5

Nous retraversâmes les salles et les alcôves de la Bibliothèque jusqu’à l’infirmerie où je récupérai mon heaume et Atara son arc et ses flèches. Puis nous nous séparâmes de maître Juwain et de Liljana. Maître Juwain se préparait à aider les autres guérisseurs à soigner les inévitables blessures des Bibliothécaires et Liljana avait décidé qu’elle serait bien plus utile à la ville en lui apportant son assistance. En serrant maître Juwain dans mes bras, je m’efforçai de ne pas regarder les scies, les pinces et autres instruments brillants qu’installaient les soigneurs. Il me dit ainsi qu’à tous les autres : « Je vous en prie, faites qu’aucun d’entre vous ne soit ramené dans cette pièce avant que la bataille ne soit gagnée. »

Le jeune page qui nous avait retrouvés un peu plus tôt nous accompagna Kane, Maram, Atara et moi hors de la Bibliothèque et nous fit franchir les portes de la muraille intérieure. Il nous guida à travers les rues étroites de la ville où se pressait ici et là une foule de gens inquiets. On croisait beaucoup de femmes, serrant contre elles des bébés hurlants et tenant d’autres enfants par la main, qui allaient se mettre à l’abri dans le donjon ou dans les jardins à l’intérieur des remparts de la Bibliothèque. Mais il y avait aussi de nombreux Bibliothécaires revêtus, comme Kane et moi, de leur armure et armés de masses, d’arbalètes et d’épées. Cependant, les plus nombreux étaient les potiers, les tanneurs, les charpentiers, les papetiers, les maçons, les forgerons et les autres artisans de Khaisham. Ils étaient peu équipés, certains d’entre eux ayant pour seule arme une lance ou une lourde pelle. Au besoin, ils prendraient place sur les remparts parmi les Bibliothécaires et nous. Mais ils fourniraient également aux combattants de la nourriture, de l’eau, des flèches et tout ce qui était nécessaire pour résister à un siège.

Le flot de ces centaines d’hommes et des charrettes tirées par des ânes bruyants nous entraîna à travers la ville jusqu’à la muraille ouest. C’était la plus longue et la plus vulnérable de Khaisham. À peu près au milieu, au sommet d’une tour de défense carrée, se trouvait le lord Bibliothécaire. Il était magnifique dans son armure étincelante et son surcot vert orné d’un livre doré au niveau du cœur. Près de lui, au haut de la tour se tenaient d’autres lords et d’autres archers derrière les étroits merlons de pierre des créneaux qui les protégeaient des flèches et des projectiles de l’ennemi. Nous gravîmes une volée de marches derrière le page jusqu’au sommet de la muraille abrité par des merlons légèrement plus larges, puis une autre série de marches montant en spirale à l’intérieur de la tour.

« Je savais que vous viendriez, nous dit le lord Bibliothécaire tandis que nous nous rassemblions au haut de la tour.

— Oui, fit remarquer un Bibliothécaire avec une longue moustache tombante qui se tenait près de lui. Mais resteront-ils ? »

Il se retourna pour regarder en bas, de l’autre côté de la prairie qui s’étendait au pied de la muraille. Le spectacle qu’on y découvrait aurait fait fuir les plus courageux. À trois cents mètres de nous, au-delà de l’herbe verte et luisante qui serait bientôt souillée de sang, le comte Ulanu et son armée formaient une longue ligne devant les remparts. Les boucliers recouverts d’acier, les lances et les armures de ces milliers d’hommes avançant lentement vers nous, épaule contre épaule, constituaient une véritable muraille. Sur notre gauche, à un demi-mille de là, à l’endroit où le mur d’enceinte remontait vers le mont Redruth, j’aperçus d’autres rangées d’hommes traversant la prairie au sud de la ville. Et à droite, dans les champs au-delà du Tearam, les régiments de cavalerie et d’autres soldats du comte Ulanu se tenaient prêts. Ces hommes, bloqués par les eaux tumultueuses du fleuve, ne monteraient pas à l’assaut des murailles ; ils attendraient, la lance et l’épée à la main, les habitants de Khaisham tentant de fuir de l’autre côté. Derrière nous, à l’est de la ville, expliqua lord Grayam, entre le mur oriental et le mont Redruth, sur un sol trop accidenté pour permettre d’ériger des tours de siège ou d’attaquer, d’autres ennemis encore attendaient pour couper la fuite de quiconque tenterait de s’échapper dans cette direction.

« Nous sommes encerclés, dit lord Grayam. Parcourant du doigt son visage balafré, il contemplait les armées du comte marchant sur nous. Ils sont si nombreux. Je n’aurais jamais cru qu’il pourrait réunir autant d’hommes. »

Sur la plaine au-dessous de nous, je comptai les étendards de quarante-quatre bataillons. Dix d’entre eux arboraient les faucons et les autres insignes d’Inyam et cinq autres, les ours noirs de Virad. Il y avait aussi une multitude de Bleus, deux mille au moins. Nus, serrés les uns contre les autres, ils brandissaient leur hache en laissant échapper leurs hurlements à glacer le sang.

« oaroulll ! oaroullllll ! »

« On aurait dû envoyer chercher de l’aide à Sarad, dit lord Grayam. Et on l’aurait fait, si on avait eu plus de temps. C’est trop tard, toujours trop tard. »

De l’autre côté de la prairie ondoyante montait le son terrifiant des tambours de guerre ennemis. Il parvenait même à faire vibrer les pierres de la muraille.

boum, boum, boum ! boum, boum, boum !

« Non, ce n’est pas ça, expliqua lord Grayam à un chevalier qui se trouvait à côté de lui et qui devait être un de ses capitaines. En fait, j’ai été trop orgueilleux. J’ai cru que nous pouvions résister tout seuls. Et maintenant, si l’on excepte Sar Valashu et ses compagnons, nous sommes seuls. »

Maram jeta un regard aux armées qui avançaient et aspira un grand bol d’air comme s’il s’agissait d’une potion capable de lui donner des forces. Il ne semblait plus aussi sûr de vouloir se joindre aux défenseurs de la ville. Il eut un renvoi. « Ah, lord Grayam, s’écria-t-il, comme vous l’avez remarqué, je ne suis pas un guerrier, je ne suis qu’un élève des Frères et…

— Oui, prince Maram ? »

Maram se rendit compte que tous les hommes au sommet de la tour le regardaient. Et ceux qui se trouvaient sur les remparts au-dessous aussi.

« … et je ferais mieux de ne pas rester ici. Je ne ferais que vous encombrer. Si je rejoignais les autres dans le donjon…

— Vous voulez dire les femmes et les enfants ? demanda lord Grayam.

— Euh… oui, les non-combattants. Comme je disais, si je pouvais les rejoindre, je… »

Sa voix se perdit. Il remarqua les yeux noirs de Kane fixés sur lui et les miens.

Il reprit un bol d’air, eut un nouveau renvoi et leva les yeux au ciel comme pour demander pourquoi il était toujours obligé de faire des choses qu’il ne voulait pas faire. Puis il poursuivit : « Ce que je veux dire, c’est que, euh… bien que n’étant pas un maître dans l’art de manier l’épée, je me débrouille assez bien et je suis persuadé que ma lame vous ferait défaut si je devais attendre la fin de la bataille dans le donjon – à moins que vous-même, maître, ne jugiez que mon inexpérience constituerait un danger pour la coordination de vos défenses et me…

— Bien ! s’exclama soudain lord Grayam sans perdre plus de temps. J’accepte les services de votre épée, en tout cas pour la durée du siège. »

Maram se tut. Il s’était emberlificoté dans son discours et s’était pris à son propre piège. Il paraissait complètement dégoûté.

« Quant à vous trois, Sar Valashu, Kane, princesse Atara, nous sommes très honorés que vous ayez accepté spontanément de vous battre à nos côtés. »

En réalité, pensai-je en écoutant les roulements de tambour, nous n’avions pas vraiment le choix. D’une part, notre fuite était coupée. D’autre part, les Bibliothécaires nous avaient secourus, surtout moi, au moment où nous en avions grand besoin, et il aurait été indigne de notre part de les abandonner. Enfin, et c’était peut-être le plus important, le meurtre cruel d’Alphanderry devait être vengé.

boum, boum, boum !

Maram respira de nouveau profondément, tira son épée et regarda par l’un des créneaux. Il marmonna : « Heureusement qu’il y a une solide muraille entre nous. »

Hélas ! pensai-je en baissant les yeux vers les Bibliothécaires alignés le long des remparts, cette muraille pourrait bien ne pas se révéler aussi protectrice que Maram l’espérait. Elle n’était ni très épaisse ni très haute ; le grès rouge dans lequel les maçons l’avaient construite était probablement trop tendre pour résister longtemps à un bombardement de boulets de granit si les armées du comte disposaient des engins de siège nécessaires pour les lancer. Les tours de défense carrées étaient plus vulnérables que des tours rondes et le mur n’avait pas de mâchicoulis : pas d’avancée en pierre au sommet d’où jeter de l’huile bouillante ou de la chaux sur les assaillants. À l’instant même, alors que l’assaut était imminent, les charpentiers de la ville clouaient en toute hâte des hourds sur le rebord extérieur de la muraille pour l’agrandir vers l’ennemi. Mais ces abris couverts et peu nombreux ne protégeaient les remparts qu’au niveau des grandes tours, de chaque côté des portes vulnérables. Ils étaient en bois et des flèches enflammées pouvaient y mettre le feu. Pour éviter cette calamité, les charpentiers les recouvraient de peaux mouillées.

« Sar Valashu, me dit lord Grayam en mettant son bras autour des épaules du Bibliothécaire le plus proche de lui, permettez-moi de vous présenter mon fils, le capitaine Donalam. »

Le capitaine Donalam, un homme robuste, à peu près de l’âge d’Asaru, me donna une solide poignée de main et sourit comme pour me rassurer : Khaisham n’avait jamais été prise ; et si ce n’était pas grâce à ses murailles, c’était grâce au courage de ses combattants érudits. Puis il s’excusa et descendit l’escalier de la tour jusqu’aux remparts où il devait prendre le commandement des Bibliothécaires qui l’y attendaient.

À notre tour, nous quittâmes le lord Bibliothécaire. Il n’y avait pas de place pour nous sur les remparts surpeuplés de la tour. Nous descendîmes les marches jusqu’à la muraille, trente pieds au-dessous, et prîmes notre poste derrière les créneaux. Maram déplora d’être si près de l’ennemi. Pendant tout ce temps, au milieu des roulements de tambour incessants et du sifflement des premières flèches fendant l’air, l’ennemi marchait inexorablement sur nous.

Tandis qu’ils se rapprochaient de la ville en rangs d’acier étincelants, dans mon ventre l’inquiétude se traduisait par l’impression d’avoir avalé des nuées de papillons. Je comptai les drapeaux de vingt-neuf bataillons d’Aigul. Parmi eux flottait l’étendard beaucoup grand de l’armée du comte Ulanu : une bannière jaune sur laquelle un gros dragon menaçant faisait une tâche rouge sang.

À côté, monté sur son gros cheval brun, se trouvait le comte Ulanu en personne. Les chevaliers de son avant-garde chevauchaient avec lui. Malheureusement, pensai-je, ils ne tarderaient pas à faire passer devant eux les rangées de soldats chargés de l’assaut éminemment dangereux des murailles. Mais pour l’instant, le comte Ulanu occupait la place d’honneur sous les yeux des milliers d’hommes qui le contemplaient de part et d’autre des remparts.

« Maudit Ulanu ! grommela Kane à côté de moi. Maudits soient ses yeux et son âme ! »

Chacun pouvait voir que la tâche qui nous attendait était énorme. Quatre grandes tours de siège, aussi hautes que les murailles et dotées de gros crochets en fer pour s’accrocher aux créneaux, roulaient lentement sur l’herbe. Elles étaient protégées par des planches en bois et des peaux mouillées. Dès qu’elles atteindraient la muraille, des hommes monteraient les marches à l’intérieur et se précipiteraient au sommet des remparts. Trois béliers, destinés aux trois portes ouest de la cité, avançaient aussi vers nous. Mais c’étaient les catapultes qui constituaient l’arme la plus redoutable de l’ennemi. Elles avaient cessé leur progression et commençaient à lancer des boulets sur la ville. L’une d’entre elles était un mangonneau dont les projectiles, à la trajectoire légèrement courbe, étaient directement dirigés sur les remparts. À l’instant même où je prenais une profonde respiration en saisissant la garde de mon épée, un énorme boulet s’éleva au-dessus de la prairie et alla s’écraser contre la muraille à cent mètres au sud, transformant les créneaux en une pluie de pierres.

Ça commence, pensai-je en sentant mon cœur se serrer atrocement. Ça commence, encore et toujours.

Comme avant chaque bataille, je m’entourai de murs aussi hauts que les étoiles, aussi résistants que le diamant et aussi épais que les montagnes qui séparent les hommes. Ma volonté était le matériau qui les constituait et la peur de ce qui m’attendait, le ciment qui le maintenait en place. Déjà, l’air se remplissait des cris des hommes touchés par les volées de cailloux ou transpercés par des flèches. Mais leurs souffrances ne pouvaient pas m’atteindre.

« Oh ! Seigneur ! s’écria Maram près de moi, en se baissant derrière son merlon de pierre. Oh ! Seigneur ! »

Le long du mur, les archers, armés d’arbalètes et d’arcs, décochaient maintenant des rideaux de flèches sur les hommes du comte Ulanu par les meurtrières pratiquées au centre des merlons. Des combattants commencèrent à tomber par dizaines en se tenant la poitrine ou le ventre. Les archers ennemis répondaient à notre feu par des nuées de flèches sifflantes qui montaient haut et tombaient presque à la verticale sur les remparts, dans un fracas de pointes de fer se brisant sur la pierre, quand elles n’atteignaient par leurs cibles à la gorge, à la main ou à l’œil.

« Oh ! Seigneur ! Oh ! Seigneur ! »

Cependant, à cette distance, la plupart des flèches se perdaient. Les créneaux offraient une bonne protection contre leur trajectoire. Plus préoccupant étaient les tirs décochés par les archers ennemis les plus habiles à mesure que leurs armées se rapprochaient. Environ une de ces flèches sur dix fendait l’air en ligne droite en hurlant et passait directement à travers les meurtrières. À dix mètres de moi seulement, un archer fut tué par l’une d’elles. Quand il fut littéralement projeté en arrière des créneaux, une flèche empênée plantée dans sa bouche ouverte et un étonnement immense dans le regard, je m’obligeai à détourner les yeux.

Je ne sens rien, me dis-je. Désormais, tout nest que tueries et mort.

Nous avions d’habiles archers nous aussi, mais aucun n’égalait Atara. Debout près de moi, elle décochait ses flèches à un rythme que les arbalétriers à côté de nous ne pouvaient pas suivre. Peu d’entre eux étaient capables de tirer aussi loin que son puissant arc double en corne et aucun n’avait sa précision. Chacune de ses flèches atteignait un homme d’Aigul, de Virad ou l’un des Bleus nus. Certaines étaient déviées par la courbe d’une armure ou par un bouclier, d’autres frappaient leur cible à l’épaule ou à la jambe et ne la tuaient pas. Mais en pleine terreur, au milieu des sifflements des projectiles lancés des murailles ou s’abattant sur elles, Atara comptait tranquillement le nombre d’ennemis qu’elle avait tués.

« Trente-deux ! » l’entendis-je crier juste après avoir fait vibrer une fois de plus la corde de son arc. Et puis, quelques minutes plus tard : « Trente-trois ! »

Kane, Maram et moi aurions pu essayer de participer à cet échange de projectiles, mais il y avait trop peu d’arcs disponibles et encore moins de flèches. De toute façon, les archers ne décideraient pas de l’issue de la bataille. Me risquant à jeter un coup d’œil par le créneau à côté de moi, j’aperçus, derrière le front ennemi, de nombreux hommes portant de longues échelles. Je compris que tout en essayant d’enfoncer les portes à coups de bélier, les armées du comte tenteraient d’investir la ville par l’escalade. C’était le type d’attaque le plus dangereux, le plus désespéré. Mais le comte Ulanu devait être pressé de prendre Khaisham avant que mes amis et moi ayons trouvé un moyen de nous échapper.

J’étais sûr que c’était son envie folle de nous capturer qui lui dictait cette tactique. Je le savais comme je savais beaucoup d’autres choses depuis que j’avais acquis mon épée d’argent. Et Kane semblait le savoir lui aussi. Alors qu’Atara lançait ses flèches et que Maram restait accroupi derrière les merlons à murmurer des prières, il me regarda et dit : « Pour nous, il n’y a pas de reddition possible, vous comprenez ?

— Oui », répondis-je. À ce moment-là, un énorme boulet s’écrasa sur le mur au-dessous de nous et les pierres tremblèrent. « Ils vont essayer d’escalader les murs.

— Qu’ils soient maudits ! » Il jeta un regard le long de la muraille et compta les défenseurs qui étaient bien peu nombreux. Puis, s’exposant dangereusement entre les créneaux, il compta les ennemis. « Bon, dit-il, le comte a assez d’hommes – s’il est disposé à les sacrifier.

— Il l’est », répondis-je.

À mesure que ses lignes se rapprochaient, les tambours retentissaient de plus en plus fort : boum, boum, boum !

Une nouvelle terreur nous saisit quand les archers d’Aigul commencèrent à envoyer des flèches enflammées pour tenter de mettre le feu aux portes et aux abris placés au-dessus. Maram n’apprécia pas du tout cette tactique. De toute évidence, il considérait le feu comme sa prérogative. À notre grand étonnement, il se redressa soudain et mit la main dans sa poche.

« Ah ! Ils veulent du feu ! cria-il en sortant son cristal rouge. Je vais leur en donner, moi, du feu ! »

Kane esquissa un mouvement pour lui saisir le bras, puis changea d’avis. Il me regarda et nos yeux s’accordèrent pour dire que si la flamme de la gelstei rouge devait un jour être utilisée contre des hommes, c’était le moment où jamais.

« Soyez prudent ! siffla Kane. Rappelez-vous ce qui s’est passé au Kul Moroth. »

À mon avis, c’était précisément ce souvenir qui poussait Maram à s’exposer ainsi entre les créneaux. Comme tout le monde, il savait ce qui se passerait si nos défenses cédaient et s’était brusquement rendu compte qu’il avait le pouvoir d’infliger de sérieuses pertes à l’ennemi.

« Je ferai attention, marmonna-t-il en agrippant sa pierre. Je ferai bien attention de la diriger sur la sale tête du comte Ulanu. »

Alors que Maram installait son cristal, les rayons du soleil tombèrent dessus et une flamme puissante en jaillit soudain. Elle atteignit un des chevaliers du comte Ulanu et traversa sa cotte de mailles. Il dégringola de son cheval en hurlant et en essayant d’arracher les anneaux d’acier fondu qui lui brûlaient la poitrine.

« Une pierre de feu ! s’écria un autre chevalier à cinquante mètres de la muraille en levant les yeux vers Maram. Ils ont une pierre de feu ! »

Son cri, repris par d’autres le long des lignes ennemies stoppa pratiquement l’avancée de l’armée. Les soldats du comte Ulanu essayèrent de se cacher derrière leurs boucliers ; ils s’accroupirent derrière leurs mantelets, ces petits abris en bois portatifs très efficaces contre les flèches mais pas contre le feu. Nombre d’entre eux tentèrent de se protéger derrière les guerriers qui les précédaient.

« Une pierre de feu ! Une pierre de feu ! » hurlaient-ils terrifiés.

Le long du mur, les Bibliothécaires, à peine moins effrayés par ce qu’ils voyaient dans la main de Maram, le regardaient avec stupéfaction. Du haut de la tour, lord Grayam l’interpella alors : « Finalement, c’est bien que vous soyez restés avec nous, prince Maram. Je me demandais ce qui s’était passé au Kul Moroth. Entre vos mains, le feu des anges peut encore nous faire gagner la guerre ! »

Mais je n’en étais pas aussi sûr. Comme me l’avaient appris les histoires de mon grand-père, les pierres de feu étaient réputées difficiles à manier dans la bataille. Et celle de Maram était vieille et manipulée par une main inexperte. Il lui fallait longtemps pour absorber les rayons du soleil avant de les recracher sous forme de feu. En dépit sa vantardise, Maram avait encore beaucoup à apprendre pour utiliser son cristal avec la précision d’un archer. Le jet de flammes suivant tomba sur l’herbe et la brûla à des dizaines de mètres du comte Ulanu et de ses hommes.

« Pitié pour les pauvres taupes ! » lui cria Atara avec un sourire en tendant la main pour prendre d’autres flèches.

Le comte Ulanu comprit lui aussi que la terreur que provoquait le cristal de Maram était peut-être pire que les dégâts qu’il causerait. Accompagné de ses capitaines, il chevauchait le long de ses lignes en encourageant ses hommes à avancer.

« Tous aux remparts ! » Sa voix portait à travers la prairie couverte de cadavres. « Vite ! On va prendre la ville aujourd’hui même ! »

Du haut des murailles, les archers lançaient leurs flèches sur le comte ; l’une d’elles, décochée par Atara, alla en gémissant frapper son bouclier et s’enfonça dedans. Mais cette grêle mortelle ne le découragea pas. Avec les chevaliers de sa garde, il chargea avec bravoure. Les guerriers d’Aigul le suivirent alors et une foule de Bleus hurlants s’élança également dans notre direction.

« oaroulll ! oaroulll !

— Bon, fit Kane. Bon. »

Un jet terrible provenant de la pierre de feu de Maram traça une trouée dans l’un des régiments d’Aigul. Vingt hommes tombèrent, pareils à des épouvantails carbonisés. Autour d’eux, les hommes hurlèrent et s’arrêtèrent. Mais comme aucune autre flamme ne jaillissait de la pierre, les capitaines réussirent à les faire repartir. Avec leurs échelles, ils foncèrent droit sur les remparts.

L’ennemi avait plus d’échelles que nous n’avions d’hommes. Quand ces longues constructions en bois atteignaient la muraille, les Bibliothécaires tentaient de les repousser à l’aide de longues fourches. De nombreux attaquants tombèrent lourdement sur le sol en criant, une jambe ou un bras cassé. Mais plus nombreux encore furent ceux qui parvinrent à escalader les créneaux où ils étaient reçus par des lances, des masses ou des épées. À l’issue des milliers de combats individuels qui se livraient sans merci le long des murs, on saurait si la ville avait été prise lors de ce premier assaut.

Kane se démenait comme un fou au créneau à côté de moi. Il frappa six fois avec son épée et les corps ensanglantés de six soldats ennemis mortellement blessés volèrent dans l’espace. À ma droite, Atara envoyait des flèches droit dans la tête de tous ceux qui apparaissaient en haut des échelles. Et derrière moi, Maram s’efforçait toujours de tirer une flamme de son cristal lumineux. « oaroulll ! »

L’un des Bleus bondit de l’échelle au-dessous de mon créneau avec l’agilité d’un gros singe trapu. Son visage, auquel les baies de kirque avaient donné une teinte bleu foncé, ne montrait pas d’autre émotion que l’envie furieuse d’éventrer et de taillader. Ses yeux bleus s’accrochèrent aux miens comme des hameçons. L’écume aux lèvres, il poussa son cri épouvantable. Il évita mon coup d’épée en se baissant et faillit m’atteindre avec sa hache. Mais je reculai et le tranchant en acier racla le grès du merlon en produisant des étincelles. Mon coup suivant s’enfonça profondément dans son bras aux muscles noueux et manqua de le trancher. Cette blessure, d’où le sang jaillissait à flots, lui fit autant d’effet qu’une piqûre de moustique. D’un seul geste, il passa sa hache dans son autre main avec une rapidité terrifiante et la balança dans ma direction. Sa lame faillit traverser ma cotte de mailles au niveau de mon épaule et me déstabilisa en m’écrasant les chairs jusqu’à l’os. Son coup suivant m’aurait arraché la tête si je ne lui avais coupé la sienne en levant mon épée le premier. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il resta debout, sans tête, devant l’embrasure du créneau pendant au moins trois battements de cœur avant de dégringoler des remparts.

Je ne sens rien, me dis-je en clignant les yeux pour chasser le sang du Bleu et en tentant de reprendre mon souffle. Je ne sens rien.

Seule Alkaladur, que je serrais fermement dans ma main, m’empêcha de basculer dans la rue au pied de la muraille. Le silustria étincelant de mon épée tirait sa force de la terre et du ciel, et cette force passait en moi. D’autres Bleus apparurent dans le créneau devant lequel je me trouvais. Mon épée d’argent s’enfonça dans leurs corps nus comme dans du beurre. Quelques chevaliers du comte Ulanu leur succédèrent sur l’échelle. Je n’eus guère plus de mal à transpercer leurs cottes de mailles et à les tuer un à un.

Mais sur la muraille, nombre des Bibliothécaires eurent moins de succès que Kane et moi. Beaucoup étaient tombés, abattus à coups de hache et, ensanglantés, agonisaient en hurlant. Sur la gauche, à cinquante mètres de nous, un groupe de Bleus avait percé leurs défenses. Déchaînés, ils balançaient leur hache sur tout ce qui bougeait en poussant leur cri épouvantable.

« Comment peut-on les tuer si eux-mêmes ne se rendent pas compte qu’ils sont déjà morts ? me lança un bibliothécaire à côté de moi. »

Du haut de sa tour au-dessus des remparts, lord Grayam appela de sa voix sonore : « Atara Ars Narmada ! Nos archers sont tombés ! Montez ici tout de suite ! »

Obéissant à son ordre, Atara grimpa les marches de la tour sans perdre de temps. De cette position stratégique au-dessus de la muraille, elle pouvait décocher ses flèches sur les Bleus qui tenaient maintenant toute une portion de mur.

À droite et à gauche, deux grandes tours de siège étaient presque arrivées au niveau des remparts et l’un des béliers les avait déjà atteints. À cent mètres de nous, les guerriers du comte Ulanu l’avaient placé devant la porte située au milieu de la muraille ouest. Il faisait presque penser à un petit chalet avec son cadre triangulaire très pointu, recouvert d’un abri de planches et de peaux mouillées. Dedans, accroché par des chaînes au cadre solide, se trouvait un énorme tronc d’arbre avec une tête en fer noir en forme de bélier. De l’intérieur de l’abri, des hommes imprimaient au tronc un mouvement d’avant en arrière de manière à ce que la tête du bélier vienne frapper la porte en bois, encore et encore, menaçant de la faire voler en éclats.

boum ! deux, trois, quatre, boum ! deux, trois, quatre, boum ! deux, trois…

« Oh ! Seigneur ! s’écria Maram près de moi. Ils vont réussir à entrer ! »

Il présenta son cristal rouge aux rayons du soleil couchant, mais cela n’eut aucun effet.

« Mais qu’est-ce qui ne va pas dans cette pierre ? gémit-il. Puis, d’une voix beaucoup plus douce : Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? »

Pendant ce temps, le gros bélier continuait à cogner dans la porte, boum ! deux, trois, quatre, boum ! deux, trois, quatre…

De la gauche montaient les hurlements des Bleus et, au-dessus de nous, le claquement sourd de la corde de l’arc d’Atara qui décochait ses flèches par-dessus nos têtes.

« oaroulll ! oaroullll ! »

Je ne sens rien, me dis-je en coupant en deux un jeune chevalier qui avait réussi à monter sur les remparts. Tout n’est que tueries et mort.

« Je n’ai plus de munitions ! » entendis-je Atara crier à quelqu’un dans la rue au pied des remparts.

Quelqu’un d’autre lança alors : « Des flèches ! Apportez-nous des flèches ! »

Un commerçant de la ville monta la moitié des marches de la muraille et me fit passer un faisceau de flèches. Je l’attrapai par la corde qui le liait avant de grimper en courant l’escalier de la tour pour le donner à Atara.

« Ça va ? lui demandai-je en regardant si elle n’était pas blessée.

— Ça va très bien », répondit-elle. Puis elle jeta un coup d’œil sur mon surcot et ma cotte de mailles et demanda : « Et toi ?

— Pour l’instant, ça va », fis-je en coupant la ficelle entourant la gerbe de flèches.

Tandis qu’elle en plaçait une sur la corde de son arc, lord Grayam s’approcha de moi, un arc à la main. « Savez-vous vous servir de ça aussi bien que de votre épée ?

— Non, répondis-je, mais je sais tirer.

— Bien. Alors visez les Bleus sur les remparts ! »

Je me tournai un instant pour observer loin au-dessous de nous les bataillons du comte Ulanu qui venaient s’écraser contre les murailles de la ville comme des vagues d’acier. Supportant vaillamment la grêle de nos projectiles, ils levaient haut leurs boucliers en attendant leur tour pour escalader les échelles et venir mourir sous nos coups d’épée – ou donner eux-mêmes la mort. Nombre d’entre eux se pressaient sous la portion de mur enlevée par les Bleus. Ils se précipitaient en haut des innombrables échelles, tentant de transformer le flot continu des hommes qui arrivaient au sommet en une vague déferlante.

De sa position stratégique au haut de la tour, Atara commença à viser les Bleus avec une précision implacable et j’en fis autant. Moi qui avais autrefois baissé mon arc pour éviter de blesser un cerf, je me retrouvais à décocher des flèches empênées dans le ventre et dans la gorge d’hommes sans protection. Chose étonnante, de nombreux Bleus continuaient à se battre, même avec une demi-douzaine de flèches plantées dans le corps. Sans le courage des Bibliothécaires, qui repoussèrent les Bleus par le nord et par le sud en affrontant sur les remparts leurs haches impitoyables, cette section de mur serait bel et bien tombée sous l’assaut de l’ennemi.

D’en haut, lord Grayam haranguait ses hommes : « Repoussez-les, repoussez-les et ils perdront courage ! »

Une pluie de flèches visant la tour, ainsi que lord Grayam et nous-mêmes, s’abattit sur les créneaux, faisant voler des éclats de pierre. C’est alors qu’un énorme boulet, lancé par le mangonneau, faillit atteindre sa cible. Il s’écrasa dans le mur au pied de la tour et y creusa un trou. Quand la poussière fut retombée et que la tour eut cessé de trembler, je m’aperçus que le boulet avait détruit l’escalier descendant de la tour sur les remparts.

boum ! deux, trois, quatre, boum ! deux, trois quatre, boum ! deux, trois…

Le bélier continuait à cogner contre les portes de la ville. À trente pieds au-dessous de moi, j’entendis Maram lâcher un juron. Baissant les yeux, je le vis, penché à un créneau près de Kane, pointer son cristal sur le bélier. Un éclair rouge qui se transforma rapidement en flammes tourbillonnantes écarlates en jaillit soudain. Le feu tomba sur la protection du bélier comme le souffle d’un dragon. En quelques instants, les peaux mouillées, clouées sur le cadre du bélier, se mirent à fumer, puis s’enflammèrent, tandis qu’au-dessous, le bois s’embrasait comme une torche. L’air se remplit des cris des hommes qui commençaient à brûler de l’intérieur.

« Aaaaah ! Aaaaah ! hurlaient-ils. Aaaaah ! » Devant cet horrible spectacle, plusieurs hommes du comte Ulanu firent demi-tour et s’éloignèrent des remparts. Puis dix, vingt autres rompirent les rangs, et bientôt des compagnies entières d’Aigul et de Inyam se retournèrent pour s’enfuir. Le comte Ulanu et ses chevaliers foncèrent sur eux et les frappèrent avec le plat de leur épée pour essayer d’endiguer le flot de cette retraite imprévue. Mais quand les hommes n’ont plus le courage de se battre, leurs chefs sont impuissants à les y obliger.

« Je vais les réduire en cendres ! s’écria Maram au pied de la tour. Je jure que je vais les réduire en cendres ! »

Juste à ce moment-là, son cristal se mit à briller d’un rouge rubis éblouissant et une flamme en jaillit. Elle frappa la tour de siège qui venait juste d’être accrochée aux remparts. Le feu l’enveloppa, emprisonnant cinquante hommes à l’intérieur de la haute structure en bois crépitant. Je m’efforçai de ne pas écouter leurs cris.

Soudain, dans la prairie en feu, les clairons ennemis retentirent bruyamment. Le comte Ulanu avait fini par ordonner la retraite. Rien ne pouvait empêcher ses hommes qui avaient grimpé les échelles avec l’envie d’en découdre de les dégringoler maintenant à toute vitesse, laissant la compagnie de Bleus coincée au sommet des remparts. Malgré la bravoure avec laquelle se battaient ces hommes pratiquement dépourvus de nerfs, les flèches d’Atara et les miennes les abattaient les uns après les autres et les chevaliers de lord Grayam eurent tôt fait de les achever en les encerclant par le nord et le sud à mesure qu’ils reprenaient possession de cette portion de muraille luisante de sang.

Pour l’instant, l’attaque ennemie avait échoué et le monde semblait s’être arrêté. Je n’entendais plus que les cris et les supplications des blessés et un long hurlement sinistre et terrifiant au fond de moi. Bientôt, je discernai une clameur effrayante en provenance du sud de la ville. Galopant à travers les rues sur un animal blessé, un chevalier arrivait de cette direction. Il s’arrêta juste sous notre tour et interpella lord Grayam.

« Seigneur ! dit-il en haletant, la Porte du Soleil a été enfoncée ! Le capitaine Nicolam tient l’entrée mais nous ne sommes pas assez nombreux ! Il vous supplie de lui envoyer des renforts ! »

En un instant, lord Grayam avait ordonné à son fils, le capitaine Donalam, de conduire une demi-compagnie de chevaliers jusqu’à ce nouveau point critique du mur sud. Kane, qui devinait toujours où la bataille serait la plus acharnée, leva les yeux vers moi et sourit sauvagement en me faisant un petit signe de tête. Puis il empoigna son épée ensanglantée et se joignit aux hommes du capitaine Donalam. Ils descendirent des remparts dans la rue et se précipitèrent à la suite du chevalier monté sur le cheval blessé. Je les aurais bien accompagnés mais les marches de la tour étaient démolies et je n’avais aucun moyen de les rejoindre.

Boum, Boum, Boum, Boum…

Sur la prairie, devant la muraille ouest, les tambours de guerre ennemis grondaient de nouveau. Le comte Ulanu chevauchait au milieu de ses bataillons sérieusement malmenés en criant des ordres pour tenter de regrouper ses hommes. Ses messagers avaient dû le prévenir que la Porte du Soleil avait été enfoncée. Et il ne lui faudrait probablement pas longtemps pour renvoyer ses milliers d’hommes à l’assaut de la muraille.

« Non, non ! cria Maram au-dessous de moi comme s’il devinait mes pensées. Je vais le carboniser avec le feu des étoiles ! »

Gonflé d’orgueil par ses récents triomphes, il était penché entre deux merlons portant des traces de flèches. Il pointa sa gelstei sur le comte Ulanu, à cinq cents mètres de là, dans la prairie. Les rayons obliques du soleil atteignirent la pierre de feu. Elle se remit à briller, dégageant, me sembla-t-il, une chaleur infernale.

Dix mille guerriers ennemis attendaient de voir si la flamme tomberait sur eux. À ce moment-là, Maram poussa un cri de douleur car la pierre lui avait brûlé la main. Il gémit, ses doigts s’ouvrirent malgré lui et il la laissa s’échapper. Comme une étoile filante, elle tomba au pied des remparts.

« Oh ! Seigneur ! s’écria Maram. Oh ! Seigneur !

— La pierre de feu ! hurla un des chevaliers de lord Grayam. Il a laissé tomber la pierre de feu ! »

Boum, boum, boum…

Le cristal lumineux, qui reprenait rapidement sa couleur rouge sang en refroidissant, gisait sur l’herbe verte du pré au bas de la muraille. Une centaine de Bibliothécaires avaient vu Maram la lâcher. Et dix mille ennemis aussi.

« Maram Marshayk ! » appela lord Grayam à côté de moi. Du haut de la tour, il regardait Maram qui était pratiquement seul maintenant au-dessous de nous. « La gelstei ! Il faut que vous récupériez la gelstei ! »

Maram regarda sa pierre par l’embrasure du créneau. Elle se trouvait à trente pieds au-dessous de lui, au milieu des corps des guerriers tués. Secouant tristement la tête, il murmura : « Non, non… Pas moi. »

De l’autre côté de la prairie, le comte Ulanu avait fait appeler ses archers qui pointèrent leurs arcs sur notre section du mur.

« Maram ! » criai-je en baissant les yeux vers lui. Je balayai du regard les pierres effondrées de l’escalier de la tour pour voir s’il y avait moyen de descendre jusqu’à lui. Mais il n’y en avait pas. « Maram, dépêche-toi ! Il ne faut pas qu’ils s’emparent de la pierre de feu !

— Non ! hurla Maram. Je ne peux pas !

— Si, tu peux ! Il le faut !

— Non, non, répondit-il avec colère. Comment peux-tu me demander ça ? »

Derrière le comte Ulanu, dix chevaliers saisirent les rênes de leur cheval et tournèrent leurs heaumes étincelants vers nous.

« Maram !

— Non ! non ! »

Près de Maram, plusieurs Bibliothécaires choisirent cet instant pour passer par-dessus les remparts et descendre de l’autre côté du mur par les échelles laissées par les hommes du comte Ulanu. Atteints par des flèches, ils rejoignirent les piles de morts et de moribonds.

« Maram ! appelai-je de nouveau.

— Non et non ! Je n’irai pas. Tu es fou ? »

Il recula à l’abri de son merlon au moment où une pluie de flèches s’abattait sur le mur.

Debout près de moi, sur le rebord de la tour, Atara regarda Maram en bas et dit : « Il n’ira jamais.

— Si, répondis-je, il ira. »

Lord Grayam me donna une tape sur l’épaule et montra l’autre côté de la prairie où une compagnie de cavalerie s’était rassemblée à deux cents mètres derrière les archers pour charger vers les remparts. Il s’apprêtait à faire signe à cinq autres Bibliothécaires, à la gauche de Maram, de descendre chercher la gelstei mais Atara arrêta son geste. Une lumière étrange dans les yeux, elle déclara : « Non, si quelqu’un doit y aller, c’est Maram.

— Maram ! appelai-je de nouveau. Les sept frères et sœurs de la terre partiront…

— Maintenant, nous ne sommes plus que six et Alphanderry est mort ! Et moi aussi je mourrai si tu me demandes de descendre ! Comment peux-tu me demander ça ? »

Comment en effet pouvais-je lui demander cela ? Une autre pensée, aussi claire et aussi dure que le diamant, me vint alors : Comment pourrais-je ne pas le lui demander ? Je savais que le succès de notre Quête dépendait de la récupération de cette pierre de feu, et peut-être aussi le sort de Khaisham et bien d’autres choses encore. Je sentais que le monde entier était tourné vers cet instant.

« Maram ! » criai-je, mais au-dessous de moi, personne ne répondit.

C’est une chose terrible que de mener les autres au combat. Maram et mes compagnons m’avaient choisi pour diriger notre Quête et je devais le faire. Mais comme je ne pouvais absolument pas descendre moi-même chercher la pierre de feu, je devais le persuader d’y aller. J’aurais voulu lui donner tout mon courage, mais tout ce que je pouvais faire, c’était lui montrer le sien.

« Maram », dis-je, mais ce n’étaient pas mes lèvres qui parlaient. Je tirai Alkaladur et offris sa lame brillante au soleil. Curieusement, bien que j’eusse tué de nombreux hommes, l’épée d’argent ne présentait aucune tâche car le silustria était si lisse et si dur que le sang n’accrochait pas dessus. Maram ne put s’empêcher de se voir dans la lumière qui s’y reflétait. Je lui ouvris alors mon cœur et entrai en contact avec lui grâce à la valarda, ce don des anges. Mon épée pénétra profondément en lui. Et là, au fond de son cœur à lui, il trouva une épée étincelante, aussi brillante que n’importe quelle kalama, même si elle n’était pas aussi affilée.

« Je te déteste ! » me cria Maram, mais ses yeux disaient exactement le contraire. Alors, d’une voix plus douce que je parvenais à peine entendre, il murmura : « C’est bon, c’est bon, je vais y aller ! »

Il se retourna pour regarder ce qu’il devait faire et les muscles de son grand corps se nouèrent pendant qu’il rassemblait ses forces. Je crus un instant qu’il était prêt à descendre de l’autre côté du mur, mais il recula rapidement à l’abri du merlon. Pendant ce temps, le long des lignes ennemies, les tambours continuaient à battre presque aussi fort que mon cœur : Boum, boum, boum !

« Je ne peux pas faire ça », se disait-il à lui-même. Et puis, juste après : « Mais si tu peux, vieux. »

Il se remit devant l’ouverture du créneau avant de reculer de nouveau en s’écriant : « Est-ce que je suis fou ? »

Il se précipita vers l’ouverture une troisième fois, posa ses mains sur la pierre ébréchée, inspira à fond, regarda dehors et… vomit son petit déjeuner dans un jet de bile amer. Et puis, à ma grande fierté, et à la sienne, il se hissa sur le parapet et se retourna face au mur pour emprunter l’échelle.

« Atara, criai-je, en rengainant mon épée et en prenant mon arc, tire maintenant ! Tire comme tu ne l’as encore jamais fait ! »

Alors que les chevaliers du comte Ulanu fonçaient droit sur lui à travers la prairie, Maram descendait l’échelle avec une rapidité étonnante. L’arc d’Atara vibrait, et le mien et celui des Bibliothécaires sur les remparts aussi. Cinq chevaliers tombèrent de cheval, le corps hérissé de flèches. Mais les archers ennemis s’étaient mis à tirer eux aussi. Une de leurs flèches se planta dans le postérieur de Maram qui poussa un cri de colère tout en continuant à descendre. Soudain, il lâcha les barreaux à cinq pieds du sol et sauta. Il ramassa sa pierre et bondit en direction de l’échelle.

La corde de l’arc d’Atara résonna une fois encore et un autre chevalier tomba. J’en tuai un moi aussi, comme nombre des archers sur les remparts. Sous cette intense pluie de flèches, la compagnie de chevaliers qui chargeait Maram se dispersa. L’un d’entre eux cependant réussit à franchir les vingt derniers mètres et à retenir son cheval à l’approche de la muraille.

« Maram, criai-je, derrière toi ! »

Sur le point de perdre son trésor, et peut-être la vie, Maram dégaina son épée en se retournant et se baissa pour éviter la lance du guerrier. Puis il se fendit et lui planta sa lame dans la cuisse avec une rapidité et une férocité dignes de Kane.

À ce moment-là, une des flèches d’Atara vint achever sa course dans la gorge du chevalier. Il s’accrocha désespérément à son cheval tandis que Maram se retournait pour se dépêcher de gravir l’échelle.

« Je suis sauvé ! s’exclama-t-il. Je suis sauvé ! »

Mais il avait parlé trop vite. À cet instant, une flèche traversa l’air en sifflant et s’enfonça dans son gros derrière, de l’autre côté. Cela parut lui faire grimper l’échelle encore plus vite. C’est ainsi qu’il atteignit le sommet de la muraille et se hissa par le créneau, une flèche empênée plantée dans chaque fesse. Prenant soin de bondir immédiatement à l’abri derrière un merlon, il leva triomphalement sa pierre de feu.

« Regarde ! me dit-il, regarde et réjouis-toi ! »

Examinant alors le cristal qu’il tenait à la main avec amour, il ajouta : « Oh, ma beauté ! Tu croyais vraiment que je laisserais quelqu’un d’autre s’emparer de toi ? »

Du haut de la tour, lord Grayam l’interpella : « Maram Marshayk, merci ! »

D’autres Bibliothécaires alentour reprirent son cri : « Maram Marshayk ! Maram Marshayk ! »

En quelques instants, leur joie se répandit du sommet au pied des remparts et les chevaliers et les archers l’acclamèrent : « Ma-ram ! Ma-ram ! Ma-ram ! Ma-ram !… »

Le son de toutes ces voix s’élevant pour le féliciter traversa la prairie jusqu’à l’endroit où le comte Ulanu se tenait sur son cheval. Ses hommes gisaient par centaines sous les murailles et il venait juste de perdre une compagnie entière de ses meilleurs cavaliers. L’une de ses tours de siège et l’un de ses béliers n’étaient plus que des poutres calcinées. Et Maram avait toujours sa pierre de feu. Aussi, quand les clairons ennemis retentirent de nouveau et que le comte Ulanu commença à faire reculer ses lignes pour monter le camp pour la nuit, personne ne fut surpris.

« Ma-ram ! Ma-ram ! Ma-ram !… »

On envoya chercher une échelle de corde pour la lancer au lord Bibliothécaire ainsi qu’à Atara et moi. Nous descendîmes et serrâmes Maram dans nos bras en faisant attention à ses blessures. Le sang qui dégoulinait sur ses jambes le fit se retourner et regarder les flèches plantées dans son postérieur. Il s’écria alors d’une voix étranglée par la douleur et l’indignation : « Oh ! Seigneur ! Je ne pourrai plus jamais m’asseoir !

— Ce n’est pas grave, lui dis-je alors, s’il le faut, je te porterai.

— Vraiment ? »

Je pris sa main dans la mienne en contemplant avec joie le cristal rouge qu’il tenait dans son autre main. « Merci, Maram. »

Dans ses doux yeux bruns brilla alors un feu plus éclatant que tout ce que j’avais vu enflammer sa gelstei. « Merci à toi, vieux », me dit-il.

Lord Grayam s’approcha pour lui serrer la main à son tour. « Vous feriez bien, prince Maram de vous rendre à l’infirmerie avec les autres guerriers blessés. »

Maram eut un sourire douloureux mais fier. « Nous avons gagné, lord Grayam. »

À travers les ruines du mur, lord Grayam baissa les yeux sur le sol ensanglanté au-dessous de nous. « Oui, répéta-t-il, nous avons gagné. Pour aujourd’hui. »

Mais les Bibliothécaires avaient perdu beaucoup d’hommes, eux aussi, et la Porte du Soleil avait été enfoncée. Demain, pensai-je, il y aurait de nouveaux combats, plus terribles encore.