8

Il est étrange que la compassion puisse être assez puissante pour arrêter la course du monde. Debout près de moi, Maram fouilla dans sa poche de ses doigts gourds et finit par en sortir son cristal rouge. Il le leva, serré entre ses mains, en direction des Géants des Glaces. D’une voix terrorisée, il me souffla à l’oreille : « Val, je les réduis en cendres ? »

Et puis, se rappelant qu’il avait fait le vœu de ne plus jamais s’en servir contre des hommes, il se mit à trembler, incapable de se résoudre à l’utiliser. Son hésitation nous sauva la vie.

« Harrêtez ! s’écria soudain l’un des Géants des Glaces. Harrê-tez himmédiatement ! »

Les hommes à la fourrure blanche formèrent un cercle à vingt pieds autour de nous. Leurs gourdins cloutés hésitèrent dans l’air.

Le Géant des Glaces qui venait de parler, un homme très lourd au nez cassé et aux yeux couleur de cascade gelée, tendit la main vers le cristal de Maram et déclara : « Ça être une pierre de feu. »

L’homme qui se tenait près de lui dans le cercle dit en nous considérant d’un air dubitatif à travers la neige : « Tu en es sûr, Ymiru ? »

Ymiru hocha lentement la tête. Puis de ses grands yeux bleus, il lorgna l’épée que je tenais prête à mon côté. L’heure de ma mort paraissant avoir sonné, Alkaladur se mit à briller d’une douce lumière d’argent.

« Et ça, être du Sarastria », ajouta-t-il. Sa voix tonitruante et grave résonnait dans le passage. « Ça ne peut être que du Sarastria. »

Sarastria, pensai-je. Silustria. Les Géants des Glaces utilisaient des mots connus avec une prononciation étrange, mais cela n’empêchait pas de comprendre ce qu’ils disaient.

« Petit homme, dit Ymiru en tendant son gourdin dans ma direction. Comment avez-vous trouvé du Sarastria ? »

J’étais abasourdi que ce Géant des Glaces à l’allure de sauvage ait entendu parler de la gelstei d’argent – et des pierres de feu. Je levai les yeux vers lui et répondis : « Je l’ai trouvé au cours d’un voyage.

— Quelle sorte de voyage ? »

Hésitant à parler de notre Quête à ces inconnus, j’échangeai un bref regard avec Kane et Atara.

« Hallons ! rugit Ymiru en levant son gourdin. Parlez ! Et dites la vérité ou vos amis et vous trouverez bientôt la mort. »

Sentant confusément qu’on pouvait compter sur ce géant pour faire exactement ce qu’il disait, j’ouvris ma cape pour lui montrer le médaillon en or que le roi Kiritan m’avait passé autour du cou. Je lui racontai le grand rassemblement à Tria et notre vœu de rechercher la Pierre de Lumière.

« Vous parlez de la Galastei ? C’est ça ? » demanda Ymiru. Ses yeux et ceux de ses compagnons s’illuminèrent soudain. « Vous parlez de la coupe en or faite par les Galadins et apportée des étoiles ? C’est une substance merveilleuse que cette galastei d’or, cette Pierre de Lumière. Elle contient le secret de fabrication de toutes les autres galastei – et le secret de sa propre fabrication. »

Il poursuivit en expliquant que la Pierre de Lumière était la manifestation même du rayonnement de l’Unique – et par conséquent ce qui faisait tourner les étoiles et la terre et tout ce qui se passait dessus.

« Mais cela fait un élu entier que la Pierre de Lumière a disparu, ajouta Ymiru en se plongeant dans ses pensées, et avec elle tout espoir pour Ea. »

Il fit une pause pour respirer profondément et souffla un nuage de vapeur. Puis, revenant à ce qui l’occupait, il reprit : « Et maintenant, vous dites que vous espérez qu’elle sera retrouvée. Vous avez fait le vœu de la retrouver. Mais la retrouver où ? Certainement pas au pays des Ymanirs !

— Non, pas dans votre pays, dit Kane derrière moi. Nous voulons seulement le traverser le plus rapidement possible.

— Ça, c’est ce que vous dites. Mais le traverser vers l’est ? Par-là, c’est la terre d’Asakai. »

En entendant mentionner ce nom, les Ymanirs serrèrent leur gourdin entre leurs mains. Leurs visages féroces devinrent encore plus féroces et se figèrent en un masque de haine.

Je ne voulais pas révéler à Ymiru que nous avions l’intention de traverser Sakai et d’entrer à Argattha pour récupérer la Pierre de Lumière. Je doutais qu’il me croie, et je craignais encore plus qu’il ne le fasse.

« Peut-être qu’en fait ils viennent d’Asakai, suggéra un homme à l’air jeune à côté d’Ymiru. Peut-être que ce sont des espions qui rentrent chez eux.

— Non, Havru, répondit Ymiru. Ils viennent de Yrakona, j’en suis sûr. Ils ne ressemblent pas aux créatures de Morjin. »

Le jeune géant appelé Havru, au menton proéminent comme un éperon rocheux, agita son gourdin dans notre direction en grommelant : « On dit que les créatures de Morjin ont le pouvoir de ressembler à d’autres créatures. Est-ce qu’on ne ferait pas mieux de les tuer pour en être sûr ? »

De l’autre côté du cercle, un homme à la fourrure un peu rougeâtre brailla : « Oui, tuons-les ! Prenons la galestei et finissons-en ! »

Son cri fut repris par d’autres qui se mirent à marteler la neige avec leur gourdin en hurlant : « Tuons-les ! Tuons-les !

— Harrêtez ! Harrêtez himmédiatement ! » hurla à son tour Ymiru en brandissant son gourdin.

Debout à ma gauche, Altaru, tremblant, secouait la neige qui tombait sur sa tête et frappait le sol de son sabot. Je me dis que si l’un d’eux m’attaquait, il aurait affaire aux quatre redoutables gourdins qu’il avait au bout des pattes.

« Harrête, Askir ! » répéta Ymiru à l’homme à la fourrure roussâtre.

Mais à ce moment-là, de l’autre côté du cercle, un géant borgne laissa échapper un cri terrible en agitant son arme dans notre direction. Il hurlait : « Si ce sont des hommes de Morjin, je leur réduirai les os en poussière ! »

Maram en fut tellement effrayé qu’il eut un mouvement de recul. Il s’écria : « Val ! C’est bien ce que je te disais ! Ils ont vraiment l’intention de nous tuer et de nous manger ! »

Les Ymanirs étaient peut-être des sauvages mais ils n’en étaient pas moins hommes et possédaient la même gamme de sentiments que tout un chacun. Ymiru tourna son visage vers Maram et je sentis se bousculer en lui les mêmes émotions que celles que ressentaient soudain nombre d’Ymanirs : l’étonnement, l’insulte, l’horreur. Puis leur humeur changea une fois de plus. Retroussant ses lèvres pâles dans un sourire triste et farouche, Ymiru prévint ses compagnons : « Vous pouvez prendre celui que vous voulez, mais le gros est pour moi !

— Val ! »

Reprenant le sourire d’Ymiru, le jeune Havru protesta : « Mais ça être injuste ! Nos rations sont bien maigres et j’ai très faim. Il me ferait bien dix repas.

— Dix ? s’écria sur un ton Sardonique un homme appelé Lodur. Vu sa corpulence, je pencherais plutôt pour vingt.

— Faisons-le rôtir sur des braises ! ajouta quelqu’un d’autre.

— Non, faisons-en une soupe !

— D’accord, acquiesça Havru en riant méchamment, mais gardons ses os pour faire du pain. »

Les vingt Ymanirs éclatèrent alors tous ensemble d’un long rire sonore. Mais il n’y avait aucune cruauté dans leurs voix tonitruantes, seulement une grande gaieté. Ils s’offraient juste une plaisanterie aux dépens de Maram et aux nôtres.

« Sauvages ! » leur jeta Maram quand il s’en rendit compte. Il essuya la sueur sur son visage empourpré. « Vous avez des jeux cruels.

— Cruels ? cracha Ymiru. Est-ce vraiment plus cruel que de nous traiter de mangeurs d’hommes ? »

Maram ne sut que répondre. Son regard alla d’Ymiru à moi pour revenir sur Ymiru. Puis il balbutia : « C’est que j’avais entendu dire que… Enfin, je veux dire que les Yarkoniens pensent que vous tuez des hommes pour…

— Harrêtez, n’en dites pas plus ! l’interrompit Ymiru. Nous tuons effectivement des hommes. Tous ceux qui sont au service de la Bête Ignoble. Et tous ceux qui pénètrent dans notre pays sans notre permission. »

Soudain, il fit un signe à Askir et à deux autres hommes qui contournèrent le cercle des Ymanirs pour venir jusqu’à lui. Tandis que nous attendions en frissonnant dans le vent glacial, ils se réunirent et se concertèrent en grommelant à voix basse.

Au bout d’un moment, Ymiru regarda Maram et dit : « Vous n’êtes certainement pas d’Asakai. Aucun homme de Morjin ne brandirait une pierre de feu contre nous sans l’utiliser. Nous vous sommes reconnaissants, gros petit homme, de votre bienveillance. Nous n’aurions pas aimé finir rôtis dans votre assiette.

— Quant à nous, répondit Maram, nous vous sommes reconnaissants de nous laisser avec bienveillance traverser…

— Harrêtez tout de suite ! » ordonna Ymiru. Sa main poilue se referma soudain plus fortement sur son gourdin. « Il n’est pas question de bienveillance. Vous êtes entrés dans Elivagar et avez jeté les yeux sur cette terre sacrée. Conformément à notre loi, vous devez être exécutés. »

D’une main tremblante, Maram essaya de placer sa gelstei de manière à capter le peu de lumière filtrant des nuages gris de neige. Je lui mis la main sur l’épaule pour le calmer. Debout en plein vent sur la pente glaciale, j’attendais, le regard posé sur Ymiru et sur les Ymanirs au visage féroce. Kane, Liljana et mes autres compagnons attendaient aussi.

« Cependant, c’est une drôle d’époque et vous êtes de drôles de gens, continua-t-il sur son ton posé et triste. Vous cherchez ce que nous cherchons. La loi est la loi. Mais il existe une loi suprême réservée aux situations hors du commun. Nos Anciens en sont les gardiens. C’est à eux que nous vous mènerons si vous êtes d’accord. Les Urdahirs décideront de votre sort. »

Je regardai Maram, Atara, puis Lijana et maître Juwain. Leurs visages presque gelés me disaient que tout valait mieux que de rester là dans ce vent glacial. Mais Kane n’était pas aussi impatient de se rendre, et moi non plus. Je me tournai donc vers Ymiru pour lui demander : « Et si nous ne sommes pas d’accord ?

— Dans ce cas, répondit Ymiru en levant son gourdin, le mieux qu’on puisse vous offrir sera un véritable enterrement. Vous avez notre promesse que nous ne vous laisserons pas manger par les ours. »

Je compris qu’il serait vain de lutter contre les Ymanirs ou de tenter de s’échapper. Et il semblait qu’entre les mains de ces géants, notre destin nous emportait et nous rapprochait peu à peu d’Argattha. Aussi, parlant au nom mes compagnons, je déclarai à Ymiru que nous les accompagnerions devant leur conseil des Anciens.

« Merci, dit Ymiru en tapotant son gourdin. Je n’aurais pas aimé avoir votre sang sur mon borkor. »

Ensuite, il nous demanda nos noms et nous présenta ses amis.

« Très bien, Sar Valashu Elahad. Maintenant, si vous voulez bien jeter vos armes, nous allons vous bander les yeux pour vous mener dans un endroit que seuls connaissent les Ymanirs. »

Je sentais à peine mes doigts autour de la garde d’Alkaladur, mais je suis sûr qu’ils se crispèrent brusquement. Il n’était pas question qu’on touche à mon épée. Et mes compagnons non plus ne voulaient pas abandonner leurs armes.

« Hallons, Sar Valashu !

— Non, répondis-je. Je regrette mais je ne peux pas faire ce que vous demandez. »

Vingt borkors se dressèrent alors tous ensemble comme des arbres, prêts à nous écraser sur le sol.

« Harrêtez ! » cria une fois de plus Ymiru. Il me regarda et demanda : « Comment pouvez-vous envisager de traverser notre pays armés ?

— Comment pouvez-vous envisager de nous bander les yeux ? répliquai-je.

Le temps de dix longs battements de cœur, Ymiru et moi nous mesurâmes du regard. Je n’avais pas besoin de lui expliquer que s’il tentait de nous tuer, il perdrait au moins quelques-uns de ses hommes. Et il n’avait pas besoin de m’expliquer que ces morts, y compris les nôtres, ne serviraient que notre ennemi commun.

« Très bien, dit-il enfin, vous pouvez garder vos armes. Mais tant que vous serez à Elivagar, vous ne banderez pas vos arcs et vos épées resteront dans leur fourreau. Etes-vous d’accord ?

— Oui, acquiesçai-je en regardant mes amis. Nous sommes d’accord.

— Mais Ymiru ! cria soudain Askir, s’ils…

— Sar Valashu, dit Ymiru en l’interrompant, si vous manquez à votre parole, que j’ai acceptée en toute confiance, c’est moi que les Anciens mettront à mort. Puis vous et vos compagnons. »

Dans le regard de cet homme énorme, il y avait une finesse qui m’allait droit au cœur. Il avait compris que la possibilité d’être ainsi responsable de sa mort me lierait les mains plus sûrement que les cordes les plus serrées.

« En revanche, pour ce qui est de vous bander les yeux, il n’y a pas de discussion possible. Nul, à l’exception des Ymanirs ne doit voir comment se rendre dans l’endroit où nous vous emmenons. »

Finalement, nous acceptâmes ce compromis. Intrigués et inquiets, nous les vîmes sortir un rouleau de tissu rouge du sac d’Havru et y tailler six bandeaux. En dépit de leurs mains énormes et du froid, ils travaillaient rapidement, avec une habileté étonnante. Ymiru chargea Havru de nous bander les yeux. Celui-ci commença par Kane, puis Atara et Liljana avant de nouer de larges bandes rouges autour de la tête de maître Juwain et de Maram, et de terminer par la mienne. Au moment où ce grand être velu se dressa au-dessus de moi, il me fallut maintenir fermement mon cheval farouche pour le calmer et l’empêcher de ruer de terreur et de colère. Quand Havru serra le tissu soyeux du bandeau sur mes yeux, je retins mon souffle. Plongé dans l’obscurité, je remarquai soudain son odeur de feu de bois, de laine et de vent froid montant d’un lac gelé.

Sagement, Ymiru demanda ensuite à Havru et à quatre autres hommes de nous servir de guides. Quant à lui, il prit ma main dans la sienne et m’entraîna vers le passage. Au contact de sa peau, je ressentis une chaleur réconfortante et une grande force. J’entendis Maram soupirer derrière moi. Je pouvais presque sentir ses doigts se dégeler dans la main enveloppante d’Havru. En dépit de notre réticence à marcher les yeux bandés dans la neige, par l’intermédiaire de la pression douce et ferme de leurs mains sur les nôtres, les Ymanirs nous faisaient partager leur affinité avec cette matière ingrate. C’était extraordinaire d’être guidé sur la glace et sur les rochers sans qu’aucun d’entre nous ne trébuche ni ne fasse de faux pas. C’est ainsi qu’entre guides et guidés était née une confiance apparemment inébranlable.

Conformément aux craintes de Maram, le passage ne s’achevait pas au sommet du mont que nous escaladions. Ymiru qui marchait devant moi et m’entraînait vers le haut, répugnait à décrire les montagnes autour de nous. Il consentit cependant à dire que notre chemin nous emmènerait jusqu’à un sommet encore plus haut avant de redescendre de l’autre côté par un terrain accidenté. Nous en déduisîmes qu’il faudrait passer la nuit à très haute altitude. Cependant, nous ne dormirions pas à la belle étoile. En effet, nous expliqua-t-il, à moins d’un mille de là, les Ymanirs avait construit une hutte qui leur servait de refuge.

En réalité, en atteignant la « hutte » en question un peu plus tard, nous découvrîmes qu’il s’agissait plutôt d’une forteresse. Ymiru nous avait demandé de garder nos bandeaux, mais en pénétrant dans ce bâtiment que nous ne voyions pas, je devinai que nous étions dans un espace découvert, immense et froid, où le bruit de nos bottes recouvertes de neige était renvoyé par d’épais murs de pierre. Le temps qu’Ymiru referme les portes derrière nous et nous conduise dans une pièce ressemblant à une chambre à coucher où d’épais matelas étaient étalés devant une cheminée, nous étions tous tremblants de froid. Quelqu’un mit de nouvelles bûches dans le feu et des flammes jaillirent devant nous et réchauffèrent nos corps frigorifiés. Cette chaleur était la bienvenue et les bols de soupe fumante que nos hôtes servirent dans d’énormes bols avant de nous les mettre entre les mains, encore plus. Leur hospitalité était vraiment parfaite. Ils nous laissèrent leurs lits et emportèrent nos bottes pour les faire sécher devant le feu. Ils nous offrirent même du cidre chaud, presque aussi fort et aussi savoureux que la meilleure bière de Mesh.

« Ah, voilà qui n’est pas mauvais, dit Maram en sirotant son cidre sur le lit à côté du mien. C’est même rudement bon. »

C’était étrange de ne voir ni la nourriture que nous mangions ni la boisson que nous avalions. Mais bientôt ce fut l’heure de dormir et l’obscurité du bandeau fut remplacée par celle du sommeil. Cette nuit-là, nous récupérâmes bien. Au petit matin, avant de repartir, les Yamanirs nous servirent du porridge mélangé à du lait de chèvre, des baies et des fruits secs.

À la chaleur du soleil sur mon visage, je devinai que nous aurions une belle journée pour voyager. La moitié des Ymanirs restèrent à proximité de la hutte pour garder le passage et Ymiru envoya un homme en éclaireur pour prévenir les Anciens de notre arrivée. Ensuite, le reste des Ymanirs et lui nous entraînèrent encore plus haut dans la montagne.

Pendant deux heures nous grimpâmes une pente raide d’un pas plutôt lent. Puis en haut du col, où le vent soufflait si fort qu’il faillit nous arracher nos bandeaux, nous entamâmes une longue descente sur ce qui ressemblait à un toboggan de pierre. Nous marchâmes encore deux heures, ne nous arrêtant que pour avaler un déjeuner rapide. Nous offrîmes aux Ymanirs un peu du porc salé que nous avions glissé dans les sacoches des chevaux, mais cette nourriture les horrifia. Havru nous traita de Mangeurs de Bêtes ; son ton dégoûté laissait entendre qu’il nous considérait comme des cannibales. Askir nous expliqua que si les Ymanirs empruntaient du lait et de la laine à leurs chèvres, il ne leur viendrait pas à l’idée de prendre leur viande. Leur douceur envers les animaux n’était que la première des surprises qui nous attendaient ce jour-là.

Cet après-midi-là, notre voyage nous conduisit au-dessous de la limite des neiges. Ymiru nous guida alors sur ce qui semblait être un large chemin de terre. Il y avait maintenant beaucoup plus de rochers à éviter, ce qui rendait notre progression beaucoup plus difficile. Le sentier tourna brusquement vers le nord et se mit à monter en pente raide avant de se diriger vers l’est et de redescendre. J’étais aussi sûr de la direction que nous empruntions que je l’étais des battements de mon cœur. Je n’avais pas besoin de la pauvre chaleur du soleil déclinant pour savoir vers où nous allions. Mais j’omis d’en faire part à Ymiru. Il paraissait heureux de me tenir la main et sifflait un air triste en marchant à deux pas devant moi.

En début d’après-midi, le sentier changea de nouveau de direction, s’orientant au sud cette fois. Une série de virages en épingle à cheveux se succédèrent en montant sur ce qui semblait être le versant d’une montagne assez haute. Bientôt, les odeurs d’épicéa et de terre cédèrent la place à la glace et nous traversâmes un nouveau champ de neige. Les couches de givre crissaient sous nos pas. Ma main gauche dans celle d’Ymiru et la droite tirant le licou d’Altaru, je faisais passer mon cheval à travers des congères assez épaisses. Nous montions toujours. Maram, qui marchait derrière moi, haletait, peinant à respirer dans l’air raréfié et glacial. Je sentais qu’il avait peur de grimper trop haut et de mourir de froid ou de soudaines difficultés respiratoires. Mes poumons enflammés m’indiquaient que je n’étais jamais monté à une telle altitude de toute ma vie ; mes joues presque gelées et mes yeux qui palpitaient contre le bandeau me disaient que je pourrais bientôt faire miennes les craintes de Maram.

Et puis soudain, sans prévenir, nous franchîmes un nouveau col. Le vent tourna et souffla sur mon visage des senteurs étranges. J’entendis un des Ymanirs pousser un soupir d’impatience, comme s’il était sur le point de retrouver sa femme et sa famille. Ymiru aussi éprouva quelque chose de très fort. Il nous fit descendre dans la neige sur environ un quart de mille jusqu’à un endroit moins abrupt où le vent était un peu moins âpre. Et là, laissant derrière nous le sommet du col, il me lâcha enfin la main.

« Sar Valashu, dit-il, nous sommes arrivés à l’endroit dont je vous ai parlé. Personne, à l’exception des Ymanirs, ne l’a jamais vu. Et personne ne doit le voir. C’est pourquoi je vous demande, quel que soit le sort qui vous sera réservé, de garder pour vous ce que vous allez découvrir. Est-ce que vous acceptez ? »

Les yeux toujours solidement bandés, je ne savais pas à quoi je m’engageais. Mais comme j’étais impatient d’être libéré, je répondis : « Oui, nous acceptons. »

La voix d’Ymiru résonna derrière moi quand il cria : « Prince Maram Marshayk, est-ce que vous acceptez ? »

Et il poursuivit ainsi, demandant formellement à chacun d’entre nous de s’engager à ne rien dire et recevant chaque fois la réponse attendue. Puis je sentis ses doigts s’attaquer au nœud du bandeau derrière ma tête. Quelques secondes plus tard, il l’avait détaché. Le soleil, même à cette heure tardive me transperça les paupières d’une lumière blanche si étincelante que je ne pus les ouvrir. Debout face au sud, la main sur le front, je tentais d’en atténuer l’intensité.

Et puis, lentement, à mesure que mes yeux s’adaptaient à cette lumière éclatante, je m’efforçai de les ouvrir en battant des paupières encore et encore pour chasser mes larmes brûlantes et le halo éblouissant des formes indistinctes que je distinguais. Subitement, ma vision se fit plus claire, les lignes du monde se firent parfaitement nettes. Et tous ensemble, Atara, Maram, mes autres amis et moi retînmes brusquement notre souffle. Car là, sous la voûte bleue du ciel, s’étendait la vue la plus étonnante qu’il m’eût été donné d’admirer.

« Oh ! Seigneur ! » murmura discrètement Maram derrière moi.

Loin au-dessous de nous s’ouvrait une large vallée entre les parois immenses de montagnes aux sommets recouverts de neige. En son centre, construite de chaque côté d’une rivière bleu ardoise, s’élevait une ville plus merveilleuse encore que dans mes rêves. Elle remplissait presque toute la vallée. Bien que plus petite que Tria, elle avait un éclat que ses habitants auraient pu lui envier. De nombreuses tours et flèches aux courbes étincelantes taillées à même la pierre semblaient jaillir directement des rochers de la vallée. Certaines d’entre elles avaient près d’un demi-mille de haut et disparaissaient presque dans le ciel. Elles étaient construites en pierre rouge, violette, bleu azur et bleu-vert et de mille autres nuances douces et changeantes. Les larges avenues et les rues de la ville étaient disposées avec précision d’est en ouest et du nord au sud comme pour bien marquer les quatre points cardinaux. Le soleil de fin d’après-midi se déversait dans ces rues comme des rivières d’or et les différents palais et temples reflétaient sa lumière. Mais la magnificence des bâtiments ne tenait ni à leur nombre ni à leur taille. C’était plutôt leurs proportions parfaites et leur éclat qui retenaient le regard et émouvaient l’âme. Même dans les petites rues, les maisons semblaient se renvoyer les couleurs et refléter celles de leurs voisines. Par leurs formes ravissantes et leur disposition, elles témoignaient d’une harmonie presque totale avec la terre et entre elles. C’était comme si la ville entière était un chœur entonnant pour le regard des mélodies profondes et saisissantes, offrant le chant de sa beauté au vent et au ciel, à la lune, au soleil et aux étoiles.

Au-dessus de la ville à l’est, sur le versant d’une montagne brillaient d’énormes et fantastiques sculptures. Certaines étaient en forme de diamant d’un mille de haut. À côté d’elles, des cristaux immenses et néanmoins délicats s’ouvraient sous le soleil comme des fleurs étincelantes. On aurait dit une création des Galadins. Voyant que je les contemplais, Ymiru m’expliqua que les Ymanirs appelaient cette œuvre magnifique le Jardin des Dieux.

Aussi saisissants que fussent ces chefs-d’œuvre, ils étaient éclipsés par ce qui constituait la merveille de cet endroit : la montagne qui surplombait toute la vallée à l’ouest. Ymiru dit qu’il s’agissait de la plus haute montagne du monde. Dominant de part et d’autre des pics moins élevés, elle se dressait droit dans le ciel comme une énorme pyramide de pierre et de glace dont elle avait la symétrie parfaite. Si son sommet pointu et sa partie supérieure étaient recouverts d’une neige blanche et pure, sa partie principale semblait faite d’améthystes, d’émeraudes, de saphirs et de pierres de toutes les couleurs. Je ne comprenais pas comment c’était possible.

« C’est l’Alumit, dit Ymiru voyant que mes amis et moi ne la quittions pas des yeux. Nous l’appelons la Montagne de l’Étoile du Matin. »

Ce nom, qu’il prononça de sa voix grave et tonitruante, me réduisit au silence.

« Et votre ville ? demanda Maram, debout derrière nous à côté de son cheval. Comment s’appelle-t-elle ?

— Son nom est Alundil. En langue ancienne, cela signifie la "Ville des Étoiles". »

Les jambes fouettées par les tourbillons de neige soulevés par le vent, je restai là un moment à contempler cet endroit extraordinaire. Je trouvais étrange que toutes les légendes et tous les contes de bonne femme ne s’accordent à décrire les Ymanirs que comme des Géants des Glaces, sauvages et mangeurs d’hommes. Avec leurs redoutables borkors et leurs lois impitoyables, c’étaient probablement des sauvages. Mais ils avaient réalisé la plus belle création de la terre. Et à l’exception de mes compagnons et de moi-même et, bien sûr, des Ymanirs, personne ne l’avait jamais vue.

Perdu dans la contemplation de la vallée, Kane semblait avoir été emporté par sa splendeur dans un autre monde. Levant soudain les yeux sur Ymiru, il dit : « Pendant des années, j’ai parcouru les autres villes du monde et les autres montagnes sans bandeau sur les yeux, mais j’aurais aussi bien pu en avoir un.

— Jamais je n’aurais imaginé voir quelque chose de semblable », ajouta Maram en battant des paupières. S’adressant à Ymiru, il s’enquit : « Est-ce votre peuple qui l’a construit ? Comment est-ce possible ? »

Comment en effet ? me demandai-je en admirant les sculptures gigantesques du Jardin des Dieux. Comment ces géants nus, armés de gourdins cloutés, avaient-ils pu construire quelque chose de plus merveilleux que les réalisations des anciens architectes de Tria pendant le grand âge d’or de la Loi ? Ou qui que ce soit d’autre, d’ailleurs.

« Oui, ça être mon peuple. Ça être notre spécialité, ajouta Ymiru fièrement. Nous travaillons la pierre vivante. Nous sommes les tailleurs de montagne et les jardiniers de la terre. »

Il poursuivit en expliquant que le plus grand plaisir des Ymanirs était de fabriquer des choses à partir d’autres choses et en particulier de tirer de la terre les formes secrètes et magnifiques qui y étaient cachées. Ymiru ajouta que son peuple recherchait le mode de fabrication de toutes sortes de substances et en particulier des gelstei.

« Mais cela fait presque un âge que nous avons perdu le secret de leur fabrication, admit-il tristement. En tout cas, celui qui concerne les grandes galastei.

— Dans les autres pays, lui répondit maître Juwain, on ne sait même plus fabriquer les gelstei ordinaires.

— On a oublié tant de choses, dit amèrement Ymiru. Et ça être pour cela que les Urdahirs, enfin certains d’entre eux, cherchent le secret de la fabrication suprême.

— Et de quoi s’agit-il ? demanda Maram, les yeux fixés sur la montagne de pierreries appelée Alumit.

— Eh bien, ça être la fabrication du cristal d’or qui constitue la Galastei. Ça être pour cela que nous cherchons nous aussi la coupe que vous appelez Pierre de Lumière. Nous pensons qu’elle seule peut nous révéler le secret de sa fabrication. »

Avec ce secret, nous dit-il, les Ymanirs pourraient non seulement refaire les grandes gelstei du passé et une nouvelle Pierre de Lumière, mais également remodeler le monde.

Cette étrange pensée nous accompagna pendant notre descente vers la ville. Nous suivîmes un sentier bien tracé qui traversait les champs de neige du défilé et serpentait au-delà de la limite des arbres au-dessous de nous. Quand nous débouchâmes de l’étroit canyon sur les hauteurs d’Alundil, il faisait presque nuit.

Dès que j’eus mis le pied dans cette ville enchanteresse, avec ses maisons élégantes et ses bouquets d’arbres argentés, j’eus l’impression étrange de guider mon cheval dans une rue tranquille tout en évoluant à mille milles d’altitude. Le mouvement des grandes flèches semblait élever mon âme vers les étoiles. Dans cet endroit merveilleux, j’avais l’impression d’appartenir à la terre et d’avoir les pieds dessus – ô combien ! Et pourtant, je me sentais soudain ouvert comme un cristal vivant, transparent aux autres mondes et aux autres royaumes. Mon pays dans les Montagnes du Levant était magnifique et les bois des Lokilani étaient magiques, mais dans aucun autre endroit d’Ea je ne m’étais senti aussi grand et aussi noble qu’ici.

Nous traversâmes quelques rues et aboutîmes sur une des grandes avenues de la ville, toutes désertes. Aucun feu, aucune lumière n’illuminait les fenêtres des maisons et des bâtiments que nous dépassions. Maram, que cela intriguait, demanda à Ymiru si son peuple était plus nombreux autrefois. Les gens avaient-ils abandonné cette partie de la ville pour d’autres quartiers ?

« Oui, répondit-il, autrefois les Ymanirs étaient beaucoup plus nombreux. » Sa voix se chargea de tristesse et d’amertume. « Autrefois, notre territoire s’étendait sur presque toute la montagne. Mais quand la Bête Ignoble s’est emparée de la Montagne Noire, elle a envoyé une peste pour tuer les Ymanirs. Les survivants, trop peu nombreux pour résister, ont été repoussés jusqu’à Elivagar, la partie occidentale de notre royaume. Le Dragon et ses Prêtres Rouges ont commis des atrocités dans notre pays. C’est ainsi que la terre sainte de Sakai est devenue la terre maudite d’Asakai. »

Il poursuivit en racontant que même avant la montée de Morjin, son peuple n’était pas assez nombreux pour remplir une ville de la taille d’Alundil. Mais aussi grande qu’elle fut, elle était destinée à se développer encore car, pierre après pierre, tour après tour, les Ymanirs continuaient à l’étendre comme ils le faisaient depuis des milliers d’années.

« Je ne comprends pas, dit Maram en soufflant dans l’air froid et de plus en plus sombre. Si Alundil est déjà trop vaste pour votre peuple, pourquoi l’agrandir encore ?

— Parce qu’Alundil ne nous est pas destinée. »

Soudain, le bruit des sabots des chevaux sur les pavés parut assourdissant. Ymiru, Havru, Askir et les autres Ymanirs se redressèrent brusquement avec fierté, semblables aux sculptures du Jardin des Dieux.

L’expression de Maram suggérait qu’il était complètement perdu, comme nous tous d’ailleurs. Ymiru expliqua alors : « Il y a très longtemps, en observant les étoiles, nos prophétesses ont aperçu des villes appartenant à d’autres mondes. Notre plus grand espoir et de recréer sur terre ce qu’elles ont vu.

— Mais pourquoi ? demanda Maram.

— Parce qu’un jour, le Peuple des Étoiles reviendra. Il viendra sur terre et y trouvera une nouvelle patrie préparée à son intention. »

Après nous avoir raconté cette triste histoire et ces tristes rêves de futur, Ymiru et ses compagnons nous conduisirent devant leurs Anciens. Comme l’avait dit Ymiru, Alundil ne leur était pas destinée. Les Ymanirs avaient donc construit leur propre ville dans les contreforts à l’est de la vallée. Il s’agissait principalement de grandes et longues maisons de pierre disposées dans des rues tortueuses. Ces demeures ne reflétaient guère leur art. Aucune n’était construite dans la merveilleuse pierre vivante qui constituait les bâtiments de la ville obscure au-dessous. Elles étaient faites de blocs de granit taillés avec une grande précision et assemblés en grandes voûtes enfermant de grands espaces. Comme nous ne tardâmes pas à le découvrir, les Ymanirs aimaient les espaces découverts et construisaient leurs maisons en conséquence.

C’est ainsi qu’ils avaient conçu leur palais de justice. Nous approchâmes de ce bâtiment qui ressemblait à un château par une rue en pente le long de laquelle se trouvaient de nombreux Ymanirs sortis de chez eux pour assister à l’arrivée sans précédent d’étrangers dans leur vallée. Des centaines d’hommes immenses, recouverts d’une fourrure blanche, se tenaient là, droits et silencieux comme les épicéas qui bordaient également la route. Je perçus quelques-uns des sentiments profonds qui les agitaient : la colère, la peur, la curiosité et l’espoir. En même temps qu’une fierté farouche, ils dégageaient une grande tristesse.

Nous attachâmes nos chevaux aux arbres à l’entrée du palais. Nous avions tous compris qu’à l’intérieur, des Ymanirs appelés Urdahirs nous attendaient pour décider de notre sort.