LES SCULPTEURS DE NUAGES DE CORAIL D

par J.G. Ballard

Depuis Paiement d’avance, nous lisons des textes où le système laisse le désir des individus s’exprimer librement. Le résultat est le même : c’est la mort, presque toujours, au terme du voyage. Et si le désir de mort était ancré en chacun de nous ? Si la société souffrait d’un mal que nous lui aurions inoculé ? Pour en avoir le cœur net, considérons une société qui nous permettrait d’avoir une vraie vie privée – avec des secrets, mais aussi de l’agrément, du luxe et de la création artistique ; non plus une société du spectacle et de la communication, mais un univers de culture. Le résultat est concluant : l’œuvre d’art est naturellement instable, ou bien l’artiste la fragilise, la détruit même ; le modèle, avec la complicité de l’auteur, est toujours le même – divinement beau et mortellement dangereux ; or le portrait n’en retient que la beauté et en oublie l’humanité (c’est d’ailleurs ce qui fascine le modèle). Ce ne sont pas des solitudes qui se rencontrent ; ce sont des images. Que peut-il y avoir au terme du voyage ?

DURANT tout l’été, les sculpteurs de nuages venus de Vermilion Sands lancèrent leurs planeurs multicolores au-dessus des tours de corail qui surplombaient comme des pagodes blanches l’autoroute menant à Lagune Ouest. Autour de Corail D, la plus haute d’entre elles, des cumulus glissaient comme des cygnes, portés par l’air chaud qui s’élevait au-dessus des récifs de sable. Prenant appui sur cet air comme sur les épaules d’un géant, nous nous élevions au-dessus de la couronne de Corail D pour découper des hippocampes et des licornes, des portraits de présidents et de vedettes, des lézards et des oiseaux exotiques. Et comme les gens nous observaient depuis leurs voitures, une pluie fraîche s’abattait sur les toits poussiéreux depuis les nuages sculptés qui dérivaient vers le soleil, au-dessus du désert.

De toutes les œuvres que nous devions exécuter, les plus étranges étaient les portraits de Leonora Chanel. Je me souviens de cet après-midi de l’été dernier où, pour la première fois, elle vint dans sa limousine blanche admirer les sculpteurs de nuages de Corail D, et je comprends maintenant que nous ignorions tout de la gravité avec laquelle cette femme démente et belle contemplait les sculptures qui flottaient dans le ciel tranquille. Bientôt ses propres portraits, façonnés dans des tourbillons de vent, allaient déverser leur pluie d’orage sur les cadavres des sculpteurs.

J’étais arrivé à Vermilion Sands trois mois plus tôt. Pilote retraité, j’avais peine à admettre qu’une jambe brisée faisait de moi un infirme et que jamais plus je ne pourrais voler. Un jour, en traversant le désert, je m’arrêtai sur la route de Lagune Ouest, près des tours de corail. Tandis que je contemplais es immenses pagodes échouées sur le sable de cette mer fossilisée, je perçus une musique provenant d’un récif de sable, à deux cents mètres de là. Je m’approchai en enfonçant mes béquilles dans le sol friable et découvris une cuvette peu profonde où des sculptures soniques tombaient en poussière auprès des ruines d’un atelier. Le propriétaire était parti, abandonnant son espèce de hangar au désert et aux raies des sables. Poussé par une vague impulsion, je revins chaque après-midi sur les lieux et, avec les planches et les lattes dont je disposais, je me mis à construire des cerfs-volants géants puis, plus tard, des planeurs pourvus d’un cockpit. Attachés à un câble, ils oscillaient au-dessus de ma tête dans l’air chaud de l’après-midi comme de grands oiseaux pacifiques.

J’étais occupé un soir à enrouler le câble autour d’un treuil pour ramener à terre mes planeurs, lorsqu’un vent violent se leva au-dessus de la crête de Corail D. Tandis que j’essayais de bloquer la manivelle et d’ancrer mes béquilles dans le sable, deux inconnus surgirent du désert et s’approchèrent de moi. Le premier était un petit bossu qui avait les yeux trop brillants d’un enfant et une mâchoire déformée pareille à la pointe d’une ancre. Il se précipita sur le treuil et hâla les planeurs après m’avoir repoussé d’un puissant coup d’épaule ; puis il m’aida à me remettre sur mes béquilles et examina le hangar où mon projet le plus ambitieux – non plus un cerf-volant, mais un véritable planeur muni d’un gouvernail et d’instruments de contrôle – était en train de prendre forme.

Le bossu se frappa la poitrine. « Petit Manuel, acrobate et haltérophile. Nolan, ajouta-t-il en haussant la voix, viens voir par ici ! » Accroupi près des sculptures soniques, son compagnon réorientait leurs spirales de manière à rendre leur voix plus sonore. « Nolan est un artiste, me confia le bossu. Il vous construira des planeurs qui tiendront l’air comme des condors. »

Nolan se mit à arpenter le hangar en caressant d’une main experte les ailes de mes appareils. Il était grand ; ses yeux et son visage étaient tristes comme ceux d’un personnage de Gauguin. Il jeta un regard sur le plâtre qui immobilisait ma jambe et sur ma tenue de vol défraîchie, puis désigna les planeurs d’un geste large. « Vous avez prévu des cockpits, commandant. » Je compris au ton de sa remarque qu’il avait parfaitement deviné mes intentions. Il ajouta, en désignant cette fois les tours de corail qui se dressaient au-dessus de nous dans l’air du soir : « Avec de l’iodure d’argent, nous pourrions tailler les nuages. »

Le bossu approuva avec véhémence, des rêves plein les yeux.

Ainsi naquirent les sculpteurs de nuages de Corail D. Bien qu’obligé de rester au sol, je me considérais comme membre à part entière, entraîneur de Nolan, de Petit Manuel et bientôt de Charles Van Eyck. C’était Nolan qui avait découvert ce Teuton blond et laconique aux yeux malins et à la bouche molle, qui passait le plus clair de son temps à hanter les terrasses de café de Vermilion Sands. Il l’avait ramené à Corail D à la fin de la saison, à l’époque où les riches touristes et leurs filles nubiles repartaient pour Plage Rouge. « Commandant Parker, je vous présente Charles Van Eyck. C’est un chasseur de scalps, de scalps féminins. » Je compris que, malgré la rivalité gênante qui ne manquerait pas de s’établir entre les deux hommes, Van Eyck donnerait à notre groupe un peu du prestige viril dont il avait besoin.

Dès le premier jour, je m’étais douté que l’atelier du désert appartenait à Nolan et que nous participions à quelque projet secret de notre sombre compagnon. Mais je ne m’en souciai guère, trop occupé à leur donner à tous des leçons de pilotage. Attachés à un câble, ils apprirent à maîtriser les courants ascendants qui tourbillonnaient autour du clocheton trapu de Corail A, la plus petite des tours, puis les pentes plus raides de B et de C, et pour finir les puissants courants de Corail D. Un soir, tandis que je les ramenais au sol, Nolan lâcha son câble. Le planeur se mit en vrille, menaçant de s’empaler sur les colonnes rocheuses. Je me jetai à terre et le câble fouetta ma voiture, fracassant le pare-brise. Quand je relevai la tête, Nolan planait dans l’air rose, loin au-dessus de Corail D. Le vent, gardien des tours de corail, le poussa à travers les archipels des cumulus qui filtraient la clarté du soir.

Je me précipitai vers le treuil, mais le second câble fut lâché et Petit Manuel vira de bord pour rejoindre Nolan. Le vilain crabe qu’il était à terre devenait dans les airs un oiseau aux ailes immenses, volant plus haut que Nolan et Van Eyck. Je les regardai décrire des cercles au-dessus des tours de corail, puis amorcer une longue glissade vers le désert, en troublant les raies des sables qui se dispersèrent comme des nuages couleur de suie. Petit Manuel jubilait. Il prenait des poses, se pavanait autour de moi comme un Napoléon de poche, sans égard pour ma jambe brisée, et ramassait à pleines mains des morceaux de verre qu’il jetait comme des fleurs au-dessus de sa tête.

Deux mois plus tard, le jour où nous devions rencontrer Leonora Chanel, nous roulions vers Corail D avec moins d’enthousiasme. La saison étant finie, seuls de rares touristes allaient encore à Lagune Ouest et il nous arrivait souvent de sculpter nos nuages au-dessus d’une route déserte. Parfois Nolan restait à son hôtel, préférant boire seul sur son lit ; ou bien c’était Van Eyck qui faisait une fugue de plusieurs jours avec quelque veuve ou divorcée, de sorte que Petit Manuel et moi restions seuls.

Cependant nous étions quatre à rouler ce jour-là dans ma voiture, et ma fatigue disparut dès que j’aperçus les nuages qui nous attendaient au-dessus de la tour de Corail D. Dix minutes plus tard, les trois planeurs prenaient l’air et les premières voitures s’arrêtèrent au bord de la route. Nolan, qui volait en tête dans son planeur aux ailes noires, s’élança vers la couronne de Corail D à deux cents mètres au-dessus, tandis que plus bas Van Eyck faisait des acrobaties pour montrer sa crinière blonde à une femme d’âge mûr, assise dans une décapotable jaune topaze. Derrière eux venait Petit Manuel, dont les ailes bariolées battaient dans les trous d’air. Il pilotait avec ses genoux et criait gaiement des obscénités, tout en agitant les bras hors de la carlingue.

Les trois planeurs pareils à des jouets coloriés tournaient au-dessus de Corail D comme des oiseaux nonchalants, attendant les premiers nuages. Van Eyck en choisit un et s’éloigna. Bientôt il se mit à décrire des cercles autour du grand coussin blanc, aspergeant les flancs de cristaux d’iodure, commençant à tailler la matière cotonneuse. Des fragments tombèrent vers nous comme des frelons et, tandis que des gouttes de vapeur ruisselaient sur mon visage, je vis que Van Eyck façonnait une immense tête de cheval. Montant et descendant le long du front, il cisela les yeux et les oreilles.

Comme d’habitude, les spectateurs assis dans leurs voitures semblaient apprécier le spectacle de cette ouate aérienne qui s’éloignait peu à peu de Corail D, poussée par le vent. Van Eyck suivit son œuvre en battant paresseusement des ailes autour d’elle. Entre-temps, Petit Manuel s’était attaqué à un nuage voisin. Lorsqu’il eut fini de pulvériser ses cristaux, une tête d’homme familière nous apparut à travers le crachin. En une série de passes habiles et de décrochages foudroyants, Manuel avait exécuté la caricature de la crinière ondulée, de la forte mâchoire et de la bouche fuyante que nous connaissions. La tête blanche et luisante, qui parodiait si évidemment les traits de Van Eyck et imitait à s’y méprendre son plus mauvais style, passa au-dessus de l’autoroute, en direction de Vermilion Sands. Manuel perdit de l’altitude, atterrit et rangea son planeur près de ma voiture tandis que Van Eyck s’extirpait de son cockpit avec un sourire contraint.

Nous attendions le troisième numéro. Au-dessus de Corail D, un nuage s’était épanoui en un superbe cumulus estival. Le planeur aux ailes noires de Nolan se laissa tomber du soleil et glissa autour du nuage en découpant son tissu. De légers flocons nous arrivèrent en pluie fraîche.

Un cri s’éleva d’une voiture. Nolan s’écarta du nuage, battant des ailes comme pour dévoiler son œuvre. Dans l’éclat du soleil de l’après-midi, il y avait maintenant le visage serein d’un enfant de trois ans aux joues rebondies. Tandis qu’une ou deux personnes applaudissaient, Nolan survola le nuage pour y tailler des rubans et des bouclettes.

Cependant je savais que cette sculpture n’était pas le clou du spectacle et que Nolan ne s’en tiendrait pas là. Rongé par quelque mal secret, il semblait incapable d’accepter son ouvrage et le détruisait toujours avec un humour froid. Petit Manuel avait jeté sa cigarette et Van Eyck lui-même ne regardait plus les femmes.

Nolan planait au-dessus du visage enfantin comme un matador attendant le moment de tuer le taureau. Une minute s’écoula dans le plus grand silence tandis qu’il façonnait le nuage, puis quelqu’un claqua une portière d’un air dégoûté.

Au-dessus de nous était suspendue l’image blanchâtre d’une tête de mort.

Quelques coups d’aile avaient suffi à effacer le visage du garçonnet, mais entre les dents pointues et les orbites énormes, assez larges pour contenir une voiture, quelque chose subsistait des traits enfantins. Le spectre passa au-dessus de nous, versant des larmes de pluie sur les mines renfrognées des spectateurs.

Sans enthousiasme, je pris sur la banquette arrière mon vieux casque de pilote et le fis circuler parmi les automobilistes. Deux d’entre eux démarrèrent sans m’attendre. Je me glissais d’un pas mal assuré entre les véhicules, en me demandant comment il se faisait qu’un officier de l’Armée de l’Air bénéficiant d’une substantielle retraite essayât de mendier quelques billets, quand Van Eyck me rattrapa et me prit le casque des mains.

« Pas maintenant, commandant. Regardez qui arrive : mon apocalypse…»

Une Rolls-Royce blanche, conduite par un chauffeur galonné en livrée crème, venait de quitter l’autoroute. Une jeune femme vêtue comme une secrétaire dit quelques mots au chauffeur à travers la glace de séparation. A côté d’elle, reposant sa main gantée sur la poignée d’appui, une femme à cheveux blancs dont les yeux très maquillés brillaient comme des diamants suivait les évolutions du planeur. La vitre teintée de la limousine donnait à son visage énergique et racé l’air énigmatique d’une madone perdue dans quelque grotte marine.

Van Eyck prit l’air et s’éleva vers le nuage qui passait au-dessus de Corail D. Je retournai à ma voiture en me demandant où Nolan pouvait bien se cacher. Dans le ciel, Van Eyck pastichait Léonard de Vinci, sculptant une Joconde pour carte postale qui avait l’air d’un moulage maladroit : on eût dit que cette Mona Lisa très léchée qui scintillait au soleil s’était mis de la brillantine sur les cheveux.

Nolan surgit alors derrière Van Eyck dans son planeur aux ailes noires, le dépassa, s’enfonça dans le cou de la Joconde et trancha sans effort la tête aux joues pleines qui tomba vers les voitures. Le visage ne fut bientôt plus qu’un magma informe et nous vîmes des morceaux de nez et de mâchoire traverser la vapeur dans leur chute. Puis deux ailes se frôlèrent. Van Eyck pointa son pulvérisateur sur Nolan et il y eut un bruit de tissu déchiré. Van Eyck perdit rapidement de l’altitude et atterrit en cassant du bois.

Je courus à lui. « Charles, quel besoin éprouvez-vous de jouer les Von Richthofen ! Pour l’amour de Dieu, fichez-vous mutuellement la paix ! »

Van Eyck m’interrompit d’un geste. « Adressez-vous à Nolan, commandant. Je ne suis pas responsable de son acte de piraterie. » Il se dressa dans son cockpit pour scruter les voitures, tandis que des lambeaux cotonneux tombaient autour de lui.

Je revins sur mes pas en songeant que le temps était venu pour les sculpteurs de nuages de Corail D de se séparer. A cinquante mètres de moi, la jeune secrétaire était descendue de la Rolls-Royce et me faisait des signes. Sans refermer la portière, sa patronne fixait sur moi ses yeux trop maquillés. Sur son épaule, ses cheveux blancs, torsadés, formaient un serpent de nacre.

Je tendis à la jeune femme mon casque de pilote. Elle avait un front haut qu’elle cachait sous une frange d’un blond ardent, comme pour essayer de dissimuler une part de sa personnalité. Elle posa un regard perplexe sur l’objet que je lui présentais.

« Je n’ai pas l’intention de voler. De quoi s’agit-il ?

— D’une aumône, expliquai-je. Pour le repos de Michel-Ange, d’Ed Keinholz et des sculpteurs de nuages de Corail D.

— Ah… Je crains que le chauffeur soit le seul à avoir de l’argent sur lui. Dites-moi, vous arrive-t-il d’exercer ailleurs vos talents ?

— D’exercer… ? » Je me détournai de cette jeune et jolie femme pour jeter un coup d’œil à la pâle chimère aux yeux de joyaux assise à l’arrière, dans la pénombre. Elle regardait la Joconde décapitée glisser à travers le désert vers Vermilion Sands. « Vous avez probablement deviné que nous ne sommes pas une troupe de professionnels. Et vous vous doutez bien qu’il nous faudrait de beaux nuages. Où devrions-nous aller exactement ?

— A Lagune Ouest. » Elle sortit de son sac un agenda en peau de serpent. « Miss Chanel donne une série de garden-parties et aimerait s’assurer votre concours. Bien entendu, votre cachet sera élevé.

— Chanel… Leonora Chanel, la… ? »

Le visage de la jeune femme se ferma de nouveau, comme si elle voulait me laisser la responsabilité de mes paroles. « Miss Chanel passe l’été à Lagune Ouest. A propos, je dois attirer votre attention sur une clause du contrat : Miss Chanel sera votre modèle, votre unique modèle. Vous me comprenez ? »

A cinquante mètres de nous, Van Eyck traînait vers ma voiture son planeur endommagé. Nolan avait atterri, laissant dans le ciel une caricature de Cyrano. Petit Manuel rassemblait le matériel en clopinant. Dans la lumière déclinante ils avaient l’air de travailler pour quelque minable cirque.

« Très bien, répondis-je. Je prends note. Mais les nuages, Miss… ?

— Lafferty. Beatrice Lafferty. C’est Miss Chanel qui fournira les nuages. »

Je fis le tour des voitures en tendant mon casque, puis partageai les gains entre Nolan, Van Eyck et Manuel. Ils restaient debout dans la clarté déclinante du crépuscule, les billets à la main, les yeux fixés sur l’autoroute.

Leonora Chanel descendit de la Limousine et alla se promener dans l’étendue déserte. Ses cheveux blancs, sa mince silhouette et son manteau de cobra apparaissaient et disparaissaient tour à tour derrière les dunes tandis qu’elle errait à pas lents. Des raies des sables s’élevaient autour d’elle, dérangées par les mouvements discontinus de ce fantasme ambulant surgit d’un après-midi torride. Sans se soucier de leurs aiguillons qui menaçaient ses jambes, elle marchait tête haute, les yeux fixés sur notre bestiaire aérien qui se dissolvait dans le ciel et sur la tête de mort qui, en se dirigeant vers Lagune Ouest, avait perdu de sa blancheur.

Le jour où, pour la première fois, je la vis suivre les exploits des sculpteurs de nuages, je ne savais que penser de Leonora Chanel. Fille d’un des financiers les plus riches du monde et veuve d’un timide aristocrate de Monaco, le comte Louis Chanel, elle avait hérité aussi bien de son mari que de son père. Le comte étant mort à Cap Ferrât dans des circonstances mystérieuses que n’éclaircissait pas la thèse officielle du suicide, Leonora était devenue une héroïne de l’actualité et une cible des commérages. Elle avait alors cherché son salut dans la fuite et, depuis, faisait inlassablement le tour du monde, de Palm Springs à Séville et de Séville à Mykonos, ou de sa villa fortifiée de Tanger à sa vaste demeure perdue dans les neiges des Alpes, au-dessus de Pontresina.

Pendant ces années d’exil parurent dans des journaux ou des hebdomadaires diverses photographies qui révélèrent peu à peu certains aspects de sa personnalité. On vit Leonora en Espagne visitant d’un air morose une fondation pieuse en compagnie de la duchesse d’Albe ; on la vit à Port Lligat dans la villa de Dali, assise sur une terrasse avec Soraya et quelques autres célébrités, le visage fermé, ses yeux scintillants posés sur les flots de diamant de la Costa Brava.

Elle jouait donc les Greta Garbo avec une affectation excessive, se sentant toujours soupçonnée d’avoir été pour, quelque chose dans la mort de son mari. Le comte avait été un play-boy plein de réserve. Il ne pilotait son avion personnel que pour se rendre sur divers sites archéologiques du Péloponnèse et il n’avait qu’une seule maîtresse, une jeune et belle organiste libanaise qui passait pour une des meilleures interprètes de Bach. Nul ne sut jamais pourquoi cet homme agréable et discret avait mis fin volontairement à ses jours. Un portrait mutilé de Leonora auquel il travaillait fut accidentellement détruit pendant l’enquête judiciaire : cette pièce qui promettait d’être sensationnelle ne put être produite à l’audience. Peut-être le tableau révélait-il certaines tendances de Leonora qu’elle préférait ne pas connaître.

Lorsqu’une semaine plus tard je me rendis à Lagune Ouest pour préparer la première garden-party, je comprenais parfaitement que Leonora Chanel eût été attirée par Vermilion Sands, cette bizarre station touristique ancrée dans les sables, avec sa léthargie, son mal des plages et ses perspectives changeantes. Tout au long de la route que je parcourais, des sculptures soniques plantées sans ordre sur la plage chantaient leur mélopée. La silice fondue de la surface du lac formait un immense miroir irisé qui reflétait des couleurs plus vives encore que le cinabre et le rose cyclamen de nos planeurs. Pilotés par Nolan, Van Eyck et Petit Manuel, ils volaient au-dessus du lac comme de capricieuses libellules.

Nous pénétrions dans un paysage embrasé. A cinq cents mètres, les corniches aiguës du pavillon faisaient saillie dans l’air vif, déformées, semblait-il, par quelque distorsion de l’espace et du temps. Derrière la maison d’été s’élevait une vaste mesa, semblable à un volcan usé portant sur ses épaules les courants thermiques qui montaient du lac surchauffé.

Je poursuivis ma route vers la villa, tout en enviant à Nolan et à Petit Manuel ces redoutables courants ascendants qui dépassaient en violence tous ceux que nous avions connus autour de Corail D. Bientôt la brume se leva sur la plage et je vis les nuages.

Ils étaient accrochés à quelque cinquante mètres au-dessus de la mesa, déformés comme les oreillers d’un géant insomniaque. Des colonnes d’air les crevaient en bouillonnant avec autant de force qu’un liquide dans un chaudron. Ce n’étaient pas les paisibles cumulus de Corail D mais des nimbus orageux, des masses instables d’air surchauffé capables a’élever un avion de trois cents mètres en quelques secondes. Leurs bords étaient noirs par endroits et leurs flancs creusés de vallées et de ravins. Ils passèrent au-dessus de la villa, que la brume protégeait de la chaleur venue du lac, et commencèrent à se dissoudre au gré des vents qui soufflaient avec violence.

Je m’engageai dans l’allée derrière une camionnette chargée d’un matériel de « son et lumière », tandis qu’une douzaine de domestiques alignaient des chaises de jardin sur la terrasse et déployaient un auvent.

Béatrice Lafferty s’avança à ma rencontre. « Commandant Parker, voilà les nuages que nous vous avions promis. »

Je levai de nouveau les yeux vers les masses sombres et changeantes qui pendaient comme des linceuls au-dessus de la blanche villa. « Des nuages, Beatrice ? Ce sont des tigres, des tigres ailés. Nous sommes des manucures de l’air et non des dompteurs de dragons.

— Rassurez-voüs, on ne vous demande rien d’autre qu’un travail de manucure. » Elle ajouta en me regardant de biais : « Vos hommes ont bien compris, n’est-ce pas, qu’ils n’auront qu’un seul modèle ?

— Vous voulez dire Miss Chanel ? Ils le savent. » Je lui pris le bras et nous nous dirigeâmes vers le balcon qui dominait le lac. « Les riches ont toujours aimé faire exécuter leur image. Après tout, qu’importe le matériau ? Ils peuvent bien choisir le marbre ou le bronze, le plasma ou les nuages. On a toujours trop négligé l’art du portrait.

— Pas ici, en tout cas. » Elle se tut, le temps de laisser passer un maître d’hôtel aux bras chargés de serviettes. « Faire exécuter son portrait dans l’air et le soleil ! On pourrait soupçonner quelque vanité dans cette conduite, ou pire encore.

— Vous êtes très mystérieuse. Que voulez-vous dire ? »

Elle me fit un clin d’œil. « Je vous répondrai dans un mois, à l’expiration de mon contrat. Mais soyons sérieux : à quelle heure vos hommes doivent-ils arriver ?

— Ils sont déjà là. » Je lui montrai, entourés de masses cotonneuses qui allaient se dissoudre dans la brume, les trois planeurs qui glissaient au-dessus du lac dans l’air surchauffé. Ils suivaient vers le quai un yacht des sables, dont les pneus soulevaient es nuages de poussière rouge cerise. Derrière le pilote était assise Leonora Chanel, vêtue d’un pantalon et d’une jaquette en alligator jaune et coiffée d’une toque de raphia noire qui dissimulait ses cheveux blancs.

Tandis que le pilote amarrait son bâtiment, Van Eyck et Petit Manuel improvisèrent un numéro et se mirent à tailler les petits nuages cotonneux qui passaient à cent mètres au-dessus du lac. Van Eyck sculpta une orchidée, puis un cœur et des lèvres, cependant que Manuel façonnait une tête de perruche, deux souris identiques et les initiales « L. C. ». Effleurant parfois de leurs ailes la surface du lac, ils plongeaient autour de Leonora qui, debout sur le quai, saluait poliment de la main chaque esquisse. Lorsqu’ils se posèrent, Leonora attendit que Nolan sculptât à son tour un nuage ; mais il se contenta de tourner autour du lac, devant elle, comme un oiseau blessé. Je m’aperçus bientôt que l’étrange châtelaine de Lagune Ouest avait perdu conscience de tout ce qui l’entourait et qu’elle était tombée dans une profonde rêverie, les yeux fixés sur Nolan. Dans les déserts d’ombre de ses yeux éteints passaient des souvenirs, comme des caravelles sans voiles.

Au début de la soirée, Beatrice Lafferty me fit entrer dans la villa par la porte-fenêtre de la bibliothèque. Tandis que Leonora, vêtue à présent d’une robe d’organdi sertie de saphirs qui laissait à de longs colliers le soin de dissimuler les seins, accueillait ses invités sur la terrasse, je dénombrai les portraits dont la demeure était pleine : il y en avait plus de vingt, comprenant aussi bien des tableaux académiques et mondains dus à Annigoni ou au Président de l’Académie Royale que d’étranges études psychologiques, signées Dali et Francis Bacon, qui ornaient le bar et la salle à manger. Partout, entre les demi-colonnes de marbre, dans les miniatures dorées qui ornaient les manteaux de cheminée, et même sur le mur de l’escalier, s’offrait aux regards le même visage hautain et beau. Ce narcissisme colossal semblait être le dernier refuge de Leonora Chanel, la seule retraite possible pour cette âme errante qui fuyait le monde.

Enfin nous trouvâmes, sur un grand chevalet de l’atelier qui occupait le dernier étage, un portrait à peine verni. L’artiste avait délibérément eu recours au bleu anglais et aux teintes sentimentales des portraitistes à la mode, mais sous ce fard Leonora était représentée comme une Médée cadavérique : la peau tendue au-dessous de la joue, très droite, les traits anguleux et la bouche déformée lui donnaient l’aspect figé et cireux d’une morte.

Je baissai les yeux sur la signature. « Nolan ! Mon Dieu, étiez-vous ici quand il a peint cela ?

— Le portrait était achevé lorsque je suis arrivée, il y a deux mois. Elle a refusé de le faire encadrer.

— Ce n’est pas étonnant. » J’allai à la fenêtre et jetai un coup d’œil aux stores qui dissimulaient les chambres à coucher. « Nolan est venu sous ce toit. Il était le propriétaire de l’atelier qui tombe en ruine près de Corail D.

— Mais pourquoi Leonora le rappellerait-elle ? Ils doivent avoir…

— Je connais Leonora Chanel mieux que vous, Beatrice. Elle veut lui faire recommencer son portrait, mais aux dimensions du ciel, cette fois. »

Nous sortîmes de la bibliothèque et, laissant de côté les cocktails et les petits fours, nous nous dirigeâmes vers l’endroit où Leonora accueillait ses invités. Nolan, en costume de daim blanc, se tenait debout à ses côtés. De temps à autre il lui jetait un regard de biais, comme pour profiter de toutes les occasions où cette femme monstrueusement égoïste donnait libre cours à son humour macabre. Leonora se cramponnait à son bras. Ses yeux ornés de diamants me faisaient penser à quelque prêtresse primitive, et sous la parure de colliers ses seins étaient comme des serpents prêts à mordre.

Van Eyck se présenta à la maîtresse de maison en s’inclinant plus bas qu’il n’était nécessaire, suivi de Petit Manuel qui se faufilait, mal à l’aise, parmi les hommes en smoking.

A sa vue Leonora eut un rictus de dégoût, puis elle jeta un coup d’œil au plâtre qui m’emprisonnait le pied. « Nolan, vous vous entourez d’éclopés. Votre nain a-t-il aussi l’intention de voler ? »

Petit Manuel leva vers elle des yeux qui ressemblaient à des fleurs piétinées.

Le spectacle commença une heure plus tard. Les nuages striés de noir étaient éclairés par le soleil qui se couchait derrière la mesa, et des cirrus fantomatiques formaient le cadre doré des futurs portraits. Le planeur de Van Eyck s’éleva en spirale à la rencontre du premier nuage, tour à tour perdant de la vitesse et reprenant son ascension au gré des courants qui le poussaient avec violence.

Les invités assis sur la terrasse applaudirent à tout rompre lorsque les pommettes apparurent, inertes et satinées comme de l’écume. Cinq minutes plus tard, tandis que Van Eyck piquait vers le lac, je vis qu’il s’était surpassé. Illuminé par les projecteurs et accompagné de l’ouverture de Tristan qui, répercutée par haut-parleur sur les flancs de la mesa, était sans doute destinée à enfler encore plus cette immense baudruche, le portrait de Leonora passa au-dessus de nos têtes en répandant une pluie fine. La chance voulut qu’il ne se déformât qu’au-dessus du lac. Il se désintégra alors dans l’air du soir, comme s’il était déchiqueté et chassé du ciel par quelque main irritée.

Petit Manuel prit l’air à son tour et s’attaqua à un nuage strié de noir, comme un jeune sot abordant une matrone acariâtre. Il se laissa porter un moment par les courants, paraissant ne pas savoir quelle forme donner à l’imprévisible colonne de vapeur, puis entreprit de découper les contours approximatifs d’une tête de femme. Je ne l’avais jamais vu aussi nerveux. A peine eut-il fini que des applaudissements crépitèrent de nouveau, bientôt suivis de rires et d’exclamations ironiques.

Le nuage sculpté, conçu comme un portrait plutôt flatteur de Leonora, commençait à basculer, roulant sur lui-même dans l’air violemment agité. La mâchoire s’allongea, le sourire glacé devint idiot. Moins d’une minute plus tard, la tête géante de Leonora Chanel était sens dessus dessous.

J’ordonnai discrètement qu’on éteignît les projecteurs, et l’attention des spectateurs se reporta sur le planeur aux ailes noires de Nolan qui commençait à s’élever vers le nuage voisin. Des fragments cotonneux tombèrent vers nous en se dissolvant peu à peu, tandis que le jour baissait et que l’iodure vaporisé nous dissimulait l’ouvrage de Nolan. Lorsque le portrait émergea, je constatai avec surprise qu’il avait toutes les apparences de la vie. Il y eut un tonnerre d’applaudissements, quelques mesures de Tannhauser, et les projecteurs illuminèrent le visage aux traits fins. Debout au milieu de ses invités, Leonora leva son verre et salua le planeur.

Intrigué par l’inhabituelle générosité de Nolan, je regardai avec plus d’attention le visage rayonnant et ne compris qu’alors l’intention de l’artiste. Le portrait n’était que trop ressemblant : le pli amer de la bouche, le menton relevé pour mettre la nuque en valeur, la peau tendue au-dessous de la joue droite, tout ce que j’avais déjà vu dans le tableau de l’atelier figurait également, avec une ironie cruelle, dans le nuage sculpté.

Entourée d’invités, Leonora recevait leurs félicitations sans les entendre. Les yeux levés vers son portrait qui commençait à se dissoudre au-dessus du lac, elle le voyait pour la première fois. Le sang lui monta au visage.

Mais bientôt les explosions roses et bleues d’un feu d’artifice tiré de la plage effacèrent l’équivoque représentation.

Peu avant l’aube, j’allai avec Beatrice faire un tour sur la plage parmi les débris de fusées et les roues à feu. Quelques lampes restées allumées perçaient les ténèbres de la terrasse déserte et éclairaient les chaises vides. A peine commencions-nous à descendre les marches qu’un cri de femme retentit quelque part au-dessus de nous, suivi d’un bruit de verre brisé. Quelqu’un donna un coup de pied dans une porte-fenêtre et un homme brun vêtu de blanc se mit à courir entre les tables.

Tandis que Nolan disparaissait dans l’allée, Leonora Chanel sortit de la villa et se dirigea vers le centre de la terrasse. Tout en regardant les nuages noirs qui dominaient la mesa, elle ôta d’un geste brusque les bijoux qui entouraient ses yeux. Ils tombèrent à ses pieds, scintillant sur le carrelage. Puis la silhouette voûtée de Petit Manuel jaillit de l’ombre du kiosque à musique et mon compagnon s’enfuit sur ses jambes torses.

Il y eut un bruit de moteur près des grilles et Leonora retourna à pas lents vers la villa, en regardant son reflet brisé dans la vitre de la porte-fenêtre. Elle s’arrêta en voyant un homme grand et blond, aux yeux ardents, sortir de l’ombre des sculptures soniques qui faisaient face à la bibliothèque. Dérangées par le bruit, les sculptures avaient commencé à gémir, puis, tandis que Van Eyck s’avançait vers Leonora, elles se mirent à chanter au rythme lent de ses pas.

Les sculpteurs de nuages de Corail D devaient donner le lendemain leur dernière représentation. Pendant tout l’après-midi, avant l’arrivée des invités, il n’y eut au-dessus du lac qu’une faible lumière. Une armada de nimbus orageux se massa derrière la mesa, de sorte que le spectacle risquait fort d’être annulé.

Van Eyck était avec Leonora. Quand j’arrivai, Beatrice Lafferty regardait leur yacht des sables osciller sur le lac, fouetté par les coups de vent.

« Ni Nolan ni Petit Manuel n’ont donné signe de vie, me dit-elle. Et les invités arriveront dans trois heures. »

Je la pris par le bras. « La garden-party est déjà terminée. Quand vous serez libérée de vos obligations, Bea, venez donc vivre avec moi à Corail D. Je vous apprendrai à sculpter les nuages. »

Van Eyck et Leonora revinrent à terre une demi-heure plus tard. Van Eyck me regarda droit dans les yeux en passant devant moi. Leonora se cramponnait à son bras ; les bijoux dont elle ornait ses yeux le jour, scintillaient étrangement, projetant des reflets sur la terrasse.

Vers huit heures, quand les premiers invités firent leur apparition, Nolan et Petit Manuel n’étaient toujours pas arrivés. Des lampes illuminaient la terrasse et l’air du soir était doux, mais des nuages d’orage glissaient au-dessus de nos têtes comme des géants inquiets. Quand j’allai voir les planeurs au sommet de la colline où ils étaient amarrés, leurs ailes frissonnaient dans le vent.

Charles Van Eyck n’avait pas pris l’air depuis une minute, nain écrasé par un immense amoncellement de nimbus, que son planeur tombait en vrille vers le sol, jeté à bas par les courants furieux. Il redressa son appareil à cinquante mètres de la villa, fit un détour par le lac, loin de la masse imposante de nuages, et recommença sa tentative. Sous les yeux de Leonora et de ses invités, le planeur fut repoussé avec violence dans une explosion de vapeur, puis tomba vers le lac, une aile brisée.

Je me dirigeai vers Leonora. Près d’elle, sur le balcon, se tenaient Nolan et Petit Manuel, les yeux fixés sur Van Eyck qui s’extirpait de son cockpit à trois cents mètres de là.

« Pourquoi vous êtes-vous donné la peine de venir ? demandai-je à Nolan. Ne me dites pas que vous avez l’intention de voler. »

Sans enlever les mains de ses poches, Nolan se pencha sur le garde-fou. « Je n’en ai pas l’intention, en effet, et c’est pourquoi je suis ici. »

Leonora portait une robe de soirée en plumes de paon qui formait une immense traîne dont les centaines d’yeux luisaient dans l’air orageux et revêtaient son corps de flammes bleues.

« Miss Chanel, les nuages sont comme fous, dis-je en manière d’excuse. Un orage se prépare. »

Elle me dévisagea, les yeux hagards. « N’est-ce pas votre métier de courir des risques ? » Elle désigna d’un geste large les nimbus qui tournoyaient au-dessus de nos têtes. « Pour de pareils nuages, il me faut un Michel-Ange du ciel… Qu’en dit Nolan ? A-t-il trop peur, lui aussi ? »

Quand elle cria son nom, Nolan la regarda d’un air stupéfait, puis nous tourna le dos. Au-dessus de Lagune Ouest l’éclairage avait changé. Une moitié du lac était à présent couverte d’un voile sombre.

Je me sentis tiré par la manche. Petit Manuel leva vers moi ses yeux d’enfant malin. « Raymond, je veux y aller. Laissez-moi prendre le planeur.

— Manuel, pour l’amour de Dieu ! Vous allez vous…»

Il partit comme une flèche entre les chaises dorées. Leonora fronça les sourcils quand il lui prit le poignet.

« Miss Chanel…» Sa bouche déformée essayait de dessiner un sourire encourageant. « Je vais sculpter pour vous. Un gros nuage d’orage, tout de suite. »

Elle dévisagea avec un certain dégoût ce petit bossu excité qui, debout près de sa traîne en plumes de paon, lui faisait les yeux doux. Van Eyck avait abandonné son planeur fracassé et revenait en boitant sur la plage. Je compris que, d’une certaine façon, Manuel voulait se mesurer à lui.

Leonora fit la grimace, comme si elle avait avalé quelque liquide empoisonné. « Commandant Parker, dites-lui de…» Elle s’interrompit pour jeter un coup d’œil à l’énorme nuage noir qui tourbillonnait au-dessus de la mesa, comme jailli des entrailles d’un volcan. « Attendez ! Voyons ce qu’est capable de faire notre petit estropié ! » Elle se tourna vers Manuel avec un sourire qui fit étinceler ses dents. « Eh bien, allez-y. Montrez-nous comment vous sculptez les tourbillons. »

Toutes les lignes de son visage formaient une géométrie meurtrière.

Nolan traversa la terrasse en courant, piétinant au passage les plumes de paon de Leonora qui riait à gorge déployée. Nous essayâmes d’arrêter Manuel, mais il atteignit avant nous le sommet de la colline. Piqué par les sarcasmes de Leonora, il disparut en bondissant sur les rochers dans une demi-obscurité. Un petit groupe de spectateurs se forma sur la terrasse.

Le planeur jaune et orangé prit son essor et s’éleva droit vers le nuage d’orage. A vingt mètres des noirs tourbillons, il fut dangereusement secoué par les coups de vent, mais Manuel parvint à plonger dans la masse obscure et commença à la découper. De noires gouttes de pluie tombèrent à nos pieds sur la terrasse.

Un visage de femme apparut, dont les yeux brillants et sataniques étaient figurés par de profondes ouvertures et la bouche par une large tache sombre. Nolan, qui avait pris place à bord de son planeur et s’élevait au-dessus du lac, poussa un cri pour alerter son compagnon, mais une seconde plus tard l’appareil de Petit Manuel fut happé par un puissant courant ascendant et ballotté plus haut que le nuage. Se débattant contre la folie des vents, Manuel perdit de l’altitude et se dirigea de nouveau vers l’immense visage qui soudain s’ouvrit, fit un bond en avant et engloutit le planeur.

Dans le plus grand silence, nous regardâmes la carcasse disloquée de l’appareil tournoyer au centre du nuage. Le visage passa au-dessus de nous, parsemé des débris du fuselage et des ailes, et il commença à se dissoudre. Quand il atteignit le lac, les traits se déformèrent, la bouche fut arrachée, un œil explosa. Un dernier coup de vent anéantit le reste.

Les débris du planeur de Petit Manuel tombèrent dans l’air scintillant.

Avec Beatrice Lafferty, j’allai chercher le corps de Manuel de l’autre côté du lac. Le spectacle de cette mort et l’explosion du portrait de leur hôtesse commençaient à faire fuir les invités. En quelques minutes, l’allée se remplit de voitures. Debout à côté de Van Eyck au milieu des tables abandonnées, Leonora les regardait partir.

Beatrice et moi restions silencieux. Les restes du planeur fracassé, morceaux de toile, lattes brisées et cordages emmêlés, étaient dispersés sur le sable vitrifié. A plusieurs mètres du cockpit je trouvai le cadavre de Petit Manuel, recroquevillé, trempé de pluie, semblable à un singe noyé.

Je le portai à bord du yacht des sables.

« Raymond ! » Beatrice me montrait du doigt le rivage. Des nuages d’orage s’étaient massés sur toute l’étendue du lac et les premiers éclairs jaillissaient du côté des collines, derrière la mesa ; dans l’air électrisé la villa avait perdu son éclat. A moins d’un kilomètre un cyclone descendait la vallée en tournoyant vers le lac.

Les premières rafales nous frappèrent. Beatrice se mit à crier de nouveau : « Raymond ! Nolan se dirige droit sur lui ! »

Je vis alors le planeur aux ailes noires tourner sous la sombre corolle du cyclone et Nolan chevaucher des tourbillons de vent. Ses ailes tenaient bon. Soudain, tel un poisson-pilote, il s’enfonça dans l’entonnoir comme pour diriger le cyclone vers la villa de Leonora.

Je le perdis de vue vingt secondes plus tard, quand il heurta la maison. L’air sombre parut exploser au-dessus de la villa, qui devint la proie d’un, tourbillon centrifuge de verre brisé et de chaises fracassées. J’abandonnai le yacht en courant, suivi de Beatrice, et nous nous allongeâmes dans un repli de sable vitrifié. Tandis que le cyclone s’éloignait dans le ciel orageux, un grain noir resta suspendu au-dessus de la villa, dont il projetait de temps à autre des débris dans les airs. Des lambeaux d’étoffe et des plumes de paon voltigèrent autour de nous.

Nous attendîmes une demi-heure avant de nous approcher de la villa. Des centaines de verres brisés et de chaises en miettes jonchaient la terrasse. Tout d’abord je ne vis pas trace de Leonora, bien que son visage fût partout représenté et que ses portraits lacérés couvrissent le carrelage trempé de pluie. Un fragment de sourire porté par le vent vint en tourbillonnant s’enrouler autour de ma jambe.

Le cadavre de Leonora gisait parmi les tables renversées près du kiosque à musique, à demi enroulé dans une toile tachée de sang. Son visage ressemblait à présent au nuage d’orage que Manuel avait tenté de sculpter.

Nous trouvâmes Van Eyck sous l’auvent abattu. Il était pendu par le cou à un enchevêtrement de fils électriques et des ampoules faisaient un nœud coulant autour de son visage exsangue. Le courant passait par intermittence et illuminait ses yeux exorbités.

Je m’appuyai sur la Rolls retournée et pris Beatrice par les épaules. « Il n’y a pas trace de Nolan, et je ne vois pas les débris de son planeur.

— Le malheureux. C’est lui qui a dirigé le cyclone sur la villa, Raymond. Il avait réussi à le contrôler. »

Je traversai la terrasse et recouvris en silence le cadavre de Leonora avec les toiles déchiquetées qui la représentaient.

Beatrice Lafferty vint vivre avec moi dans l’atelier de Nolan, près de Corail D. De Nolan nous n’entendîmes plus parler, et nous ne montâmes plus jamais à bord des planeurs. Les nuages transportent trop de souvenirs avec eux.

Il y a trois mois, un homme qui avait vu les appareils abandonnés devant le hangar s’est arrêté près de Corail D pour venir à notre rencontre. Il a prétendu avoir aperçu un homme pilotant un planeur très haut au-dessus de Vermilion Sands, occupé à façonner des strato-cirrus auxquels il donnait l’aspect de bijoux ou de visages d’enfant. Une fois même on avait remarqué la tête d’un nain.

Il est possible, à la réflexion, qu’il s’agisse de Nolan. Peut-être a-t-il réussi à échapper au cyclone. Le soir je m’assieds avec Beatrice au milieu des sculptures soniques et nous les écoutons chanter tandis que les nuages du beau temps s’élèvent au-dessus de Corail D, et nous attendons que revienne, poussé par le vent dans son planeur aux ailes noires (mais elles sont peut-être maintenant rose bonbon), celui qui façonnera pour nous des hippocampes et des licornes, des nains, des bijoux et des visages d’enfant.

 

The Cloud-Sculptors of Coral D.

 

© J.G. Ballard, 1967.

© Éditions Opta, pour la traduction.