LES COLPORTEURS DE SOUFFRANCE
par Robert Silverberg
La télévision sensitive, on vient de le voir, est le spectacle absolu. Qu’elle retransmette les jouissances ou les souffrances, il en ressort toujours une jouissance… esthétique. Et le spectateur est ainsi fait qu’il aime vivre (et au besoin mourir) par procuration. Même s’il n’obtient que des simulacres, il demande du réel, encore du réel, toujours du réel. Et le système le lui fournit volontiers : peu importe que l’humanité soit transparente, pourvu que le pouvoir soit caché. Quant aux victimes, l’essentiel est qu’elles soient consentantes – ou qu’on le soit pour elles. Ce n’est peut-être pas tout à fait conforme à la loi, mais c’est conforme au droit privé. Et la morale ? Eh bien, vous connaissez l’histoire du trompeur trompé. Cette nouvelle, où Silverberg adopte le ton Galaxy, a peut-être inspiré La Mort en direct.
LE télévisiophone bourdonna. Northrop poussa la fiche et entendit Maurilio qui disait : « Nous avons une gangrène, patron. Ils l’amputent ce soir. »
Le pouls de Northrop s’accéléra à l’idée d’agir.
« A combien se monte la facture ? questionna-t-il.
— Cinq mille pour tous les droits.
— Sans anesthésie ?
— Si. J’ai essayé mais ça n’a pas marché.
— Qu’avez-vous offert ?
— Dix mille. Rien à faire. »
Northrop soupira.
« Je vais être obligé de m’en occuper moi-même. Où est le malade ?
— A l’hôpital de Clinton. Dans une salle. »
Northrop leva lourdement les sourcils et foudroya l’écran.
« Dans une salle ? clama-t-il d’une voix tonnante. Et vous n’avez pas obtenu leur accord ? »
Maurillo parût se recroqueviller.
« C’est la famille, patron. Ils sont butés. Le vieux bonhomme avait l’air de s’en moquer, mais la famille…
— Bon. Restez là-bas. Je viens régler l’affaire moi-même, » dit Northrop d’une voix brève.
Il coupa la communication et prit dans son bureau deux formules en blanc, pour le cas où la famille se déciderait. La gangrène, c’est la gangrène, mais dix billets sont bons à prendre. Et les affaires sont les affaires. Les chaînes de T.V. réclamaient des programmes à cor et à cri : il devait leur en fournir ou démissionner.
Il appuya sur le bouton de l’auto-secrétaire.
« Je veux ma voiture dans trente secondes : sortie South Street.
— Oui, Mr. Northrop.
— Si quelqu’un me demande d’ici une demi-heure, enregistrez. Je vais au Clinton General Hos-pital, mais je ne veux pas qu’on m’y appelle.
— Bien, Mr. Northrop.
— Si Rayfield me téléphone de la T.V., dites-lui que je vais avoir quelque chose d’épatant. Dites-lui… oh ! zut, dites-lui que je le rappellerai dans une heure. C’est tout.
— Bien, Mr. Northrop. »
Northrop regarda l’appareil d’un air renfrogné et quitta son bureau. Le descenseur lui fit franchir 40 étages en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Sa voiture attendait selon ses ordres, une longue Frontenax 08, étincelante, à toit en dôme. A l’épreuve des balles, bien entendu. Les producteurs de T.V. étaient exposés aux attaques des loufoques.
Il s’adossa confortablement au siège garni de velours. La voiture lui demanda où il allait, et il répondit. Puis il dit :
« Prenons une pilule énergétique. »
Une pilule jaillit du distributeur devant lui. Il l’avala. Maurillo, tu me rends malade, pensa-t-il. Pourquoi est-tu incapable de traiter une affaire sans moi ? Ne serait-ce qu’une fois ?
Mentalement, il prit note. Il faudrait renvoyer Maurillo.
* *
*
L’hôpital était ancien. Il était installé dans une de ces monstruosités architecturales en verre vert, si répandues une soixantaine d’années plus tôt, un immeuble à revêtement en plaques, sans caractère ni grâce.
La porte principale s’écarta automatiquement devant Northrop. L’odeur familière d’hôpital assaillit ses narines. Bien des gens la trouvaient déplaisante, mais ce n’était pas l’avis de Northrop. Pour lui, c’était une odeur de dollars.
L’hôpital était si vieux qu’il avait encore des infirmières et des garçons de salle. Oh ! des quantités de robots s’affairaient dans les couloirs, mais çà et là une infirmière d’un certain âge, se cramponnant béatement à son poste, poussait un chariot, ou un garçon de salle branlant du chef maniait un balai. Lors de ses débuts à la T.V., Northrop avait fait un documentaire sur ces fossiles vivants des couloirs hospitaliers. Son film avait obtenu une récompense. Il se rappelait ses fondus enchaînés des infirmières à la face bouffie sur les robots étincelants, sa présentation vivante de l’inhumanité des nouveaux hôpitaux. Il y avait longtemps que Northrop n’avait pas réalisé un document pareil. Maintenant, c’est une autre sorte de spectacle qui était à l’ordre du jour, depuis qu’on disposait des amplificateurs d’ondes mentales et que la télévision médicale était devenue un art.
Un robot le conduisit à la salle 7. Maurillo l’y attendait. C’était un petit homme sautillant, qui ne sautillait guère à présent. Il savait qu’il avait cafouillé. Maurillo sourit à Northrop, d’un sourire jaune, et dit :
« Vous êtes venu bigrement vite, patron !
— Combien de temps faudrait-il à la concurrence pour nous damer le pion ? rétorqua Northrop. Où est le malade ?
— Tout au fond. Vous voyez ce rideau ? Je l’ai fait installer. Pour me mettre bien avec les héritiers. Les parents, je veux dire.
— Expliquez-moi l’affaire, dit Northrop. Qui s’en occupe ?
— Le fils aîné, Harry. Méfiez-vous-en. Il est avare.
— Qui ne l’est pas ? » soupira Northrop.
Ils arrivaient près du rideau. Maurillo l’écarta. D’un bout à l’autre de la longue salle, des malades s’agitaient. Des sujets en puissance pour des émissions, tous, pensa Northrop. Le monde était plein de maladies si différentes – et une maladie se greffait sur une autre.
Il franchit le rideau. Un homme gisait sur le lit, les traits tirés, hâve, son visage creux et verdi mangé par la barbe. Un robot était près du lit, avec un tube intraveineux qui courait sous les couvertures.
Le malade paraissait avoir au moins quatre-vingt-dix ans. En retranchant dix ans pour les effets de la maladie, il était encore vieux, songea Northrop.
Il fit face à la famille.
Ils étaient huit : cinq femmes allant d’un âge moyen à l’adolescence, trois hommes, le plus âgé ayant environ cinquante ans, les deux autres la quarantaine passée. Fils, belles-filles et petites-filles, supposa Northrop.
Il dit d’un ton grave :
« Je sais quel terrible drame c’est pour vous tous. Un homme dans la force de l’âge – chef d’une famille heureuse…» Northrop jeta un coup d’œil au malade. « Mais je sais qu’il s’en tirera. Je vois qu’il a de la résistance. »
L’aîné des parents dit :
« Je suis Harry Gardner, son fils. Vous êtes de la T.V. ?
— Je suis le producteur, répondit Northrop. Je ne viens généralement pas moi-même, mais mon assistant m’a dit de quel grand cas humain il s’agissait, quel homme courageux était votre père…»
L’homme dans le lit continuait à dormir. Il avait l’air en piteux état.
Harry Gardner dit :
« Nous avons signé un accord. Cinq mille dollars. Nous ne l’aurions pas fait s’il n’y avait pas les notes d’hôpital. Elles sont ruineuses.
— Je comprends parfaitement, répliqua Northrop de son ton le plus onctueux. C’est pourquoi nous sommes prêts à augmenter notre offre. Nous connaissons très bien les effets désastreux d’une hospitalisation pour une petite famille, même de nos jours, en ces temps de protection sociale. Nous pouvons donc proposer…
— Non ! Il faut l’anesthésier ! » C’était une des filles, une femme dodue, terne, avec des lèvres minces et décolorées. « Nous ne vous laisserons pas le faire souffrir. »
Northrop sourit.
« Ce serait très bref. Croyez-moi. Nous commencerons l’anesthésie aussitôt après l’amputation. Permettez-nous seulement de capter cet unique instant de…
— Ce n’est pas bien ! Il est vieux. On doit lui donner ce qu’il y a de mieux comme soins. La souffrance pourrait le tuer !
— Au contraire, répondit Northrop d’un air dégagé. Les études scientifiques ont démontré que la douleur est souvent bénéfique dans les cas d’amputation. Elle provoque un blocage nerveux, voyez-vous, qui cause une espèce d’anesthésie, sans les effets secondaires néfastes de la chimiothérapie. Et une fois que les facteurs de danger sont maîtrisés, on peut faire intervenir le processus anesthésique normal. En outre…» Il aspira une grande bouffée d’air et débita le boniment qui devait emporter le morceau : « Avec la somme supplémentaire que nous fournirons, vous pourrez procurer à votre cher parent les soins médicaux les plus raffinés. Il n’y aura pas de raison de lésiner. »
Des regards circonspects furent échangés. Puis Harry Gardner dit :
« Combien offrez-vous pour ces soins médicaux les plus raffinés ?
— Puis-je voir la jambe ? » demanda Northrop.
La couverture fut tirée. Northrop regarda.
C’était un cas désespéré. Northrop n’était pas médecin, mais il avait travaillé dans ce milieu depuis cinq ans et cela suffisait à lui donner une expérience suffisante dans le domaine pour en juger. Il savait que le vieillard était mal en point. A l’origine, il y avait eu brûlure profonde en haut du mollet, probablement soignée de façon primitive. Puis, avec une joyeuse insouciance prolétarienne, la famille avait laissé la plaie s’infecter jusqu’à ce que la gangrène s’y mette.
Maintenant, la jambe était noircie, brillante et enflée depuis la moitié du mollet jusqu’à l’extrémité des orteils. Tout semblait mou. Northrop eut l’impression qu’il n’avait qu’à tirer sur les doigts pour les arracher.
Le malade ne survivrait pas.
Avec ou sans amputation, il était à présent pourri jusqu’à la moelle. Si le choc de l’amputation ne le tuait pas, il mourrait d’épuisement général.
C’était un cas excellent pour le programme. Tout à fait le genre de souffrance à vous retourner l’estomac dont les millions de téléspectateurs étaient si friands.
Northrop releva la tête et dit :
« Quinze mille si vous laissez un chirurgien mandaté par nous opérer selon nos conditions. Nous réglerons en outre les honoraires du chirurgien.
— Eh bien…
— Et nous assumerons également tous les frais de convalescence de votre père, ajouta Northrop d’une voix égale. Même s’il reste six mois à l’hôpital, nous paierons jusqu’au dernier centime, indépendamment du cachet qui vous sera remis. »
C’était dans la poche. Il voyait la cupidité briller dans leurs yeux. Ils étaient menacés d’une avalanche de dettes. Il offrait de les sauver de la faillite ; et était-ce vraiment si important que le vieillard soit sous anesthésie quand on lui couperait la jambe ? Allons donc, il était déjà à peu près inconscient. Il ne sentirait pratiquement rien. Non, rien du tout.
Northrop présenta les documents, les formules d’acceptation, les contrats pour l’ensemble de l’affaire y compris les émissions en Amérique latine, les bons de caisse, tout le bataclan. Il expédia Maurillo à la recherche d’une secrétaire et, quelques instants après, un robot étincelant faisait le nécessaire.
« Si vous voulez bien signer ici, Mr. Gardner…»
Northrop tendit la plume au fils aîné. L’affaire était conclue.
« Nous opérerons ce soir, dit Northrop. Je vais envoyer immédiatement notre chirurgien. Un de nos meilleurs spécialistes. Nous donnerons à votre père les soins qu’il mérite. »
Il empocha les documents.
C’était fini. Peu-être était-il barbare d’opérer un vieillard de cette façon, pensa Northrop. Mais il n’en était pas responsable, après tout. Il ne faisait que donner au public ce que ce dernier réclamait. Ce que le public voulait, c’était du super-réalisme : sang qui gicle et nerfs à vif.
Et quelle importance pour le vieillard en réalité ? Tous les médecins expérimentés auraient dit qu’il était condamné. L’opération ne le sauverait pas. L’anesthésie ne le sauverait pas. Si la gangrène ne le tuait pas, le choc post-opératoire s’en chargerait. Au pire, il souffrirait quelques minutes sous le scalpel… mais au moins sa famille serait-elle libérée de a hantise d’être ruinée.
En sortant, Maurillo dit :
« Vous ne croyez pas que c’est un peu risqué, patron ? D’offrir de payer les frais d’hospitalisation, je veux dire ?
— Il faut parfois prendre des risques pour obtenir ce qu’on veut, répliqua Northrop.
— D’accord, mais cela peut coûter cinquante, soixante mille ! Qu’est-ce qu’il deviendra, le budget, alors ? »
Northrop sourit.
« Nous nous en tirerons. Ce qu’on ne pourra pas dire du vieux type. Il ne passera pas la nuit. Nous n’avons pas risqué un sou, dans l’histoire, Maurillo. Pas le quart d’un centime. »
De retour à son bureau, Northrop donna les papiers concernant l’amputation Gardner à ses adjoints, fit le nécessaire pour la préparation de l’émission et s’apprêta à rentrer chez lui.
Il ne lui restait plus qu’une petite corvée. Il devait mettre Maurillo à la porte.
Cela ne s’appelait pas renvoyer, naturellement. Maurillo avait son emploi garanti, exactement comme les garçons de salle de l’hôpital et autres employés n’appartenant pas aux cadres supérieurs. En fait de mise à la porte, il aurait une promotion.
Northrop était mécontent depuis des mois du travail du petit homme. De plus en plus, et l’incident du jour avait comblé la mesure. Maurillo n’avait pas d’imagination. Il ne savait pas emporter le morceau. Pourquoi n’avait-il pas pensé au paiement des frais d’hospitalisation ? Si je ne peux pas me décharger sur lui de mes responsabilités, il ne m’est d’aucune utilité, se dit Northrop. Il y avait dans la maison des quantités de producteurs assistants qui seraient ravis de prendre sa place.
Northrop s’entretint avec deux d’entre eux. Il fit son choix : un jeune type nommé Barton, qui travaillait depuis un an aux documentaires. Barton avait conclu l’affaire de l’accident d’avion de Londres au printemps. Il avait le chic pour décrocher les histoires macabres. Il s’était trouvé sur place l’année dernière quand il y avait eu l’incendie de l’Exposition Universelle de Juneau. Oui, Barton était l’homme qui convenait.
La seconde phase était la plus empoisonnante. Les choses risquaient de tourner à l’aigre.
Northrop téléphona à Maurillo, bien que celui-ci fût dans un bureau presque voisin – on ne réglait jamais ces questions-là face à face – et dit :
« J’ai de bonnes nouvelles pour vous, Ted. Nous vous transférons à un autre poste.
— Vous me transférez… ?
— Oui. Nous parlions de vous cet après-midi et nous avons estimé que c’était du temps perdu pour vous, ces émissions de morticoles. Il vous faut un programme où vous puissiez utiliser à plein vos capacités. Alors nous vous donnons une augmentation substantielle et nous vous plaçons à l’Heure Enfantine. Nous pensons que cela vous conviendra à merveille. Vous, Sam Kline et Ed Bragan, vous devez former une équipe formidable. »
Northrop vit la figure bouffie de Maurillo se contracter. Celui-ci avait traduit aussitôt en clair ce beau discours. Ici, il était le Numéro 2 et dans l’autre programme, beaucoup moins important, il serait Numéro 3. Le salaire ne comptait pas, évidemment ; les impôts n’en raflaient-ils pas jusqu’au dernier centime ? Bref, c’était une mise à pied virtuelle, Maurillo s’en rendait compte.
L’éthique de la situation voulait que Maurillo fasse semblant de recevoir un grand honneur. Il ne joua pas le jeu. Il cligna des yeux et dit :
« Tout ça parce que je n’ai pas décroché l’amputation de ce vieux bonhomme ?
— Quelle idée…
— Il y a trois ans que je travaille avec vous ! Trois ans – et vous me flanquez à la porte comme ça !
— Je vous répète que c’est une occasion inespérée pour vous, Ted. C’est une promotion. C’est…»
Le visage bouffi de Maurillo se gonfla de rage.
« C’est une mise au rancart, dit-il aigrement. Bon, èh bien, tant pis. Il se trouve que j’ai une autre proposition. Je démissionne avant que vous me liquidiez. Gardez vos compensations et…»
Northrop déconnecta précipitamment l’écran.
L’imbécile, pensa-t-il. Le grotesque petit imbécile. Bah, qu’il aille au diable !
Il débarrassa ce qui encombrait son bureau et débarrassa son esprit de Ted Maurillo et de ses problèmes. La vie n’est pas une partie de plaisir. Il faut se démener pour subsister. Maurillo était incapable de suivre le train, voilà tout.
Northrop s’apprêta à rentrer chez lui. La journée avait été dure.
*
* *
A huit heures, ce soir-là, on le prévint que le vieux Gardner allait être amputé. A dix heures, le chirurgien-chef de la station, le docteur Steele, téléphona à Northrop pour lui annoncer que l’opération n’avait pas réussi.
« Nous l’avons perdu, déclara Steele sans marquer la moindre émotion. Nous avons fait de notre mieux, mais il était en piteux état. La fibrillation s’est déclenchée et son cœur a lâché. Nous ne pouvions rien pour lui.
— La jambe n’a pas été amputée ?
— Oh ! si. La mort a eu lieu après l’opération.
— Tout a été enregistré ?
— On est en train de développer le film.
— Parfait, dit Northrop. Merci de m’avoir appelé.
— Désolé pour le malade.
— Ne vous frappez pas, ce sont des choses qui arrivent à tout le monde, » répliqua Northrop.
Le lendemain matin, Northrop alla jeter un coup d’œil au film en cours de montage. La projection avait lieu dans le studio du 23e étage, en présence d’un auditoire de choix – Northrop, son nouvel assistant Barton, une poignée de dirigeants de la station, deux chirurgiens. De belles filles au buste avantageux distribuaient les casques amplificateurs. Pas de robots pour faire le travail ici !
Northrop coiffa le casque. Il ressentit l’habituelle vague d’excitation quand les électrodes descendirent et que le contact fut établi. Il ferma les yeux. Il y eut un bourdonnement d’énergie quelque part dans la pièce quand l’amplificateur d’ondes mentales se mit en marche. L’écran s’illumina.
Le vieillard venait d’apparaître. La iambe gangrenée. Le docteur Steele, impeccable, le visage taillé à coups de serpe, une fossette au menton, le chirurgien vedette de la station, un talent qui valait 250 000 dollars par an. Et, scintillant dans la main de Steele, le scalpel.
Northrop commença à transpirer. Les ondes amplifiées émises par le cerveau du vieillard se propageaient jusqu’à mi par le casque, et il sentait les élancements dans la jambe du vieil homme, il sentait la douleur sourde qui lui enserrait le crâne, il ressentait la faiblesse d’un être qui a quatre-vingts ans et se trouve au bord de la mort.
Steele vérifiait maintenant le scalpel électronique, tandis que les infirmières s’affairaient à préparer le malade pour l’amputation. Dans le film terminé, il y aurait de la musique, du texte, toute la mise en scène habituelle, mais là il n’y avait qu’une série d’images muettes et, bien sûr, les ondes du cerveau du malade.
La jambe était dénudée.
Le scalpel plongea.
Northrop grimaça quand la souffrance de l’autre lui fut transmise. Il éprouvait la douleur fulgurante, la morsure insupportable du scalpel qui fendait la chair tuméfiée et l’os pourrissant. Il frissonna de tout son corps se mordit les lèvres, serra les poings – puis ce fut fini.
La douleur avait cessé. Une catharsis. La jambe n’envoyait plus ses messages lancinants au cerveau épuisé. Maintenant, il y avait le choc, l’anesthésie de la souffrance retransmise, et avec le choc vînt le calme. Steele acheva l’opération. Il ligatura le moignon, le banda.
L’écran s’éteignit dans une totale baisse de tension. Plus tard, l’équipe de production terminerait l’émission avec une interview de la famille, peut-être un flash sur l’enterrement, quelques observations sur le problème de la gangrène cnez les sujets âgés. C’était la sauce autour du poulet. Ce qui comptait, ce que les téléspectateurs voulaient, c’était l’horrible frisson par procuration, emprunté à la souffrance d’autrui, et là ils en avaient leur content. C’était le combat de gladiateurs sans les gladiateurs, le masochisme dissimulé sous le masque de la médecine. Cela rendait. Cela attirait les téléspectateurs par millions.
Northrop épongea la sueur de son front.
« Eh bien, les enfants, voilà un spectacle assez réussi », déclara-t-il avec satisfaction.
* *
*
Il était toujours aussi content lorsqu’il sortit de l’immeuble, ce soir-là. Il avait trimé dur toute la journée à mettre le film au point, retaillant les séquences et donnant l’ultime coup de patte. Il aimait se sentir faire le travail d’un bon ouvrier. Cela l’aidait à oublier un peu le côté sordide de l’émission.
La nuit était tombée quand il sortit. Comme il franchissait le seuil de l’entrée principale, un homme surgit devant lui – un homme trapu, de taille moyenne, au visage las. Une main le repoussa brutalement dans le hall de l’immeuble.
Sur le moment, Northrop ne reconnut pas le visage de cet homme. C’était un visage sans expression, un visage nul, un visage d’homme entre deux âges. Puis il sut qui c’était.
Harry Gardner. Le fils du mort.
« Assassin ! cria Gardner. Vous l’avez tué ! Il ne serait pas mort si vous l’aviez anesthésié ! Espèce de propre à rien, vous l’avez assassiné pour que les gens aient des frissons à la télévision ! »
Northrop jeta un coup d’œil dans le couloir. Il entendait quelqu’un approcher. Northrop n’avait pas peur. Il traiterait ce minus de si haut qu’il s’enfuirait terrorisé.
« Écoutez, dit Northrop, toutes les ressources de la science ont été utilisées pour votre père. Nous lui avons donné les soins médicaux les plus éclairés. Nous…
— Vous l’avez assassiné !
— Non », répliqua Northrop. Il n’en dit pas plus, parce qu’il aperçut l’éclair d’un lance-feu dans la main épaisse de l’homme au visage inexpressif.
Il recula. Mais cela ne servit à rien, car Gardner pressa la détente et un éclair incandescent jaillit, plongeant dans le ventre de Northrop du même mouvement ferme que le scalpel du chirurgien dans la jambe gangrenée.
Gardner s’enfuit, ses pas claquant sur les dalles de marbre. Northrop s’écroula, les mains crispées sur son ventre.
Son costume était brûlé. Il y avait un trou dans son abdomen, une brûlure de trois millimètres de diamètre et d’environ dix centimètres de profondeur, perforant les intestins, les organes, la chair. La douleur n’avait pas encore commencé. Ses nerfs ne relayaient pas encore le message jusqu’à son cerveau étourdi par le choc.
Puis ils le transmirent ; et Northrop se tordit sous l’effet d’une souffrance qui était rien moins que substituée maintenant.
Des pas approchèrent.
« Mince », ait une voix.
Northrop se força à entrouvrir les yeux. Maurillo. Fallait-il que ce soit Maurillo ?
« Un médecin, murmura péniblement Northrop. Vite ! Bon Dieu, ça fait mal ! Aidez-moi, Ted ! »
Maurillo l’examina et sourit. Sans répondre, il se dirigea vers la cabine téléphonique, à deux mètres de là, mit un jeton dans la fente, forma un numéro.
« Envoyez d’urgence un camion. J’ai un sujet, patron. »
Northrop se tortillait de douleur. Maurillo s’accroupit à côté de lui.
« Un médecin, chuchota Northrop. Une piqûre, au moins. Rien qu’une piqûre ! La souffrance…
— Vous voulez que je supprime la souffrance ? » Maurillo éclata de rire. « Rien à faire. Tâchez de tenir le coup. Vivez jusqu’à ce que nous vous ayons enfilé le casque sur la tête et que tout soit enregistré.
— Mais vous ne travaillez pas pour moi…, vous ne faites plus partie de l’équipe…
— D’accord, dit Maurillo. Je suis maintenant avec la Transcontinentale. Elle va lancer, elle aussi, une émission chirurgicale. Mais avec elle, pas besoin de formulaires. »
Northrop fut stupéfait. La Transcontinentale ? Cette société de contrebande qui écoulait des films en Afghanistan, au Mexique, au Ghana et Dieu sait encore où ? Pas même une émission de station régulière ! pensa-t-il. Pas de cachet ! Mourir dans les pires souffrances pour le bénéfice d’une bande d’escrocs. C’était bien ça le pire, songea Northrop. C’était bien de Maurillo de l’embarquer dans une histoire pareille.
« Une piqûre ! Pour l’amour du Ciel, Maurillo, une piqûre !
— Non. Le camion va être là dans une minute. On va vous recoudre, et nous enregistrerons tout ça. »
Northrop ferma les yeux. Il sentait brûler ses intestins. Il essaya de se forcer à mourir, pour frustrer Maurillo.
Mais en vain. Il resta vivant et souffrant.
Il survécut une heure. Largement assez pour enregistrer les affres de son agonie. Sa dernière pensée fut que c’était une sacrée déveine de ne pas pouvoir tenir la vedette dans sa propre émission.
Traduit par ARLETTE ROSENBLUM.
The Pain Peddlers.
© Galaxy Publishing Co, 1963.
© Éditions Opta, pour la traduction.