graine et se divisait en deux, puis en dix branches, chacune d’entre elles se divisant encore et encore en centaines, en milliers, en dizaines de milliers, en millions et en milliards de branches miroitant toujours hors de sa portée. L’arbre s’élevait toujours plus haut vers le soleil en se divisant en une infinité de possibilités. Et plus la prophétesse montait, plus ce soleil devenait brillant jusqu’à atteindre une luminosité impossible, comme si toute la lumière de l’univers l’entraînait à la fin des temps vers un moment unique et merveilleux qui ne serait jamais vraiment.

« Ça a l’air magnifique.

— Tu n’as toujours pas compris, dit-elle tristement. Morjin et son maître, Angra Mainyu, sont en train de contaminer cet arbre. Ils arrivent même à assombrir le soleil. Plus je monte, plus il y a de branches atrophiées et de feuilles mortes. »

Sur mon visage, les violentes rafales de vent semblaient charrier l’odeur pestilentielle de la Bibliothèque en feu. Pour la millième fois, je me demandai combien de personnes avaient péri dans ce terrible incendie.

« Mais il doit bien rester une branche intacte, lui dis-je. Des feuilles hors de portée, même de la sienne.

— Peut-être, acquiesça-t-elle. J’aimerais avoir le courage d’aller voir.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? »

Elle mit le cristal dans sa poche et me prit les mains. « J’ai peur, Val.

— Toi, peur ? »

Elle hocha la tête. La lumière des étoiles semblait se refléter dans ses cheveux. Puis elle ajouta que l’arbre de vie se formait en elle, dans un lieu étrange et sombre.

« Il y a des dragons dans ce lieu », dit-elle en me regardant avec intensité.

Mon cœur brûla soudain du désir farouche de tuer ce dragon-là.

« Une prophétesse, reprit-elle, une vraie prophétesse ne doit jamais arrêter de monter. Mais en montant, elle se rapproche trop du soleil. De la lumière. Au bout d’un moment, celle-ci la brûle et la rend aveugle – aveugle aux choses du monde. Son propre monde devient de plus en plus brillant. Elle en arrive alors à vivre davantage pour ses visions que pour les autres. Et en vivant ainsi, elle meurt un peu et son âme devient laide. Laide, vieille et ratatinée. Et c’est pour cela que les gens finissent par la détester. »

Je pressai sa main contre mon poignet afin qu’elle puisse y sentir battre mon cœur. « Crois-tu que je pourrais un jour te détester ?

— Si cela devait arriver, j’en mourrais. »

Je trouvai ses yeux dans l’obscurité. Respirant profondément, je dis : « Il y a forcément un moyen. »

Il devait y avoir un moyen pour elle de soutenir l’éclat de ce soleil intérieur et de revenir dans toute sa beauté en portant sa lumière dans ses mains.

« Atara », murmurai-je.

Je savais que pour moi aussi il y avait un moyen pour que la valarda ne se contente plus de m’ouvrir le cœur des autres mais qu’elle leur ouvre aussi le mien.

« Atara », répétai-je.

Qu’est-ce qu’aimer une femme ? C’est juste de l’amour, comme tous les amours : c’est chaud et doux comme le duvet d’un édredon et, en même temps, dur et parfait comme un diamant dont l’éclat jamais ne se ternit. C’est plus doux que du miel, plus désaltérant que le cours d’eau de montagne le plus frais. Mais c’est aussi un chant à la louange et à la gloire de la vie. L’amour donne à l’homme l’envie de se battre jusqu’à la mort pour protéger sa bien-aimée afin que ce fragment de lumière et de beauté, pareil à une rose parfaite, demeure parmi les vivants quand lui-même sera mort. Il chante par les yeux et par les mains, il appelle, appelle encore – il appelle sa bien-aimée à ouvrir les pétales lumineux de son âme et à rendre gloire à la terre.

J’effleurai les larmes qui se formaient au coin des yeux d’Atara et essuyai les miennes. Je la regardai longuement et elle me regarda. Elle prit ma main et la pressa contre sa joue humide. Puis elle sourit enfin et dit : « Merci. »

Elle sortit la gelstei blanche de sa poche et la leva de manière à ce que ses courbes lisses captent la faible lumière filtrant du ciel. À l’intérieur, il y avait des étoiles, une infinité d’étoiles. Pendant un moment, ses yeux se remplirent d’elles et semblèrent devenir aussi gros que la boule de cristal elle-même. Et puis Atara disparut dedans, comme si elle venait de plonger dans un monde lointain à travers la surface d’un lac gelé.

Debout dans la neige froide, j’attendis qu’elle revienne à moi. J’attendis longtemps. Les constellations tournaient lentement au firmament. Le vent pénétrant qui tombait du ciel me transperçait. Il m’envoyait des décharges glacées dans les veines et faisait battre mon cœur comme un gros tambour rouge.

« Atara », murmurai-je, mais elle ne m’entendit pas.

Quelque part derrière moi, Maram ronflait et l’un des chevaux hennit doucement. Ces bruits de la terre semblaient à des millions de milles de là.

« Atara, répétai-je, je t’en prie, reviens. »

Elle finit par revenir. Moyennant un gros effort, elle s’arracha à la contemplation de la boule et me regarda. La mort avait envahi son beau visage soudain crispé par une profonde angoisse. Quelque chose de pire que la mort hantait ses yeux et la faisait grelotter de tout son corps. Elle tremblait si fort que ses doigts s’ouvrirent et que la gelstei tomba dans la neige.

« Oh, Val ! » sanglota-t-elle.

Puis elle s’écroula en larmes contre moi et je dus la retenir pour l’empêcher de tomber complètement. J’eus peur d’être obligé de la porter pour la ramener au camp. Mais elle était Atara Ars Narmada de la Société des Manslayers et cela ne lui ressemblait pas de se laisser aller à une telle faiblesse longtemps. Au bout de quelques instants, elle reprit son sang-froid et s’écarta de moi. Elle essuya ses larmes avec le bord de sa cape avant de se baisser pour récupérer sa boule dans la neige.

J’attendais qu’elle me raconte ce qu’elle avait vu dedans, mais elle se contenta de dire : « Tu vois ? Tu vois ? »

Tout ce que je voyais, c’était qu’elle avait été bouleversée par quelque vision terrible et qu’elle craignait d’en avoir l’âme mutilée. Mais quel que fut son chagrin, je voulais le partager avec elle.

« Dis-moi ce que tu as vu.

— Non… jamais.

— Il le faut.

— Non, il ne faut pas.

— Je t’en prie, dis-le-moi. »

Elle leva les yeux vers les contours blancs de neige des montagnes alentour, puis elle se tourna vers moi : « C’est si difficile de te faire comprendre. De te faire voir. Le seul fait de parler de cette chose-là peut tout changer. Il y a tellement de voies, tellement de futurs. Mais un seul parmi eux se réalisera. On peut choisir lequel. Car, finalement, on choisit toujours. Je le peux. Val. C’est ce qui rend cette vision si insupportable. Il suffit que je cligne des yeux une fois, et le monde ne sera plus le même. Un jour, maître Juwain a dit qu’avec un levier assez long et un point d’appui, il pourrait soulever le monde. Eh bien moi, je possède ce levier incroyable : c’est mon don. Je devrais souhaiter l’utiliser pour défendre ce qui m’est le plus précieux et te sauver la vie. Pourtant, comment le pourrais-je si en te sauvant, je cause ta perte ? Et celle du monde avec toi ? »

Elle m’en avait presque trop dit. Je ne voulais pas en entendre davantage. Aussi, exprimant ce que mon âme me soufflait être vrai, je répondis : « Il y a forcément un moyen.

— Un moyen », répéta-t-elle, et sa voix se perdit dans le vent glacial.

S’il y avait vraiment un moyen, elle ne me le dirait jamais de peur de ce qui pourrait se passer. Et pourtant, je savais qu’elle avait aperçu une lueur d’espoir dans l’arbre contaminé par le dragon qu’elle avait en elle. Ses yeux me le criaient ; son cœur battant la chamade ne pouvait le nier. Mais c’était un espoir terrible qui la déchirait.

« Tu vois ? me demanda-t-elle. Tu vois pourquoi les prophétesses sont lapidées et obligées de vivre dans les ruines de vieilles tours ?

— Ce n’est pas ce que je vois, Atara. »

Elle se tenait devant moi avec une nouvelle conscience de la vie, plus fière, plus profonde, plus farouche et plus tendre, plus passionnée, et entièrement vouée à la vérité. Et cela lui conférait une beauté d’un autre ordre. Elle possédait la grâce de transformer l’horreur en une splendeur qui irradiait du plus profond de son être. Et elle qui pouvait voir tant de choses ne le voyait pas. Alors je le lui montrai. Avec mes yeux, avec mon cœur, qui était comme un miroir taillé dans le silustria le plus pur, je lui montrai cette femme magnifique.

« Valashu », me dit-elle.

Qu’est-ce qu’aimer une femme ? C’est, quand elle a mal, avoir encore plus mal de la voir souffrir. C’est avoir le cœur dépouillé de ses protections et complètement exposé : doux, nu, incroyablement tendre, redoutant comme la pire des tortures la caresse d’une plume. Mais c’est aussi la plus grande des joies car par l’alchimie flamboyante de l’amour, ce qui était deux devient miraculeusement un.

Les yeux dans les yeux, nous nous regardions dans l’obscurité, nous appelant l’un l’autre encore et encore. Mon cœur enflammé se gonflait comme le soleil. Brusquement, il s’ouvrit, déversant un torrent de lumière. Le sien s’ouvrit aussi. Elle m’appela et nous nous rapprochâmes l’un de l’autre comme deux guerriers se jetant dans la bataille. Elle se jeta dans mes bras et moi dans les siens. Nos bouches s’unirent, impatientes d’aspirer et de sentir l’âme de l’autre. Dans notre empressement et notre maladresse, nous nous meurtrîmes les lèvres contre nos dents, nous mordîmes et nous fîmes saigner. Nous étions pareils à des animaux sauvages qui se lacèrent et pourtant quelque chose en nous faisait penser à des anges. Dans la chaleur de son corps, il y avait le désir farouche que je la déchire pour révéler la femme magnifique qui était en elle. Et que je la rejoigne dans cet endroit secret à l’intérieur d’elle-même. Elle me demandait de la remplir de lumière, d’amour, de gouttes de vie brûlantes. Alors seulement, elle pourrait elle aussi sentir couler en elle toute la gloire de l’Unique. Alors seulement, nous pourrions tous les deux repousser la mort.

Valashu.

Je sentais sa main sur ma poitrine pressant les anneaux froids de ma cotte de mailles contre mon cœur. Soudain, elle écarta ses lèvres des miennes. Au prix d’un gros effort, elle s’éloigna à quelques pas de moi, tremblante, en nage et le souffle court.

« Non ! sanglota-t-elle. Ce n’est pas possible ! »

Tremblant et en nage moi aussi, je titubai sur la neige, stupéfait de me retrouver brusquement seul. Je sentais en moi une pression terrible qui me donnait envie de hurler.

« Tu ne vois pas ? » me dit-elle en posant ses mains sur son ventre. Tout à coup, ses yeux braqués sur le néant de la nuit trouvèrent les miens. « Notre fils, notre magnifique fils – je n’arrive pas à le voir ! »

Je ne savais pas ce qu’elle voulait dire. Et je ne voulais pas le savoir.

« Je suis désolée, dit-elle, en prenant mes mains dans les siennes. Mais ce n’est pas possible, pas encore. Et peut-être jamais. »

Le vent tombant du ciel refroidit mon corps enflammé. Dans l’obscurité au-dessus de nous, les étoiles me disaient de faire preuve de patience.

« Je sais qu’il y a de l’espoir, répondis-je. Je sais qu’il existe un moyen. »

Elle se redressa de toute sa taille et me jeta un regard lointain. Puis elle me demanda : « Et comment le sais-tu ?

— Je le sais parce que je t’aime. »

C’était une réponse stupide. Qu’est-ce que l’amour avait à voir avec la victoire sur le mal dans le monde et le désir d’arranger les choses ? Mes paroles insensées étaient complètement stupides et nous le savions tous les deux. Mais cela ne l’empêcha pas de pleurer en les entendant.

« S’il existe vraiment un moyen, dit-elle en appuyant sa main sur le côté de son visage, c’est à toi de le trouver, Val. Je suis désolée. »

Elle se pencha en avant et m’embrassa sur les lèvres, une fois, avec une infinie tendresse. Puis elle se détourna et repartit vers le camp en me laissant seul sous les étoiles.

Je ne dormis pas du reste de la nuit – et pas à cause de rêves envoyés par le Seigneur des Mensonges pour me torturer. Le souvenir de l’espoir terrible que j’avais vu dans les yeux d’Atara suffisait à me tourmenter. Et le goût de ses lèvres qui semblait s’attarder sur les miennes aussi.

Le lendemain matin, nous descendîmes du passage entre les deux montagnes dans une vallée longue et étroite. L’endroit était très beau et très boisé avec des épicéas bleus, des sapins et d’autres arbres encore. Au milieu coulait une rivière étincelante. Les forêts ondoyantes abritaient de nombreux oiseaux et de nombreux animaux : des ours, des martres, des élans et des cerfs. Nous étions au cœur des Montagnes Blanches mais l’air plutôt frais n’avait rien du froid mordant que nous avions rencontré plus haut. C’est pourquoi nous décidâmes de monter notre camp au bord de la rivière et de nous offrir une journée de repos. Les sabots des chevaux avaient besoin de soins et nos corps soumis à rude épreuve aussi. Malgré notre peur des Géants des Glaces, Atara partit chasser seule dans l’espoir de rapporter un peu de gibier pour reconstituer nos provisions en baisse. Nous avions besoin de viande, bien sûr, mais je savais qu’elle avait surtout envie d’être seule.

Je ne fus pas le seul à remarquer la nouvelle intériorité qui s’était emparée d’elle. Dans l’après-midi, alors que je lavais du linge sur des rochers au bord de la rivière avec Liljana et Maram, ce dernier me dit : « Elle a une façon de te regarder, maintenant ! Et une façon de se regarder ! Que s’est-il passé entre vous cette nuit ?

— C’est difficile à dire.

— Eh bien, quoi que ce soit, c’est une nouvelle femme maintenant. Ah ! le pouvoir de l’amour ! Dès que notre Quête sera achevée, vieux, je te conseille de l’épouser. »

Là-dessus, il se leva, ramassa ses vêtements mouillés et indiqua du doigt un endroit sec et surélevé au-dessus de nous où il avait allumé un bon feu. « Bon, moi, je vais faire une sieste. S’il te plaît, surveille les Géants des Glaces. Et les ours. Je ne veux pas être dévoré pendant mon sommeil. »

Quand il se fut éloigné, je regardai Liljana et dis : « Nous sommes là, perdus dans la région la plus sauvage de la terre et il pense au mariage ! »

Les gros seins de Liljana ondulaient sous sa tunique tandis qu’elle frappait nos vêtements sales sur les rochers. Elle leva les yeux de sa tâche et répondit en souriant : « Je pense que vous aussi.

— Non, me défendis-je en tournant le regard au sud en direction de la forêt où Atara avait disparu. L’heure n’est pas à ce genre de projet.

— Comment ne pas y penser avec une femme comme Atara ?

— Non, répétai-je. C’est une prophétesse, et les prophétesses ne se marient jamais. Et en tant que guerrier, elle doit…

— C’est une femme, dit Liljana, en essorant l’une des petites tuniques de maître Juwain. N’oubliez jamais ça, jeune homme. »

Elle soupira et baissa la voix comme si elle me confiait un grand secret. « Une femme endosse plusieurs rôles : princesse, tisserande, mère, guerrier, épouse. Mais ce qu’elle désire vraiment, au plus profond d’elle-même, c’est d’être aimée. »

Elle me regarda gentiment et sourit. Puis, ramassant elle aussi ses affaires, elle me laissa seul au bord de la rivière.

Plus tard dans la soirée, après un excellent repas composé de gibier rôti, nous demeurâmes tous assis autour du feu à discuter du long voyage qui nous attendait. Personne n’avait oublié ce qui nous était arrivé au Kul Moruth et à Khaisham. Mais la viande que nous avions dévorée nous avait revigorés. Et quelque chose dans les yeux lumineux d’Atara nous insufflait un nouvel espoir, aussi terrible fût-il.

« C’est bizarre, dit Maram, que nous ayons parcouru toute cette distance sans voir de signe des Géants des Glaces. Peut-être qu’ils n’existent pas.

— Ha ! s’esclaffa Kane, en essuyant le jus de viande sanguinolent sur son menton. C’est comme si vous disiez que les ours n’existent pas !

— J’aimerais mieux rencontrer un ours qu’un Géant des Glaces, avoua Maram. L’un des Bibliothécaires m’a raconté qu’ils utilisent la peau humaine pour fabriquer des outres et qu’ils font du boudin avec notre sang. Et aussi, qu’ils broient nos os pour faire du pain.

— C’est peut-être vrai. Et alors ? Vous croyez qu’eux ne sont pas faits de chair et de sang ? Vous croyez qu’on ne peut pas les transpercer avec une épée et les tuer avec une flèche ? »

Alors que Kane et Maram discutaient de la crainte que leur inspiraient ces créatures mystérieuses, maître Juwain leva soudain les yeux du livre qu’il était en train de lire. « S’ils existent vraiment, ils ne vivent probablement qu’en haute montagne. Sinon, pourquoi les appellerait-on Géants des Glaces ? »

Il tendit la main vers les pics blancs de l’énorme massif qui se dressait à l’est de la vallée.

« Dans ce cas, est-ce qu’on ne ferait pas mieux de rester dans les vallées ? » demanda Maram en jetant un regard inquiet autour de lui.

Mais c’était impossible, bien sûr. Ici, les montagnes étaient principalement orientées nord-sud ainsi que les lignes de crêtes et les vallées qui les séparaient. Pour aller vers l’est, comme nous le faisions, il fallait couper à travers ces grands plissements par les cols ou les failles inattendues que nous pouvions rencontrer. Ce qui rendait un voyage déjà difficile pratiquement impossible.

Le lendemain matin, réunis autour d’un petit déjeuner composé de gibier et de porridge, nous étudiâmes la configuration de la longue vallée dans laquelle nous avions campé. Impossible d’en distinguer le bout, ni au nord ni au sud. Pourtant, il fallait prendre l’une ou l’autre de ces directions car à l’est s’élevait une immense muraille découpée de sommets infranchissables, même pour un bouquetin.

« À mon avis, on devrait aller vers le sud déclara Maram, en se tournant vers la brume blanche qui flottait de ce côté-là. Par-là, il fera plus chaud. »

Nous regardâmes tous Atara mais ses yeux ne montraient aucun empressement à prendre l’une ou l’autre de ces directions. Elle ne disait rien, se contentant de scruter le ciel.

« On devrait peut-être aller vers le nord, dit maître Juwain. Il ne faudrait pas se trouver trop loin de la ligne du Nagarshath quand on débouchera sur le plateau de Sakai.

— Si nous allons trop au nord, intervint Kane, nous tomberons sur le pays des Bleus.

— C’est mieux que les Géants des Glaces, fit remarquer Maram.

— Je croyais que vous vouliez aller au sud ?

— Moi, je ne veux aller nulle part. À part chez moi. Pourquoi devons-nous aller chercher la Pierre de Lumière à Argattha ?

— Parce qu’il faut le faire, répondis-je, et que c’est à nous de le faire. »

Je tirai mon épée, la pointai vers l’est, puis légèrement au sud en observant son éclat dans l’air frais et pur. « On va vers le sud », décidai-je.

Et c’est ce que nous fîmes. Nous chargeâmes les chevaux et suivîmes la rivière dans la forêt odoriférante. La hauteur et la densité des arbres ne nous empêchaient pas d’apercevoir de temps à autre, à l’est, l’immense chaîne de montagnes. Nous chevauchâmes toute la journée et parcourûmes vingt milles à travers un paysage montant progressivement jusqu’à un petit lac au fond d’une cuvette entourée de pics. Et là, au sud de ces eaux bleues, nous découvrîmes dans la montagne la faille que nous cherchions. Elle n’avait qu’un quart de mille de large et se rétrécissait rapidement tandis que de chaque côté, ses pentes rocheuses s’élevaient vers la ligne de crêtes. Mais cela ressemblait à un passage ou en tout cas à une ouverture vers d’autres vallées.

Comme il était trop tard pour commencer notre ascension, nous montâmes notre camp au bord du lac pour prendre une bonne nuit de repos. Nous mangeâmes à nouveau du gibier, sucré avec des pignons que Liljana avait extraits des pommes de pin en les secouant. Nous observâmes les castors qui construisaient leurs abris arrondis et les oies qui nageaient sur le lac.

Nous repartîmes très tôt, aux premières lueurs de l’aube. La montée jusqu’au passage était très raide. Nous suivîmes un petit ruisseau qui descendait du sommet en serpentant, traversant ici ou là un ravin ou tombant en cascades claires sur les escarpements de granit. Tenant les chevaux par le licou, nous les fîmes grimper toujours plus haut en nous assurant qu’ils avaient de bonnes prises sur le sol rocailleux. En fin de matinée, nous avions dépassé la limite des arbres. Là, la pente s’adoucissait un peu mais on n’en voyait pas la fin. Sur notre droite, l’immense muraille était aussi tranchante qu’une lame de couteau et sur notre gauche, une énorme pyramide de glace et de granit – une des plus hautes que j’aie jamais vues – nous offrait sa face austère et indifférente. Ces pics immenses et découpés paraissaient mordre dans le firmament et éventrer les cieux.

Au début de l’après-midi, nous atteignîmes la limite des neiges et il se mit à faire beaucoup plus froid. Des nuages se formèrent et dissimulèrent le soleil. Le vent se leva aussi, chargé de minuscules particules de glace qui s’enfonçaient dans les flancs des chevaux et dans notre visage. Il était si glacé qu’il nous suffoquait et manquait de nous couper le souffle. Nous serrâmes nos capes autour de nous, désolés de ne pas avoir les vêtements plus chauds dont Kane avait parlé quelques nuits plus tôt.

« Je suis fatigué et j’ai froid », grogna Maram derrière moi en guidant Iolo dans la neige suivi d’Atara et de Flamme. Ensuite venaient maître Juwain et Liljana avec leurs montures et Kane qui fermait la marche avec son cheval bai. « J’ai l’impression qu’on ne sortira jamais de ce défilé, pas vous ? »

J’entendais le bruit de mes bottes s’enfonçant dans la neige gelée et les sabots des chevaux qui écrasaient la glace sur les rochers. Je scrutais les nuages de poudreuse qui s’engouffraient dans le passage. À seulement un demi-mille de là, celui-ci semblait déboucher sur un terrain plus plat.

« On ne devrait plus être très loin, dis-je en me retournant vers Maram.

— Ça vaudrait mieux, répondit-il, en enlevant d’une chiquenaude le givre sur sa moustache. Je ne sens presque plus mes pieds ni mes doigts. »

Mais quand nous eûmes parcouru cette courte distance, rendue beaucoup plus longue et presque insurmontable par l’air raréfié et glacial, nous découvrîmes que notre chemin contournait la paroi à pic que nous avions sur notre droite. Derrière, une autre pente longue et blanche s’élevait devant nous. Se faufilant entre deux crêtes, elle montait vers une partie encore plus haute du défilé.

« C’est trop haut ! s’exclama Maram en l’apercevant. Il faut faire demi-tour ! »

Atara et les autres nous rejoignirent alors et nous restâmes là à contempler ce passage lointain dans la montagne. Liljana, qui calculait les distances aussi facilement qu’elle lisait les expressions sur les visages des gens, dit en frottant l’une contre l’autre ses mains rougies par le vent : « On devrait pouvoir l’atteindre vers le milieu de l’après-midi.

— Peut-être, fit remarquer maître Juwain, mais que trouvera-t-on de l’autre côté ? »

Il se tourna vers Atara dans l’espoir qu’elle apporterait une réponse à cette question. Mais ses yeux lançaient des éclairs. Je compris qu’elle commençait à en avoir assez que tout le monde se tourne vers elle pour connaître la nature du terrain qui nous attendait. Elle se contenta de lui répondre en souriant : « Probablement l’autre côté de la montagne.

— Et si de là-bas la descente s’avère difficile ? s’inquiéta Maram. Et s’il n’y a pas de col du tout ? Je n’ai pas envie de passer la nuit à cette altitude.

— Nous avons du bois pour faire du feu, non ? dit Kane. Bon, en mettant les choses au pire, on pourra toujours creuser un terrier dans la neige comme les lapins. Pour une nuit, on n’en mourra pas.

— Une nuit, peut-être », concéda Maram.

Je pris sa main froide dans la mienne et soufflai sur le bout de ses doigts pour les réchauffer. « C’est un risque qu’il faut courir, sinon on va s’égarer ici et c’est ce qui pourrait nous arriver de pire. Et maintenant, si on partait pendant qu’on en a encore la force ? »

Je passai devant et Altaru et moi ouvrîmes le passage dans la neige pour les autres. C’était vraiment très dur et je me dis que c’était encore pire pour les chevaux que pour nous. Ils transportaient sur leur dos de lourds fagots de bois qui les gênaient considérablement. Je voyais la buée sortir des naseaux d’Altaru qui tendait son cou en avant et enfonçait ses sabots dans la neige. Mais il ne se plaignait pas, et les autres chevaux non plus. Nous témoignant une confiance qui m’émerveillait, ils continuaient à avancer sur nos ordres dans un désert blanc qui semblait n’avoir pas de fin.

Un peu plus tard, il se mit à neiger. Ce n’était pas une grosse tempête et elle ne paraissait pas devoir durer longtemps. Mais le vent s’emparait des flocons duveteux et nous les renvoyait comme autant de petites flèches. À moitié aveuglés par ces minuscules morceaux de glace, on avait du mal à se diriger. La neige me brûlait le nez et se glissait dans mon cou. Elle s’entassait sous mes bottes ce qui rendait la montée encore plus difficile.

Nous grimpâmes ainsi pendant une bonne heure. Nous souffrions tous du froid dans un silence presque total, à l’exception de Maram qui poussait de sourds grognements gutturaux, comme s’il espérait que ce bruit suffirait à éloigner la tempête. À l’approche du passage, la neige se fit un peu moins drue. Malheureusement, cela ne nous apporta aucun soulagement parce qu’un vent plus mordant encore se leva alors. Un nuage de neige qui nous écorchait la peau nous enveloppa. Je me mis à trembler et mes amis aussi. Mon visage cinglé par la neige me brûlait et je ne sentais plus mon nez gelé. Mes doigts aussi étaient engourdis. Je pouvais à peine les sentir et j’avais du mal à tenir le licou en cuir recouvert de givre d’Altaru. Penché en avant, j’avançais face au vent en enfonçant mes pieds insensibles dans la neige qui formait des congères tout autour de nous. Les yeux presque collés par le gel, j’y voyais à peine. Je clignais sans cesse des paupières pour échapper à la neige glaciale en tentant de percer le mur blanc aveuglant qui se dressait devant nous et d’apercevoir les rochers couverts d’un linceul qui marquaient l’entrée du passage.

Ce fut-là, à cent mètres à peine de notre objectif tant attendu, que des silhouettes blanches venues de nulle part surgirent dans la tempête. Au début, nous eûmes l’impression que les tourbillons de neige avaient pris la forme des êtres fantomatiques qui peuplent les contrées de haute montagne – les congères elles-mêmes paraissaient animées d’une vie propre. Et puis, au milieu des hennissements et des piaffements des chevaux, j’aperçus des animaux énormes, recouverts d’une fourrure blanche, qui descendaient des parois rocheuses autour de nous et qui nous encerclaient. Ils étaient au moins une vingtaine. Sortant de la tourmente, ils se précipitaient sur nous sans bruit avec des intentions meurtrières. « Les Géants des Glaces ! s’exclama Maram. Sauve qui peut ! » Cependant, cernés par ce nouvel ennemi, il nous était impossible de fuir. Et, de toute façon, aucun d’entre nous n’en avait la force. Les Géants des Glaces, si c’était bien d’eux qu’il s’agissait, fondaient sur nous avec une rapidité effrayante. Ils marchaient dans la neige d’un pas solide et sûr. Je vis qu’il ne s’agissait pas du tout d’animaux, mais d’hommes immenses, de près de huit pieds de haut. Ils ne portaient pas de vêtements mais leurs longs poils blancs, épais, leur faisaient comme une robe en fourrure. Leur visage poilu, dans lequel perçaient des yeux d’un bleu métallique sous des arcades sourcilières aussi épaisses que des plaques de granit, était féroce. Ces yeux froids brillaient d’une vive intelligence, et d’une lueur de mort aussi. Tous tenaient à la main un énorme gourdin, un morceau de chêne de cinq pieds de long, hérissé de pointes en fer et capable de rompre l’échiné d’un cheval et d’écraser une cuirasse d’un coup. Je ne voulais même pas imaginer ce qu’il pourrait faire à un homme en chair et en os.

« Formez un cercle ! criai-je. Formez un cercle avec les chevaux ! »

Je criai aussi aux Géants des Glaces que nous n’étions pas des ennemis, que nous souhaitions seulement traverser leur pays en paix. Mais soit ils ne comprenaient pas, soit ils s’en moquaient. « Oh ! Seigneur ! hurla Maram. Oh ! Seigneur ! » Nous essayâmes de former un mur avec les chevaux ; leurs sabots redoutables, en particulier ceux d’Altaru, étaient tout à fait capables de dissuader des hommes aussi terribles qu’eux. Abrités derrière nos montures, nous pourrions prendre nos arcs et nous défendre par une pluie de flèches. Mais les chevaux hennissaient et piaffaient. Tirant sur leur licou, ils refusaient de coopérer. Quoi qu’il en soit, nous n’avions pas le temps. Les Géants des Glaces étaient pratiquement sur nous. Ils brandissaient leurs gros gourdins derrière leurs têtes aussi facilement que s’il s’agissait de cuisses de poulet. « Val ! Val ! appela Maram. Val, j’ai les doigts gelés ! » Les miens l’étaient aussi. Je tentai de prendre mon arc et de le bander mais j’avais les doigts trop gourds. Et il en allait de même pour Atara. Je la vis derrière moi essayer de placer une flèche sur la corde de son arc, mais elle tremblait si fort et ses mains étaient si raides qu’elle ne parvenait pas à la fixer. Kane, lui, n’essaya même pas de prendre son arc. Il tira son épée de son fourreau et, peu de temps après, j’en fis autant.

Dans la neige aveuglante, j’attendis que les Géants des Glaces achèvent leur charge. J’étais persuadé que nous allions livrer là notre dernière bataille avant de trouver l’une des nombreuses morts qu’Atara avait vues deux soirs plus tôt dans sa froide boule de cristal.