MONDE EN TRANCHES LE MARDI SEULEMENT

par Philip José Farmer

Notre entreprise en est à une phase critique. La société est pleine de contradictions et ne progresse qu’en vidant les individus de leur substance ; oui, mais les individus eux-mêmes sont contradictoires et si l’on fait droit à leurs désirs, ils sont parfaitement capables de tout gâcher à eux seuls. Alors ? Alors il y aurait bien une solution, et la S.-F Va parfois explorée. Ce serait de filtrer les contradictions et de diviser la société en autant de compartiments qu’il y a de tendances. Une société feuilletée aurait encore des contradictions, mais au moins les gens ne les vivraient pas. Par exemple, la surpopulation crée une demande d’espace ; on peut y répondre par un feuilletage du temps. Il est vrai que les systèmes les plus rigides ont toujours des failles (air connu…).

ACCÉDER À Mercredi était presque impossible.

Tom Pym avait rêvé de vivre un autre jour de la semaine. Y avait-il une seule personne douée d’un peu d’imagination qui n’y ait rêvé ? Il existait des dramatiques de télé qui exploitaient cette idée. Tom Pym avait même joué dans deux de celles-ci. Mais il n’avait aucun désir véritable de changer de monde. Et puis voilà qu’un jour sa maison avait été incendiée.

Cela s’était passé le dernier des huit jours de printemps. En se réveillant, il avait vu à travers la porte les pompiers qui allaient et venaient dans les cendres. Un homme vêtu d’une combinaison d’amiante blanche lui avait fait signe de rester à l’intérieur. Au bout d’un quart d’heure, un autre personnage en combinaison lui avait indiqué par signes qu’il pouvait y aller. Il avait appuyé sur le bouton près de la porte et elle s’était ouverte. Les cendres lui venaient aux chevilles ; elles étaient tièdes sous l’épaisse croûte imbibée d’eau.

Ça ne rimait à rien de demander ce qui s’était passé, mais il posa la question, à tout hasard.

Le pompier lui dit :

« Un court-circuit, je suppose. En fait, on n’en sait rien. Ça a commencé peu après minuit, entre le moment où Lundi a décroché et celui où on a pris la relève. »

Tom Pym se dit que ça devait faire un drôle d’effet d’être policier ou pompier. Leurs horaires étaient si différents, bien que limités, comme de juste, par les murs de minuit.

Mais déjà les autres sortaient de leurs pétrificateurs, ou « cercueils », comme on les appelait souvent. Ils en laissèrent une soixantaine d’occupés.

Ils devaient se rendre à leur travail à huit heures. Le problème de la garde-robe à remplacer et du gîte à trouver devrait attendre, car la société de production de films télévisés pour laquelle ils travaillaient avait pris du retard sur le planning d’une importante dramatique dont la sortie était programmée dans 144 jours.

Ils prirent leur petit déjeuner à un centre de secours. Tom Pym demanda à un machino s’il connaissait un coin où il pourrait installer ses pénates. Le gouvernement lui en trouverait bien un, mais il avait le chic pour vous attribuer des coins particulièrement peu commodes.

Le machiniste lui indiqua une maison qui était à quelques centaines de mètres seulement de son ancien immeuble. Un maquilleur était mort, et à sa connaissance la place n’avait pas encore été prise. Tom sauta sur le téléphone, car on n’avait pas besoin de lui à cet instant précis, mais un message enregistré l’informa que le bureau n’ouvrait qu’à dix heures. La voix qui avait enregistré le message était celle d’une très jolie rousse avec des yeux tourmaline et une voix extrêmement sensuelle. Tom aurait été plus impressionné s’il ne l’avait pas connue. Elle avait eu des petits rôles dans deux de ses dramatiques, et cette voix exaspérante n’était pas la sienne. Pas plus que la couleur de ses yeux.

A midi il rappela, obtint la communication après dix minutes d’attente, et demanda à Mrs. Belleneld de déposer une demande de logement en son nom. Mrs. Bellefield le réprimanda pour n’avoir pas téléphoné plus tôt ; elle n’était pas sûre de pouvoir Faire quoi que ce fût pour lui aujourd’hui. Il essaya d’expliquer ce qui lui était arrivé, puis laissa tomber. Ah, les bureaucrates ! Ce soir-là il se rendit à un centre d’hébergement de secours, dormit les quatre heures réglementaires pendant que le champ d’induction accélérait son onirythme, se leva et pénétra dans le cylindre vertical d’éternium. Il resta une dizaine de secondes à contempler à travers la porte transparente les autres cylindres avec leurs silhouettes immobiles, puis il appuya sur le bouton. Approximativement quinze secondes après, il perdit conscience.

Il devait passer encore trois nuits dans le pétrificateur public. Trois jours de printemps s’étaient écoulés ; il n’en restait plus que cinq. Non que cela eût beaucoup d’importance en Californie. Du temps qu’il vivait à Chicago, l’hiver était comme une couverture blanche secouée par une femme folle. Le printemps était une explosion verdoyante. L’été un rugissement et un souffle d’air chaud. L’automne était une chute de bouffon ivre en voyante livrée d’arlequin.

Le quatrième jour, il fut officiellement avisé qu’il pouvait s’installer dans la maison même qu’il avait choisie. Ce qui ne laissa pas de le surprendre – agréablement, cela va sans dire. Il pouvait citer le nom d’une douzaine de personnes qui avaient dû attendre une année entière – environ quarante-huit jours – dans un centre d’accueil avant d’obtenir satisfaction. Il emménagea le cinquième jour avec trois jours de printemps à savourer devant lui. Mais il lui faudrait consacrer ses deux jours de congé à reconstituer sa garde-robe, acheter de la nourriture et faire diverses courses, et aussi à faire connaissance avec ses nouveaux voisins. Parfois il regrettait d’être né comédien. Ceux qui faisaient de la télé travaillaient cinq jours, parfois six jours de suite, alors qu’un plombier, par exemple, ne travaillait que trois jours sur sept.

La maison était aussi grande que l’autre, et les quelques centaines de mètres supplémentaires qu’il serait obligé de parcourir à pied lui feraient du bien. Elle logeait huit personnes par jour, y compris lui-même. Il emménagea ce soir-là, se présenta aux autres, et Mabel Curta, qui travaillait comme secrétaire pour un producteur, lui expliqua comment fonctionnait la maison. Lorsqu’il se fut assuré que son pétrificateur avait été installé dans la salle prévue à cet effet, il put se détendre quelque peu.

Mabel Curta l’avait accompagné dans la salle des pétrificateurs, car elle s’était proposée pour lui servir de guide. C’était une femme assez petite et quelque peu replette de trente-cinq ans environ (temps de Mardi). Elle en était à son troisième divorce et ne voulait plus entendre parler de mariage, à moins, évidemment, de tomber sur l’homme de sa vie. Tom était lui-même entre deux mariages, mais il n’en souffla mot.

« Allons jeter un coup d’œil à votre chambre à coucher, dit Mabel. Elle est petite, mais, Dieu merci, insonorisée. »

Il lui emboîta le pas, puis s’arrêta. Elle se retourna en passant la porte et demanda :

« Qu’y a-t-il ?

— Cette fille…»

Les grands cylindres d’éternium gris étaient au nombre de soixante-trois.

Il contemplait, à travers la porte transparente, la fille qui se tenait dans celui qui était le plus proche de lui.

« Vingt dieux, qu’elle est belle ! »

Si Mabel en conçut quelque jalousie, elle n’en laissa rien paraître.

« Oui, n’est-ce pas ? »

La fille avait de longs cheveux noirs légèrement bouclés, un visage à tomber à genoux devant, un corps qui avait juste les rondeurs qu’il fallait, et de longues jambes. Ses yeux étaient ouverts ; dans la faible lumière, ils paraissaient bleu-violet. Elle portait une robe légère de couleur argentée.

La plaque fixée à côté de la porte fournissait les données essentielles de son état-civil. Jennie Marlowe. Née en 2031 après J.-C. à San Marino, Californie. Elle devait avoir vingt-quatre ans. Comédienne. Célibataire. Enfant de Mercredi.

« Qu’y a-t-il ? demanda Mabel.

— Rien. »

Comment lui dire qu’il avait les tripes retournées par un désir qui ne serait jamais satisfait ? Qu’il était retourné par tant de beauté ?

Car notre volonté est régie par le sort.

Comment être amoureux, sinon d’un coup de foudre ?

« Quoi ? dit Mabel, puis, après avoir ri : Vous plaisantez. »

Elle n’était pas en colère. Elle savait bien que Jennie Marlowe n’était pas une rivale plus dangereuse que si elle était morte. Et elle avait raison. Mieux valait pour lui qu’il se préoccupe des vivants de ce monde. Mabel n’était pas si mal dans le genre confortable, et après quelques verres, il la trouva même plutôt excitante.

Plus tard, ils descendirent à la salle de télévision. Il était dix-huit heures passées. La plupart des autres étaient là aussi. Certains avaient mis leurs écouteurs ; d’autres regardaient l’écran tout en bavardant. C’était l’heure des informations. Tout le monde tenait à être au courant de ce qui s’était passé le mardi précédent et le jour même. Le président de la Chambre prenait sa retraite à l’expiration dé son mandat. Sa période d’utilité était terminée et ses récents problèmes de santé ne semblaient pas en voie de résolution. Il y eut des images au cimetière familial dans le Mississippi et de la pierre tombale qui lui était réservée. Lorsqu’un jour les scientifiques maîtriseraient la technique de la réjuvénation, il sortirait de pétrification.

« Ce sera pas demain la veille ! dit Mabel en se tortillant sur ses genoux.

— Oh, je crois qu’ils y arriveront un jour, dit-il. Ils sont déjà sur la voie ; ils ont réussi à arrêter le vieillissement des lapins.

— C’est pas ce que je voulais dire. Bien sûr qu’ils trouveront le moyen de rajeunir les gens. Et, puis après ? Tu crois qu’ils vont tous leur redonner vie ? Avec tous ceux qui vivent actuellement, ça doublerait, triplerait, peut-être que ça quadruplerait la population. Tu crois pas qu’ils vont plutôt les laisser où ils sont ? »

Elle gloussa, puis elle ajouta :

« Que feraient les pigeons sans eux ? »

Il lui serra la taille. Au même moment, il se vit en train de serrer la taille de cette fille-là. Elle serait assez charnue elle aussi, mais sans trace de graisse.

Oublie-la. Pense à maintenant. Regarde les informations.

Une certaine Mrs. Wilder avait poignardé son mari avec un couteau de cuisine avant de retourner l’arme contre elle. Tous deux avaient été pétrifiés dès l’arrivée de la police et transportés à l’hôpital. Une enquête était ouverte sur un ralentissement des cadences de travail dans les services administratifs du comté. On reprochait aux employés de Lundi de ne pas programmer correctement les ordinateurs pour ceux de Mardi. La station d’observation sur Ganymède annonçait que la Grande Tache Rouge de Jupiter émettait une lumière qui variait en intensité suivant un rythme qui ne semblait pas dû au hasard.

Les cinq dernières minutes étaient consacrées à un condensé des événements marquants des autres jours. Mrs. Cuthmar, la mère du foyer, passa sur une chaîne où l’on jouait une comédie légère sans susciter la moindre protestation.

Tom quitta la pièce après avoir dit à Mabel qu’il allait se coucher tôt – seul, et pour dormir. Il avait une rude journée de travail le lendemain.

Il descendit les escaliers sur la pointe des pieds et pénétra dans la salle de pétrification. Il y régnait une lumière douce qui laissait de grandes zones d’ombre, et tout était silencieux. Les soixante-trois cylindres ressemblaient à des menhirs dressés dans quelque crypte souterraine d’une ville enfouie sous terre. Cinquante-cinq visages étaient tournés vers lui, formant des taches plus, claires derrière le métal transparent. Certains d’entre eux avaient les yeux ouverts, mais la plupart des gens les avaient fermés avant l’émission du champ par la machine située dans la base du cylindre. Il s’approcha du cylindre de Jennie Marlowe. Une fois de plus, ça lui fit mal. Elle n’était pas pour lui ; elle était hors d’atteinte. Mercredi ne se trouvait qu’à vingt-quatre heures de là. Non, même pas à quatre heures et demie de là.

Il toucha la porte. Elle était lisse et froide. Elle le regardait dans les yeux. Son avant-bras droit était ramené vers elle et maintenait la lanière d’un sac à main. Lorsque la porte s’ouvrirait, elle en sortirait, prête à commencer sa journée. Certaines personnes prenaient leur douche et se faisaient une beauté dès qu’elles se réveillaient et pénétraient aussitôt dans le pétrificateur. Le champ était automatiquement émis à cinq heures, et elles sortaient une minute plus tard, prêtes pour la journée.

Il aurait bien voulu sortir de son « cercueil » au même moment, lui aussi.

Mais il y avait le mur infranchissable de Mercredi.

Il se détourna. Il se conduisait comme un gosse de seize ans. Il avait eu seize ans cent six ans auparavant, mais cela ne faisait aucune différence. Physiologiquement, il en avait trente.

En remontant au second, il faillit faire demi-tour pour la regarder une dernière fois. Mais il se botta mentalement les fesses et se força à regagner sa chambre. Une fois arrivé, il décida de s’endormir tout de suite. Peut-être qu’il rêverait d’elle. Si les rêves étaient une façon de réaliser un désir, ils passeraient la nuit ensemble. On n’avait pas encore « prouvé » que les rêves traduisaient toujours un désir, mais c’était un fait acquis qu’un homme privé de rêves devenait fou. Aussi les somniums émettaient-ils un champ qui permettait à l’homme de dormir et de rêver tout son soûl pendant une période de quatre heures. Puis il était réveillé et entrait un peu plus tard dans le pétrificateur, où le champ suspendait toute activité atomique et subatomique. Il pourrait rester dans cet état éternellement si le champ de réactivation ne se déclenchait pas.

Il dormit, et Jennie Marlowe ne vint pas à lui. Ou, si elle vint à lui, il n’en garda aucun souvenir. Il se réveilla, fit sa toilette, descendit quatre à quatre l’escalier menant à la salle des pétrificateurs, où toute la maisonnée était assemblée à fumer une dernière cigarette, à bavarder, à rire. Ils ne tarderaient pas à entrer dans leurs cylindres respectifs, et un silence d’une opacité mortuaire s’abattrait sur la maison.

Il s’était souvent demandé ce qui se passerait s’il n’entrait pas dans son pétrificateur. Quel effet est-ce que ça lui ferait ? Serait-il pris de panique ? Toute sa vie, il n’avait connu que des Mardis. Est-ce que Mercredi le submergerait avec fracas, comme une lame de fond ? Le drosserait-il contre les récifs d’un temps inconnu ?

Et s’il invoquait quelque prétexte pour remonter dans sa chambre et ne redescendait pas avant l’émission du champ ? Il serait trop tard alors pour pénétrer dans son cylindre. La porte de celui-ci ne se rouvrirait qu’au moment programmé. Il pourrait toujours foncer jusqu’au pétrificateur de secours, à trois pâtés de maisons de là. Mais s’il restait dans sa chambre à attendre Mercredi ?

De telles choses arrivaient. Si un individu ayant enfreint la loi n’avait pas d’excuse valable, il passait devant les tribunaux. Il n’y avait pas de crime plus grave sauf l’homicide volontaire, et ceux qui n’avaient pas d’excuse étaient condamnés à la pétrification. Tous les criminels, qu’ils fussent sains d’esprit ou non, étaient pétrifiés. Ou mañanés, comme on disait parfois. Le criminel mañané attendait, immobile et inconscient, parfaitement préservé, que la science ait les moyens de guérir les aliénés, les névrosés, les criminels, les malades. Mañana.

« Comment c’était, Mercredi ? avait demandé Tom à un homme qui avait involontairement dépassé l’horaire à cause d’un accident.

— Est-ce que je sais, moi ? J’étais dans les pommes et ne suis resté conscient qu’un petit quart d’heure en tout. J’étais dans la même ville, et je n’avais jamais vu les ambulanciers, bien sûr ; mais ici non plus, je ne les ai jamais vus, alors… Ils m’ont pétrifié et m’ont laissé à l’hôpital jusqu’à ce que Mardi s’occupe de moi. »

Je dois être sérieusement atteint, se dit-il. Sérieusement. C’était dingue rien que de penser à une chose pareille. Accéder à Mercredi était presque impossible. Presque. Mais pas tout à fait. Avec le temps et la patience, on pouvait y arriver.

Il resta debout un moment devant son pétrificateur. Les autres disaient : « Salut ! Ciao ! A Mardi prochain ! » Mabel cria :

« Salut, chéri !

— Salut, marmonna-t-il.

— Quoi ? cria-t-elle.

— Salut ! »

Il jeta un coup d’œil au merveilleux visage derrière la porte. Puis il sourit. Il avait eu peur qu’elle l’entende dire salut à une femme qui l’appelait « chéri ».

Il lui restait dix minutes. Les signaux d’alarme ululaient. Dépêchez-vous, les retardataires ! C’est l’heure de s’embarquer pour le voyage de six jours quotidien ! Vite ! Pensez aux sanctions !

Il y pensait, mais il voulait laisser un message. L’enregistreur se trouvait sur une table. Il le mit en marche et dit :

« Chère Miss Marlowe. Je m’appelle Tom Pym, et mon pétrificateur est à côté du vôtre. Je suis comédien, comme vous ; en fait, nous travaillons pour la même maison de production. Je vais vous paraître sans gêne, mais je n’ai jamais vu une fille aussi belle que vous. Votre talent est-il à la hauteur de votre physique ? Je serais curieux de voir quelques-unes de vos dramatiques. Pourriez-vous m’en laisser quelques copies dans la chambre n° 5 ? Je suis sûr que l’occupant n’y verra aucun inconvénient. Sincèrement vôtre, Tom Pym. »

Il se réécouta. C’était sans fioritures, mais ce n’était pas plus mal comme ça. Un truc trop fleuri ou trop insistant l’aurait mise sur ses gardes. Il avait fait allusion par deux fois à sa beauté, mais sans s’appesantir dessus. Et la remarque concernant ses qualités d’actrice était calculée pour la flatter dans son orgueil professionnel et rendre un refus difficile. Il était mieux placé que quiconque pour savoir que cette tactique était payante.

Il sifflota joyeusement en pénétrant dans son cylindre. Une fois à l’intérieur, il appuya sur le bouton et consulta sa montre. Minuit moins cinq. La lampe-témoin rouge surmontant l’écran géant de l’ordinateur au commissariat de police ne clignoterait pas pour lui. Dans dix minutes, les policiers de Mercredi sortiraient de leurs pétrificateurs au commissariat et prendraient leurs fonctions.

Il y avait une interruption de dix minutes entre les deux jours au poste de police. Un cataclysme pouvait s’abattre sur le quartier au cours de ces quelques minutes, et parfois on n’en était pas loin. Mais c’était le prix à payer pour maintenir étanches les cloisons du temps.

Il ouvrit les yeux. Ses genoux fléchirent imperceptiblement et sa tête pencha en avant. Le processus de réactivation durait un million de microsecondes, assurant un passage presque instantané de l’éternité à un corps en chair et en os, et le cœur ne se doutait pas qu’il avait été arrêté pendant si longtemps. Malgré tout, les muscles réagissaient avec un très léger retard à la position verticale.

Il appuya sur le bouton, ouvrit la porte, et ce fut comme si par ce geste il avait donné le coup d’envoi de la journée. Mabel s’était maquillée la veille et semblait fraîche comme une rose. Il la complimenta, et elle sourit de plaisir. Mais il lui dit qu’il la retrouverait au petit déjeuner. Il s’arrêta au milieu de l’escalier et attendit que le hall se vide. Puis il regagna subrepticement la salle des pétrificateurs. Il mit en marche l’enregistreur.

Une voix, assez grave mais mélodieuse, dit :

« Cher Monsieur Pym, cela fait plusieurs fois que je reçois des messages d’autres jours que le mien. C’était drôle au début de bavarder par-dessus le gouffre qui sépare les mondes, si j’ose dire. Mais ça n’a vraiment aucun sens, une fois qu’on s’en est lassé. Si vous vous intéressez à votre interlocuteur, vous vous frustrez inutilement. Cet interlocuteur ne peut être qu’une voix dans un enregistreur et un visage de cire dans un cercueil métallique. Il se trouve que le teint cireux me va bien. Excusez-moi. Si votre interlocuteur ne vous intéresse pas, pourquoi continuer à communiquer ? Dans un cas comme dans l’autre ça ne rime à rien. Et il se peut que je sois belle. En tout état de cause, merci pour le compliment, mais je suis raisonnable.

« Je n’aurais même pas dû prendre la peine de vous répondre. Mais je tiens à être gentille ; je ne voulais pas vous vexer. Alors, s’il vous plaît, ne laissez plus de message pour moi. »

Il attendit tandis que l’enregistreur débitait du silence. Peut-être observait-elle une pause dramatique. Il allait y avoir un gloussement ou un petit rire plein de sensualité et elle dirait :

« Mais je n’aime pas décevoir mon public. Les copies sont dans votre chambre. »

Le silence s’étira. Il coupa l’appareil et gagna la salle à manger pour prendre son petit déjeuner.

Les jours de travail, la sieste commençait à 14 h 40 et durait jusqu’à 14 h 45. Il s’étendit sur la couchette et appuya sur le bouton. Moins d’une minute plus tard, il dormait à poings fermés. Cette fois, il rêva de Jennie ; elle était une silhouette blanche qui se matérialisait dans l’obscurité et flottait jusqu’à lui. Elle était encore plus belle que dans le pétrificateur.

Ils firent des heures supplémentaires cet après-midi-là, de sorte qu’il rentra juste à temps pour dîner. Même la maison de production n’aurait pas osé retenir quelqu’un au-delà de l’heure du dîner, d’autant qu’elle n’avait le droit de servir de repas qu’à midi.

Il eut le temps de contempler Jennie pendant une minute avant que la voix de Mrs. Cuthmar dans le haut-parleur ne le tire de sa rêverie. En parcourant le couloir il pensa : « Je fais une fixation sur cette fille. C’est ridicule. Je ne suis plus un adolescent. Peut-être… Peut-être que je devrais aller voir un psychiatre. »

C’est ça, fais ta demande et attends qu’un psychiatre ait le temps de s’occuper de toi. Disons, dans trois cents jours si tu as de la chance. Et si celui-là ne peut rien pour toi, refais une demande et attends six cents jours.

Une demande. Il ralentit. Une demande. Pourquoi ne pas faire une demande, non pas pour voir un psychiatre, mais pour changer de jour ? Pourquoi pas ? Qu’avait-il à perdre ? Il se heurterait sans doute à une fin de non-recevoir, mais ça ne coûtait rien d’essayer.

Le simple fait d’obtenir un formulaire pour faire une telle demande présentait un problème. Il passa deux jours de repos à faire la queue à l’Administration Centrale de la ville avant de se procurer les formulaires ad hoc. La première fois, on lui donna le mauvais formulaire et il dut recommencer à zéro le lendemain. Il n’y avait pas de guichet spécial pour ceux qui voulaient changer de jour. Les demandeurs n’étaient pas assez nombreux pour en justifier l’ouverture.

Il dut donc faire la queue devant le guichet « Divers » de la Section Mobilité du Département des Échanges Vitaux de l’Office des Échanges et Permutations. Aucune de ces appellations ne concernait de près ou de loin l’émigration vers un autre jour de la semaine.

Lorsqu’on lui tendit un formulaire pour la seconde fois, il refusa de quitter le guichet avant d’avoir vérifié le numéro du formulaire et demandé au préposé de le contre-vérifier. Il ne prêta aucune attention aux protestations et aux grommellements dans son dos. Puis il se rendit dans un coin de la grande salle et fit la queue devant les machines à cocher. Au bout de deux heures d’attente, il put s’asseoir devant un petit appareil ressemblant à un bureau surmonté d’un grand écran. Il introduisit le formulaire dans la fente prévue à cet effet, regarda l’agrandissement du formulaire sur l’écran et appuya sur des touches pour cocher les espaces adéquats en face des questions adéquates. Après cela, il ne lui resta plus qu’à glisser le formulaire dans une boîte en espérant qu’il ne se perdrait pas. Ou en espérant que tout ne serait pas à recommencer sous prétexte qu’il avait fait une erreur en cochant le formulaire.

Ce soir-là, il appuya la tête contre le métal dur et murmura à l’adresse du visage impassible derrière la porte :

« Faut-il vraiment que je t’aime pour me compliquer la vie comme ça. Et tu ne le sais même pas. Et le plus terrible, c’est que si tu le savais, ça ne te ferait peut-être ni chaud, ni froid. »

Pour se prouver à lui-même qu’il lui restait un peu de matière grise, il se rendit le soir même avec Mabel à une réception donnée par Sol Voremwolf, un producteur. Voremwolf venait de passer un examen qui le classait à l’échelon A 13 dans la fonction publique. Cela voulait dire que, dans quelque temps, avec un peu de chance et beaucoup de piston, il passerait directeur général adjoint de la société de production.

La soirée fut très réussie. Tom et Mabel rentrèrent une petite demi-heure avant l’heure de la pétrification. N’ayant abusé ni de l’alcool ni des euphos, Tom ne fut pas tenté de s’amuser avec Mabel. Mais il savait que cela ne l’empêcherait pas d’être à moitié bourré lorsqu’il serait dépétrifié et qu’il lui faudrait prendre des contrepoisons à doses massives. Il irait travailler avec une tête pas possible et l’impression de partir, en morceaux, car il n’aurait pas dormi du tout.

Il quitta Mabel en invoquant un prétexte et descendit à la salle des pétrificateurs avec un peu d’avance sur les autres. Ça n’aurait servi à rien s’il avait voulu se faire pétrifier plus tôt que d’habitude. Les pétrificateurs ne pouvaient être déclenchés qu’à l’intérieur d’étroites limites de temps.

Il s’appuya contre le cylindre et caressa la porte.

« J’ai essayé de ne pas penser à toi ce soir, je ne voulais pas être injuste envers Mabel. Ce n’est pas loyal de sortir avec elle et de penser à toi sans arrêt. »

En amour tous les coups sont permis…

Il lui laissa un autre message, puis l’effaça. A quoi bon ? D’ailleurs, il savait que sa voix était alourdie par l’alcool, et il voulait se présenter à elle sous son meilleur jour.

Pour quoi faire ? pensait-elle seulement à lui, parfois ?

La réponse à cette question, c’était que lui pensait à elle, et la raison et la logique n’avaient rien à voir là-dedans. Il aimait cette femme interdite, intouchable, lointaine et pourtant si proche.

Mabel s’était introduite subrepticement dans la salle. Elle dit :

« Tu es malade ! »

Tom s’écarta d’un bond. Aussitôt il se demanda pourquoi il avait eu une telle réaction. Il n’y avait pas de quoi avoir honte. Pourquoi alors était-il si furieux envers elle ? Qu’il fût gêné, d’accord, mais pourquoi furieux ?

Mabel se moqua de lui, et il fut content. Comme ça, il avait une excuse pour lui rentrer dans le chou. Il dit quelque chose de blessant, et elle tourna les talons et sortit. Mais elle revint au bout de quelques minutes avec les autres. Il allait bientôt être minuit.

Tom se trouvait déjà dans son cylindre. Quelques secondes plus tard, il le quitta, fit rouler celui de Jennie en arrière et manœuvra le sien de façon à ce qu’ils soient face à face. Il rentra dans son pétrificateur, appuya sur le bouton et attendit. Les deux portes avaient un effet à peine déformant, mais elle lui sembla encore plus distante dans le temps, dans l’espace et en accessibilité.

Trois jours plus tard, alors que l’hiver était déjà bien entamé, il reçut une lettre. La boîte dans le hall avait émis son signal sonore au moment précis où il était entré. Il revint sur ses pas et attendit que la lettre soit imprimée et tombe dans le panier. C’était la réponse à sa demande de transfert à Mercredi.

Refusée. Motif : il n’avait pas d’explication valable.

C’était vrai. Mais il ne pouvait pas invoquer la véritable raison. C’aurait été encore moins impressionnant que celle qu’il avait donnée. Il avait coché la case n° 12. MOTIF : ME TRANSPORTER DANS UN ENVIRONNEMENT OÙ MES CAPACITÉS SERAIENT PLUS SUSCEPTIBLES D’ÊTRE ENCOURAGÉES.

Il jura et il fulmina. C’était son droit de citoyen, son droit inaliénable d’être humain d’être transféré au jour de son choix. C’est-à-dire que ça aurait dû être son droit. Même si un transfert demandait beaucoup de travail. Même s’il fallait transférer aussi son état civil et tous les documents le concernant depuis sa naissance. Même si…

Il pouvait fulminer autant qu’il voudrait, ça ne changerait absolument rien. Il était bloqué dans le monde des Mardis.

« Pas encore, marmonna-t-il. Je n’ai pas dit mon dernier mot. Il n’y a heureusement pas de limite au nombre des demandes que je peux faire dans le cadre de mon propre jour. Je vais en déposer une autre. Ils croient qu’ils vont m’avoir à l’usure, hein ? Eh bien, c’est moi qui les aurai à l’usure. L’homme contre la machine. L’homme contre le système. L’homme contre la bureaucratie et les règlements inhumains. »

Les vingt jours d’hiver passèrent en un éclair. Les huit jours ae printemps filèrent en un clin d’œil. L’été était revenu. Le second jour des douze jours d’été, il reçut une réponse à sa deuxième demande.

Ce n’était ni une acceptation, ni un refus. On lui indiquait que s’il voulait être transféré au Mercredi parce que son astrologue pensait qu’il s’en trouverait mieux, psychologiquement parlant, il lui faudrait faire analyser par un psychologue l’analyse de son astrologue. Tom Pym sauta de joie et esquissa un entrechat. Dieu merci, il vivait à une époque où les astrologues n’étaient pas considérés comme des charlatans : le peuple – les masses – avait proclamé que l’astrologie était une nécessité et exigé qu’en tant que telle elle soit honorée et officialisée. Des lois avaient donc été votées en ce sens et grâce à elles Tom Pym avait ses chances.

Il descendit à la salle des pétrificateurs, embrassa la porte du cylindre et annonça la bonne nouvelle à Jennie Marlowe. Elle n’eut aucune réaction, mais il crut voir son regard s’illuminer imperceptiblement. Son imagination lui jouait des tours, bien sûr, mais il aimait bien son imagination.

Pour trouver un psychologue à consulter et participer aux trois séances nécessaires, il lui fallut encore un an, soit quarante-huit jours. Le docteur Sigmund Traurig était un ami du docteur Stelhela, l’astrologue, ce qui facilita considérablement les choses.

« J’ai examiné avec soin l’horoscope du docteur Stelhela et étudié soigneusement l’obsession que vous avez pour cette femme, dit-il. Je suis d’accord avec lui sur le fait que vous serez malheureux tant que vous resterez dans le Mardi, mais je ne le suis plus quand il dit que vous le serez moins le Mercredi. Cela dit, puisque vous êtes très épris de Miss Marlowe, je pense que vous devriez être autorisé à changer de jour. Mais seulement à la condition que vous signiez des papiers vous engageant à voir un psychiatre le Mercredi pour poursuivre le traitement. »

C’est seulement plus tard que Tom se dit que le docteur Traurig avait peut-être voulu se débarrasser de lui parce qu’il avait trop de patients. Mais c’était là une pensée peu charitable.

Il dut attendre que son dossier fût transmis aux autorités du Mercredi. La bataille n’était qu’à moitié gagnée. Les autres pouvaient refuser. Et s’il parvenait à ses fins ? Elle pouvait lui opposer une fin de non-recevoir, et sans lui donner de seconde chance.

C’était impensable, mais elle le pouvait.

Il caressa la porte et y posa ses lèvres.

« Pygmalion pouvait au moins toucher Galatée, dit-il. Je suis sûr que les dieux – ces ronds-de-cuir qui nous gouvernent – auront pitié de moi, qui ne peux même pas te toucher. J’en suis sûr. »

Le psychiatre avait dit que, comme beaucoup d’hommes dans ce monde de liaisons sans lendemain, il était incapable d’avoir des rapports sincères et durables avec une femme. Il était tombé amoureux de Jennie Marlowe pour plusieurs raisons. Il se pouvait qu’elle ressemble à quelqu’un qu’il avait aimé lorsqu’il était très jeune. Sa mère, peut-être ? Non ? Soit, passons. Il verrait bien Mercredi – peut-être. La vérité, la vraie, la fondamentale, c’était qu’il aimait Miss Marlowe parce qu’elle ne pouvait pas rejeter ses avances, le flanquer à la porte, ou devenir lassante, pleurer, se plaindre, l’insulter, ou quoi que ce fût d’autre. Il l’aimait parce qu’elle était inaccessible et muette.

« Je l’aime comme Achille devait aimer Hélène quand il la voyait debout sur les remparts de Troie, dit Tom.

— Je ne sache pas qu’Achille soit jamais tombé amoureux d’Hélène, dit le docteur Traurig d’un air pincé.

— Homère ne le dit pas, mais je sais qu’il a dû l’aimer. Comment la voir sans en tomber amoureux ?

— Qu’est-ce que vous voulez que j’en sache ! Je ne l’ai jamais vue ! Si je m’étais douté que ces fabulations intensifieraient…

— Je suis un poète ! dit Tom.

— Un mythomane, vous voulez dire ! Hum. Ça doit être un vrai boudin, cette fille ! Je n’ai rien de spécial à faire ce soir. Tenez… Vous avez éveillé ma curiosité… Je ferai un saut chez vous ce soir pour jeter un coup d’œil à cette beauté nonpareille semblable à votre belle Hélène. »

Le docteur Traurig se manifesta alors que le dîner se terminait à peine, et Tom Pym le précéda dans le couloir jusqu’à la salle des pétrificateurs, située à l’arrière de la maison, avec des attentions de guide conduisant un critique célèbre vers un Rembrandt récemment découvert.

Le docteur resta un long moment devant le cylindre. Il émit plusieurs « Hum » et se pencha à plusieurs reprises pour examiner sa plaque d’état civil. Puis il se retourna et dit :

« Je comprends ce que vous voulez dire, Mr. Pym. Très bien. Je vais donner le feu vert.

— N’est-ce pas qu’elle est sensationnelle ? dit Tom sur le seuil de la porte d’entrée. On dirait une statue grecque – à tous points de vue, d’ailleurs.

— Elle est très belle. Mais je n’en suis pas moins convaincu que vous allez, au-devant d’une grosse déception, voire d’une crise de désespoir, voire – qui sait ? – de la folie, bien que je n’aime guère utiliser un terme aussi peu scientifique.

— Je courrai le risque, dit Tom. Je sais que je risque de passer pour un fou, mais que serions-nous sans la folie ? Regardez l’homme qui a inventé la roue, regardez Christophe Colomb, James Watt, les frères Wright, Louis Pasteur, n’étaient-ils pas plus fous les uns que les autres ?

— On peut difficilement mettre ces pionniers de la science, avec leur passion de la vérité, sur le même plan que vous avec votre désir d’épouser une femme. Mais, comme j’ai pu m’en rendre compte, elle est exceptionnellement belle. Je n’en suis que plus méfiant. Pourquoi n’est-elle pas mariée ? Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez elle ?

— Elle a peut-être été mariée une douzaine de fois, allez savoir ! dit Tom. L’essentiel, c’est qu’elle ne le soit pas en ce moment ! Peut-être qu’elle a été déçue par le mariage et qu’elle s’est juré d’attendre l’homme de sa vie. Peut-être…

— Il n’y a pas de peut-être. Vous êtes sérieusement névrosé, dit Traurig. Mais je ne suis pas loin de croire qu’il serait plus dangereux pour vous de ne pas être transféré à Mercredi que d’y être transféré.

— Alors vous direz oui ! s’exclama Tom en lui saisissant la main et en la secouant.

— Peut-être. J’ai encore des doutes. »

Le psychiatre avait un air un peu rêveur. Tom éclata de rire, lâcha sa main et lui donna une tape sur l’épaule.

« Allez, avouez qu’elle vous a fait de l’effet ! Il faudrait être mort pour rester insensible à cette fille !

— Elle n’est pas mal, dit le psychiatre. Mais vous devez réfléchir. Si vous vous faites transférer et que vous n’avez pas l’heur de lui plaire, vous risquez de couler à pic, bien que cette expression soit bien trop poétique à mon goût.

— Non, monsieur. Je ne m’en trouverais pas plus mal. Je m’en trouverais mieux, en fait, parce qu’au moins j’aurais pu la voir en chair et en os. »

Le printemps et l’été passèrent comme dans un rêve. Puis, par un matin qu’il n’oublierait jamais, il reçut la lettre d’acceptation, accompagnée des instructions sur la marche à suivre pour accéder à Mercredi. Celles-ci étaient relativement simples. Il devait s’assurer que les techniciens viennent dans la journée pour changer le réglage du programme dans le socle de son pétrificateur. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi il ne pouvait pas tout simplement rester hors de son cylindre et attendre que Mercredi le rattrape, mais il avait renoncé depuis longtemps à comprendre la logique bureaucratique.

Il n’avait pas eu l’intention d’aviser qui que ce fût de son transfert, au foyer, essentiellement à cause de Mabel. Mais Mabel apprit la nouvelle par quelqu’un d’autre à la maison de production. Elle pleura lorsqu’elle le vit à dîner, et monta en courant dans sa chambre. Il eut mauvaise conscience, mais ne fit pas ùn geste pour aller la consoler.

Ce soir-là, le cœur battant, il ouvrit la porte de son pétrificateur. Les autres étaient au courant ; il avait été incapable de garder la nouvelle pour lui. En fait, il était content d’avoir avoué. Ils avaient l’air contents pour lui, et ils avaient apporté maintes bouteilles, ce qui donna lieu à maints toasts. Mabel finit par redescendre en essuyant ses larmes, et elle lui dit qu’elle lui souhaitait bonne chance, elle aussi. Elle avait toujours su qu’il ne l’aimait pas vraiment. Mais elle voudrait bien que quelqu’un tombe amoureux d’elle rien qu’en jetant un coup d’œil dans son pétrificateur.

Quand elle apprit qu’il avait été voir le docteur Traurig, elle dit :

« C’est un homme qui a le bras long. Sol Voremwolf l’a eu comme psychanalyste. Il dit que Traurig a même une certaine influence sur les autres jours. Il dirige la revue Échanges Psychologiques, tu sais, un des rares périodiques qui soient lus par d’autres gens. »

Par d’autres gens, elle voulait dire, bien sûr, ceux qui vivaient de Mercredi à Lundi.

Tom dit qu’il était content d’avoir consulté Traurig. Peut-être avait-il usé de son influence auprès des autorités de Mercredi pour que sa demande soit acceptée dans d’aussi brefs délais. Les cloisons entre les mondes étaient rarement franchies, mais les grosses légumes étaient soupçonnées de le faire quand bon leur semblait.

A présent, il faisait face, tout frissonnant, au cylindre de Jennie. La dernière fois, pensa-t-il, que je la verrai pétrifiée. La prochaine rois que je la verrai, elle sera faite de chair tiède, vivante, touchable.

« Ave atque vale ! » dit-il tout haut. Les autres applaudirent.

« Que c’est mélo ! » dit Mabel. Ils pensaient qu’il s’était adressé à eux, et peut-être s’était-il aussi adressé à eux.

Il pénétra dans le cylindre, ferma la porte, et appuya sur le bouton. Il garderait les yeux ouverts, pour que…

Et on fut Mercredi. Le décor avait beau être exactement le même, c’était comme s’il avait débarqué sur Mars.

Il poussa la porte et sortit. Les sept personnes avaient des visages familiers et des noms qu’il avait lus sur leurs plaques. Mais il ne les connaissait pas.

Il ouvrit la bouche pour les saluer, puis s’arrêta.

Le cylindre de Jennie Marlowe avait disparu.

Il agrippa celui qui se trouvait le plus près de lui par le bras.

« Où est Jennie Marlowe ?

— Lâchez-moi. Vous me faites mal. Elle est partie. Elle a eu son transfert pour Mardi.

— Pour Mardi ! Pour Mardi ?

— Ben oui. Ça faisait longtemps qu’elle essayait de partir d’ici. Elle disait que Mercredi lui portait malheur. En tout cas elle était malheureuse, ça je peux vous le garantir. Il y a deux jours à peine, elle a dit que sa demande avait finalement été acceptée. D’après ce que j’ai compris, il y a un certain psychiatre de Mardi qui aurait usé de son influence pour activer les choses. Il est descendu la voir dans son pétrificateur, et ça n’a pas fait un pli, mon vieux. »

Les murs, les gens, les cylindres parurent se déformer. Le temps se tordait de-ci de-là. On n’était pas Mercredi ; on n’était pas Mardi. On n’était aucun jour de la semaine. Il était bloqué à l’intérieur de lui-même à une date absurde qui n’aurait jamais dû exister.

« Elle n’avait pas le droit !

— Elle n’avait peut-être pas le droit, mais elle l’a fait !

— Mais… on ne peut pas demander plus d’un transfert !

— Ça, c’est son problème. »

Et c’était aussi celui de Tom Pym.

« Je n’aurais jamais dû l’amener la voir ! dit-il. Le salaud ! L’immonde saligaud ! »

Il resta planté là un long moment, puis se rendit à la cuisine. C’était le même environnement, exception faite des gens. Plus tard, il se rendit aux studios et décrocha un rôle dans une comédie légère qui ressemblait à s’y méprendre, il faut bien le dire, à celles qu’on tournait Mardi. Il regarda le journal télévisé ce soir-là. Le Président des États-Unis avait un visage et un nom différents, mais le discours qu’il prononça aurait pu sortir de la bouche du Président de Mardi. On le présenta à la secrétaire d’un producteur ; elle ne s’appelait pas Mabel, mais elle aurait pu.

La différence, ici, tenait à ce que Jennie n’était plus là, et ça, ah, ça faisait pour lui une différence comme entre le jour… et la nuit.

 

Traduit par RONALD BLUNDEN.

The Sliced Crosswise only on Tuesday World.

 

© Robert Silverberg, 1971 (Extrait de « New Dimensions 1 »).

© Librairie Générale Française, 1983, pour la traduction.