16

Morjin laissa la moitié de ses hommes monter la garde devant la porte ouverte et déploya les cinquante autres autour de la zone rituelle en face de nous. J’avais cru que ses hommes et lui se contenteraient de nous attaquer dès qu’ils seraient assez près. Mais apparemment, Morjin avait un autre plan.

« Reculons vers le mur ! » me siffla Maram.

J’hésitais à reculer de la rangée de piliers jusqu’au mur de peur de me retrouver acculé, sans marge de manœuvre. Et puis Morjin ne semblait pas avoir l’intention de nous y obliger. Debout avec ses hommes au centre du cercle, il nous regardait fixement, séparé de nous par une surface de pierre nue d’une dizaine de mètres.

« Non, restons là, dis-je à Maram. Voyons ce qu’il attend. »

Un peu plus tard, six hommes vêtus d’une robe rouge entrèrent par la porte, remontèrent la rangée d’hommes postés à côté et traversèrent la pièce pour rejoindre Morjin. Ils étaient tous d’âges, de tailles et de teints différents, mais tous avaient l’air grands, maigres et affamés comme des loups.

« Les Prêtres Rouges ! dit Kane d’un ton rageur. Maudits soient leurs yeux ! »

Au moment où il disait cela, je sentis sur ma nuque la douleur aiguë du désespoir. C’est alors que des hommes que je redoutais encore plus que ces buveurs de sang pénétrèrent dans la salle. Au nombre de treize, tous portaient des vêtements gris recouverts d’une cape grise à capuche. Leurs visages étaient aussi gris que de la chair en putréfaction et leurs yeux – le peu que nous puissions en apercevoir – étaient semblables à des billes grises, froides et dépourvues de vie. Ils n’avaient rien en eux, pensai-je, à l’exception d’un désir dévorant de s’emparer de notre vie et de notre âme.

« Oh non ! marmonna Maram en tremblant à côté de moi. Les Visages de Pierre ! »

Liljana posa une main protectrice sur le cœur de Daj et serra sa gelstei dans l’autre. Elle observait les treize Gris qui prenaient place à l’intérieur du cercle avec Morjin. « Ce sont eux, dit-elle. Je suis presque sûre que ce sont eux qui nous ont dénoncés. »

En entendant cela, Maram murmura : « Alors nos amis sont peut-être encore libres. Peut-être trouveront-ils un moyen de… – Taisez-vous ! le rembarra Kane. Et surveillez vos pensées ! » Le chef des Gris, un homme de grande taille dont le visage de pierre exprimait mépris et cruauté, tourna son regard froid vers moi. Une terreur atroce me cloua soudain au pilier comme si mon corps avait été transpercé par une dizaine de lances de glaces.

Liljana appuya alors sa petite figurine contre sa tête et s’attaqua à son esprit, luttant contre lui et ses horribles compagnons par amour pour nous. Les lances se brisèrent soudain et je sentis mes membres gelés revenir à la vie.

« Liljana, dis-je en levant le regard vers elle. Pouvez-vous les retenir ? »

Liljana affrontait courageusement les Gris. Ses yeux intelligents et déterminés défiaient leur regard de prédateurs d’âmes. La sueur coulait sur son visage profondément ridé. « Je crois que je peux, hoqueta-t-elle, en tout cas un moment… »

La gelstei bleue avait d’immenses pouvoirs, pensai-je, l’esprit de Liljana Ashvaran aussi. Une bouffée d’espoir monta en moi, mais pas pour nous : tout ce que je pouvais souhaiter, c’était qu’Atara et les autres découvriraient que nous avions été pris et que le courage de Liljana leur donnerait le temps de fuir Argattha.

Alors, comme s’il lisait dans mes pensées, Morjin se tourna vers la porte toujours ouverte, une expression de triomphe défigurant son beau visage. Et mon cœur faillit se briser en voyant deux gardes traîner Atara enchaînée dans la salle du trône. Un autre conduisit maître Juwain, attaché lui aussi, vers la zone de rituels. Enfin, cinq hommes tenant chacun une longue chaîne, comme celles que l’on met aux chiens enragés, et tirant dessus par à-coups, s’efforcèrent de faire entrer dans la salle un Ymiru qui se débattait furieusement. Cinq autres hommes le suivaient, tenant serrées les chaînes qui entouraient ses robustes poignets, son cou et sa taille. On l’avait dépouillé de sa robe Saryak noire.

Sa fourrure était tachée de sang à l’endroit où les fers lui entamaient la chair. Il fallut toute la force de ces dix hommes solides pour le maîtriser et l’amener jusqu’au cercle où attendaient Morjin, ses prêtres, ses gardes et les terribles Gris.

Voyant les gardes malmener Atara, je fis un pas en avant en brandissant Alkaladur. Sa lame rayonna de toute ma haine. C’est alors que Morjin, les yeux fixés avec effroi sur mon épée lumineuse, parla enfin. Ses paroles résonnèrent dans la salle comme du métal : « Un pas de plus, Valashu Elahad, et elle est morte. »

Je vis que les Prêtres Rouges agglutinés autour d’Atara portaient à la ceinture des poignards ornés de pierreries. Les Gris, bien sûr, avaient tiré leurs couteaux : des dagues en acier gris, aussi tranchantes que la mort. Quant aux gardes déployés autour du cercle, ils pointaient leurs épées, hallebardes et lances sur Kane et sur moi.

« Enchaînez-la ! » ordonna Morjin à ses gardes. Posant ses yeux dorés sur maître Juwain et sur Ymiru fou de rage, il ajouta : « Enchaînez-les eux aussi ! »

Des gardes s’approchèrent alors avec des marteaux et frappèrent sur les chaînes de nos amis dans un terrifiant bruit de métal. Ils les attachèrent à des anneaux en fer encastrés dans les pierres levées. Ecartelés par les chaînes cruelles qui leur maintenaient les bras loin du corps, ils pouvaient à peine bouger.

La peur que je ressentais pour Atara, ainsi que pour maître Juwain, Ymiru et nous tous, m’enchaînait presque au pilier. L’épée au côté, impuissant, je ne pouvais que plonger mon regard dans les yeux bleus d’Atara en attendant que Morjin parle.

Apparemment perdu dans ses pensées, le Seigneur des Mensonges tournait autour du cercle. Il avait ordonné de placer le gourdin d’Ymiru et l’arc et les flèches d’Atara sur le sol, hors de leur portée, comme la clé des fers de Daj. Il y avait aussi la varistei de maître Juwain, la gelstei violette d’Ymiru et la boule de cristal d’Atara. Morjin s’approcha et leva la main au-dessus des gelstei comme pour absorber leur pouvoir. Il jeta un coup d’œil sur le gros gourdin ferré d’Ymiru et lui donna un coup de pied avant de se baisser pour tirer une flèche empênée du carquois d’Atara et examiner sa pointe en fer acérée. Et puis, comme s’il se rappelait l’époque lointaine où il tenait sa cour dans cette salle, il se plongea dans la contemplation des dessins sombres sur le sol. C’est alors que je remarquai avec netteté ce dont j’avais à peine eu conscience jusque-là : un gros dragon lové était gravé sur le sol de pierre de la zone rituelle. La tête de l’animal formait le centre du cercle et sa gueule était ouverte comme pour avaler le sang qui devait courir dans les rainures tracées dans la pierre sombre et poisseuse.

« Bien, s’écria-t-il alors que les portes se refermaient, nous pouvons commencer. »

Comme dans mes cauchemars, sa voix, semblable au son d’une cloche en argent, était claire et puissante. Mais maintenant que nous étions réellement face à face, enfermés dans cette salle, il semblait avoir abandonné tout désir de me charmer ou de me convaincre. Ses sourires froids et pleins de malveillance étaient aussi peu engageants que le regard d’un serpent. Son comportement était brusque et cruel, comme s’il était venu là pour rendre la justice d’une main de fer.

« Restez où vous êtes, Valari ! m’ordonna-t-il soudain. Je veux vous parler mais je ne veux pas crier ! »

Il fit signe à vingt de ses gardes et à ses Prêtres Rouges de l’accompagner lentement vers la rangée de piliers près de laquelle nous nous tenions. Il s’arrêta à six mètres de nous avec dix gardes de chaque côté. Je savais qu’il me voulait quelque chose.

« Bon, marmonna Kane. Bon. »

Je sentis son grand corps se contracter, prêt à bondir en avant comme un tigre tandis que, tremblant, je luttais pour maîtriser le mien. Il évaluait les forces en présence et les distances et ses yeux noirs lançaient des flammes en direction de Morjin. Il ne se retenait que parce qu’il était évident que le Dragon Rouge pourrait reculer à l’abri du cercle avant que nous puissions l’atteindre.

Morjin se retourna pour faire un signe de tête au prêtre qui avait l’air le plus féroce. Celui-ci avait la peau noire des Uskudars et les yeux sombres et affamés des damnés. S’adressant à ce prêtre et à ses autres hommes, il dit : « Vous voyez, lord Salmalik, comme je l’avais prédit, l’ennemi a envoyé des assassins pour me tuer. »

Il tendit un long doigt élégant vers le cercle où se trouvait Ymiru. « Il est évident que c’est l’Ymanish qui les a amenés ici. Sans doute par vengeance, au nom des revendications injustifiées de son peuple. Vous voyez à quoi mène l’amertume que provoque la croyance dans les mensonges des Anciens ?

— C’est vous qui mentez ! rugit Ymiru en tirant brusquement sur ses chaînes. Argattha être notre pays ! »

Morjin fit un signe de tête à un garde qui frappa violemment Ymiru au visage avec le bout rond de sa lance, lui cassant des dents et faisant éclater ses lèvres. Hébété, il secoua lentement la tête d’avant en arrière pendant que Morjin continuait à lui parler :

« Votre peuple a reçu une grosse quantité d’or pour le travail qu’il a accompli ici. C’est vrai qu’il a fait du bon travail, mais nous y avons apporté beaucoup d’améliorations. »

Ymiru fixa du regard le dragon gravé sur le sol puis leva les yeux vers le trône en forme de dragon. Finalement, il se tourna vers le Dragon Rouge en disant : « Vous vous êtes emparé d’un lieu sacré et vous en avez fait un endroit abominable ! »

Morjin fit de nouveau signe à son garde. Cette fois, l’homme enfonça la pointe de sa lance dans le flanc d’Ymiru et un trou sanglant apparut dans la fourrure. « Et maintenant, aux assassins ! » s’exclama Morjin. Ses yeux dorés tombèrent sur maître Juwain. « Cela fait des âges que les confréries s’opposent à nous. Et voilà que la Grande Confrérie Blanche nous envoie l’un de ses maîtres – un maître guérisseur en plus – pour tuer au lieu de s’occuper de réconcilier les corps et les âmes. »

Maître Juwain regardait Morjin sans crainte. Il ouvrit la bouche pour le contredire mais, conscient de la lance ensanglantée du garde, décida qu’il ne servait à rien de discuter avec lui. « S’il le touche, dit Maram en regardant maître Juwain, je… » Il baissa les yeux sur le cristal rouge qu’il tenait à la main et sa voix s’éteignit soudain. La pierre de feu fendue, désormais inutilisable, ne pouvait même plus produire une flamme suffisante pour allumer une allumette.

Morjin tendait maintenant la flèche qu’il tenait toujours à la main vers Atara. « Princesse Atara Ars Narmada, s’écria-t-il, fille de l’usurpateur du royaume qui nous appartient toujours ! La Manslayer qui a dû me voir tué par la flèche de son assassin ! Eh bien, prophétesse, quel avenir voyez-vous maintenant ? »

Moi aussi je me demandais ce qu’Atara voyait ; elle fixait les silhouettes des Galadins déchus sculptés sur les murs et ses yeux étaient remplis d’horreur.

Je me rappelai la dernière partie de la prophétie d’Ayondéla Kirriland qui prévoyait que le dragon serait tué. Un dragon appelé Angraboda avait bien été tué, mais Morjin devait craindre que la prophétie ne parle de lui. Etait-il possible, me demandai-je, qu’il croie vraiment que nous étions des assassins ? Était-il possible qu’il ne connaisse pas la vraie raison de notre venue à Argattha ?

Dans ce cas, il ne faut pas qu’il le sache, pensai-je. Il ne faut à aucun prix qu’il le sache.

Abandonnant Atara, Morjin se tourna vers nous qui étions abrités par les piliers. Montrant Daj du doigt, il dit avec une grande amertume : « Eh bien, jeune Dajarian, j’ai fait preuve de bienveillance envers toi, mais cette fois, c’est la croix. »

Daj se réfugia derrière Liljana qui se mesurait toujours aux Gris. Jetant autour de la pièce des regards de faon pris au piège, il se mit à trembler.

« Et vous, Prince Maram Marshayk, continua Morjin en examinant mon meilleur ami. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous vous êtes joint à cette conspiration.

— Moi aussi, je me le demande », murmura Maram. Lui aussi tremblait de s’enfuir, mais cela ne l’empêcha pas de résister courageusement.

« Et Liljana Ashvaran, reprit Morjin en la regardant fixer le chef des Gris. Vous au moins, vos motifs sont clairs, sorcière. »

Ajoutant son regard terrible à celui des Gris, il tenta de pénétrer son esprit. Je m’écriai : « Laissez-la tranquille ! Ce n’est qu’une pauvre veuve ! »

Soudain Morjin sourit : « C’est ce que vous croyez ? Mais c’est la Matérix des Maitriche Télu ! C’est la sorcière en chef. »

Les yeux de Liljana restaient posés sur les Gris mais, à cet instant, une étincelle de fierté s’alluma en elle et je sus que Morjin disait la vérité.

« Eh bien, sorcière, avez-vous caché ce secret à vos compagnons ? »

À l’expression de Kane, je compris qu’il connaissait probablement le véritable rang de Liljana. Et Atara aussi, peut-être. Mais il était évident que Maram, maître Juwain et Ymiru tombaient des nues comme moi.

Morjin hocha la tête en direction du prêtre appelé Salmalik : « Les Maitriche Télu, vous vous rendez-compte ? Rien que des empoisonneuses et des meurtrières. Sans hommes comme vous, il y a longtemps qu’elles auraient conquis Ea par le meurtre. »

Lord Salmalik se gonfla d’orgueil d’être ainsi distingué. Mais Morjin ne lui avait pas réservé ses marques d’appréciation. Il passa entre ses prêtres et ses gardes, gratifiant d’un sourire un vieux prêtre comme pour lui exprimer sa reconnaissance de le servir depuis si longtemps, puis posant sa main sur le bras d’un jeune homme pour le remercier d’avoir risqué sa vie pour lui. Je compris que le Seigneur des Mensonges était un grand séducteur qui aimait faire montre de sa supériorité et exploitait les désirs de ses concitoyens avec un talent de magicien.

Sur un signe de tête de Morjin, le chef des Gris détacha soudain son regard de Liljana. Elle se tourna alors vers moi et me dit : « Je suis bien la Matérix des Maitriche Télu. J’aurais peut-être dû vous le dire. Je regrette, Val. »

En fait, Liljana m’avait donné une dizaine d’indices de sa véritable identité. Pourquoi ne les avais-je pas vus ?

« Nous avons tué, continua-t-elle, mais uniquement quand nous y avons été obligées. »

Mon étonnement ne faisait que croître. On disait que les Maitriche Télu avaient des sanctuaires secrets et des chapitres dans presque tous les pays. Si Morjin était plus puissant que tous les rois, même le roi Kiritan, Liljana, elle, était la femme la plus puissante d’Ea.

« Mais Morjin ment, poursuivit-elle, quand il dit que nous voulons dominer le monde. Nous souhaitons simplement rétablir les anciennes coutumes sur Ea.

— Vous feriez mieux de vous méfier de qui vous traitez de menteur, vieille sorcière ! » aboya Morjin. Il désigna un autre anneau de fer sur le côté de la pierre levée à laquelle était enchaînée Atara. « Vous avez vraiment une langue de vipère et je pourrais bien décider de vous l’arracher. »

Liljana tendit sa figurine vers les Gris en disant : « Pas étonnant que vous profériez de telles menaces. Ce serait la seule manière de me faire taire. »

Morjin se retourna vers le chef des Gris et ils semblèrent communiquer en silence. Puis, comme pour expliquer cet échange à ses Prêtres Rouges et à ses gardes, il lui dit : « Bientôt vous aurez la gelstei bleue de la sorcière. Et la pierre noire qui a été volée à votre frère. »

Là-dessus, Morjin pivota brusquement vers Kane. Leurs regards s’arrimèrent l’un à l’autre comme les maillons en fer chauffés à blanc d’une chaîne. Des émotions aussi violentes et profondes que la roche en fusion d’un volcan explosèrent dans la pièce. Impossible de dire qui des deux haïssait le plus l’autre.

« Vous, lui dit Morjin, vous osez revenir ici.

— Oui, j’ose.

— Comment vous faites-vous appeler maintenant ? "Kane" ?

— Comment vous faites-vous appeler maintenant ? Roi des Rois ? Ha ! »

Debout devant ses prêtres, Morjin ajouta d’un ton sec : « C’est la vôtre de langue que j’aurais dû couper il y a longtemps !

— Parce que vous croyez qu’elle n’aurait pas repoussé dans la bouche de dix mille autres personnes pour venir raconter qui vous êtes vraiment ?

— Attention à ce que vous dites !

— Je suis libre de parler comme je l’entends.

— Pour l’instant. » Le visage rouge de colère, Morjin montra les anneaux en fer plantés sur le côté de la pierre d’Ymiru. « Quand vous serez enchaîné ici, qui vous délivrera ?

— Vous vous poserez la question quand vous m’y aurez mis », répliqua Kane en pointant son épée vers Morjin.

Celui-ci regardait Kane si durement que ses yeux parurent rougir sous l’effet de l’éclatement des vaisseaux sanguins. « Donnez-moi la pierre ! » ordonna-t-il.

Kane leva la gelstei noire qu’il avait découpée sur le front du Gris en Alonie par une nuit de pleine lune. « Prenez-la-moi ! » aboya-t-il.

Mes anciens soupçons sur Kane me revinrent d’un coup. Pour la millième fois, je me demandai pourquoi il en voulait à Morjin. Ils semblaient s’être rencontrés ailleurs, longtemps auparavant.

Morjin vit que j’observais Kane et retourna sa rage contre moi. « Vous avez accepté un fou dans votre groupe, Valari.

— Ne parlez pas ainsi de mes amis, répondis-je.

— Kane, votre ami ? » ricana Morjin. Tendant la main vers Alkaladur, il ajouta : « Il n’est pas plus votre ami que cette épée n’est la vôtre. »

Aux battements de son cœur, je savais qu’il craignait cette lame brillante autant que la mort. Il paraissait avoir du mal à la regarder.

« Alkaladur, dit-il doucement. Comment l’avez-vous trouvée ?

— On me l’a donnée. »

Je devinais que la présence étincelante de l’épée lui rappelait de sinistres moments appartenant aux âges sombres du lointain passé ainsi que des visions de ce qu’il adviendrait. Comme lui, je savais qu’une prophétie disait que la mort lui viendrait de cette épée.

« Remettez-moi l’épée, Valari ! cria-t-il soudain. Remettez-la-moi immédiatement ! »

Cet ordre inattendu qui jaillit de sa gorge comme un coup de tonnerre ébranla tous les nerfs de mon corps. Ses yeux dorés m’éblouissaient ; son extraordinaire force de volonté me broyait les os, réussissant presque à anéantir ma propre volonté de ne pas lâcher Alkaladur.

« Remettez-la-moi et vous aurez la vie sauve ! Et vos amis aussi ! »

Quel besoin Morjin avait-il des Gris, me demandai-je, alors qu’il disposait de son esprit et de sa malveillance pour faire douter les autres ? Quand ses yeux croisèrent les miens, la haine qui émanait de lui m’étouffa comme de la poix brûlante. En chair et en os, le Dragon Rouge était bien pire que dans mes rêves et mes illusions. Seule ma détermination à m’opposer à lui – amplifiée par les pouvoirs protecteurs de mon épée, m’empêcha de m’écrouler et de ramper à ses pieds.

« Vous voyez à quel point les Valari sont forts ? » dit Morjin en s’adressant au chef des Gris. Puis il se tourna vers Salmalik et les autres Prêtres Rouges. « Et ces sauvages ont envoyé l’un des plus forts pour me tuer. »

Je le regardais fixement au bout de la lame de l’Épée Lumineuse que je pointais vers lui. Je brûlais effectivement de le tuer. Comment le nier ?

« Des conspirateurs, des voleurs et des assassins, continua-t-il. Ils ont profané mes appartements. Et s’ils l’avaient pu, ils se seraient emparés de moi pour me torturer. »

Ça, bien sûr, c’était un mensonge. Mais comment le dénoncer sans trahir notre objectif ?

Lord Salmalik croisa le regard de Morjin et dit : « Vous torturer, sire ? »

Morjin hocha la tête et s’adressa à tous ceux qui étaient présents dans la salle : « Ces sept-là, à l’exception de l’Ymanish, sont tous allés à Tria attirés par l’appel illégal de Kiritan. Ils ont traversé la moitié d’Ea à la recherche de la Pierre de Lumière. Je suis sûr qu’ils ont recueilli des indices sur l’endroit où elle est cachée. »

Il ne sait pas ! pensai-je. Il ne sait vraiment pas que la Pierre de Lumière est quelque part dans cette pièce !

« Et ces indices, continua-t-il, les ont amenés ici. Chez moi. Ils doivent penser que c’est moi qui ai l’indice déterminant qui leur permettra de me voler ce qui m’appartient de plein droit. Et ils sont venus ici pour m’extorquer cet indice par la torture. »

Parfaitement immobile, je ne le quittais pas des yeux. Il me demanda alors : « Est-ce que vous le niez, Valari ? »

Non, pensai-je, je ne peux pas. Mais je ne pouvais pas non plus soutenir ce mensonge. Aussi me drapai-je dans mon silence.

« Vous voyez comme les Valari sont orgueilleux ? dit Morjin à Salmalik. Orgueilleux et vaniteux – c’est la malédiction de leur espèce. Télémesh, Aramesh. Élémesh. Tous des assassins. Combien de personnes ont-elles été massacrées dans des guerres par leur faute ? Parce qu’au fond ce sont des sauvages qui placent leur gloire au-dessus des autres. Ils se prétendent descendants d’Elahad ! Elahad qui d’après les Valari a apporté la Pierre de Lumière sur Ea. Elahad le meurtrier de son propre…

— Elahad a bien apporté la Pierre de Lumière sur Ea ! m’écriai-je. Les Valari en étaient les gardiens !

— Taisez-vous quand je parle ! » rugit Morjin. Il se retourna vers le cercle rituel et échangea un regard avec ses gardes qui écoutaient, captivés. « Vous avez vu ? Les Valari prétendent à tort avoir été les gardiens de la Pierre de Lumière pour avoir une excuse pour pénétrer chez moi et me torturer. Venant de ces gens, toutes les atrocités sont possibles.

— Vous mentez ! » lui dis-je.

Morjin marqua une pause pour me regarder et reprendre son souffle. Une colère folle montait en lui. Tout à coup, toute sa haine me tomba dessus comme une plaie infectée débordant de pus.

« Regardez-moi ce Valari ! dit-il en s’adressant à ses prêtres. Tout gonflé de son arrogance ! La longue épée. Les yeux noirs – a-t-on déjà vu des yeux pareils ailleurs que dans d’obscurs cauchemars hantés par des démons ? Certains affirment que les Valari ont conclu un pacte avec les démons. Moi je dis que ce sont eux les démons – des monstres sortis de l’Enfer. Ils sont une plaie pour le monde, une verrue sur le corps de l’humanité, la corruption de tout ce qui est bon et vrai. Ils ont ça dans le sang, comme du poison. La souillure remonte à la nuit des temps. Mais à la longue, elle aura une fin ; le feu et l’acier seront son antidote. N’ai-je pas prédit, si la guerre éclate, cette dernière guerre que nous redoutons tous, que la race Valari disparaîtrait de la surface de la terre ? Cette race de seigneurs de guerre et de sauvages a sur la conscience les morts de tous les grands conflits de l’histoire d’Ea. Serait-ce trop demander que d’exiger qu’on leur attribue une nouvelle patrie dans le Désert Rouge ou sur des arbres plantés par forêts entières dans le sol à leur intention ? »

Dans le passé, après la bataille de Tarshid, Morjin avait déjà placé un millier de guerriers Valari sur des « arbres » de ce genre, pensai-je. Et maintenant, voilà qu’il suggérait de massacrer la totalité du peuple Valari. Mais avais-je bien compris ?

« Le fait que la rumeur nous attribue le projet de mener à bien ce plan ne nous dessert pas complètement. La terreur peut se révéler salutaire. »

Comment, me demandais-je, Morjin pouvait-il parler avec autant de passion et de conviction alors qu’il connaissait l’étendue de sa duplicité ? Comme je contemplais le silustria étincelant de mon épée, il me vint une idée terrible. Les gens croient ceux qui se montrent les plus convaincants. Il y avait longtemps que Morjin avait mis au point ces expressions, ces gestes et ces intonations destinés à persuader ses disciples qu’il croyait à ses propres mensonges. Et au terme de centaines d’années, cette tromperie, la plus grande de toutes, avait agi sur lui comme une mauvaise alchimie : elle avait eu raison de lui et de son sens des réalités, et maintenant, il croyait vraiment à ses mensonges. Et cela se communiquait à son entourage comme une traînée de poudre. Ainsi, transportés par un délire de fausses croyances, ses interlocuteurs lui rendaient-ils sa passion, le confortant encore dans ses propres convictions.

Ses propres mensonges s’étaient emparés de lui, pensai-je. Et il s’était lui-même transformé en goule.

Un instant, je fus sur le point de le plaindre. Mais dans ses yeux dorés, une lueur me disait qu’il utiliserait ces émotions contre moi. Tout comme il utilisait son don de la valarda pour envoûter et asservir son peuple.

Il pointa de nouveau son doigt vers moi en vociférant : « L’arrogance des Valari ! Qui d’autre aurait osé s’emparer de la Pierre de Lumière et la conserver à l’abri des montagnes pendant presque tout un âge ? Existe-t-il de crime plus grand dans toute l’histoire ? »

Je sentais la haine de Morjin battre en moi comme un marteau, directement de son cœur dans le mien – et dans celui des gardes, des Gris et de tous ceux qui étaient réunis dans cette salle.

Morjin se dirigea vers l’un de ses prêtres, un jeune homme dont le beau visage était défiguré par des cicatrices éparses, comme s’il avait été brûlé au fer rouge. Peut-être s’agissait-il du moins cruel des Prêtres Rouges. « Lord Uilliam, lui demanda Morjin, si de tels criminels tombaient entre vos mains, que préconiseriez-vous de leur faire ? »

Les yeux de Morjin s’emparèrent de ceux du jeune homme ; sa langue sembla envoyer des flots invisibles de relb destinés à enflammer de cruauté la langue de lord Uilliam. « Les purifier par le feu ! » répondit-il enfin.

Morjin approuva avec ardeur, et le sang du jeune homme s’embrasa du désir furieux de punir ses ennemis.

« Oh, oh ! » entendis-je Maram gémir à côté de moi. Serrant entre ses mains sa pierre inutilisable, il se tenait près d’un gros pilier noir et regardait Atara et Ymiru en sang.

Morjin s’adressa ensuite à un prêtre plus âgé qu’un long visage étroit et un grand nez aquilin faisaient ressembler à un vautour. « Lord Yadom, si on parvenait à tirer de ces criminels des indices permettant de retrouver la Pierre de Lumière, qu’en feriez-vous ?

— Je vous l’apporterai, sire.

— Et si j’avais été capturé, torturé et jeté en prison ? »

Lord Yadom comprit très bien que Morjin le mettait à l’épreuve. Aussi répondit-il : « Dans ce cas, j’attendrai votre libération.

— Même s’il fallait attendre trente ans ?

— Les Kallimuns ont attendu cent fois plus que vous soyez libéré de Damoom.

— Oui, mais à ce moment-là, vous n’aviez pas la Pierre de Lumière. Ne l’utiliseriez-vous pas pour libérer votre roi ?

— J’aimerais bien, sire, dit Yadom avec une apparente sincérité. Mais la Pierre de Lumière ne doit pas être utilisée ainsi. »

Morjin le regarda fixement avant de lancer dans la salle : « Sage Yadom. Y-a-t-il quelqu’un de plus sage que le premier de mes prêtres ? »

Quand il prononça ces mots, ses yeux dorés parurent s’agrandir comme des soleils. Et Yadom se gonfla d’un orgueil démesuré, comme une fleur débordante de nectar. La foi en Yadom dont Morjin rayonnait était si agréable qu’elle me faisait trembler de tout mon corps.

Et il continua à arpenter ainsi la pièce, s’arrêtant pour poser une question à l’un des gardes ou pour faire un signe de tête en direction de l’un des Gris ou de ses prêtres. Il se mettait en scène pour son peuple avec des paroles habiles qui coulaient facilement de sa langue de beau parleur et de longs regards expressifs chargés de menaces voilées, de promesses et de duplicité. Il flattait l’un, en effrayait un autre ; nombreux étaient ceux dont la férocité animale était libérée par sa cruauté qui les transperçait comme un poignard noir. Je détestais la manière dont Morjin pervertissait le don dont nous avions tous les deux hérité : il jouait de ses hommes comme d’un instrument, faisant vibrer leur corde sensible comme un ménestrel corrompu produisant une musique maléfique.

Morjin fit un signe de tête à l’un de ses gardes à l’autre bout de la salle. Celui-ci apporta un brasero rempli de braises dans le cercle rituel. Il le posa devant Atara, Ymiru et maître Juwain et plongea des tenailles et trois longues pointes de fer dans le feu pour les chauffer.

« La Pierre de Lumière sera bientôt retrouvée, hurla Morjin. N’ai-je pas prédit que le temps était venu pour elle d’apparaître de nouveau dans cette pièce ? Et que fera-t-on de cette coupe quand elle aura retrouvé sa place légitime ? »

L’un des gardes, un vieux soldat au visage sombre et aux yeux étrangement avides, connaissait la réponse à cette question. Il s’écria : « Nous en tirerons la vie éternelle ! »

Dans la salle, tous les yeux étaient maintenant braqués sur Morjin. Ses hommes, presque électrisés, le fixaient avec impatience.

« La vie éternelle ! lança soudain Morjin. C’est là le don que la Pierre de Lumière offrira aux hommes et sa véritable raison d’être. Mais ce don s’adresse-t-il à tout le monde ? Un animal peut-il apprécier une flûte ou un livre placé entre ses pattes ? Non. Et c’est pour cela que seuls connaîtront l’immortalité ceux qui ont été élus pour recevoir l’or véritable de la Pierre de Lumière. »

Tandis que Kane regardait Morjin d’un air de défi, je compris soudain que les puissants cherchent le pouvoir pour le pouvoir parce qu’il leur donne l’illusion de dominer la mort.

Mais la peur de la mort, pensai-je, mène à la haine de la vie.

Ces quelques mots murmurés pour moi-même me firent prendre conscience que si la porte que je craignais le plus s’ouvrait devant moi, j’étais condamné. En effet, avec toute sa vanité et toute sa haine, Morjin était comme un miroir me renvoyant une image que je ne voulais pas voir.

« Et qui sont ces élus ? » continua Morjin. Il hocha la tête d’un air sévère en direction de lord Uilliam et de lord Yadom. « Ce sont les prêtres qui ont servi les Kallimuns avec tant de dévouement ; ce sont mes gardes et mes soldats qui ont donné leur vie pour un plus grand dessein et qui méritent donc une vie plus belle. »

Morjin, ce sorcier qui avait vécu des milliers d’années, était pour ses hommes la preuve vivante que ce qu’il promettait était possible.

« Et qui, demanda-t-il calmement, sera celui qui fera couler le nectar de l’immortalité de la coupe en or ? Le Maîtreya, et lui seul. Mais qui est cet homme ? Nous ne le saurons que lorsque la Pierre de Lumière sera placée entre ses mains. »

Sur ces mots, il tendit les mains vers les cent hommes qui étaient entrés dans la pièce avec lui. Dans leurs yeux brillait le désir ardent de la Pierre de Lumière et de tout ce que Morjin s’était engagé à leur donner. C’est alors que survint quelque chose d’extraordinaire. Comme si la lumière émanait de ses mains, il utilisa la valarda pour inonder de bonheur tous ceux qui le contemplaient.

« Bon », marmonna Kane à côté de moi. Du fond de sa gorge monta un grognement de haine. « Bon. »

Tout le monde éprouve de l’amour et de la nostalgie pour l’Unique car c’est de lui que nous venons ; il est à la fois notre père et notre mère et le souffle de l’infini qui constitue notre être. Et Morjin avait essayé de tromper les gens et de détourner cet amour à son profit. Son sourire était plein de fausses promesses de joie et de bonheur alors qu’il n’apporterait au monde que le chagrin et la mort.

Il se tourna vers moi et dit : « Vous avez fait le vœu de chercher la Pierre de Lumière. Vous pouvez désormais le réaliser en nous aidant à la retrouver. Vous devez nous aider, Valari. »

Serrant plus fermement mon épée, je luttais contre les vagues de bonheur qu’il m’envoyait. C’était étrange de penser qu’il souhaitait moins ma haine et ma peur que mon amour.

« Remettez-moi votre épée, ordonna-t-il de nouveau. Rendez-vous.

— Non, répondis-je, le cœur palpitant à toute vitesse comme celui d’un oiseau.

— Vous devez vous rendre, Valari. »

Il se tenait devant moi les doigts tendus comme s’il attendait que je dépose mon épée entre ses mains. Ses yeux m’appelaient. Je savais qu’il exigeait la capitulation de ma volonté et toute mon adoration afin de pouvoir se prendre au fond de lui pour l’Unique.

« Est-ce la mort que vous voulez ? » me demanda-t-il. Ses yeux semblaient maintenant aussi dorés que la Pierre de Lumière. « Ou la vie ? »

Je respirai plusieurs fois profondément pour calmer mon cœur affolé. « Il ne vous appartient pas de me donner l’une ou l’autre, répondis-je.

— Vraiment ? C’est ce que nous allons voir. »

Levant mon épée derrière ma tête au cas où il enverrait ses gardes contre nous, je lui dis : « Jamais je ne me rendrai ! »

Chacun pouvait lire dans mes yeux mon mépris pour Morjin. Même si je n’avais pas possédé le don de la valarda, mon attitude de défi n’aurait échappé à personne dans la salle.

« Maudit Valari ! » s’écria-t-il d’une voix tonitruante. La rage s’empara de lui et son visage se tordit et devint laid. Puisqu’il ne pouvait obtenir l’amour, il était prêt à épouser la haine. « Vous avez dit que vous ne vous rendriez jamais. Ça aussi c’est à voir. »

Il agita la flèche d’Atara vers moi, puis pointa son extrémité vers le cercle en direction de maître Juwain. « Et vous, que savez-vous de la Pierre de Lumière ? hurla-t-il.

— Quoi ? fit maître Juwain comme s’il ne comprenait pas bien la question.

— Vous n’avez pas entendu ? » rugit Morjin. Après avoir fait signe à lord Uilliam de le suivre, il se retourna et se dirigea à grands pas vers le cercle. Il tira l’un des fers du brasero et le tendit à lord Uilliam. « L’oreille de maître Juwain est bouchée par de la cire. Nettoyez-la. »

Tandis que lord Uilliam fixait la pointe rougeoyante du fer, Morjin ordonna aux gardes restés près de la porte de rejoindre les autres. Ils prirent place autour du cercle et lord Uilliam leva les yeux vers maître Juwain qui suait et se mordait les lèvres en tirant sur les chaînes qui l’attachaient à la pierre levée.

« Enfoncez-le dans son oreille ! » ordonna Morjin.

Lord Uilliam hésita encore, puis dit : « Mais ce n’est qu’un vieil homme !

— Faites-le ! siffla Morjin.

— Je ne peux pas, sire. »

Morjin arracha le fer des mains tremblantes de lord Uilliam et le pointa vers maître Juwain. « Il est vieux, fit-il, mais est-ce vraiment un homme ? »

Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire. Je ne voulais pas comprendre ce qu’il voulait dire. À côté de moi, Maram avait tiré son épée et Kane et Liljana aussi. J’étais prêt à foncer pour nous frayer un passage jusqu’à maître Juwain, Ymiru et Atara. Mais nous étions quatre contre cent.

« Soyez fort, me dit Kane. C’est le moment de vous montrer fort, compris ? »

Morjin se tourna alors vers lord Uilliam. Je crus un instant qu’il allait le transpercer avec le fer pour ne pas avoir obéi à ses ordres. Mais il me surprit. Il se rapprocha du jeune homme et posa son bras sur son épaule en se penchant pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. À soixante-dix pieds de là, il m’était impossible d’entendre ce qu’il lui disait. Mais je devinai qu’il essayait de persuader son prêtre que maître Juwain n’était pas réellement un homme mais une sorte de bête.

« Je sais que c’est difficile », lança Morjin à voix haute afin que chacun puisse l’entendre. Il paraissait déborder de compassion.

« Sire ? » dit lord Uilliam quand Morjin lui rendit le fer. Il leva les yeux vers maître Juwain.

Je le regardai moi aussi. Son visage contracté par la peur paraissait encore plus laid que d’habitude. Il était tout tordu et plein de protubérances, hérissé comme un museau de sanglier et à peine humain.

« Faites ce que je vous ai ordonné ! » cria Morjin.

Ses yeux se posèrent alors sur lord Uilliam et il lui insuffla le feu terrible de sa colère. Soudain, lord Uilliam se raidit comme s’il sentait la chaleur du fer passer de sa main dans tout son corps. Il se retourna et fit un pas vers maître Juwain. Pendant que l’un des gardes plaquait la tête du guérisseur contre la pierre levée et l’y maintenait, lord Uilliam enfonça la pointe brûlante dans le trou de l’oreille de maître Juwain. Nous perçûmes un sifflement et l’odeur nauséabonde de la chair brûlée.

Lord Uilliam grognait et grinçait des dents ; toute haine dehors, il continuait à enfoncer son fer comme une vrille et élargissait l’orifice en formant des cercles.

« Maître Juwain ! » appela Maram avant d’éclater en sanglots.

La douleur aiguë qui me traversa la tête était si insoutenable que j’eus du mal à rester debout. Mais en voyant le courage extraordinaire avec lequel maître Juwain affrontait la torture, je sentis mes forces revenir dans un frisson qui me parcourut le corps. Pas une fois il ne cria grâce. Tout son être tremblait sous le choc de ce que lui faisait subir le prêtre. Et malgré la douleur qui lui tordait le visage, je vis qu’en réalité, il était beau – beau et animé d’une volonté lumineuse plus forte que celle de Morjin qui lui permettait de ne pas lui abandonner son âme. « Maître Juwain ! cria de nouveau Maram. Maître Juwain ! » En regardant Maram, je me dis que les vrais hommes n’avaient pas besoin du don de la valarda pour ressentir les souffrances des autres.

Finalement, lord Uilliam recula, la pointe de son fer recouverte du sang de maître Juwain. Le visage livide, il tenait le fer dans sa main tremblante et avait lui aussi du mal à rester debout. Morjin s’approcha de lui et mit son bras autour de ses épaules pour l’aider à se redresser.

« Très bien, prêtre », lui dit-il. Il effleura la pointe ensanglantée du doigt puis le passa sur sa langue. « N’ai-je pas répété à de nombreuses reprises que les prêtres Kallimuns se doivent d’accomplir des tâches difficiles et de se sacrifier pour le bien d’Ea ? »

Quand lord Uilliam put de nouveau se tenir debout tout seul, Morjin agita son poing en direction de maître Juwain en criant : « C’est donc cela que vous vouliez ? Vous, un maître guérisseur, vous vouliez infecter l’âme de mon prêtre ? »

Mais je ne crois pas que maître Juwain l’entendit, même avec son oreille valide. Sa tête était retombée sur sa poitrine et le poids de son corps tirait sur les chaînes qui le retenaient.

« Où est la Pierre de Lumière ? » hurla Morjin. Il fit un pas en avant et gifla maître Juwain. « Qu’avez-vous appris à son sujet ? » Maître Juwain finit par rouvrir les yeux. Il releva la tête. Son regard gris flamboyant de défi, il répondit à Morjin : « Seulement que vous n’en obtiendrez jamais ce que vous convoitez. »

Morjin le gifla de nouveau et sa tête alla frapper contre la grosse pierre. Il contempla le trou de l’oreille sanglant et très agrandi de maître Juwain. Puis il lui dit : « Je pourrais vous faire la grâce d’ordonner votre mise à mort. Mais tant que je ne saurai pas où se trouve la Pierre de Lumière, je ne peux pas me permettre d’accorder de telles faveurs. »

Il fit signe à ses six prêtres de se réunir autour de lui. Puis il leur parla à voix basse tandis que les treize Gris attendaient en silence à côté et que les cent gardes entouraient le cercle rituel avec leurs épées et leurs lances. C’étaient la torture et les crimes de sang qui servaient d’éléments de cohésion à cette confrérie du mal. Et il valait mieux pour eux cacher leurs secrets dans les caveaux sans fenêtres d’une montagne noire.

« Val », me murmura Maram. Le regard tourné vers les pierres levées, il transpirait encore plus que maître Juwain. « Plante ton épée dans mon cœur. Je ne crois pas que j’aurai le courage de me jeter sur la mienne.

— Tenez bon ! lui enjoignit Kane. Soyez solide comme un roc, je vous dis ! »

Maram ferma les yeux. On racontait que les confréries enseignaient des méditations qui pouvaient arrêter à jamais les battements du cœur. Mais apparemment, Maram avait été trop absorbé par d’autres activités pour les apprendre.

« Je ne peux pas, dit-il finalement en levant les yeux vers moi. Je ne peux pas souhaiter ma propre mort.

— C’est leur mort qu’il faut souhaiter ! » grogna Kane en tendant son épée vers Morjin et ses prêtres.

Morjin se dirigeait vers Atara maintenant. Il la regarda et je fus frappé d’une nouvelle terreur. De ses yeux limpides comme le diamant, Atara lui rendit son regard avec assurance. Dans leur profondeur bleue et lumineuse régnait une peur épouvantable, mais il y avait aussi autre chose. Elle semblait voir le futur et s’efforcer d’accepter ce qui devait arriver. Car sa volonté en tant que guerrière et en tant que femme était d’accomplir ce pour quoi elle était née dans un monde aussi féroce qu’Ea.

« Ne me regardez jamais comme ça ! » s’écria Morjin furieux. De sa main gauche, il lui assena une paire de gifles et sa tête ballotta d’un côté puis de l’autre. Cependant, rassemblant tout son courage, elle garda fièrement la tête haute et ne le quitta pas des yeux. Je devinai qu’elle voyait en lui quelque chose que personne d’autre ne pouvait voir.

« Sois maudite ! » aboya-t-il en la giflant de nouveau et en lui mettant la bouche en sang. Puis il se retourna vivement vers moi : « Et toi aussi, Valari ! »

Il se tut le temps de reprendre son souffle. Puis il lança : « Rends ton épée ! »

Je cherchai le regard de Kane et lui dis : « Attaquons-les maintenant et finissons-en. »

Kane jeta un coup d’œil sur les cent gardes qui attendaient autour du cercle. « Ce serait notre mort.

— On ne peut plus l’éviter maintenant.

— Si – il reste peut-être une chance.

— Laquelle ? »

Les yeux sombres de Kane examinaient les murs de la salle, le trône gigantesque, les piliers et les portes en fer verrouillées. « Si seulement je le savais ! » dit-il enfin.

Morjin, qui détestait qu’on ne s’occupe pas de lui, agita la flèche d’Atara vers moi et hurla une fois de plus : « Rends ton épée et j’épargnerai ta femme !

— Non, cria Atara. Tu ne dois pas te rendre ! Jamais !

— Rendez-vous, siffla Morjin. Immédiatement !

— Non, répéta Atara. Cette épée est sa mort. Tu ne vois pas à quel point il en a peur ? »

Morjin arracha son regard de mon épée étincelante pour poser les yeux sur Atara. Puis il vociféra : « Et toi, prophétesse, que crains-tu ? Pas la mort, je suppose. Et pas la souffrance non plus. Quelque chose de pire. Que vois-tu quand tu regardes mes yeux maintenant ? Regarde bien, prophétesse. Profites-en tant que tu peux. »

Atara le regarda avec une répugnance et un mépris absolus, puis lui cracha dans l’œil le sang de sa lèvre fendue.

« Sois maudite ! » brailla-t-il. Il s’essuya le visage avec sa manche et cligna furieusement des yeux. Agitant la flèche dans sa direction, il hurla : « Est-ce là une des flèches que vous avez décochées dans les yeux de mon fils ? »

Devant la rage qui s’emparait du visage de Morjin, je ne pouvais presque plus respirer. Je me rappelai la mortelle précision des flèches d’Atara dans l’obscurité du Vardaloon.

« Méliadus était un monstre, déclara Atara, assez fort pour que tout le monde puisse l’entendre.

— c’était mon fils ! »

Morjin avait crié si fort que sa douleur et sa colère résonnèrent sur la voûte de pierre à trois cents pieds au-dessus du cercle rituel. Tendant brusquement sa main gauche, il attrapa les longs cheveux d’Atara et rabattit et maintint sa tête contre la pierre levée. Puis avec une rapidité fulgurante, il planta la pointe barbelée de la flèche dans son œil gauche. Un instant plus tard, il arracha la flèche ensanglantée et la plongea dans son œil droit.

Dans ma rage d’atteindre Morjin, je bondis alors, décidé à tuer le plus de prêtres et de gardes possible. Mais Kane me saisit soudain par-derrière et m’entoura la gorge de son bras de fer. Maram me prit le bras droit tandis que Liljana me tenait fermement le gauche. Quelque part derrière moi, j’entendis Daj hurler, jurer et hoqueter à la fois sa terreur de Morjin.

Morjin ne prit même pas le temps de me jeter un coup d’œil. Il jeta la flèche ensanglantée et, comme un oiseau de proie, un chat enragé, comme le démon qu’il était, fondit sur Atara avec toute sa fureur et sa haine. Il planta ses doigts griffus dans son visage en sifflant et en crachant. Accroché à elle, il tremblait, grognait, creusait, tirait et déchirait furieusement la chair. Enfonçant ses doigts sous son arcade sourcilière, il lui arracha les yeux. Puis il fit un bond en arrière et montra à tout le monde les globes sanglants avant de se diriger vers le brasero et de jeter les morceaux de chair dans les braises.

Pendant un moment qui me sembla très long, mon monde s’obscurcit et la terrible brûlure de mes propres yeux aveuglés m’empêcha de voir. Un hurlement perçant, horrible, retentit dans la salle. Au début, je crus que c’était Atara qui réagissait à ce que Morjin lui avait fait, puis je me rendis compte que ce son avait été arraché au plus profond de moi. Quand je fus de nouveau capable de voir, ce ne fut pas grâce à la faible lumière des pierres rayonnantes mais grâce à la haine qui me remplissait le cœur et la tête et s’était complètement emparée de moi. Je me tournai vers le cercle et vis Atara qui tremblait et sanglotait, ses orbites rougies pleurant du sang et non des larmes. Morjin tenait une coupe contre sa joue et récupérait le sang qui en sortait. Du sang – tout un océan de sang – coulait à flots sur le menton d’Atara. Il tombait sur le sol et suivait les sillons sombres tracés dans la pierre avant de disparaître en gargouillant dans la gueule ouverte du dragon comme de l’eau dans un trou.

Le bras de Kane entourait ma gorge comme un collier de fer ; derrière moi, son corps était comme un pilier de pierre que je ne pouvais ni briser ni abattre. Et dans mon oreille son souffle brûlant était enflammé par la vengeance. « Maudits soient Morjin et tous ceux de son espèce ! »

Morjin s’éloigna d’Atara et contempla son visage défiguré. Il but une gorgée dans la coupe qu’il tenait dans sa main couverte de sang, puis il la tendit à lord Yadom qui but à son tour avant de la donner à un autre prêtre.

Au prix d’un effort énorme, Atara redressa la tête et la tourna face à Morjin comme si elle pouvait sentir ou deviner sa présence. Son cœur palpitait de mépris pour lui. C’est alors qu’il se passa quelque chose d’incroyable. Je vis Morjin comme elle l’avait vu juste avant de devenir aveugle. Le masque d’illusion soudain arraché, il apparaissait tel qu’il était vraiment : la beauté de son visage et de son corps avait disparu et il était horrible et effrayant à regarder maintenant. Ses yeux n’étaient plus du tout dorés. Ils étaient rougeâtres, l’iris était tacheté d’ocre et de gris et le blanc était injecté de sang comme s’il ne dormait jamais. De la même manière, sa peau pâle et marbrée était défigurée par un réseau de petits vaisseaux éclatés. Il avait des poches sous les yeux et il avait perdu une grande partie de ses pauvres cheveux gris. Dans la peau affaissée de son cou et dans son expression avide, on lisait un besoin insatiable de vitalité et d’amour perdu.

Je sus que je ne pourrais plus jamais le voir autrement. En le regardant darder sa langue comme un serpent et lécher le sang sur ses lèvres, je saisis autre chose encore : qu’il n’avait pas rendu Atara aveugle à cause de Méliadus mais parce qu’elle avait vu à travers le voile de son illusion la plus précieuse et lui avait montré dans le miroir de ses yeux quel être malfaisant il était vraiment.

Il sait ! compris-je soudain. Il sait depuis toujours !

Quelque part sous les mensonges et les supercheries qu’il s’était fabriqués pour lui et pour les autres, vivait un homme qui savait parfaitement le mal qu’il faisait et choisissait de le faire quand même. Et pourquoi ? Parce que pour lui les hommes comptaient moins que des animaux.

Qu’est-ce que la haine ? C’est un abîme noir rempli d’un feu plus chaud que le souffle d’un dragon. C’est un poison qui brûle et qui est mille fois plus douloureux que le kirax. C’est une bile noire et amère qui se forme au centre d’un être en bouillonnant. C’est une douleur lancinante au cœur, une pression dans la tête, une accumulation de toute l’angoisse du monde et un désir irrésistible de faire souffrir quelqu’un d’autre comme on a souffert. C’est un éclair. Pas un éclair qui illumine, mais un éclair qui mutile, brûle et aveugle. Et son nom est valarda. « morjin ! »

Comme il me l’avait prédit autrefois, je le frappai avec le don dont les anges m’avaient gratifié. Quelque chose de semblable à un éclair de pure haine noire jaillit de mon cœur, parcourut la lame de mon épée et alla se ficher dans son cœur. Le coup le stupéfia. Abasourdi, il me regarda en suffoquant. Il tomba sur un genou en haletant et en se tenant la poitrine pendant que Kane me retenait par-derrière pour m’empêcher de m’écrouler sous la douleur subite de ce que je lui avais infligé.

« Oh, Valari ! » s’écria-t-il d’une voix entrecoupée en luttant pour retrouver son souffle.

De mon côté, j’avais arrêté de respirer. Je crois que pendant quelques instants, mon cœur aussi s’arrêta de battre et je faillis mourir. Et puis, alors que Morjin reprenait des forces, je sentis la haine affluer de nouveau dans mes membres et enflammer mon être.

« Oh, Valari ! » répéta Morjin en se levant et en me regardant fixement. Son visage pâle et avachi arborait un air de triomphe absolu. « C’est la dernière fois que tu me prends par surprise. Tu es plus fort que je ne le croyais, mais tu as encore beaucoup à apprendre. Tu veux que je te montre comment on fait ? »

En disant ces mots, il se tourna brusquement vers Atara et la dévisagea de ses terribles yeux rouges. Une tempête de haine se forma en lui. Son cœur battait en rythme avec le mien.

« Non ! criai-je.

— Alors jette ton épée !

— Non ! criai-je de nouveau.

— Ce qui arrivera à ta femme maintenant dépend de toi, dit-il en pointant le doigt vers elle.

— Non, ce n’est pas vrai !

— Tu vas la voir mourir, mais pas avant d’avoir vécu toi-même mille morts. » Là-dessus, il se dirigea vers le brasero et s’empara des pinces rougeoyantes.

« Soyez maudit ! hurlai-je.

— Toi aussi, Valari, sois maudit pour m’obliger à faire ça ! » Il baissa les yeux sur les pinces chauffées à blanc et rugit : « Je vais lui arracher sa langue de vipère et la faire rôtir sur les braises ! Je la ferai violer par des lépreux ! Je la donnerai aux rats et te permettrai de les voir dévorer ce qui reste de son visage ! »

Les treize Gris, avec leurs yeux froids et leurs longs couteaux se trouvaient dans le cercle de la mort avec Morjin, attendant de voir ce qu’il allait faire. Les six prêtres Kallimuns regardaient Atara sans pitié, comme ils avaient dû le faire avec d’autres victimes. Les cent gardes placés autour du cercle attendaient avec leurs épées, leurs lances et leurs hallebardes ressemblant à des haches. Le monde entier semblait attendre que je parle ou que je bouge.

« Il ne faut pas te rendre ! » me lança soudain Atara. Elle se tenait droite, courageuse et dépourvue d’yeux à jamais.

« Dans un moment, je t’arracherai la langue, promit Morjin. Mais auparavant, tu demanderas à l’Elahad de se rendre. »

Il fit un pas vers elle et j’agrippai plus fermement mon épée. Un jour, au cours d’un cauchemar, il m’avait expliqué que la valarda était une arme à double tranchant. Aujourd’hui, lui ne pouvait plus que couper et tuer avec elle. Mais l’idée qu’elle pouvait encore m’ouvrir aux joies et aux souffrances des autres le poursuivait. Me haïssant de posséder encore la grâce qu’il avait perdue depuis longtemps, il entra dans une colère noire. Je devinai qu’il voulait mettre à l’épreuve ma compassion pour Atara. Il avait l’intention de la torturer horriblement et longuement. Parce qu’il la haïssait, bien sûr, mais aussi parce qu’il voulait me briser complètement. Il me voulait perverti, moralement détruit, asservi. Il voulait que je m’agenouille devant lui sous le regard de tous les hommes rassemblés dans la salle presque autant qu’il désirait la Pierre de Lumière.

« Atara », murmurai-je.

Qu’est-ce que la haine ? C’est un mur de dix mille pieds de haut entourant le château du désespoir. Depuis le moment où Morjin avait rendu Atara aveugle, je n’avais cessé de surélever ce mur afin de ne pas être obligé de voir ses véritables souffrances. Mais elle se tourna vers moi et en voyant le sang se former dans ses orbites et couler sur ses joues, en voyant son visage vidé de tout espoir d’obtenir ce qu’elle désirait le plus profondément, ce mur de pierre s’écroula soudain comme si la terre s’était ouverte sous lui. Et je poussai un cri, en proie à la plus grande douleur que j’aie jamais éprouvée car l’amour qui me liait à Atara était le plus grand que j’aie jamais connu.

« Arrêtez ! hurlai-je à Morjin. Prenez-moi à la place d’Atara. »

Le monde, je le savais, était un lieu de souffrances et de douleurs infinies. Finalement, j’étais le plus faible de notre groupe. Je supportais les tortures d’Atara beaucoup moins bien qu’elle.

« Jette tes armes, alors ! » vociféra Morjin en se détournant d’Atara.

Je me libérai de Kane qui me regarda fixement en se demandant ce que j’allais faire. Et je criai : « Libérez d’abord Atara ! »

Je tournai les yeux vers maître Juwain attaché à sa pierre et Ymiru qui tirait sur sa chaîne de son seul bras. « Libérez aussi mes amis ! Laissez-les quitter Argattha !

— Non, répondit Morjin. Jette d’abord tes armes et viens nous rejoindre dans le cercle. Alors, je ferai ce que tu demandes. »

Il me contemplait avec un sourire triomphant.

« Ne le faites pas. Val ! me dit Liljana en tirant sur mon bras. Il ment !

— Sa promesse ne vaut pas un pet de lapin », grommela Kane.

J’interpellai Morjin : « Quelle assurance avons-nous que vous tiendrez votre promesse ?

— Je suis roi d’Ea. Quelle autre assurance voulez-vous ? C’est nous qui avons besoin d’assurance. Comment croire qu’un fier chevalier Valari marchera de son plein gré à la mort sans son épée à la main ? »

Je savais qu’il ne croyait pas que je donnerais ma vie pour Atara, surtout si cela signifiait d’abord des jours et des jours d’épouvantables tortures. Et pourtant, il voulait de tout son être que je me rende. Une soif de sang atroce, insupportable à regarder, envahit alors ses yeux rouges.

Comment faire ce que je dois faire ? me demandai-je.

Kane avait dit qu’il y avait peut-être encore une chance et maintenant j’en voyais une. Mais pas pour moi. Je devais échanger la vie de mes amis contre la mienne. Morjin avait donné sa parole devant ses prêtres et ses hommes et il la tiendrait peut-être.

« Val ! » appela Atara.

Qu’est-ce que l’amour ? C’est le souffle chaud et apaisant de la vie qui fait fondre la glace la plus résistante. C’est dans le cœur la douleur ardente et impossible à étouffer de la joie. C’est le feu des étoiles qui purifie l’âme. C’est une chose simple – la chose la plus simple du monde.

« Atara », murmurai-je en la regardant. Je me dis que son visage ensanglanté et mutilé était la plus belle chose que j’aie jamais vue.

Je restai là, face au cercle dans lequel Atara et mes amis étaient enchaînés et mes mains, serrant pour la dernière fois les diamants du pommeau d’Alkaladur, transpiraient. J’avais le ventre serré et une douleur intense me broyait la poitrine. La mort m’attendait. Ma vieille ennemie froide et noire était terrifiante ; c’était un vide abominable et sans fin. Mais cela n’avait pas d’importance. En voyant Atara, si débordante d’amour, si lumineuse, regarder de mon côté, j’eus soudain envie de mourir pour elle. Je ressentis un désir violent d’accepter toutes les tortures et l’anéantissement pour la garder en vie dans le monde de lumière.

« Eh bien, Valari ? » lança Morjin.

Je levai les yeux vers lui et hochai la tête. Même s’il n’y avait qu’une chance sur dix mille qu’il épargne Atara et mes amis, je devais la saisir.

Cependant, alors que je me penchais pour poser Alkaladur sur la pierre noire de cette vaste salle sombre, au moment le plus terrible de ma vie, l’Épée de Lumière se mit à briller d’une lueur intense que je sentis également en moi. Le monde devint pour moi étrangement lumineux car je fus le seul à apercevoir soudain la Pierre de Lumière partout : sur des socles, dans les recoins des parois rocheuses qu’elle éclairait de son éclat doré, sur l’autel près du trône, sur des tables et même miroitant parmi les braises rougeoyantes du brasero dans lequel Morjin avait jeté son offrande de chair. Toute la salle du trône resplendissait d’une lumière dorée éblouissante. Elle m’empêchait de voir où se trouvait réellement la Pierre de Lumière tout comme mes défauts, ma peur et ma mauvaise foi, m’avaient jusqu’alors empêché de me voir tel que j’étais.

« Valari ! » appela Morjin.

Alkaladur se mit à briller d’un éclat blanc argenté, plus éblouissant que jamais. Et dans le miroir du silustria poli et sans défaut de mon épée, je vis qui j’étais vraiment : Valashu Elahad, fils de Shavashar Elahad, lui-même descendant direct de Télémesh, Aramesh et de tous les rois de Mesh remontant jusqu’aux petits-fils d’Elahad. En moi brûlait encore l’âme des Valari, ces Valari qui, longtemps auparavant, avaient apporté la Pierre de Lumière sur la terre. Soudain, je me rappelai que les Valari avaient été les gardiens de la Pierre de Lumière et qu’ils le seraient de nouveau un jour.

« Maudit Valari ! Jette ton épée immédiatement ou j’arrache la langue de ta femme ! »

Mais pour quoi, pour qui devrions-nous garder la Pierre de Lumière ? Pas pour la gloire ni pour mettre fin à la souffrance. Pas pour l’invulnérabilité, l’immortalité ou le pouvoir. Pas pour la victoire des Maitriche Télu ni pour la vengeance de Kane. Pas pour de grands rois comme Kiritan prêts à donner leur fille au guerrier triomphant, pas même pour des reines sages comme la Dame du Lac. Et certainement pas pour les faux Maîtreya comme Morjin qui l’utiliseraient pour faire le mal au lieu de faire le bien.

La Pierre de Lumière est destinée à une personne et à une seule, pensai-je. Le véritable Maîtreya cité dans la grande prophétie, le Porteur de Lumière qui apparaîtra sur Ea pour vaincre le Seigneur des Ténèbres et guider tous les mondes vers un âge nouveau.

Récupérer cette coupe et la conserver pour pouvoir la remettre au Maîtreya était mon objectif ; c’était mon désir le plus profond et mon destin.

Qu’est-ce que l’amour ? C’est le rayonnement de l’Unique ; c’est l’éclat de l’Étoile du Matin appelant les hommes à se réveiller dans le ciel du levant.

Il me semblait avoir passé toute ma vie à polir et à aiguiser l’épée de mon âme, frottant la rouille et affûtant sans cesse sa lame pour la rendre plus tranchante. Et maintenant, grâce à un amour plus grand que l’amour et à une dernière faveur accordée par l’Unique, cette tâche était achevée et il ne restait rien de moi. Et pourtant, paradoxalement, il restait tout. Ainsi fut révélée la véritable épée. Elle avait un tranchant extrêmement acéré et un brillant incroyable.

Me redressant brusquement, je saisis plus fermement Alkaladur et, avec l’épée plus intime que l’Unique avait placée dans mon cœur, je portai un coup fatal à ce grand dragon appelé Vanité et Orgueil. Ma haine pernicieuse m’abandonna alors. Les deux épées, celle que je tenais à la main et celle qui était au fond de moi, se mirent à luire comme deux soleils. L’éclat était si intense qu’il éclipsa complètement les illusions qui m’entouraient et fit disparaître les milliers de Pierres de Lumière que je voyais. Dans cet environnement lumineux, mes yeux s’ouvrirent enfin et la vision de la Pierre de Lumière s’imposa à eux.

Comme le disaient les chansons, ce n’était qu’une simple coupe en or qui tiendrait facilement dans la paume de ma main. Et comme l’avait raconté Sartan Odinan, elle se trouvait toujours dans l’immense salle obscure où il l’avait déposée des milliers d’années auparavant. Pendant que Morjin et ses prêtres protégeaient leurs yeux de l’éclat de mon épée, je me tournai vers l’énorme trône au sud du cercle rituel. Et là, sur l’œil du dragon rouge lové qui l’entourait, la Pierre de Lumière attendait, dorée et merveilleuse comme elle l’avait toujours été.

« Valari ! » cria Morjin.

Quelque chose me disait que si je parvenais à prendre la Pierre de Lumière dans mes mains, tout s’arrangerait. Aussi, bondissant de notre abri derrière les piliers, je fonçai vers le trône au moment même où la voix de Morjin retentissait dans la salle.

« Gardes ! cria-t-il. Il essaie de s’échapper ! »

Les cent hommes de la garde du Dragon, les Prêtres Rouges et les Gris meurtriers attendaient qu’il donne l’ordre d’attaquer. Mais Morjin, dérouté par mon apparente lâcheté et conscient cependant qu’il se passait quelque chose qu’il ne comprenait pas très bien, hésita un battement de cœur de trop.

C’est le moment que choisit Flick pour faire son apparition. Des profondeurs obscures de la salle, il jaillit comme un éclair en direction du cercle rituel. Sans cesser de courir, je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule et le vis s’abattre sur le visage de Morjin en un tourbillon d’étincelles violettes et blanches.

Ecarquillant les yeux d’étonnement, Morjin laissa tomber les pinces en fer sur le sol et tenta d’éloigner de sa tête la silhouette enflammée de Flick à l’aide de ses mains. Il hoqueta : « Maudit Valari ! Qu’est-ce que c’est encore que ce tour ? »

Il ne me fallut que quelques secondes pour atteindre les marches du trône. Je les grimpai quatre à quatre sans m’occuper des statues des Galadins déchus qui me contemplaient de part et d’autre en silence. Arrivé devant le siège du trône, je posai mon épée sur le sol de pierre dure. Puis je tendis le bras et saisis la Pierre de Lumière entre mes mains.

À son contact, frais comme l’herbe et chaud comme la joue d’Atara à la fois, les hurlements de Morjin et l’obscure clarté de la pièce s’évanouirent comme dans un rêve. Un monde plus profond apparut soudain dans tout son éclat. Tout semblait baigné d’une seule couleur, le glorre. Des cascades de lumière miroitante se déversaient de la coupe sur mes mains, mes bras et sur tout mon corps. Je sentais son incroyable douceur me traverser la peau et réchauffer mon sang. Soudain, la coupe se mit à résonner d’une seule note pure comme une grosse cloche en or. Puis la gelstei d’or dans laquelle la Pierre de Lumière avait été forgée devint transparente et d’une clarté époustouflante. À l’intérieur tourbillonnaient des constellations d’étoiles, toutes les étoiles de l’univers. Leur éclat était incroyablement intense ; il était plus éblouissant et plus beau que tout ce que j’avais vu jusque-là. Fondant comme du sel dans cet océan de lumière infini et limpide, je connus enfin la joie indestructible et la paix inépuisable que l’on éprouve en plongeant dans les profondeurs des eaux miroitantes de l’Unique.

En revenant à la salle du trône un instant et dix mille ans plus tard, je compris pourquoi le contact de la Pierre de Lumière avait tué Sartan Odinan. En effet, loin de soigner mes blessures, la gelstei d’or stimulait mon don de la valarda presque à l’infini. À l’intérieur de la coupe se trouvait toute la création et tant que je la tenais entre mes mains, j’étais ouvert à toutes ses joies et à toutes ses souffrances.

Douleur infinie, murmurai-je. Et puis, sentant en moi l’éclat de la véritable substance dont j’étais fait, je pris conscience de quelque chose de plus grand : Douleur infinie, mais capacité infinie à la supporter.

C’est alors que je compris enfin les mots que j’avais lus autrefois dans le Sagnom Élu : « Pour absorber la souffrance du monde, il faut se changer en océan ; pour supporter la brûlure du feu, il faut se changer en flamme. »

Je serrai la Pierre de Lumière et toute peur m’abandonna. Et je souris en voyant que je n’avais dans la main qu’une petite coupe en or.

Les autres aussi le virent, l’espace d’un instant. Car au moment où tous les visages dans la salle se tournaient vers moi, l’or de la Pierre de Lumière devint transparent comme le diamant et se mit à émettre une brillante illumination tel le soleil. Celle-ci se fit de plus en plus étincelante jusqu’à rayonner de l’éclat de dix mille soleils. Elle éblouissait jusqu’à l’âme et, pendant quelques instants, rendit tout le monde aveugle dans la salle, sauf moi.

Morjin fut particulièrement frappé par cette lumière terrible et merveilleuse. Debout au centre du cercle noir sur la bouche ouverte du dragon, plus aveugle soudain qu’Atara, il suffoquait de terreur. Comprenant enfin pourquoi mes amis et moi étions entrés dans Argattha, il eut un sursaut horrible. Il sut que l’éclat de mon épée ne provenait pas de ma haine mais de quelque harmonie plus profonde dont lui-même était privé depuis longtemps. Alors il ouvrit la bouche et laissa échapper un cri terrible qui retentit dans toute la salle :

« valariii ! »

Il secouait la tête en hurlant comme un chien enragé et sa voix rauque et indignée ébranlait les piliers de pierre de part et d’autre du trône. Sa haine avait quelque chose de terrible. Elle explosa dans la pièce comme les flammes de l’enfer. En proie à une rage noire et violente, il me haïssait, et tous les autres avec moi, de ne pas lui avoir dévoilé ce secret. Et pis encore, il haïssait sa propre cécité vieille de trente siècles et qui durait toujours.

« Gardes ! hurla-t-il. Tuez le Valari ! Emparez-vous de la Pierre de Lumière ! »

Je constatai que l’éclat de la Pierre de Lumière commençait à faiblir et qu’il se transformerait bientôt en une simple lueur dorée. Après lui avoir jeté un dernier regard, je glissai la petite coupe sous ma cotte de mailles, contre mon cœur. Puis, brandissant ma longue épée lumineuse, je me précipitai au bas des marches du trône, prêt à me battre pour la défendre.