MAINTENANT, C’EST L’ÉTERNITÉ

par Thomas M. Disch

Vous avez pu remarquer que le feuilletage du temps, tel qu’il apparaît chez Fariner et Wyman Guin, est loin d’être parfait ; la personne humaine tend à conserver son unité, donc sa dimension conflictuelle et tragique. On peut pousser plus loin le paradoxe, et imaginer un système offrant aux individus, à tout instant, la possibilité de se délivrer de leurs problèmes grâce a des rites de renouvellement parfaitement efficaces. Le passé n’y survivrait pas ; la société non plus(7) ; mais personne ne s’en apercevrait ; toute la mémoire du inonde est détenue par un personnage falot, qui reste prisonnier de schémas vidés de leur sens et n’a même pas le minimum d’intelligence nécessaire pour accéder au désespoir. Tout compte fait, une situation de comédie – où la machine reste contrôlée par les hommes (au rebours de ce qui se passait dans Gagner la paix) tout en réalisant pleinement sa vocation : répéter toujours la même chose.

CHARLES ARCHOLD préférait la façade au crépuscule. Les soirs de juin comme celui-ci (était-ce juin ?), le soleil s’enfonçait dans la gorge profonde de Maxwell Street et éclairait comme un projecteur le haut-relief du fronton : le Commerce, sous l’aspect d’une femme aux seins généreux, tenant une corne d’abondance d’où s’échappaient des fruits allégoriques que recueillaient les mains tendues de l’industrie, du Travail, des Transports, des Sciences et des Arts. Il roula lentement devant la façade (le moteur de la Cadillac avait encore des ratés, mais où pouvait-on trouver des mécaniciens par les temps qui couraient ?) contemplant d’un air absent le bout rougeoyant de son cigare, lorsque du coin de l’œil, il s’aperçut que le Commerce avait été décapité. Il s’arrêta.

C’était illégal, une mutilation, une insulte. Maxwell Street répercuta en écho le claquement sec de la portière, son cri… « Police ! » Un essaim de pigeons s’éleva des pieds de l’industrie, du Travail, des Transports, des Sciences et des Arts, et s’égailla dans les rues désertes. Le président de la banque eut un sourire embarrassé bien qu’il n’y eût personne qui pût remarquer sa gêne. Les bonnes manières d’Archold, comme son opulente bedaine, avaient été longues à se former et de ce fait, difficiles à perdre. Quelque part, dans le dédale sonore des rues du quartier des banques, il entendit approcher le grondement d’une procession de jeunes ménades. Trompettes, tambours et vociférations. Il ferma rapidement sa voiture à clef et monta les marches de la banque. Le portail de bronze était ouvert, les portes de verre également. Les rideaux étaient tirés devant les fenêtres, tels qu’ils l’étaient sept mois plus tôt lorsqu’il avait fermé la banque avec trois ou quatre membres du personnel restant. Dans la pénombre, il fit un rapide inventaire. Les tables et le matériel de bureau avaient été empilés dans un coin. La moquette arrachée. Les cages des caissiers, transformées en une espèce d’estrade contre le mur du fond. Archold tourna un commutateur. Un projecteur inonda l’estrade d’un halo bleu. Il vit la batterie. La banque avait été transformée en salle de bal.

Dans le sous-sol, la machine à air conditionné reprit vie en ronronnant. Les machines semblaient vivre leur vie propre.

Archold marcha nerveusement sur le parquet nu, conscient du bruit de ses pas, et se dirigea vers l’ascenseur de service, derrière l’estrade bancale de l’orchestre. Il appuya sur le bouton MONTÉE et attendit. Rien. Mort et bien mort. On ne pouvait pas s’attendre à ce que tout marche. Il prit l’escalier et monta au troisième étage. Traversant la pièce de réception encore élégante qui servait d’antichambre à son bureau, il remarqua qu’il y avait des divans supplémentaires le long des murs. Un coûteux poster représentant les différents immeubles de l’Exchange Bank de New York avait été arraché du mur, et remplacé par deux nus couchés, dessinés à la diable. Ces jeunes !

On n’avait pas pénétré dans son bureau. Une épaisse couche de poussière recouvrait sa table. Une araignée avait filé sa toile (abandonnée depuis longtemps) sur toute l’étendue de sa bibliothèque. L’arbre nain dans son pot, sur le rebord de la fenêtre (cadeau de sa secrétaire de l’avant-dernier Noël) s’était ratatiné et n’était plus qu’un squelette sur lequel l’araignée avait tissé d’autres toiles. Un des premiers modèles de reprostat (datant de cinq ans) était posé à côté du bureau. Archold n’avait jamais osé détruire la machine, et Dieu sait s’il en avait eu souvent envie.

Il se demanda s’il fonctionnait encore, espérant que non. Il appuya sur le bouton archétype pour avoir un bloc-notes. Un voyant rougeoya sur le panneau de contrôle : CARBONE INSUFFISANT. Il fonctionnait. Le voyant s’alluma encore, avec insistance. Archold pécha dans l’un de ses tiroirs un bâtonnet de carbone et l’introduisit dans la fente au pied du reprostat. La machine ronronna et fournit un bloc-notes.

Archold s’installa dans son fauteuil, en soulevant un nuage de poussière. Il avait besoin de prendre un verre, ou à défaut (il se souvint qu’il buvait trop) un cigare. Il avait jeté le dernier dans la rue. S’il était dans sa voiture, il n’aurait qu’à appuyer sur un bouton, mais ici…

Mais bien sûr ! Le reprostat de son bureau était également réglé pour produire sa marque de cigares. Il appuya sur le bouton archétype des cigares : la machine ronronna et fournit un cigare Maduro, parfaitement allumé. Comment voulez-vous être en colère contre les machines ? Ce n’est pas leur faute si le monde est sens dessus dessous : c’est de la faute des hommes qui en font un mauvais usage – homme avides, à la vue courte, qui ne se préoccupent pas de ce qui peut arriver à l’économie du pays, pourvu qu’ils aient du homard du Maine tous les jours, une cave bien garnie, des étoles d’hermine pour une première de théâtre et…

Mais pouvait-on leur en vouloir ? Il avait lui-même passé trente ans de sa vie à acquérir ce genre de choses pour lui-même – et pour Nora. La différence, pensa-t-il en savourant l’arôme familier de son cigare (avant les reprostats, il n’avait jamais eu les moyens de s’offrir cette marque. Ils coûtaient un dollar cinquante pièce, et il était grand fumeur) – la différence était simplement qu’on pouvait avoir confiance en certaines personnes (comme Archold) qui s’offraient les meilleures choses de la vie sans abuser, mais qu’on ne pouvait pas avoir confiance en celles (et c’était la majorité des cas) qui s’offraient des choses qu’ils étaient incapables de payer avec leur travail. Trop de cuisinières gâtent la sauce. L’autorité disparaissait : anéantie. La mortalité grimpait à toute allure. Les jeunes gens, lui avait-on ait (à l’époque où il connaissait encore des personnes capables de lui dire ces choses), ne prenaient même plus la peine de se marier – et leurs aînés, qui auraient dû donner l’exemple, ne prenaient même plus la peine de divorcer.

L’air absent, il appuya sur le bouton du reprostat pour obtenir un autre cigare, alors que celui qu’il fumait se consumait lentement, dans le cendrier poussiéreux. Il s’était disputé avec Nora ce matin-là. Ils s’étaient sentis fatigués tous les deux. Peut-être avaient-ils encore bu la nuit précédente – ils avaient pas mal bu ces derniers temps – mais il n’arrivait pas à s’en souvenir. La querelle s’était envenimée. Nora s’était moquée de son ventre tombant (en le montrant du doigt). Il lui avait rappelé que s’il avait le ventre tombant, c’est qu’il avait travaillé de longues années à la banque pour qu’elle puisse s’offrir la maison, les vêtements et toutes les choses inutiles et hors de prix sans lesquelles elle ne pouvait pas vivre.

« Hors de prix ! hurla-t-elle. Qu’est-ce qui est encore hors de prix ? même l’argent ne l’est plus.

— Est-ce ma faute ?

— Tu as cinquante ans, Charlie. Passés. Je suis encore jeune – elle avait quarante-deux ans, pour être précis – et je ne vois pas pourquoi je continuerais à t’avoir sur le dos comme un albatros.

— L’albatros est un symbole de culpabilité, ma chère. Essaies-tu de me faire comprendre quelque chose ?

— Si seulement c’était possible ! »

Il l’avait giflée. Elle s’était enfermée dans la salle de bain. Il était ensuite sorti faire un tour en voiture sans intention précise de passer devant la banque, mais il était tellement préoccupé par sa colère, que la force de l’habitude avait pris le dessus et qu’il s’était retrouvé ici.

La porte du bureau s’entrouvrit.

« Monsieur Archold ?

— Qui… oh ! Lester, entre. Tu m’as fait peur. » Lester Tinburley, l’ancien gardien-chef de l’Exchange Bank, entra en traînant les pieds et en marmonnant un respectueux « comment allez-vous, Monsieur ? » tout en dodelinant de la tête avec une telle servilité cordiale qu’il semblait atteint de tremblote. Comme son ancien supérieur (qui portait un classique costume gris, fraîchement sorti du reprostat le matin même), Lester portait l’uniforme de son ancien état : salopette de coton rayée blanc et bleu, délavée et usée par de nombreuses lessives. Ses cheveux noirs et crépus avaient été tondus et son crâne ressemblait à un vieil épi de maïs. A part quelques rides nouvelles (qu’Archold avait à peine remarquées), Lester ne paraissait en aucune façon différent du gardien-cher qu’avait toujours connu le président de la banque.

« Que s’est-il passé, ici, Lester ? »

Lester agita tristement la tête. « Ce sont ces jeunes… on ne peut rien faire avec eux par les temps qui courent. Ils ont le diable au corps… ils dansent, ils boivent et font d’autres choses que je ne me permettrai pas de vous raconter, monsieur Archold. »

Archold sourit d’un air entendu. « Tu n’as pas besoin de m’en dire plus, Lester. C’est à cause de leur mauvaise éducation. Aucun respect pour l’autorité – c’est ça leur problème. On ne peut rien leur dire qu’ils ne sachent déjà.

— Que peut-on y faire, monsieur Archold ? »

Archold avait une réponse toute prête. « La discipline ! »

Comme sur un signal d’Archold, la tremblote de Lester augmenta. « J’ai fait ce que j’ai pu pour tout garder en état. Je reviens aussi souvent que possible pour surveiller, réparer ce que je peux – ce que ces jeunes ne démolissent pas pour s’amuser. Tous les dossiers sont maintenant au sous-sol.

— Excellent. Quand tout redeviendra normal, notre travail sera facilité grâce à toi. Je veillerai personnellement à ce que tes arriérés de salaire te soient payés.

— Merci, Monsieur.

— Tu savais que quelqu’un avait brisé la sculpture de la façade ? Celle qui est au-dessus du portail. Tu ne pourrais pas la réparer d’une façon ou d’une autre ? C’est horrible maintenant.

— Je verrai ce que je peux faire, Monsieur.

— N’oublie pas. »

C’était bon de redonner des ordres.

« Ça fait du bien de vous revoir ici, Monsieur. Après toutes ces années…

— Sept mois, Lester. Pas plus. Il semble en effet que ça fasse des années. »

Lester détourna les yeux et les fixa sur le squelette de l’arbre nain. « J’ai gardé trace des dates sur les calendriers dans la cave, monsieur Archold. Ceux que nous avons stockés pour 94. Ça fait deux ans et plus. Nous avons fermé le 12 avril 1993…

— Un jour que je n’oublierai jamais, Lester.

— … et nous sommes le 30 juin 1995. »

Archold sembla dérouté. « Tu as dû te tromper, mon garçon. Ce n’est pas possible… C’est… nous sommes en juin, n’est-ce pas ? C’est drôle. Je jurerais qu’hier nous étions en oct… Je ne me suis pas senti très bien ces derniers temps. »

Une vibration assourdie se fit entendre dans la pièce. Lester alla à la porte.

« Vous devriez peut-être vous en aller maintenant, monsieur Archold. Les choses ont changé dans cette bonne vieille banque. Vous ne seriez peut-être pas en sécurité ici.

— C’est mon bureau. C’est ma banque. Tu n’as pas à me dire ce que j’ai à faire ! » Sa voix se fit cinglante comme un coup de fouet.

« Ce sont les jeunes. Ils viennent tous les soirs. Je vais vous faire sortir par la cave.

— Je prendrai le chemin par lequel je suis venu, Lester. Tu ferais mieux de retourner à ton travail maintenant. Et de réparer cette statue ! »

La tremblote de Lester s’arrêta comme par une guérison soudaine. Ses lèvres se serrèrent. Sans un mot ni un regard, il quitta le bureau. Dès qu’Archold se retrouva seul, il appuya sur le bouton « Boissons alcoolisées » du reprostat. Il avala avidement le scotch glacé, jeta le verre sous la machine, dans le compartiment réservé à cet usage, et appuya de nouveau sur le bouton.

A minuit, Jessy Holm allait mourir, mais pour le moment, elle était délirante de bonheur. Elle était de ceux qui vivent entièrement dans l’instant présent.

Toutes les lumières de la vieille banque étaient éteintes (sauf le spot bleu sur le batteur). Elle se joignit alors à la foule qui dansait avec un commun soupir de plaisir, et planta ses ongles argentés dans l’avant-bras nu de Jude.

« Tu m’aimes ? murmura-t-elle.

— Dingue ! répliqua Jude.

— Comment m’aimes-tu ?

— Môme, je mourrais pour toi. » C’était vrai.

Un effet de Larsen siffla dans les haut-parleurs suspendus au plafond doré du hall de la banque. Dans le halo bleu qui entourait l’orchestre, une silhouette agitait les bras devant le micro. Une voix, d’un sexe ambigu, se mit à chanter, au rythme dur et cadencé de la musique. On n’entendit au début que des bruits. Petit à petit, quelques mots émergèrent :

Maintenant, maintenant, maintenant —

Maintenant c’est l’éternité.

Encore, encore et encore

En haut, en bas

Et encore, encore – car

Ce soir c’est pour toujours

Et l’amour, l’amour c’est maintenant.

« Je ne veux plus m’arrêter, jamais, cria Jessy dans le rugissement de la chanson jet le piétinement des danseurs.

— Ça ne s’arrêtera jamais, baby, lui assura Jude. Viens, on va monter. »

Le hall du deuxième étage était déjà envahi par des couples. Au troisième étage, ils se retrouvèrent seuls. Jude alluma des cigarettes pour Jessy et lui.

« C’est terrible ici. Nous sommes seuls.

— Pas pour longtemps. Il est à peine dix heures.

— Tu as peur… pour tout à l’heure ?

— Il n’y a pas de quoi avoir peur. Ça ne fait pas mal… juste une seconde peut-être, puis c’est fini.

— Tu me tiendras la main ? »

Jude sourit. « Sûr, mon lapin. »

Une ombre se détacha de l’ombre. « Jeune homme… c’est moi, Lester Tinburley. Je vous ai aidé à installer le hall en bas, vous vous souvenez ?

— Sûr, papa, mais je suis occupé pour le moment.

— Je voudrais seulement vous avertir qu’il y a un autre homme ici…» La voix de Lester devint un murmure à peine audible. « Je crois qu’il va…» Il s’humecta les lèvres. «… il va vous créer des ennuis. »

Lester désigna le rai de lumière qui filtrait sous la porte d’Archold. « Vous devriez peut-être le faire sortir de l’immeuble.

— Jude… pas maintenant !

— Ça ne prendra pas plus d’une minute, mon lapin. On va peut-être se marrer. » Jude regarda Lester. « Une espèce de dingue, hein ? »

Lester fit un signe de tête et disparut dans l’ombre du guichet de réception.

Jude ouvrit la porte et regarda l’homme assis derrière le bureau que recouvrait une vitre poussiéreuse. Il était vieux – cinquante ans peut-être – l’œil troublé par la boisson. Un gogo. Jude sourit pendant que l’homme se mettait debout en vacillant.

« Sortez d’ici ! vociféra le vieil homme. C’est ma banque. Je ne permettrai pas à une bande de voyous d’aller et venir dans ma banque.

— Hé ! Jessy, appela Jude. Viens voir un peu par ici.

— Sortez de cette pièce immédiatement. Je suis le président de cette banque. Je…»

Jessy pouffa de rire. « Il est dingue ou quoi ? »

« Jack, cria Jude vers la réception obscure, est-ce que ce gars-là dit la vérité ? Il est vraiment le président de la banque ?

— Oui, m’sieur, répliqua Lester.

— Lester ! Tu es là ? Jette ces délinquants hors de ma banque. Tout de suite ! Tu as compris ? Lester !

— T’as entendu le monsieur, Lester ? Pourquoi que tu ne réponds pas au président de la banque ?

— Il peut ouvrir la porte du coffre. Vous pouvez l’y obliger. »

Lester vint sur le seuil de la porte et regarda Archold d’un air triomphant. « C’est là que se trouve tout l’argent – celui des autres banques aussi. Il connaît la combinaison. Il y a des millions de dollars. Il ne le ferait pas pour moi, mais vous pouvez l’y obliger.

— Oh ! oui, Jude… faisons-le. Ce serait tordant. Ça fait une éternité que je n’ai pas vu d’argent.

— On n’a pas le temps, mon lapin.

— On mourra à deux heures du matin au lieu de minuit. Quelle différence ? Imagine un peu… un coffre de banque plein de fric ! Sois gentil…»

Archold avait battu en retraite dans un coin de la pièce. « Vous ne pouvez pas m’y forcer… Je ne…»

L’intérêt de Jude sembla se réveiller. L’argent ne l’intéressait pas en tant que tel, mais une épreuve de force séduisait assez sa nature violente. « Ouais, on pourrait s’amuser à le lancer comme des confetti – ça serait vachement chouette. Ou en faire un feu de joie !

— Non », haleta Lester. Puis, plus conciliant… « Je vais vous montrer où se trouve le coffre, mais un feu de joie risque de brûler la banque. Où iraient les gens demain soir ? Le coffre est en bas. J’ai les clefs qui ouvrent la grille. Lui vous dira la combinaison.

— Lester ! Non !

— Appelez-moi « mon garçon » comme vous en avez l’habitude, monsieur Archold. Dites-moi ce qu’il faut que je fasse. »

Archold se raccrocha à cette lueur d’espoir. « Fais-les sortir d’ici. Tout de suite, Lester. »

Lester rit. Il alla vers le reprostat d’Archold et appuya sur le bouton des cigares. Il en offrit un allumé à Jude. « Ça peut l’obliger à vous donner la combinaison. » Mais Jude ignora, ou sembla ignorer le conseil de Lester. Il jeta sa cigarette et mit le cigare d’Archold dans le coin de sa bouche, ce qui déforma légèrement son sourire. Enhardi, Lester demanda un cigare pour lui, et continuant sur sa lancée, demanda des scotches pour lui, Jessy et Jude. Jude but le sien à petites gorgées, d’un air méditatif, en observant Archold. Après l’avoir terminé, il empoigna le président de la banque par le col de sa veste et lui fit descendre l’escalier, vers le hall-salle de bal de la banque.

Les danseurs, qui devaient pour la plupart mourir incessamment comme Jude et Jessy, étaient désespérément, vertigineusement gais. Une jeune fille de seize ans gisait inconsciente au pied de l’estrade. Jude traîna Archold vers le halo bleu. Archold remarqua que l’écriteau portant le nom de Mrs. Desmond était toujours accroché au grillage de la caisse où elle travaillait auparavant, lequel formait maintenant une balustrade pour l’orchestre.

Jude se saisit du micro. « Arrêtez. Le comité pour les divertissements a quelque chose de neuf à nous annoncer. » L’orchestre s’arrêta de jouer, les danseurs se tournèrent vers Jude et Archold. « Mesdames et Messieurs, je vous présente le président de cette magnifique banque, monsieur comment-vous-appelez-vous-déjà ?

— Archold, lança Lester de la piste de danse. Charlie Archold.

— En l’honneur de la petite fête de ce soir, Mr. Archold va ouvrir le coffre de la banque. On va décorer les murs avec de bons vieux dollars. On va se rouler dedans… pas vrai, Charlie ? »

Archold luttait pour échapper à la poigne de Jude. La foule se mit à rire. « Vous paierez tous les dégâts que vous avez faits ici, gémit-il dans le micro. Il y a encore des lois pour les gens de votre espèce. Vous ne pouvez pas…

— Hé ! Jude, hurla une fille, laisse-moi danser avec le vieux. On ne vit qu’une fois et je veux tout essayer. » Les rires augmentèrent. Archold ne pouvait distinguer aucun visage dans la foule. Le rire semblait sortir des murs et du sol, désincarné et irréel. L’orchestre se mit à jouer une caricature de fox-trot lent. Archold se sentit agrippé par d’autres mains.

« Bouge les pieds, eh, cloche ! Tu ne peux pas danser en restant planté comme une borne.

— Allumez les projecteurs tournants, cria Jessy.

— Vous oubliez le coffre », se plaignit Lester. Jessy fit monter le vieux gardien-chef sur l’estrade et ils regardèrent Archold qui se débattait entre les mains de son bourreau en jupon.

Le spot bleu s’éteignit. La banque fut tout à coup envahie d’éclairs rouges comme en projettent les phares tournants des voitures de police. C’était d’ailleurs de là qu’ils venaient. Des sirènes hurlèrent – quelqu’un avait déclenché le système d’alarme de la banque. Une trompette, puis la batterie reprirent le thème.

« Laisse-moi conduire », criait la fille dans l’oreille d’Archold. Il aperçut son visage dans un bref éclair rouge, cruel et avide, rappelant étrangement celui de Nora – mais Nora était sa femme, et elle l’aimait – puis il se sentit poussé en arrière, vers le grillage. Il s’écroula. La fille couchée par terre amortit sa chute.

Il y eut des coups de feu. La police, pensa-t-il. Il n’y avait pas de police, bien sûr. Les jeunes gens s’amusaient à tirer sur les lumières clignotantes.

Archold se sentit soulevé par des douzaines de mains. Les éclairs dansaient follement au-dessus de sa tête. Il y eut une brève explosion lorsqu’un tireur fit mouche. Les mains qui le portaient se mirent à tirer de tous les côtés, le lancèrent en l’air comme une pièce de monnaie, au son assourdissant des sirènes, de plus en plus vite. Il sentit le dos de sa veste se déchirer, puis une violente douleur à l’épaule. Une autre explosion de lumière.

Il tomba, tout le corps douloureux. Il était trempé de sueur, au pied du coffre.

« Ouvre-le, papa », ait quelqu’un – pas Jude.

Archold vit Lester au premier rang du groupe. Il leva la main pour le frapper, mais la douleur l’arrêta. Il se releva et regarda le cercle de visages adolescents qui l’entourait. « Je ne l’ouvrirai pas. Cet argent ne m’appartient pas. J’en suis responsable vis-à-vis des gens qui l’ont laissé ici. C’est leur argent. Je ne peux pas…

— Cet argent ne servira plus à personne, grand-père. Ouvre. »

Une fille sortit du cercle et s’approcha d’Archold. Elle essuya son front, là où il saignait. « Vous feriez mieux de faire ce qu’ils vous disent, dit-elle doucement. Ils vont presque tous se tuer ce soir, et ils se fichent pas mal de ce qu’ils font ou de ceux qu’ils blessent. La vie ne vaut pas cher – deux bâtonnets de carbone et quelques litres d’eau – et les bouts de papier qui se trouvent derrière cette porte ne signifient rien. On peut reprostater en une journée un million de dollars.

— Non. Je ne peux pas. Je ne le ferai pas.

— Venez tous ici – toi aussi, Darline. On va le forcer à ouvrir. » Le gros de la foule s’était massé derrière la grille qui entourait le coffre. Lester l’avait ouverte puisqu’il avait les clefs. Darline haussa les épaules et rejoignit les autres.

« Alors, monsieur le Président, vous ouvrez ce coffre ou vous nous servez de cible.

— Non ! » Archold se précipita vers la serrure à combinaison. « Je vais l’ouvrir, cria-t-il lorsqu’un des garçons tira sur le verre de l’horloge qui commandait l’ouverture de la porte, au-dessus de la serrure.

— Tu l’as touché.

— Sûrement pas. »

Darline alla voir. « Arrêt du cœur, je crois. Il est mort. »

Ils laissèrent Lester seul devant la porte du coffre avec le corps d’Archold. Il fixa le cadavre d’un air morne. « Je le referai, dit-il. Encore et encore. »

Au-dessus, au rez-de-chaussée, la sirène se tut et la musique reprit, doucement d’abord, puis plus vite et plus fort. Il n’était pas loin de minuit.

Nora Archold, épouse de Charles, était gênée par ses cheveux roux. C’était pourtant sa couleur naturelle, mais elle soupçonnait les gens de croire qu’elle se teignait. Elle avait quarante-deux ans, après tout, et il y avait tellement de femmes plus âgées qui décidaient d’être rousses.

« Je les aime comme ils sont, chérie, lui dit Dewey. Ne sois pas sotte.

— Oh ! Dewey, je me fais tellement de souci.

— Il n’y a pas de quoi. Ce n’est pas comme si tu le quittais… tu le sais.

— Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que ça a l’air d’être mal. »

Dewey rit. Nora fit la moue, sachant que cette moue la rendait irrésistible. Il essaya de l’embrasser, mais elle le repoussa et revint à sa valise – un exemplaire de chaque chose qu’elle aimait. Faire sa valise était plus un cérémonial qu’une nécessité pratique : en un après-midi, elle pouvait reprostater dans les magasins sa garde-robe entière si elle voulait s’en donner la peine (une peine qu’elle adorait se donner). Mais elle aimait ses vieux vêtements – dont plusieurs étaient des « originaux ». La différence entre un original et sa copie reprostatée était indétectable, même sous un microscope électronique, mais Nora n’en gardait pas moins une vague méfiance vis-à-vis des copies – comme si elles étaient transparentes aux yeux des autres, et d’une certaine façon, moins riches.

« Nous nous sommes mariés il y a vingt ans, Charlie et moi. Tu n’étais pas plus haut que trois pommes quand j’étais déjà une femme mariée. » Nora hocha la tête pour souligner la faiblesse des femmes. « Et je ne sais pas même ton nom de famille. » Cette fois, elle laissa Dewey l’embrasser.

« Dépêche-toi maintenant, murmura-t-il. Le vieux ne va pas tarder à revenir.

— Ce n’est pas chic pour elle, se plaignit Nora. Elle sera obligée d’endurer toutes les choses affreuses que j’ai endurées pendant vingt ans.

— Il faut savoir ce que tu veux. D’abord tu te fais du souci pour lui. Ensuite, ce n’est pas chic pour elle. Écoute… quand je serai rentré chez moi, je reprostaterai un autre Galaad pour l’arracher au vieux dragon. »

Nora l’observa soupçonneusement ! « C’est ton nom de famille… Galaad ?

— Dépêche-toi maintenant, ordonna-t-il.

— Je ne veux pas que tu restes ici pendant que je le fais. Je ne veux pas que tu voies… l’autre. »

Dewey éclata de rire. « Je l’aurais parié ! » Il porta la valise dans sa voiture et attendit. Nora le surveillait par l’écran-fenêtre. Elle regarda une nouvelle fois le living-room avec regret. C’était une belle maison dans un très beau quartier. Une grande partie de sa vie s’y était écoulée, la plus grande partie. Elle n’avait aucune idée de l’endroit où voulait l’emmener Dewey. Elle était surexcitée par sa propre infidélité et se rendait compte en même temps que ça ne changeait rien. Comme Dewey le lui avait expliqué, la vie ne valait pas cher – deux bâtonnets de carbone et quelques litres d’eau.

La pendule marquait 12 h 30. Il fallait qu’elle se dépêche.

Dans la chambre au reprostat, elle déverrouilla le panneau « Personnel » du tableau de contrôle. A ne faire qu’en cas d’urgence. Elle pensa que c’en était justement un. L’idée d’avoir son propre corps archétypé par le reprostat venait de Charlie. Son cœur était faible : il pouvait flancher à tout moment. C’était, d’une certaine façon, une sorte d’immortalité. Naturellement, Nora avait été archétypée en même temps. Cela avait eu lieu en octobre, sept mois après la fermeture de la banque, mais il lui semblait que c’était seulement hier. Déjà le mois de juin. Avec Dewey, elle pourrait s’obliger à boire moins.

Nora appuya sur le bouton marqué « Nora Archold ». Le voyant lumineux du tableau de contrôle s’éclaira : PHOSPHORE INSUFFISANT. Nora alla à la cuisine, chercha dans les tiroirs du placard le flacon adéquat et le versa dans le compartiment prévu à cet effet. Le reprostat ronfla et s’arrêta avec un déclic. Nora ouvrit timidement la porte du matérialiseur.

Nora Archold – elle-même – gisait sur le sol de l’alvéole, tassée, insensible, dans l’état même où Nora (la Nora Vieillie et infidèle) s’était trouvée en ce jour d’octobre où elle avait été archétypée. La Nora vieillie traîna son double fraîchement reprostaté dans la chambre à coucher. Elle pensa à laisser un mot pour expliquer ce qui était arrivé – pourquoi Nora s’en allait avec un étranger qu’elle avait connu l’après-midi. Mais Dewey Klaxonnait. Elle embrassa tendrement la femme insensible qui était couchée dans son lit, et quitta la maison où elle s’était, pendant vingt ans, sentie prisonnière.

Belle jeunesse, sous les arbres point ne peut

Laisser ta chanson, ni ces arbres se dénuder.

« Tu as peur ?

— Non. Et toi ?

— Non si tu me tiens la main. » Jude l’enlaça de nouveau. « Tiens-moi seulement la main. On pourrait continuer comme ça longtemps, et tout serait gâché. On vieillirait, on se querellerait, on cesserait de s’aimer. Je ne veux pas voir ça. Tu crois que ce sera la même chose pour eux que pour nous ?

— Ça ne peut pas être différent.

— Ça a été merveilleux, dit Jessy.

— Maintenant ? demanda Jude.

— Maintenant », consentit-elle.

Jude l’aida à s’asseoir sur le bord de la machine, et s’assit à côté d’elle. L’ouverture était juste assez large pour leurs deux corps. La main de Jessy serra celle de Jude : le signal. Ils glissèrent ensemble dans la machine. Aucune douleur, juste une perte de conscience. Les chaînes d’atomes se brisèrent instantanément : ce qui avait été Jude et Jessy s’ajoutait maintenant à la matière élémentaire dans les réserves du reprostat. De ces atomes, tout pouvait naître : nourriture, vêtements, canaris – tout ce dont la machine avait l’archétype – même un autre Jude et une autre Jessy.

Dans la chambre voisine, Jude et Jessy dormaient côte à côte. Le penthotal sodium commençait à se dissiper. Le bras de Jude entourait l’épaule de Jessy, à l’endroit précis où la Jessy fraîchement désintégrée l’avait placée avant de les quitter.

Jessy remua. Jude bougea la main.

« Tu sais quel jour nous sommes ? murmura-t-elle.

— Hmmm ?

— Ça commence, dit-elle. C’est notre dernier jour.

— Ce sera toujours ce jour-là, mon lapin. »

Elle se mit à fredonner une chanson : Maintenant, maintenant, maintenant, maintenant c’est l’éternité.

Pour toujours tu aimeras,

Toujours belle elle sera !

A une heure, le dernier fêtard ayant quitté la banque, Lester Tinburley traîna le corps d’Archold ans la rue jusqu’à la Cadillac. Il y avait une heure de route pour aller chez le président – un peu plus longtemps qu’il ne fallait pour fumer un des cigares fournis par le reprostat au tableau de bord.

Lester Tinburley était entré à l’Exchange Bank de New York en 1953, immédiatement après son service militaire. Il avait été le témoin de l’ascension de Charles Archold, passant du guichet des titres à celui de l’escompte, puis à la comptabilité, au second étage, pour finir à la présidence, ascension qui allait de pair avec celle de Lester dans son propre domaine. Les deux hommes, entourés l’un et autre par les symboles de leur autorité respective, avaient eu un intérêt commun dans le maintien de l’ordre – c’est-à-dire la bureaucratie. Ils avaient été alliés dans le conservatisme. L’avènement du reprostat avait tout bouleversé.

Le reprostat pouvait être programmé pour reproduire, en partant de sa réserve de particules élémentaires (certaines subatomiques) n’importe quelle espèce de structure, mécanique, moléculaire, ou atomique. En un mot n’importe quelle chose. Le reprostat pouvait même reprostater de petits reprostats. Du moment qu’une telle machine avait été disponible pour quelques personnes, elle devait inévitablement être disponible pour tous – et quand on possédait un reprostat, on n’avait plus besoin de grand-chose d’autre. Les merveilleuses machines ne purent fournir à Charles Archold des sentiments agréables d’autojustification dans l’accomplissement de son travail et l’exercice de son autorité, mais seule la race agonisante des hommes intérieurement disciplinés exigeait de tels plaisirs à long terme. Dans l’ordre nouveau de la société, comme celui illustré par Jude et Jessy, on prenait son plaisir où on le trouvait – dans le reprostat. On vivait dans un présent éternel, presque un paradis terrestre.

Lester Tinburley ne pouvait pas opter, de façon précise, pour l’une ou l’autre attitude. La façon de vivre de Charles Archold n’avait été affectée par la nouvelle abondance que par opposition (en tant que président de la banque, il avait eu les moyens de s’offrir à peu prés tout ce qu’il désirait vraiment). Jessy et Jude se complaisaient dans un arcadisme sans fin, mais Lester était tiraillé entre les nouvelles conditions d’existence et ses vieilles habitudes. Il avait appris, en cinquante ans de travail servile et de vie misérable, à tirer un certain plaisir et une très grande fierté de la médiocrité même de son état. Il préférait la bière au cognac, une salopette à une robe de chambre en soie. La richesse était venue trop tard dans sa vie pour être juste, surtout une richesse aussi totalement dépouillée des symboles auxquels il l’avait (comme Archold) associée : puissance, reconnaissance de l’autorité, et, par-dessus tout, argent. L’avarice est un vice absurde au paradis terrestre, mais l’esprit de Lester avait été formé en des temps où il était encore possible d’être avare.

Lester rangea la Cadillac dans le garage d’Archold, et s’escrima à traîner le corps du président de la banque à l’intérieur de la maison. La porte de la chambre était ouverte. Il vit Nora Archold vautrée sur le lit, soûle ou endormie. Il poussa le vieux corps d’Archold dans le compartiment du reprostat. Le panneau « Personnel » du tableau de contrôle était encore allumé. Lester ouvrit la porte du matérialiseur. S’il avait été en partie responsable de la mort d’Archold ce soir-là, c’était là une façon parfaite de se racheter. Il ne se sentait pas coupable.

Il coucha le corps anesthésié du président de la banque sur le lit, à côté de Nora, et les regarda respirer légèrement. Archold serait probablement un peu dérouté le lendemain, comme il l’avait été au bureau, ce matin. Mais le calendrier commençait à perdre sa signification lorsqu’on n’était plus obligé de pointer à l’usine ou de respecter des délais de fabrication.

« A demain », dit-il à son ancien patron. Un jour, il en était convaincu, Archold ouvrirait le coffre avant que son cœur ne flanche. D’ici là, il éprouvait une sorte de plaisir à voir son ancien employeur venir tous les jours à la banque. C’était comme au bon vieux temps.

Charles Archold préférait la façade au crépuscule. Les soirs de juin comme celui-ci (était-ce juin ?), le soleil s’enfonçait dans la gorge profonde de Maxwell Street et éclairait comme un projecteur le haut-relief du fronton : le Commerce, sous l’aspect d’une femme aux seins généreux, tenant une corne d’abondance d’où s’échappaient des fruits allégoriques que recueillaient les mains tendues de l’industrie, du Travail, des Transports, des Sciences et des Arts. Il roula lentement devant la façade (le moteur de la Cadillac avait encore des ratés, mais où pouvait-on trouver des mécaniciens par les temps qui couraient ?), contemplant d’un air absent le bout rougeoyant de son cigare, lorsque du coin de l’œil, il s’aperçut que le Commerce avait été décapité. Il s’arrêta.

 

Traduit par ROLAND DELOUYA.

Now is for ever.

 

© Thomas M. Disch, 1964.

© Éditions Denoël, 1973, pour la traduction.