19

À environ un mille de notre camp, Atara découvrit un gué et franchit le fleuve Diamant devant Liljana, Daj et Kane. Ils entraient ainsi dans les terres de la tribu des Adiri qui étaient à l’époque alliés des Kurmaks. Quand elle s’éloigna vers le nord sur son cheval rouan, drapée dans sa peau de lion à la crinière noire, je ne ressentis aucune crainte pour elle ; je me demandai seulement si je la reverrais un jour.

Dans le matin calme, accompagné de Maram et de maître Juwain, je suivis le fleuve vers l’est. Quand Altaru posa pour la première fois son sabot sur le sol meshien, aucune stèle n’indiquait la frontière. Mais quand la steppe céda la place aux contreforts bas longeant la chaîne des Shoshan dans les Montagnes du Levant, je sus que nous ne rencontrerions plus de Sarni occupés à cultiver le sol pierreux ou à garder des troupeaux de moutons dans les prés, mais uniquement des guerriers Valari ralliés à la bannière du roi Shamesh.

Une forteresse, érigée au pied des pentes les plus basses du Tarkel, surplombait le Diamant et la vallée qu’il traversait. C’était un gros bâtiment carré avec d’épaisses murailles de granit – l’un des vingt-deux postes de garde entourant le royaume de mon père. La politesse exigeait que nous montions jusqu’à lui pour saluer son commandant. Mais, de toute façon, les chevaliers et les guerriers de la garnison l’auraient exigé si nous avions essayé de passer sans nous arrêter. En réalité, il était impossible à trois inconnus en provenance du Wendrush d’entrer à Mesh en suivant le fleuve sans être repérés et arrêtés.

C’est ainsi que nous fûmes accueillis par cinquante guerriers en armure et par le commandant du fort, un homme au visage allongé et aux joues flasques dont les longs cheveux étaient presque complètement gris. Il se présenta sous le nom de lord Manthanu de Pushku. Il avait convoqué toute la garnison pour assister à l’étrange spectacle de trois hommes visiblement étrangers aux Sarni et sortant indemnes de leurs terres.

« Qui êtes-vous donc ? » lança lord Manthanu quand nous fîmes halte juste après avoir pénétré dans l’enceinte.

Ses hommes étaient alignés de part et d’autre de la route menant aux portes et ils avaient la main sur leur kalama au cas où ils se verraient obligés de dégainer. Je n’en reconnus aucun. La garnison de ce poste de garde semblait être composée de guerriers originaires des bords du fleuve Sawash, une région de Mesh où je ne m’étais rendu qu’une fois, dix ans auparavant.

« Mon nom, dis-je en rejetant ma cape en arrière pour découvrir le cygne et les étoiles de mon surcot usé, est Valashu Elahad. »

Rapide comme l’éclair, lord Manthanu tira sa kalama et la pointa sur moi. Et presque aussi rapidement, ses cinquante guerriers en firent autant.

« C’est impossible ! s’exclama lord Manthanu. Nous avons entendu dire que Sar Valashu était mort au printemps dernier à Ishka dans le Marécage Noir.

— Première nouvelle, répondis-je avec un sourire. Apparemment, ce que les Ishkans ont raconté est faux. Je suis bien Valashu Elahad et mes amis sont le prince Maram Marshayk de Délu et maître Juwain de la Confrérie. »

Après moult discussions nous réussîmes à les convaincre de notre identité. Il apparut que l’un des tailleurs de pierre de la forteresse, qui effectuait des réparations sur les créneaux, avait autrefois travaillé pour les Frères dans leur sanctuaire près de Silvassu. Quand il fut appelé, il salua chaleureusement maître Juwain car celui-ci l’avait un jour soigné d’une inflammation aux yeux qui avait failli le rendre aveugle.

« Sar Valashu, je vous présente mes excuses », dit lord Manthanu. Il rengaina son épée et me serra la main. « Mais les Ishkans ont fait courir le bruit que vous aviez péri dans le Marécage. Comment en êtes-vous sorti ? »

Maram saisit cette occasion pour dire : « On pourrait peut-être vous raconter cette histoire devant un verre de bière.

— Peut-être, admit lord Manthanu, mais l’heure n’est pas aux festivités.

— Comment ça ? demanda Maram.

— Vous n’êtes pas au courant ? Mais non, bien sûr. Vous étiez partis pour cette Quête désespérée. Avez-vous réussi à aller jusqu’à Tria, au moins ?

— Oui, répondis-je en souriant de nouveau. Mais dites-nous, je vous prie, ce qui fait que vos hommes tirent l’épée contre leurs concitoyens. »

Lord Manthanu ne marqua qu’une courte pause avant de déclarer : « Nous avons appris hier que les Ishkans marchaient sur Mesh. La bataille doit avoir lieu dans les champs entre le Haut et le Bas Raaswash. »

Ainsi, pensai-je, c’était arrivé. Dans la plénitude de l’automne, une fois l’orge de l’année arrivée à maturité et moissonnée en toute sécurité, les Ishkans étaient parvenus à convoquer la bataille qu’ils souhaitaient depuis longtemps.

« Une date a-t-elle été choisie ? demandai-je.

— Oui, le seize.

— Et nous sommes le douze, n’est-ce pas ? »

Lord Manthanu ouvrit grands les yeux : « Mais d’où venez-vous donc pour ne même pas être sûr de la date ?

— Nous venons d’un endroit sinistre, répondis-je, de l’endroit le plus sinistre qui soit. »

Ainsi, alors que toutes les tribus Sarni, de Galda à la Longue Muraille, avaient entendu parler de nos aventures à Argattha, leur récit n’avait pas encore franchi la barrière des Montagnes Blanches. Je décidai que le temps n’était pas venu de raconter notre voyage, et encore moins de montrer la coupe en or que nous avions arrachée aux entrailles du Skartaru.

Saluant alors d’un signe de tête, je déclarai : « Lord Manthanu, comme vous pouvez le voir, nous n’avons pas beaucoup de temps. Pouvez-vous nous fournir de la nourriture et des boissons afin que nous puissions reprendre la route au plus vite ? »

Maram, soudain alarmé par le ton de ma voix, leva les yeux vers moi : « Val, tu ne penses quand même pas rejoindre le champ de bataille ? »

C’était exactement ce que je pensais, et il le savait. « Le roi a demandé à tous les chevaliers libres et à tous les guerriers de se rendre au Raaswash. Et c’est le roi lui-même qui m’a remis cette bague », expliquai-je.

Je fermai les doigts pour lui montrer ma bague de chevalier avec ses deux diamants étincelants. Les cinquante guerriers alignés près de la porte regardaient d’un air approbateur. Lord Manthanu aussi.

« Contraints par le devoir de rester ici, nous allons rater la plus grande bataille livrée depuis des années, et nous le regrettons vivement. Mais apparemment, la fortune vous a souri, Sar Valashu. Vous rentrez chez vous juste à temps pour vous couvrir de gloire et montrer votre bravoure. »

Oui, pensai-je. Mais je craignais que le destin ne m’ait ramené à Mesh que pour voir mes frères tués ou blessés par les épées ishkanes.

Maram, qui ne s’était pas encore résigné à livrer une nouvelle bataille, me regarda et dit : « Il y a bien cent milles d’ici au Raaswash, et en montagne. Comment espérer couvrir cette distance en quatre jours seulement ?

— En chevauchant vite, très vite.

— Oh, oh ! » fit-il en se frottant le derrière. En dépit des soins de maître Juwain, il se plaignait encore des blessures que lui avaient infligées les deux flèches reçues à la bataille de Khaisham. « Mon pauvre corps ! »

Pendant que cinq hommes de lord Manthanu allaient s’occuper de remplir les sacoches de nos chevaux d’avoine, de porc salé et autres provisions, je me tournai vers Maram : « Cette bataille ne te concerne pas. Personne ne t’en voudra si tu restes ici pour te reposer ou si tu pars directement au sanctuaire de la Confrérie avec maître Juwain.

— Non, bien sûr. Mais moi je m’en voudrais. Crois-tu que j’ai traversé la moitié d’Ea à tes côtés pour t’abandonner aux Ishkans au dernier moment ? »

Nous échangeâmes alors une poignée de main et il pressa la mienne si fort que ses doigts serrèrent ma bague de chevalier comme un étau.

« Moi non plus, je ne pars pas », dit maître Juwain. Il frotta sa tête chauve en soupirant. « S’il faut livrer bataille, si la bataille a vraiment lieu, il y aura beaucoup de soins à prodiguer. »

Quand lord Manthanu eut fini de s’occuper de notre approvisionnement, nous le remerciâmes et prîmes congé. Nous franchîmes la porte et gagnâmes la Route des postes de garde qui longeait la frontière d’Ishka. Comme toujours, elle était parfaitement entretenue par les hommes de mon père. Pressant davantage nos chevaux, nous les lançâmes au petit galop en direction de l’extrémité nord-est du royaume paternel.

Le beau temps se maintint toute la journée et nous parcourûmes une bonne distance. C’était l’une des plus belles saisons de l’année ; les arbres commençaient à peine à perdre leurs couleurs les plus vives. Au bord de la route, les érables agitaient leurs feuilles d’un rouge écarlate dans le soleil tandis que sur les versants plus élevés, le jaune des trembles se détachait, éclatant, sur le bleu profond du ciel. Nous dépassâmes des prés blanchis par des troupeaux de moutons et des champs dorés par la paille de l’orge fraîchement moissonnée. Cette nuit-là, nous trouvâmes refuge dans la maison d’une femme appelée Fayora. Elle nous offrit du mouton et du pain d’orge noir et nous demanda de chercher son mari, Sar Laisu, sur le champ de bataille du Raaswash.

Le lendemain, le treize valte, il nous fallut franchir et contourner péniblement quelques-uns des plus hauts sommets des Shoshan. Nous traversâmes lourdement un pont enjambant l’un des affluents du Diamant, puis croisâmes deux autres postes de garde avant de passer de l’autre côté de ce fleuve aux eaux bleu ardoise à l’endroit où, en provenance du sud, il redescendait en serpentant vers Ishka. Nous avions espéré rejoindre le mont Raaskel ce soir-là, mais pour le bien des chevaux, et du pauvre postérieur de Maram, nous nous sentîmes obligés de passer la nuit au poste de garde à quelques milles seulement du pont.

« Le trajet qui vous attend demain sera difficile, nous expliqua maître Tadru, le commandant de la place. D’ici à la route du nord, le chemin est très raide. »

Et il ne s’était pas trompé. Dans l’âpre gelée du lendemain matin, avant le lever du soleil, les chevaux rejetaient de la fumée dans l’atmosphère en grimpant la Route des postes de garde. Avec ses pavés recouverts de verglas, celle-ci s’éloignait du mont Raaskel qui se dressait au nord, pareil à une corne blanche. La route se dirigea vers le sud pendant quelques milles avant de tourner vers le nord-est. Nous déclinâmes le repas chaud qu’on nous offrit au poste de garde à l’embranchement de la Route du Nord. Lors de notre voyage à Ishka, nous nous y étions arrêtés pour saluer le commandant, lord Avijan. Mais le nouveau maître de la place, lord Sivar, nous informa que si nous voulions rattraper lord Avijan à temps pour la rencontre avec les Ishkans deux jours plus tard, nous devions faire vite.

« La bataille doit commencer le matin, nous prévint-il, et elle n’attendra pas un chevalier retardataire, fût-il le fils du roi Shamesh. »

Nous ne restâmes au poste de garde que le temps de donner de l’avoine et de l’eau aux chevaux et de jeter un coup d’œil à la Route du Nord, à l’endroit où elle entrait dans Ishka par le passage de Télémesh. C’était là que dans le champ de neige s’étendant entre le Raaskel et le Korukel, avec ses pics jumeaux et ses bosses le faisant ressembler à un ogre, l’ours blanc envoyé par Morjin nous avait attaqués et avait failli mettre fin à notre Quête dès le début. Savoir que le Seigneur des Illusions ne transformerait plus d’animaux ni d’hommes en goules pendant quelque temps nous donnait une triste satisfaction.

Cet après-midi-là, nous traversâmes Ki et, comme lors de notre voyage à Ishka, nous n’eûmes ni le temps de prendre un bain chaud dans l’une des auberges ni celui de boire la bière que j’avais promise à Maram. Rapidement, nous laissâmes derrière nous ses petits chalets et ses échoppes. Il n’y avait qu’un seul poste de garde sur la longue portion de route entre Ki et le Raaswash et je voulais l’atteindre avant la nuit.

Nous découvrîmes que cette forteresse froide et austère avait été pratiquement vidée de ses provisions et que celles-ci avaient été envoyées par charrettes sur le champ de bataille, à l’est. Cette nuit-là, nous dormîmes peu, d’un sommeil agité. Pour la première fois depuis Argattha, je fis des cauchemars qui ne venaient pas de Morjin. Je ne fus pas mécontent de me lever dans l’obscurité du petit matin et de seller Altaru en prévision d’une longue journée de voyage supplémentaire.

Entre le poste de garde et le Bas Raaswash, il y avait bien trente milles, et environ sept de plus jusqu’au champ de bataille choisi. Je ne voyais pas comment nous pourrions parcourir cette distance en une seule journée. C’était une matinée froide, avec de légers nuages flottant haut dans le ciel et un vent changeant qui annonçait l’orage. La forêt entourant les murailles de la forteresse avait une bonne odeur de feu de bois et de feuilles mortes mais dans l’air vif de l’automne, on sentait une certaine amertume : c’était dû au souvenir de ce que nous avions perdu pendant notre long périple et au sentiment de ce que la bataille du lendemain pourrait encore nous ôter.

Je n’eus pas besoin d’éperons ni de la cravache au manche d’argent que m’avait offerte Vishakan, le chef de la tribu Niuriu, pour faire avancer Altaru. Comme toujours, il ressentit mon besoin urgent de marcher rapidement et il entraîna les autres chevaux sur la route aussi vite que le permettaient leurs sabots sur les pavés usés. Mon farouche destrier sentait qu’une bataille se préparait – et pas une bataille au cours de laquelle il resterait caché derrière des murailles pendant que Bleus et autres guerriers franchiraient les remparts en hurlant, mais un grand rassemblement de soldats alignés en longues rangées étincelantes et de compagnies de cavalerie fonçant dans l’herbe, les unes vers les autres, avec un bruit de tonnerre. Je me dis que cet animal ne connaissait pas la peur, et je lui enviai sa foi dans un avenir où tout finirait d’une manière ou d’une autre par s’arranger.

Plus nous avancions dans la journée, plus le temps devenait froid et en début d’après-midi, le ciel se chargea de gros nuages. Les premiers flocons de la première neige de la saison commencèrent à tomber quelques heures plus tard. Ramenant sa cape autour de lui, Maram nous expliqua qu’à son avis le sort nous était contraire et qu’il n’y avait désormais plus d’espoir d’atteindre le champ de bataille avant le lendemain.

« La bataille sera peut-être annulée, dit-il alors que les sabots de nos chevaux résonnaient sourdement sur la route. Ce n’est pas drôle de se battre sous la neige. »

Je le regardai à travers les petits flocons blancs et mousseux qui descendaient lentement du ciel. « Non, Maram, répondis-je, la bataille ne sera pas annulée. C’est pourquoi nous devons continuer à avancer, encore plus vite si nous le pouvons.

— Avancer dans la neige ?

— Oui. Et dans la nuit aussi, s’il le faut. »

Même si nous avions supporté des froids bien plus rigoureux dans le Nagarshath, nous avions espéré que cette journée nous permettrait de retrouver la chaleur de notre foyer et de mettre fin à notre voyage. S’il s’était agi d’une forte tempête, les choses auraient pu mal tourner pour nous. Mais il ne neigea que pendant deux heures. Quelques heures plus tard, les nuages commencèrent à se dissiper et à la tombée du jour, avec l’arrivée du froid et de l’obscurité, le ciel se remplit d’étoiles.

« Apparemment, fis-je remarquer à Maram, le destin nous donne une dernière chance.

— Oui, celle de nous jeter sur les lances des Ishkans », marmonna-t-il. Il essuya le givre sur sa moustache et ajouta : « Tu te souviens de ce jour dans le champ de lord Harsha ? Il avait dit que la prochaine fois que les Ishkans et les Meshiens s’aligneraient pour batailler, tu serais à la tête de ton armée. »

Maître Juwain, se permettant une de ses rares plaisanteries, regarda Maram du haut de son cheval fatigué : « Je ne savais pas qu’il y avait de tels prophètes à Mesh. Peut-être aurions-nous dû l’emmener en voyage avec nous lui aussi ? »

À cette suggestion, Maram ne répondit que par des gémissements. Il se tourna vers moi et demanda : « Lord Harsha est trop vieux pour aller à la guerre, n’est-ce pas ? S’il y a un homme que je ne souhaite pas rencontrer en tenue de combat, c’est bien lui.

— Si on ne se dépêche pas, on ne rencontrera probablement que des morts sur le champ de bataille », répondis-je.

Ce soir-là nous mangeâmes en selle un repas froid composé de fromage, de cerises séchées et de pain de guerre sur lequel nous manquâmes de nous casser les dents. Nous chevauchâmes jusque tard dans la nuit glaciale. Les nombreuses étoiles et le croissant de lune étincelant transperçaient le ciel sombre et donnaient assez de lumière pour nous permettre de suivre la route blanche, semblable à un ruban d’argent scintillant, qui serpentait dans la montagne en direction de l’est. Il aurait été plus sûr de rester sur cette route jusqu’au poste de garde des gorges du Bas Raaswash. À cet endroit, la route de Mir empruntée par l’armée de mon père arrivait du sud et longeait le fleuve sur sept milles vers le nord-est et le Haut Raaswash. Mais pour nous qui venions de l’ouest, ce n’était pas le chemin le plus rapide jusqu’au champ de bataille. Je connaissais une autre route qui rejoignait directement le Haut Raaswash.

« Tu veux couper par la montagne, de nuit, avec la neige ? s’exclama Maram, incrédule, quand je lui fis part de mes projets. Tu as perdu la tête ?

— Est-ce vraiment raisonnable ? demanda maître Juwain alors que nous faisions une courte halte pour reposer les chevaux. Votre raccourci ne nous fera gagner que quelques milles. »

Je levai les yeux vers les étoiles et la constellation du Cygne qui occupait pratiquement tout le ciel. « Cela peut nous faire gagner une heure – et faire toute la différence entre la vie et la mort.

— Très bien, répondit-il en s’armant de courage pour la dernière étape d’une dure chevauchée.

— Ah ! s’écria Maram, je crois que c’est moi qui ai perdu la tête en te suivant jusqu’ici !

— Allons, dis-je en lui souriant. On a couru des risques bien plus grands que ça. »

Quand nous finîmes par trouver le chemin qui partait de la route principale, il se révéla beaucoup moins mauvais que ne le craignait Maram. Il est vrai qu’il était dépourvu de pavés et qu’il empruntait la pente assez raide d’une petite montagne pour passer de l’autre côté. Mais il y avait peu de cailloux susceptibles de tordre les sabots des chevaux et le sentier était assez dégagé. Il s’ouvrait entre des arbres à feuilles persistantes saupoudrés de blanc qui brillaient sous la lune. Assez rapidement, la route entama sa descente entre des ormes et des chênes dont la plupart étaient dépouillés de leurs feuilles, et quand le ciel devant nous commença à blanchir, les bois silencieux n’étaient plus recouverts que de deux pouces de neige.

Je calculai que le confluent des deux Raaswash ne se trouvait plus qu’à quatre ou cinq milles de là. Nous avancions rapidement sur un terrain qui descendait progressivement vers le nord-est et le but de notre voyage. À mesure que nous perdions de l’altitude, les arbres autour de nous avaient davantage de feuilles. Le soleil levant commençait à faire fondre la neige qui les recouvrait et dans la forêt alentour, on entendait crépiter l’eau qui tombait avec un bruit de pluie. Loin devant nous résonnait un bruit plus sourd et plus inquiétant : le roulement des tambours de guerre qui faisaient vibrer l’air et appelaient les hommes à la bataille.

Enfin, en arrivant au sommet d’une petite colline, nous aperçûmes par une trouée entre les arbres les armées d’Ishka et de Mesh déployées au-dessous de nous. Le soleil éclatant du matin faisait étinceler des rangs de boucliers, d’épées et de heaumes en acier brillant. Le Haut Raaswash se trouvait sur notre gauche ; les lignes ishkanes – quelque douze mille hommes – étaient disposées à cinq cents mètres au sud. Elles s’étendaient le long du fleuve, du pied de notre colline au Bas Raaswash qui rejoignait le Haut Raaswash à environ un mille à l’est. C’est là, près de ces eaux miroitantes, que le roi Hadaru avait basé son flanc gauche entièrement constitué de fantassins. Lui-même avait rassemblé les chevaliers de sa cavalerie autour de lui, sur le flanc droit au pied de notre colline. Je devinai que c’était là que Salmélu, lord Issur et lord Nadhru, montés sur leurs chevaux hennissants et piaffants, attendaient l’ordre de charger. Je comptai près de sept cents chevaliers autour d’eux, tous tournés vers l’étendard à l’ours blanc qui flottait près du roi Hadaru.

En face d’eux, de l’autre côté du terrain couvert de neige, se trouvaient les lignes des dix mille guerriers et chevaliers de Mesh.

À un mille de là, près du Bas Raaswash, deux cents chevaliers meshiens à cheval étaient massés à la droite des fantassins. Je savais qu’Asaru était certainement à leur tête, ainsi peut-être que Karshur et un ou deux autres de mes frères. Mon père utilisait toujours le terrain au mieux mais il ne faisait pas confiance aux fleuves, collines et autres éléments du relief pour protéger ses flancs. Ils donnaient aux hommes un faux sentiment de sécurité, disait-il, et diminuaient leur ardeur au combat. Et je savais que l’ardeur au combat de mon père était très grande. Après avoir tenté d’éviter cette bataille avec tous ses stratagèmes et toute sa sagesse, maintenant qu’il se trouvait en face des Ishkans, je plaignais les chevaliers et les guerriers qui s’aviseraient de croiser le fer avec lui.

Monté sur un grand étalon alezan, il se tenait au bas de notre colline, un peu plus loin sur la droite, en compagnie de cinq cents chevaliers à cheval. À cette distance, je n’arrivais pas à distinguer ses traits, mais je voyais très bien son étendard orné du cygne et des étoiles qui claquait dans le vent et le plumet de cygne blanc qui surmontait son heaume. À ses côtés, je reconnus les blasons de lord Tomavar, lord Tanu et lord Avijan et bien sûr le champ doré et la rose bleue de son sénéchal, lord Lansar Raasharu. Au grand dam de Maram, lord Harsha avait pris position immédiatement à leur droite. Finalement, il n’était pas trop vieux pour faire la guerre.

Maram, maître Juwain et moi ne disposâmes que de quelques instants pour admirer ce spectacle magnifique et terrible avant que ne soit donné le signal et que de part et d’autre des lignes meshiennes, le clairon ne sonne l’attaque. Devant les lignes, le rythme des tambours s’accéléra tandis que dix mille hommes commençaient à avancer dans un bruit de tonnerre. Leurs longs cheveux noirs, dans lesquels étaient noués des rubans de bataille aux couleurs vives gagnés lors de précédentes rencontres, dépassaient de leur heaume et flottaient derrière eux. Autour de leurs chevilles, ils portaient des grelots en argent qui cliquetaient au rythme de leurs pas soigneusement mesurés. Ce tintamarre aigu avait la réputation d’effrayer des armées entières et de les mettre en fuite avant que la moindre flèche ne soit tirée et la moindre lance plantée dans un bouclier. Mais ce jour-là, nos ennemis étaient les Ishkans et comme tous les Valari allant au combat, ils avaient leurs propres grelots en argent. Tous les hommes déployés sur le champ de bataille, qu’ils soient Ishkans ou Meshiens, guerriers ou rois, portaient la merveilleuse armure valari : en cuir noir et souple, incrustée de diamants blancs au niveau de la poitrine et du dos, elle couvrait le cou et étincelait le long des bras et des jambes jusqu’aux bottes parsemées de diamants.

L’éclat de ces milliers d’hommes, recouverts de milliers de diamants étincelants, était éblouissant. Avait-on jamais vu autant de diamants exposés dans un même endroit ? La richesse des Montagnes du Levant s’étalait dans le champ enneigé au-dessous de nous, – et pas seulement leurs pierres précieuses. Car, me disais-je, c’étaient les hommes, et les femmes qui les pleureraient, qui étaient le vrai trésor de ce pays. Les guerriers comme Asaru, au cœur pur et à l’âme noble, issus de la plus fertile et de la plus belle des terres, étaient bien les seuls diamants réellement précieux. Et je savais qu’il ne fallait pas les dilapider.

« Allons-y ! » dis-je à Maram et à maître Juwain. Je pressai Altaru vers le bas de la colline. « Il est presque trop tard. »

Déjà, sur le champ de bataille que nous apercevions à travers les arbres, derrière les lignes ennemies les archers décochaient leurs traits. La plainte de ces centaines de flèches fit trembler l’air ; leurs pointes claquèrent sur les armures avec un horrible bruit d’acier frottant contre la pierre. Très vite, certaines d’entre elles se glisseraient dans les interstices entre les diamants et s’enfonceraient dans la chair.

Je galopai à toute vitesse vers l’orée du bois et l’espace qui se refermait rapidement entre les deux armées en marche. Maram, accroché à son cheval bondissant, réussit, je ne sais comment, à me rattraper. Tendant le doigt à travers les arbres en direction de l’étendard de mon père et de sa cavalerie sur la droite, il s’exclama d’une voix entrecoupée : « Vos lignes sont de ce côté ! Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Arrêter une bataille », répondis-je.

Là-dessus, je sortis la Pierre de Lumière et fonçai vers le champ de bataille en la brandissant haut au-dessus de ma tête. Les rayons du soleil remplirent la coupe et elle renvoya cet éclat multiplié par mille. Un torrent de lumière en jaillit soudain et nimba les guerriers des deux armées d’une lueur dorée. Plus de vingt-mille paires d’yeux se tournèrent vers moi. Avec Maram à ma droite et maître Juwain à ma gauche, nous passâmes directement entre les lignes comme sur une route. C’est ainsi que comme l’avait prédit lord Harsha, nous nous retrouvâmes au milieu du champ de bataille entre deux armées en marche.

« Arrêtez ! criai-je aux guerriers autour de moi tandis qu’Altaru galopait dans la neige. Arrêtez immédiatement ! »

Une flèche décochée derrière les lignes ishkanes passa en sifflant près de mon oreille. C’est alors que j’entendis l’un des Ishkans s’écrier : « C’est cet Elahad, revenu du royaume des morts ! »

Plusieurs hommes exprimèrent alors leur étonnement. Je reconnus la vieille voix bourrue de lord Harsha dominant les autres chevaliers regroupés autour de mon père. « Ils sont revenus ! Ils sont rentrés de leur Quête ! La Pierre de Lumière a été retrouvée ! »

Soudain, les clairons cessèrent de jouer et les tambours se turent. Les capitaines qui donnaient la cadence de part et d’autre des lignes donnèrent l’ordre de s’arrêter. Autour des chevilles des guerriers, les grelots en argent cessèrent leur tintement sinistre tandis que le long des rangs ishkans et meshiens, les vingt mille hommes s’immobilisaient en attendant de voir ce que leur roi ordonnerait.

Je stoppai Altaru au milieu du champ. Maître Juwain et Maram me rejoignirent. La Pierre de Lumière brillait maintenant dans ma main comme un soleil. C’était un appel à la trêve comme on n’en avait pas vu chez les Valari depuis trois mille ans.

Mon père, accompagné de Lansar Raasharu, lord Tomavar, lord Harsha et de plusieurs autres lords et maîtres chevaliers, fut le premier à chevaucher vers nous derrière un drapeau blanc flottant dans le vent. Quelques instants plus tard, le roi Hadaru réunit ses lords les plus fidèles et demanda lui aussi à l’un de ses écuyers de hisser un drapeau blanc. Puis, à la tête de ses hommes, il se dirigea lentement vers nous à son tour. Cela ne ressemblait en rien à la charge assourdissante qu’espéraient les chevaliers Meshiens et Ishkans.

« Tu parlais d’arrêter la bataille ! me murmura Maram en portant sa main à sa poitrine. Mais c’est mon cœur qui s’est arrêté ! »

Mon père avait fait signe à Asaru de le rejoindre pour assister aux pourparlers ; il sortit des rangs à l’est au bord du fleuve et fit traverser en toute hâte le champ de bataille à son étalon brun foncé. Il ne lui fallut que quelques minutes pour franchir au trot le demi-mille qui nous séparait. Tandis qu’il se rapprochait et que l’éclat de la Pierre de Lumière faisait apparaître le long nez aquilin et le noble visage que j’avais presque perdu espoir de revoir un jour, mon cœur se gonfla et les larmes me montèrent aux yeux.

Puis mon père qui avait formé avec ses lords un demi-cercle autour de maître Juwain, Maram et moi, cria mon nom et sa voix m’alla droit au cœur : « Sar Valashu, mon fils, tu es revenu ! Et pas les mains vides ! »

Assis bien droit sur son cheval, l’air grave dans son armure étincelante, il contemplait la Pierre de Lumière avec émerveillement, et moi encore plus. Nous étions comme deux hommes nouveaux l’un pour l’autre. Ses yeux noirs, dont l’éclat rappelait tellement ceux de Kane, croisèrent les miens et enveloppèrent tout mon être de joie et d’amour. Dans son regard farouche brûlait la certitude qu’il n’avait pas vécu sa vie pour rien.

Pendant que le roi Hadaru et les Ishkans se rangeaient à côté de moi, en face de lui, mon père examina ma cape déchirée et mon surcot en haillons. Puis il me demanda : « Où est le bouclier que je t’ai donné à ton départ ?

— Il a disparu, sire, détruit par la flamme d’un dragon. »

En entendant cela, même les plus grands lords d’Ishka et de Mesh laissèrent échapper des cris étonnés comme de grands enfants. Tous se rapprochèrent. Aucun ne semblait savoir si on devait prendre ce que je venais de dire au pied de la lettre.

« La flamme d’un dragon ? » dit le roi Hadaru. Assis sur son énorme cheval, irritable et en tout point semblable à un ours, il me regardait d’un air sceptique. Son grand nez en bec d’aigle était pointé droit sur moi comme s’il menaçait de me faire dire la vérité. « Et où avez-vous combattu ce dragon ?

— À Argattha. »

Ce nom ancien et redoutable déclencha une nouvelle série de cris étonnés parmi les lords. Tous levèrent les yeux pour regarder la coupe en or qui continuait à déverser sa lumière au-dessus de ma main.

« C’est à Argattha que nous avons trouvé la Pierre de Lumière », dit Maram.

D’un coup de talon, le prince Salmélu fit avancer son cheval jusqu’à son père. Il se couvrait les yeux de la main en secouant la tête. La cicatrice qui descendait sur le côté de son visage jusqu’à son menton fuyant brillait d’un rouge doré. Il arracha son regard à la Pierre de Lumière et ses yeux sombres et froids se posèrent sur moi d’un air de défi. Il me regardait avec une haine implacable qui n’avait fait que s’envenimer depuis que je l’avais blessé en duel quelques mois auparavant.

« Vous prétendez que ceci est la Pierre de Lumière ? dit-il d’une voix acerbe.

— Je ne prétends rien. Comme vous pouvez le voir, il s’agit de la coupe que nos ancêtres ont apportée sur la terre. »

Il fit avancer son cheval de quelques pas pour voir de plus près la coupe que je tenais entre les mains. Ses vilains yeux sournois reflétaient bien peu de sa lumière.

« Et vous prétendez que vous êtes entrés dans la ville interdite et que vous y avez pris cette coupe ? demanda-t-il.

— Oui, pour mener à bien notre Quête.

— Quelles preuves avez-vous à nous offrir ? Pourquoi devrions-nous croire la parole d’un homme qui s’est déshonoré en livrant des duels qu’il n’a pas eu le courage d’achever ? »

En dépit de ma résolution de garder la tête froide, je me surpris soudain à serrer la garde d’Alkaladur. Et Salmélu, qui réagissait un tout petit peu moins vite en raison des blessures que je lui avais infligées aux bras et à la poitrine, enroula ses doigts autour de sa kalama.

« Val, me murmura maître Juwain d’une voix pressante, si vous souhaitez réellement empêcher cette bataille, oubliez votre orgueil.

— Mon orgueil, peut-être, mais certainement pas mon honneur. »

Alors, tandis que je luttais pour me détourner de ces puits de haine noirs, brûlants et si attirants qu’ils auraient tôt fait de me consumer si je les laissais faire, la voix claire de mon père retentit : « Sar Valashu, en ce jour, aucun chevalier sur tout Ea n’est plus honorable que toi. »

Ses paroles me traversèrent comme un torrent d’eau froide et je lâchai soudain mon épée.

Mais le compliment de mon père ne fit qu’enflammer Salmélu et attiser sa rancune. Devant deux rois et l’ensemble des lords d’Ishka et de Mesh, sous les yeux des milliers de guerriers des deux armées attendant en rangs, il déclara en souriant d’un air méprisant : « Et vous n’avez toujours pas le courage de vérifier si le coup d’épée qui m’a blessé de façon si déshonorante, était un coup de maître ou un coup de chance ! »

Je respirai profondément. « Nous n’avons pas traversé tout Ea et nous ne sommes pas revenus ici pour subir de nouvelles épreuves, mais pour raconter ce que nous avons vu. »

J’informai alors l’ensemble des lords de la bataille pour Surrapam et de la conquête de Yarkona par le comte Ulanu et ses épouvantables Bleus. Je parlai de l’armée puissante que Morjin était en train de réunir derrière le bouclier de pierre du Skartaru. Puis j’appelai à la paix entre Ishka et Mesh. Je dis que les Valari devaient s’unir et renoncer à leurs petites querelles, à leurs duels et à leurs combats officiels. Car un jour, Morjin se remettrait de la blessure que je lui avais infligée. Et nous aurions alors à livrer une guerre sans règles, une guerre impitoyable et terrible où se déciderait le destin du monde, et peut-être bien plus encore.

« Une grande prophétesse appelée Atara Ars Narmada a dit que nous pouvions soit mourir bravement en tant qu’Ishkans et Meshiens, soit vivre en tant que Valari. »

Salmélu rapprocha encore son cheval d’un coup de talon et désigna la Pierre de Lumière. « À son habitude, Sar Valashu dirait n’importe quoi pour éviter la bataille. Comment croire un seul mot de ce qu’il nous a raconté ? Comment savoir si ceci est réellement la coupe de nos ancêtres et non l’une de ces fausses pierres de lumière mentionnées dans les textes anciens ? Ou même quelque pierre rayonnante recouverte d’or pour nous tromper ? »

Salmélu était vraiment un serpent venimeux. Et l’heure était venue de lui faire sortir ses crochets.

« Ceux qui sont au service du Seigneur des Mensonges voient toujours des mensonges dans les vérités que les autres énoncent. » Tandis que Salmélu s’immobilisait, le regard plein de haine, tous les lords d’Ishka, à l’exception du roi Hadaru, saisirent la garde de leur épée. Assis derrière le drapeau blanc que tenait son écuyer, il regarda Salmélu et les autres comme pour leur rappeler le caractère sacré de la trêve qui nous rassemblait à cet endroit. Puis il se tourna vers moi. D’une voix on ne peut plus calme, il demanda : « Est-ce que vous accusez mon fils de trahison ?

— Oui, de trahison, et d’autre chose aussi. » Plongeant mon regard dans les yeux noirs et bouillonnants de Salmélu, j’ajoutai : « C’est lui qui m’a décoché la flèche empoisonnée dans les bois. C’est un assassin envoyé par le Dragon Rouge pour… »

M’attendant à ce que Salmélu ne supporte pas la honte de son iniquité, j’avais prévu qu’il tirerait son épée vivement pour me frapper par traîtrise. Mais au dernier moment, quand il cria en éperonnant son cheval dans ma direction, j’eus soudain le pressentiment que si je dégainais Alkaladur pour me défendre, je déclencherais la bataille que j’étais venu empêcher. « Sois maudit, Elahad ! » hurla-t-il de nouveau à mon intention. Dans un éclair argenté, il lança sa kalama vers ma main qui tenait la Pierre de Lumière et la lame acérée m’aurait facilement coupé le bras. Mais soudain, serrant fermement la coupe, je la plaçai dans la trajectoire de son épée. L’or de la gelstei – de la Gelstei – entra en contact avec l’acier froid dans un fracas de métal hurlant. Son épée vola en éclats et il contempla, incrédule, le morceau de garde sortant de son poing tétanisé.

« Arrêtez ! » cria le roi Hadaru en éperonnant son cheval. Il fit un signe à lord Issur, lord Nadhru et lord Mestivan. « Arrêtez-le, immédiatement ! Il ne sera pas dit que nous, Ishkans, sommes des violeurs de trêve ! »

Pendant que les lords et les chevaliers Ishkans entouraient Salmélu et s’emparaient de lui et des rênes de son cheval, le roi Hadaru arracha en personne l’épée cassée des mains de son fils. Il cracha dessus et la jeta sur le sol. Puis il leva sa main toujours couverte du gantelet et frappa Salmélu au visage en hurlant, furieux : « Violeur de trêve ! Tu t’es déshonoré aux yeux de tes amis et de tes ennemis ! » Mon père, assis sur son cheval entre Asaru et lord Harsha, fixait la marque livide enflant sur la joue de Salmélu. Il n’avait aucune sympathie pour cet homme mais avait encore moins envie de voir un roi s’en prendre violemment à son propre fils.

« Quant à vous, fit le roi Hadaru en en retournant sur son cheval pour me montrer du doigt, vous ne vous faites pas honneur en lançant des paroles imprudentes à quelqu’un que vous avez déjà blessé ! Celui qui provoque la violation d’une trêve est également considéré comme un violeur de trêve !

— Aucune de mes paroles n’a été imprudente, sire Hadaru, répondis-je. Votre fils a appelé à une guerre contre Mesh sur ordre du Dragon Rouge. Son but était d’affaiblir votre royaume et celui de mon père. Une fois nos pays conquis par les armées du Dragon Rouge, sa récompense aurait été la couronne de Mesh et d’Ishka, – et finalement des Neuf Royaumes.

— Non, non, dit le roi Hadaru, son visage rougeaud blêmissant sous le coup d’une colère noire et froide, ce n’est pas possible ! »

En dépit de la pitié que j’éprouvais pour lui et de sa douleur qui me faisait comme un énorme nœud dans la poitrine, je levai les yeux vers lui et ajoutai : « Votre fils appartient aux Kallimuns. »

Un silence terrible s’abattit sur tous ceux qui étaient réunis sous les drapeaux blancs flottant au vent et se répandit comme la mort sur tout le champ de bataille. Pendant un moment, plus personne n’osa bouger.

« A-t-on jamais entendu un chevalier Valari accuser de la sorte un autre Valari ? demanda le roi Hadaru en me regardant fixement. Et comment pouvez-vous le savoir ?

— Un de mes compagnons l’a vu dans l’esprit de Morjin.

— Des preuves ! hurla soudain Salmélu. Il n’a aucune preuve ! »

Le roi Hadaru tendit le doigt vers lui et ordonna : « Emparez-vous de lui ! »

Lord Issur et lord Nadhru dont les chevaux étaient tout près de celui de Salmélu, lui prirent les bras tandis que lord Mestivan mettait pied à terre et l’obligeait à descendre de sa monture. Trois autres lords Ishkans descendirent à leur tour pour aider lord Mestivan à maîtriser Salmélu qui se débattait furieusement.

« Il y a des preuves », dis-je au roi Hadaru. Je tendis la Pierre de Lumière à Maram avant de descendre d’Altaru et de me diriger vers Salmélu. « Regardez bien. »

Je sortis la pierre de sang que m’avait donnée Kane. Son horrible lumière rouge éclaira le visage de Salmélu. Et là, au milieu de son front apparut le tatouage d’un dragon rouge lové.

« C’est la marque des Kallimuns, expliquai-je. Les Prêtres Rouges l’apposent sur leurs semblables avec une encre invisible. Les pierres de sang les font apparaître. C’est ainsi que les Prêtres Rouges se reconnaissent entre eux.

— C’est une ruse ! s’écria Salmélu en secouant la tête d’avant en arrière. Une sale ruse de cette gelstei !

— Mon assassinat, continuai-je en l’ignorant, devait être la dernière étape de son initiation à la prêtrise de Morjin. »

Les lords Ishkans murmuraient entre eux en jetant des regards de mépris à Salmélu. Lansar Raasharu fit avancer son cheval en le fixant du regard. Puis il se tourna vers moi et dit : « Mais Sar Valashu, ce n’est pas possible ! Je vous l’ai dit, j’ai vu le prince Salmélu dans les bois près du lac Waskaw l’après-midi où vous prétendez qu’il vous a tiré dessus. »

Lord Raasharu nous l’avait effectivement dit à Asaru et à moi, à défaut de quelqu’un d’autre, et c’était courageux de sa part d’énoncer devant deux rois ce qu’il pensait être la vérité, même si cela devait aider Salmélu.

« Vous n’avez pas vu le prince Salmélu dans la forêt comme vous le croyez, lui dis-je. Quand il a constaté qu’il n’avait pas réussi à me tuer, le Seigneur des Mensonges a envoyé une illusion à l’homme le plus digne de confiance de Mesh afin que les soupçons ne se portent pas sur son prêtre.

— Ce que vous dites là m’inquiète énormément, avoua lord Raasharu. Penser que le Seigneur des Mensonges peut me faire voir ce qui n’est pas.

— Cela m’inquiète moi aussi, répondis-je.

— Illusion ! » s’écria de nouveau Salmélu. Le regard en coin qu’il jetait à la pierre de sang lui faisait plisser le front et le dragon rouge tatoué dessus. « Ce que vous voyez est certainement une illusion provoquée par cette pierre de malheur ! »

Je rangeai alors la pierre de sang et regardai disparaître la marque rouge.

« Vous voyez ? dit Salmélu. Il a disparu, n’est-ce pas ? »

Tirant légèrement mon épée de son fourreau, je posai mon pouce sur la lame et l’entaillai. Ensuite, j’appuyai mon doigt au milieu du front de Salmélu. L’encre imprimée sur sa peau absorba mon sang et en retint une partie. Quand je retirai mon pouce, le dragon tatoué couleur rouge sang réapparut aux yeux de tous.

« Une ruse ! s’exclama-t-il. Encore une ruse ! »

En se tortillant, il réussit à dégager un bras et se frotta furieusement le front de la main pour tenter en vain d’effacer la marque qui y demeurerait jusqu’à sa mort.

« Est-ce une ruse ? » lui demandai-je.

Pendant que les lords Ishkans resserraient leur étreinte autour de lui, je mis ma main sur la dague qu’il portait à la ceinture et la sortit de son fourreau. Je la montrai au roi Hadaru. Sa lame était couverte d’une substance bleu foncé qui ne pouvait être que du kirax.

« Si vous n’étiez pas tué au cours de la bataille, lui dis-je, il devait vous frapper avec cette dague. »

Les yeux du roi Hadaru fixaient Salmélu, incrédules. « Pourquoi ? » lui demanda-t-il doucement.

Voyant que ses mensonges ne prenaient plus, Salmélu tenta la haine et la terreur.

« Parce que vous êtes un vieil imbécile aveugle qui ne voit pas ce qu’il faut faire ! » Il essaya sans y parvenir de se dégager des hommes qui le tenaient. « Tous les Valari – imbéciles ! Vous ne voyez pas que de toute façon Morjin régnera sur Ea ? Si nous nous opposons à lui, il nous anéantira. Mais si nous le servons, il fera de nous des rois et des seigneurs qui régneront sur les autres hommes ! »

Le roi Hadaru descendit de cheval. Il tira son épée et fit un pas devant moi. Puis il la leva au-dessus du cou de Salmélu. Dans ses yeux furibonds, il y avait l’horreur et la haine que lui suscitait son fils, et un amour infini.

« Arrêtez ! cria mon père du haut de son cheval. Sire Hadaru, arrêtez ! Nous ne voulons pas voir un homme tuer son propre fils.

— Si ce n’est pas moi qui le fait, qui le fera ? Mon fils mérite la mort. Personne ne la mérite autant que lui.

— Certes, reconnut mon père. Mais ne versons pas de sang ici aujourd’hui. »

Ses yeux croisèrent les miens et son regard pétillant se posa sur ma main. « Je veux dire : ne versons plus de sang. »

L’épée du roi Hadaru hésita au-dessus du cou de Salmélu. Je savais qu’il ne voulait pas le tuer. Et mon père le savait aussi.

« Un roi peut-il demander une grâce à un autre roi ?

— C’est d’accord », répondit le roi Hadaru.

Et il rengaina son épée aussi vite qu’il l’avait tirée. C’est lui qui aurait dû remercier mon père, mais il se comportait comme s’il venait de lui accorder une grande faveur.

« Lâchez-moi, alors ! hurla Salmélu.

— Oui, lâchez-le », ordonna le roi Hadaru à ses hommes.

Tandis que lord Mestivan et les autres libéraient Salmélu, le roi Hadaru me prit la dague souillée des mains. Puis il se baissa et la planta dans le sol à travers la neige. Il alla jusqu’au cheval de Salmélu, saisit le bouclier qui y était accroché et le jeta également sur le sol. Très rapidement, il fit de même avec sa lance de guerre et ses trois javelots. Ensuite, alors que les yeux froids de Salmélu fixaient ceux encore plus froids de son père, le roi Hadaru ordonna qu’on lui arrache son heaume, son armure et sa bague. Quand ce fut fait, à moitié nu dans sa cotte matelassée, Salmélu attendit la sentence de son père sous le regard des lords d’Ishka et de Mesh.

« Ceci n’est pas encore un territoire ishkan, déclara le roi Hadaru, et le roi d’Ishka lui-même ne peut vous y bannir. Mais vous êtes à jamais banni d’Ishka. Personne dans mon royaume, ne devra vous offrir le feu, le pain et le sel.

— Et il en va de même pour mon royaume, prince Salmélu, dit mon père. Le feu, le pain et le sel vous y seront désormais refusés. »

Sous les yeux de vingt mille hommes, Salmélu qui tremblait violemment sauta sur son cheval. Il frotta une dernière fois le dragon rouge imprimé sur son front puis, enfonçant ses talons dans les flancs de sa monture, il hurla : « Valari ! Soyez maudits ! »

Là-dessus, jurant et hurlant, il traversa le champ de bataille dans un bruit de tonnerre. Quand il atteignit le Bas Raaswash, il lança son cheval au galop dans les rapides. Entre le Raaswash et le Culhadosh, il y avait une distance de dix milles. Et de l’autre côté de la rivière se trouvait le royaume de Waas.

Quand Salmélu eut disparu dans les bois de l’autre côté du Raaswash, je m’adressai à son père et au mien :

« Sire Hadaru, dis-je, avant de me tourner vers mon père, Père, dans toutes les Montagnes du Levant, aucun autre roi ne jouit d’une renommée aussi grande que la vôtre. Une guerre entre Ishka et Mesh ne ferait qu’affaiblir les deux royaumes. Elle ne ferait que réjouir le Seigneur des Mensonges, lui qui a conspiré et envoyé des assassins pour que cette guerre ait lieu. Obéirez-vous aux ordres d’un faux roi ?

— Le roi d’Ishka n’obéit qu’à lui-même et à personne d’autre, répondit le roi Hadaru en posant sa main sur l’ours blanc de son surcot violet. »

Avec ses cheveux blancs broussailleux flottant au vent, je voyais qu’il était encore courroucé par ce qui s’était passé avec Salmélu. Jetant un regard mauvais à mon père, il dit : « Quoi qu’ait comploté le Seigneur des Mensonges, les désaccords entre nos royaumes subsistent. Le problème du Korukel et de ses diamants n’est pas résolu. »

Je repris la Pierre de Lumière à Maram et la brandis. Puis je regardai mon père : « Sire, lui dis-je, laissons les diamants aux Ishkans. Il va leur en falloir beaucoup pour fabriquer des armures afin d’affronter le Dragon dans les guerres à venir. Comme à tous les Valari. »

Mon père, Shavashar Elahad, connu dans les Montagnes du Levant sous le nom de roi Shamesh, n’était ni un homme vindicatif, ni un homme cupide. Apparemment, cela faisait longtemps qu’il cherchait une bonne raison de céder aux Ishkans leur moitié du mont Korukel. Seules l’obstination et la férocité de ses lords comme lord Tanu et lord Harsha l’avaient empêché de le faire. Mais maintenant, à la lumière de tout ce qui s’était passé ce jour-là, leurs cœurs s’étaient radoucis et les plus grands lords de Mesh hochèrent la tête en direction de mon père en signe d’accord.

« C’est bon », dit-il au roi Hadaru. Il mit pied à terre et se dirigea vers lui. « Vous aurez vos diamants. »

Devant ce geste, Asaru et d’autres chevaliers, heureux que la sagesse de mon père ait enfin prévalu, se mirent à frapper leurs lances contre leurs boucliers.

Le roi Hadaru accepta son offre en inclinant très légèrement la tête. Puis avec mauvaise grâce, il ajouta : « C’est peut-être facile de céder un trésor quand on vient d’en récupérer un plus grand auquel on ne s’attendait pas. »

Là-dessus, il se tourna vers moi pour regarder la Pierre de Lumière.

Je tenais la coupe très haut afin que chacun puisse la voir. Autrefois déjà, sur ce même emplacement, Mesh et Ishka s’étaient battus pour sa possession et le roi d’Ishka, Elsu Maruth, avait été tué. Tout en balayant du regard les milliers de guerriers qui s’étaient déployés sur le champ de bataille ce jour-là, je priai pour nous n’ayons plus jamais à nous battre pour elle.

« Sire Hadaru, dis-je, la Pierre de Lumière doit être gardée par tous les Valari. Nous sommes ses gardiens. »

Et puis, à son grand étonnement, je m’avançai vers lui et lui mis la coupe entre les mains.

Pendant que les lords Ishkans et les Meshiens descendaient de cheval et s’approchaient, il contempla la coupe avec émerveillement. Ses vieux yeux tristes étaient écarquillés comme ceux d’un enfant. Au fond de lui, un nœud très serré sembla se défaire soudain. Il leva la tête et se redressa de toute sa hauteur comme les rois Valari d’antan. Et d’une voix claire il déclara : « Ishka ne fera pas la guerre à Mesh. »

Je crois qu’il se surprit lui-même en rendant la Pierre de Lumière à mon père. Quand ses mains se refermèrent sur elle, un éclat doré l’enveloppa. Et dans son noble visage apparurent les traits de Télémesh, Aramesh et même d’Elahad.

« Et Mesh ne fera pas la guerre à Ishka », annonça mon père à l’assemblée des lords et des chevaliers.

Tenant la coupe d’une main, il s’avança et serra la main du roi Hadaru de l’autre.

Pendant qu’on envoyait des écuyers communiquer la nouvelle aux capitaines des deux armées, mon père regarda la Pierre de Lumière et me demanda : « Qu’est-ce qui t’a mené à elle ?

— Ceci », répondis-je. Et je tirai l’étincelante Alkaladur et la brandis devant la Pierre de Lumière.

« Tu dois en avoir des histoires à raconter », dit mon père. Son effroi à la vue de l’ancienne épée d’argent n’avait rien à envier à celui des autres lords qui la contemplaient. « De belles histoires, apparemment. »

Pendant qu’il passait la coupe à lord Issur, je commençai à raconter notre Quête. Je parlai du cauchemar de notre traversée du Marécage Noir et du cauchemar encore plus grand des redoutables Gris lancés à nos trousses. Je parlai de notre rencontre avec Kane, Atara, Liljana et Alphanderry. Sa mort dans le Kul Moroth m’avait laissé une blessure qui était toujours à vif ; elle fit ressentir à mon père et au roi Hadaru la douleur du sacrifice car, si au cours de leur longue vie ils avaient assisté à de nombreux actes héroïques, aucun ne les avait touchés comme celui-là. Tous deux furent aussi surpris qu’Asaru et lord Harsha en apprenant comment Maram avait pratiquement tout seul sauvé la situation lors du siège de Khaisham. Ils approuvèrent de la tête quand je leur dis qu’un grand Maîtreya était né quelque part sur Ea et que nous devions garder la Pierre de Lumière pour lui. Ils sourirent quand j’expliquai comment maître Juwain avait brillamment résolu la dernière énigme qui nous avait menés à Argattha. Et découvrirent, abasourdis, comment nous avions trouvé les sept gelstei et comment la cécité d’Atara lui permettait parfois de voir vraiment.

C’était au tour d’Asaru maintenant de tenir la Pierre de Lumière ; il regardait fixement la coupe comme s’il avait du mal à croire à sa réalité. Puis il leva les yeux vers moi avec un large sourire : « Tu as fais du bon travail, petit frère.

— Ils ont tous fait du bon travail, dit mon père. Dommage que leurs autres compagnons ne soient pas là pour voir ça. »

Tournant soudain la tête, il appela : « Le responsable des bagues ! Qu’on envoie des écuyers chercher le responsable des bagues ! Et les frères de Sar Valashu aussi ! »

À ce moment-là, Flick fit son apparition et installa sa silhouette étincelante dans le creux de la Pierre de Lumière comme un oiseau dans son nid. N’osant en croire ses yeux, Asaru cligna des paupières. Une dizaine de lords et de chevaliers secouèrent la tête avec effroi.

« Apparemment, dit Asaru, tu n’as pas encore tout raconté. » Pendant qu’il donnait la Pierre de Lumière à lord Nadhru, un tonnerre de sabots annonça l’arrivée du responsable des bagues et de mes autres frères. Pendant qu’ils s’arrêtaient et descendaient de cheval, je courus vers eux pour les accueillir.

« Karshur ! m’écriai-je en jetant mes bras autour de son corps robuste. Ravar ! Yarashan ! »

Ravar qui avait l’esprit vif jeta un coup d’œil à la Pierre de Lumière comme s’il pensait qu’après tout j’étais assez intelligent puisque je l’avais trouvée. Yarashan, bien sûr, m’envia mon exploit ; mais sa fierté d’être mon frère l’emporta. Il me serra chaleureusement dans ses bras et me donna un baiser sur le front, comme le farouche et courageux Mandru. Quand Jonathay vit la Pierre de Lumière entre les mains de lord Tomavar, il éclata d’un grand rire triomphal, mélodieux et clair comme un ruisseau de montagne.

Alors que le roi Hadaru levait la main pour demander le silence, mon père s’approcha de maître Juwain et dit : « Sans vos conseils, Sar Valashu n’aurait peut-être jamais trouvé la voie qui l’a amené à chercher la Pierre de Lumière. Et sans votre courage et votre perspicacité, aucun de vous n’aurait trouvé le chemin jusqu’à Argattha. C’est pourquoi je souhaite que la fortune qui aurait été dépensée dans cette bataille soit utilisée pour construire un nouveau bâtiment pour votre sanctuaire. Vous y réunirez des gelstei afin de découvrir leurs secrets. De temps en temps, la Pierre de Lumière y sera apportée. Et ce sera comme par le passé, dans des temps meilleurs. » Maître Juwain hocha la tête. « Merci, sire Shamesh », dit-il. Mon père se tourna ensuite vers Maram : « Prince Maram Marshayk ! s’exclama-t-il, vous avez fait preuve d’un courage extraordinaire à Khaisham et à Argattha ; votre habileté à l’épée égale celle des plus grands guerriers ; au cours de cette Quête, votre fidélité s’est révélée aussi précieuse que le diamant et digne d’un Valari. » Il sourit et appela : « Responsable des bagues ! » Un jeune chevalier nommé Jushur s’avança vers mon père avec un grand coffret en bois plat. Il l’ouvrit et nous aperçûmes quatre rangées de bagues en argent enfoncées dans du velours noir. Les bagues de la première rangée arboraient un seul diamant, celles de la deuxième en avaient deux et ainsi de suite. C’était le privilège et la fierté de mon père, en tant que roi, que de récompenser les actes héroïques en nommant des chevaliers et des maîtres guerriers sur le champ de bataille.

Après avoir examiné les doigts boudinés de Maram, il choisit la plus grosse bague de la deuxième rangée. Les deux diamants étincelaient dans le soleil qui devenait de plus en plus fort. Mon père saisit la main de Maram et glissa l’anneau à son doigt. C’était une bague de chevalier Valari, semblable à celle que je portais.

« Pour les services rendus à mon fils, dit-il en serrant la main de Maram. Pour les services rendus à Mesh et à tout Ea. »

Rouge de fierté, Maram remercia mon père tandis que les lords de Mesh et d’Ishka faisaient cercle autour de lui pour admirer sa bague de chevalier. Depuis cent ans, seuls les guerriers Valari s’étaient vus gratifiés d’un tel honneur.

Mon père se tourna alors vers moi et m’ôta ma bague de chevalier. Il en choisit une autre dans la quatrième rangée du coffret. Puis il mit cet anneau d’argent avec ses quatre diamants scintillants à mon doigt ; il me donna un baiser sur le front et dit : « Lord Valashu, Chevalier du cygne, Gardien de la Pierre de Lumière. »

Je vis que la coupe en or était entre les mains d’un des Ishkans que je ne connaissais pas. D’autres murmuraient qu’on n’avait jamais vu de chevalier Valari être promu lord directement.

Maître Juwain s’approcha de Maram pour voir sa nouvelle bague de près. « Je crains que n’ayez l’esprit d’un Valari maintenant, lui dit-il.

— Ah, je le crains moi aussi, maître. » Les diamants de sa bague l’éblouissaient. « Je crains de devoir officiellement renoncer à mes vœux envers la Confrérie. »

En entendant cela, maître Juwain sourit et se résigna d’un signe de tête. « Je crois que cela fait des milles que vous y avez renoncé. »

Pendant que les deux rois envoyaient des écuyers demander aux armées de se rapprocher pour voir la Pierre de Lumière lord Harsha vint en boitant jusqu’à nous. Son vieux visage carré affichait un large sourire. L’œil qui lui restait se posa sur moi. « Lord Valashu, dit-il, vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis heureux de vous appeler ainsi. »

Je vis que Maram avait reculé pour s’abriter derrière le corps robuste de Karshur. Il évitait de regarder lord Harsha comme un écolier qui a peur d’être interrogé par le maître.

« Et Sar Maram ! s’exclama lord Harsha en le découvrant sans peine. Nous sommes tous heureux de vous voir.

— Vraiment ? demanda Maram. Je pensais que vous seriez peut-être contrarié, euh… par des choses qui vous ont contrarié. »

Lord Harsha baissa les yeux sur les deux diamants de la bague de Maram. « J’aurais pu. Mais depuis votre départ, ma pauvre fille ne parle pratiquement que de vous. Et ça, ça me contrarie.

— Béhira, fit Maram comme s’il avait des difficultés à se rappeler son nom, est une très jolie femme.

— Oui, la plus jolie qui soit. Et elle sera très heureuse de voir que vous avez été fait chevalier. Quel honneur pourrions-nous vous accorder qui soit l’égal de celui que vous nous avez apporté ?

— Euh… Peut-être un peu de votre excellente bière.

— Vous aurez de la bière, Sar Maram. Et bien plus encore. Le mois d’ashte est une très belle période pour se marier, vous ne trouvez pas ?

— Pardon ?

— Oui, une très belle période. » Lord Harsha fit un pas en avant pour soulager sa jambe estropiée, puis il serra Maram dans ses bras en s’écriant : « Mon fils !

— Ah, lord Harsha, je…

— Une seule chose au monde pourrait me contrarier par une belle journée comme celle-ci », ajouta lord Harsha. Il sourit à Maram et posa sa main sur sa kalama. « Et ce serait de voir ma fille contrariée à nouveau. Vous comprenez ? »

Maram comprenait très bien et il me regardait en me suppliant de venir à son secours. Mais cette fois, je ne pouvais rien pour lui.

« Ashte, lui fis-je remarquer tandis que lord Harsha s’éloignait, n’est que dans six mois. Il peut se passer beaucoup de choses d’ici là.

— Oui, répondit Maram avec optimisme, je pourrais peut-être me mettre à aimer Béhira.

— Peut-être. N’est-ce pas l’amour que tu cherches ? »

Pendant que la Pierre de Lumière passait de main en main parmi les chevaliers qui nous rejoignaient au milieu du champ, pendant que mon père conférait avec le roi Hadaru et que Maram montrait à Yarashan la pierre qu’il avait trouée avec sa gelstei rouge dans le Vardaloon, Asaru me prit la main. Nos bagues de lord s’entrechoquèrent. « Excuse-moi d’avoir douté que la Pierre de Lumière puisse être retrouvée. Notre grand-père serait fier de toi.

— Merci Asaru.

— Je me suis fait du souci pour toi. Quand la nouvelle est arrivée d’Ishka, quand nous avons appris que vous étiez entrés dans le Marécage, nous avons tous perdu espoir. »

Je plongeai mon regard dans l’innocence absolue de ses yeux sombres : « Tous sauf toi. »

Nous nous serrions la main si fort que j’en avais mal aux doigts. « Tu as changé, Valashu. »

Tout à coup, comme si une couche de glace se rompait au-dessous de moi, j’eus l’impression de plonger dans des eaux glaciales. C’est là qu’étaient rassemblées toutes mes souffrances : la cécité d’Atara, l’âme assombrie de Kane, la mort d’Alphanderry.

« Valashu », dit mon frère.

Je clignai des yeux et vis qu’il pleurait tandis que toute la souffrance qui m’habitait passait en lui. Je compris alors que le don de la valarda que mon grand-père m’avait transmis n’avait pas épargné Asaru. Dans chaque Valari, et peut-être dans chaque homme, le don était là attendant d’être réveillé.

Les douze mille guerriers d’Ishka et les dix mille soldats de Mesh étaient maintenant réunis autour de nous au milieu du champ. Sur ordre des seigneurs de guerre et des capitaines, ils posèrent leurs lances et leurs boucliers dans la neige. Les cristaux blancs, pareils à des millions de diamants, scintillaient avec des reflets bleus, dorés et rouges. Bientôt le soleil du matin ferait fondre la couche froide sur le sol comme la Pierre de Lumière avait fait fondre six mille ans de haine, d’envie et de suspicion. Je me tournai vers les guerriers du roi Hadaru et du roi Shamesh qui se passaient la coupe de main en main et d’une rangée à l’autre. Les Valari absorbaient sa lumière par leurs yeux brillants et par leurs mains. Elle rayonnait comme le soleil à travers leur être. En chacun d’eux, comme chez Asaru, je vis une coupe en or déversant une lumière venue de leur cœur. Elle les ouvrait et faisait fondre jusqu’à l’armure de diamants qui les enfermait. Et par ce miracle qui faisait penser à une illusion mais qui était aussi réel que les larmes dans mes yeux et que mon amour pour Asaru et pour mes frères, pour mon père, pour le roi Hadaru et pour tous les Ishkans, elle me faisait fondre moi aussi.

« Regarde, dit Asaru en montrant le ciel, c’est un bon présage. »

En suivant son doigt, j’aperçus une volée de cygnes qui se dirigeait à tire d’ailes vers le sud et traversait le Haut Raaswash pour entrer dans Mesh. Tandis que mon cœur s’ouvrait à ce spectacle merveilleux et aux cœurs des vingt mille Valari débordants de joie autour de moi, je compris que la valarda était le plus beau des dons. Submergé par le bonheur de mes frères d’armes, gardiens de la Pierre de Lumière comme moi, j’avais l’impression de m’élever moi aussi dans le ciel.

« Ce soir, dit Asaru le regard toujours fixé sur les cygnes, ils dormiront chez eux. Nous aussi, puisqu’il n’y aura pas de guerre. Que vas-tu faire maintenant que tu as retrouvé la Pierre de Lumière, Valashu ? » Qu’allais-je faire, en effet ? Je me le demandais. Je me retournai pour voir les oiseaux disparaître derrière les montagnes en direction du sud. C’est là que se trouvaient la Vallée des Cygnes et les trois grands sommets surplombant le château de mon père. Ma mère et ma grand-mère devaient m’y attendre – tout comme mon grand-père m’attendait ailleurs. Atara attendait dans l’obscurité que notre fils naisse et voie la beauté du monde. À l’endroit où les étoiles brillaient, froides, limpides et étincelantes, les Elijins et les Galadins attendaient la venue de l’Etre de Lumière. Partout, tout le monde et toutes les choses attendaient, toujours.

Moi aussi, je devais attendre encore un peu. La Quête était achevée mais il me restait une tâche à accomplir : je devais montrer la coupe en or à mon grand-père qui savait qu’un jour elle serait retrouvée. C’est ainsi que bientôt, par une claire nuit d’hiver, je monterais sur le mont Telshar ou sur le mont Arakel et me dresserais au sommet, la Pierre de Lumière entre les mains. Je respirerais le souffle froid de tous ceux qui m’avaient précédé ; je rêverais des rêves enflammés et promettrais aux étoiles que les ténèbres seraient vaincues, qu’hommes et femmes s’élèveraient vers le ciel avec des ailes de lumière et qu’un jour la Pierre de Lumière retrouverait le lieu flamboyant d’où elle était venue.