LA COURSE DES PAPILLONS DE NUIT
par Richard Hill
Voici une deuxième histoire où la vie humaine est un enjeu légal. La S.-F., comme il arrive souvent, ne fait que radicaliser des conditions déjà réalisées dans certaines compétitions telles que les courses automobiles. Le gros lot est tentant, et les candidats se pressent malgré le risque ; le spectacle est retransmis à toute la Terre dans les moindres détails, et le vainqueur sert de modèle dans les chaumières. D’où vient qu’il n’y ait jamais eu qu’un seul vainqueur et qu’il ne paraisse guère satisfait de son sort ? Cette nouvelle se distingue des autres non pas en ce qu’il y a manipulation (il y en a partout) mais par le fait que les gens y succombent totalement. Le programme du système réalise leurs vrais désirs. Cela va loin dans le pessimisme.
La plupart étaient arrivés tôt, s’étaient glissés en douceur dans le stade, trouvant leur siège comme par miracle, puis s’étaient regardés clignant des yeux tout en pensant Je suis enfin là, et c’est si facile. Cela ne se faisait jamais de s’asseoir comme ça, en plein soleil, et ils s’émerveillaient de voir, de sentir le contact et l’odeur de leur propre transpiration. Dans le stade, il n’y avait pas de contrôle climatique et certains d’entre eux étaient vraiment mal à l’aise pour la première fois de leur vie. Bien entendu, ils connaissaient tous la chaleur, l’odeur et le bruit de la foule par le medium depuis des années, mais ce n’était pas pareil que d’être ici.
La Course ne devait pas commencer avant une heure au moins, mais le stade était presque plein. John Van Dorn avait pris sur le quai de la gare le trottoir roulant qui l’avait pratiquement amené jusqu’à son siège. Il ne savait plus très bien comment y était arrivé et était encore tout étonné de son exploit. Les quelques personnes de sa connaissance qui étaient sorties de Johannesburg lui avaient dit combien c’était facile, et maintenant il devait admettre qu’elles avaient raison : Johannesburg-Chicago en trente minutes ! Un billet pour la Course était, pour un homme comme John, l’unique moyen de voyager, à moins, évidemment, qu’il ne la gagne. Un homme l’avait fait. Un seul.
Il y avait plus de gens que John n’en avait vu de toute sa vie, et il sentait l’excitation qu’ils produisaient, elle le stimulait et le perturbait tout à la fois. Il voyait les caméras du medium perchées tout autour de l’enceinte et de la piste, et il savait que dans le monde entier, des immeubles étaient pleins des sensations du stade reconstituées. Même ceux qui ne pouvaient pas y aller, il le savait, s’étaient plongés dans l’attente plusieurs heures avant la Course. Ceux qui y étaient déjà allés savaient qu’ils ne pourraient jamais y retourner. Ceux qui n’espéraient même pas un billet pour l’année suivante se demandaient comment améliorer leurs chances. Personne en dehors d’Eux – le Gouvernement – ne comprenait pourquoi certains avaient des billets et d’autres pas. Cette année, il y avait eu un billet pour John ; il ne savait pas pourquoi.
C’était le seul jour de l’année où nul ne prenait son Trankilon, et John adorait cette sensation de fièvre inhabituelle dans son sang. Ils savaient probablement que ça ne marcherait pas aussi bien si les gens étaient sous Trankilon. Mais comme personne n’en prenait ce jour-là, il y avait de l’impatience dans l’air – dans les maisons où les écrans étaient allumés et les gens assis devant, et dans le stade même où étaient réunis les privilégiés. Il y avait même quelques bagarres, impensables tout autre jour de l’année. Elles étaient brèves, surtout parce que les hommes qui se battaient n’en avaient pas l’habitude et étaient effrayés par leur propre violence. John assista à une de ces bagarres. Quand le nez d’un des deux hommes se mit à saigner, ils s’arrêtèrent tous les deux, se dévisagèrent d’un air surpris pendant un moment, puis se rassirent.
Il y avait aussi le vin – une chose qu’on ne pouvait obtenir que dans le stade – et tout le monde sautait sur l’occasion pour en boire. C’était du synthétique, évidemment ; seul le champion, d’après ce que savait John, obtenait de boire au vrai vin. Il arrivait par des distributeurs situés au bout de chaque rangée et les gens se le passaient avec un entrain chaleureux. John leva son sac et avala un jet du délicieux liquide rouge. Il était au bout du rang, tout près du distributeur, et n’avait qu’à tendre la main pour en reprendre. La loge des dignitaires était juste au-dessus de lui et il pouvait facilement voir ce qui s’y passait. Il reprit une gorgée de vin et pensa, tout en l’avalant tranquillement, à ceux qui, hors du stade, le regardaient boire et se demandaient quel goût cela avait ; ou à ceux qui le regardaient en sachant qu’ils ne pourraient plus jamais y goûter. Il ne savait pas pourquoi, mais le goût et l’effet du vin n’était jamais transmis par le medium.
John se retourna, regarda la loge des dignitaires et y vit le Champion. Il venait sûrement d’arriver et tandis qu’un murmure admiratif traversait la foule, John pensa : Il est tellement près de moi, en faisant trois pas, je pourrais le toucher.
Les cheveux gris, imposant, le visage buriné, le Champion regardait la piste fièrement, ignorant le bavardage des dignitaires inconnus assis autour de lui. Certains murmuraient que ce n’était pas un champion satisfaisant : il était trop silencieux, trop égocentrique, peu disposé à parler de lui. Après tout, disaient-ils, n’était-ce pas un de ses devoirs de Champion que de partager ses expériences avec les autres ? C’était vrai, du moins en théorie, puisqu’il n’y avait jamais eu d’autre Champion et que les comparaisons étaient impossibles.
John se souvenait bien du moment où il n’y avait pas encore de Champion, et même, très obscurément, de l’époque d’avant les Courses. La Course avait eu lieu cinq ans de suite avant que ne surgisse un Champion, et les gens disaient tout bas qu’ils songeaient à les arrêter parce que personne apparemment ne pouvait les gagner. Et puis le Champion était arrivé et les rumeurs avaient cessé.
Comme tout un chacun, John l’avait suivi sur son medium. Depuis maintenant sept ans, ils l’avaient tous vu chasser le lion, pêcher le dauphin, escalader des montagnes – tout ceci dans des zones interdites où personne d’autre ne pouvait aller. Ils avaient suivi son histoire d’amour avec Rita Landers, la star du medium, la seule personne au monde qui fût presque son égale par la gloire. Bien sûr, il y avait les officiels du Gouvernement, dont certains étaient avec lui dans la loge des dignitaires, mais on ne les connaissait pas, on ne s’intéressait pas à eux. De toute façon, ce n’était pas le vrai Gouvernement, seulement ses représentants physiquement. Du moins, c’est ce que John imaginait, sans en parler jamais avec personne. Une rois, il avait vu le Champion sur un iceberg, et il avait pensé que le Gouvernement devait être comme ça – en grande partie invisible, et différent de ce qu’on en voyait.
Le bruit courait que Rita Landers – l’idéal de beauté de tous les hommes – était le produit d’une expérience génétique qu’ils avaient abandonnée après l’avoir créée. Puisqu’ils l’avaient, elle, disait la rumeur. Ils avaient décidé de faire d’elle la seule star du medium, l’unique cible des désirs masculins. Peu après qu’elle soit devenue célèbre, le Champion avait gagné.
Les gens avaient tous vu le Champion faire l’amour avec d’autres femmes ; il disposait d’une interminable série de femmes choisies dans le monde entier. Ce n’était pas des Rita Landers, mais elles étaient ce que la reproduction accidentelle pouvait donner de mieux. Et les gens avaient non seulement vu, mais vécu les conquêtes du Champion par l’intermédiaire du medium. Ils faisaient amour par eux-mêmes, mais jamais avec une telle variété de partenaires. Et à travers lui, ils avaient goûté à des mets qu’aucun d’entre eux ne pourrait jamais manger. Ils prenaient leur levure vitaminée et leur concentré d’algues trois fois par jour, et étaient impatients de vivre ses repas – des crabes rouges brillants avec leur chair manche et moelleuse, des rôtis et des steaks succulents, des poulets rôtis à la peau croquante et juteuse, et bien d’autres choses encore. Tout ceci n’était qu’une partie du prix remporté par le gagnant. C’était une des raisons qui faisaient courir les hommes.
John ne courrait jamais, bien qu’il en eût le droit comme membre du public. Il y aurait probablement quelques hommes autour de lui qui essaieraient, alléchés par la possibilité d’avoir la même vie que le Champion. Il y en avait toujours quelques-uns.
« Qu’est-ce que vous en pensez ? lui demanda un homme assis près de lui.
— De quoi ?
— De la course. De quoi vous imaginez-vous que je parle ? »
Son accent était difficile à reconnaître. Il y avait encore de nombreux dialectes anglais, en dépit de l’influence du medium. John y voyait des vestiges des jours antérieurs à l’Unification Linguistique, qui reflétaient l’influence de la langue d’origine sur l’anglais. John n’avait pas entendu beaucoup d’autres dialectes ; il ne considérait pas son propre langage comme un dialecte.
« C’est palpitant, évidemment, dit-il.
— Allez-vous y participer ?
— Non. Je suis sur la liste d’attente pour me marier.
— Comme tout le monde, n’est-ce pas ? dit l’homme en riant.
— Mais on a à peu près autant de chances de se marier que de gagner la course. » L’homme lui donna un coup dans les côtes en riant. Coutume locale, peut-être, mais c’était comme ça que les bagarres commençaient.
« J’ai encore de l’espoir, dit John, je veux un enfant.
— Le monde a assez d’enfants, dit l’homme en levant les yeux, mais nous pourrions nous offrir un autre champion.
— Vous ne l’aimez pas ?
— Bien sûr que je l’admire, dit l’homme, mais pourquoi est-ce qu’il n’est pas un peu plus causant ? Bon sang, ce n’est pas démocratique ! A quoi sert un champion, si ce n’est pas à nous dire comment c’est de se faire Rita Landers et toutes ces autres nanas, hein ?
— Mais on l’a tous ressenti avec le medium », dit John. Il se rappelait combien Betty et lui avaient été excités après l’émission.
« D’accord. C’est bien, mais ça pourrait être mieux. Vous vous souvenez quand les journalistes l’ont interviewé ? Il a dit : Vous avez vu vous-mêmes. Si vous ne trouvez pas que c’est de l’arrogance ! J’ai envie qu’il en parle.
— Il avait l’air bien excité par cette Africaine, dit John, se rappelant le comportement étrange du Champion pendant cette interview-là. Elle devait être vraiment spéciale. Quelquefois, ça ne passe pas dans le medium.
— Ouais, ouais, le grand amour. Dommage qu’ils ne lui aient pas permis de rester avec elle. Le pauvre homme ! Mais pour le reste ? Imaginez que vous vous tapez le monde entier, que vous passez d’une super-nana à l’autre, et que nous n’avez rien d’autre à dire que ça. »
Il lança un second regard, presque craintif, au Champion.
« A part ça, l’idée qu’il préfère cette Noire ne me plaît pas.
— Vous avez pris votre Trankilon, aujourd’hui ? demanda John.
— Bien sûr que non, idiot, personne ne le prend le jour de la…» Il se rendit compte de ce que John lui demandait et eut l’air gêné.
C’était le premier préjugé que John ait vu depuis des années. Habituellement, le Trankilon remédiait à ce genre de choses.
« Je ne serais pas comme ça », dit une voix à gauche. Il était plus jeune que John, tout juste un petit garçon. « Je serais un bon champion.
— Ah, dit l’autre, tu ne saurais pas quoi faire avec Rita Landers. »
Le garçon s’était levé. « Retirez ça », dit-il, tout tremblant.
L’autre hésita, puis baissa les yeux. « Qu’est-ce que ça peut faire, dit-il, tu ne vas pas courir, de toute façon.
— Mais si, dit le garçon, comme s’il venait juste de se décider. J’y vais tout de suite. »
Le garçon se mit à descendre l’allée. John eut envie de l’arrêter, mais ne fit rien. Après tout, sans coureurs, il n’y aurait pas de Course. Peut-être qu’il réussirait. Après tout, le Champion y était bien arrivé.
« Alors, qu’est-ce que vous pensez de ça ? demanda l’homme. Il va vraiment le faire. »
John détourna les yeux et ne répondit pas.
Il y avait maintenant six coureurs sur la piste, un de plus que l’année dernière. Peut-être qu’il y en aurait d’autres, mais c’était rare de voir de nouveaux volontaires après le début de la course.
Un garçon comme celui qui venait de descendre aurait probablement pu vivre encore quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans avant d’échouer à sa visite médicale. Il n’aurait jamais été malade, ni angoissé, ni affamé, ni sexuellement frustré. S’il avait voulu un enfant, il aurait pu se mettre sur la liste comme tout le monde, et peut-être qu’il aurait eu la permission d’en avoir un avant d’être trop vieux. S’il était exceptionnel, il aurait même pu aller à l’université et faire quelque chose de vraiment important, comme de travailler dans les fermes alimentaires sous-marines, ou dans un laboratoire lunaire. Il aurait pu être sélectionné pour une des colonies ou entrer au Gouvernement, si ses tests présentaient une aptitude de ce type. Et puis, il aurait pu avoir un permis de voyager, au moins sur la base de ses besoins, et n’aurait pas eu à attendre la Course, ni à espérer un ticket juste pour pouvoir quitter la ville, comme les gens des magasins.
Pourtant, ils étaient plusieurs comme lui à tout risquer, juste pour être des héros. Si on tenait seulement à être un héros, c’était le seul moyen de le devenir. Même ceux qui perdaient la course devenaient célèbres et avaient leur photo dans le monde entier pendant un an. Mais ça n’avait jamais tenté John. Il avait ses moments de folie où il y songeait, mais il pensait tout de suite à la douceur et au sourire de Betty. Pourquoi prendre le risque de perdre tout ça ? Ou alors il repensait qu’il n’y avait pratiquement aucune chance de gagner, que la Course était truquée, et cette pensée l’effrayait. Il y avait quelque chose dans ce spectacle qui le dérangeait ; mais il ne l’aurait jamais avoué à personne.
Les six hommes, en bas, donnèrent leurs cassettes informatiques à l’enregistreur pour que leur curriculum vitae soit enregistré avant la course. Ils attendirent que l’ordinateur fasse son travail. John vit le jeune garçon remuer nerveusement les pieds. Une fois que l’ordinateur avait votre cassette, il fallait y aller.
Les voitures étaient rangées au point de départ. Elles avaient l’air plus petites que les années passées, quand il les avait vues dans le medium. C’étaient des machines en aluminium peint de couleurs vives, où il n’y avait qu’une place pour le conducteur.
Les portes étaient en train de s’enfoncer dans la piste, apparemment sous le contrôle de l’ordinateur. Jonn s’aperçut avec surprise qu’il avait déjà un coup de soleil et que le vin lui faisait de l’effet. Il parcourut la foule du regard, remarqua que le niveau sonore avait augmenté et que les autres étaient transformés eux aussi. C’était une sensation étrange, quelque chose comme le pouvoir, quelque chose comme le courage, juste comme si ces mots venaient seulement de prendre un sens. La piste était maintenant dégagée et la grue se dressait d’un air menaçant, au centre du terrain. A la regarder, John se sentit quelque peu dégrisé.
« Mesdames et messieurs, la Course va commencer dans cinq minutes. »
La voix du speaker le surprit. Il ne s’était pas rendu compte que le moment fatidique était si proche. L’air était lourd de tension et le bruit de la foule se calma soudain.
La langue de l’ordinateur était simple, les mots prononcés d’une voix grave, rien ne devait détourner l’attention de l’événement du jour. Ils n’auraient jamais permis tout ceci, pensa John obscurément, si ce n’était pas une chose sérieuse et importante. Il ne savait pas d’où venait l’idée, malgré les bruits qui couraient. Il y avait l’idée que les ingénieurs sociaux, ou ceux qui les contrôlaient, étaient inquiets au sujet du Trankilon. Ils n’étaient pas certains qu’un comportement indésirable ne pouvait pas, d’une manière ou d’une autre, refaire surface malgré le Trankilon. Ils n’étaient pas non plus très sûrs de pouvoir faire confiance à tout le monde : les gens le prenaient-ils vraiment ? On pouvait contrôler l’application stricte de la loi, mais ce n’était pas souhaitable. Ils avaient cherché un moyen quelconque de libérer la tension que les comprimés ne faisaient que contenir. Quelqu’un avait eu l’idée de la course.
« L’événement d’aujourd’hui, dit le speaker, est sérieux et de grande importance pour le monde. Nous sommes réunis pour admirer le courage de ceux qui courent aujourd’hui et pour faire encore une fois l’éloge de notre Champion. »
La foule se dressa immédiatement, malgré le premier murmure de mécontentement, et applaudit frénétiquement le champion grisonnant, debout lui aussi. Tous les gens, rougis par le vin et le soleil, souriaient largement, et il y avait encore plus de bruit qu’auparavant. Des outres à vin s’écrasaient par terre. Les autres dignitaires, à côté du Champion, applaudissaient et essayaient de lui serrer la main pour attirer sur eux un peu de sa gloire. John s’aperçut que Rita Landers était arrivée et se tenait debout à côté du Champion. Comme pour rester fidèle à un rite ancien, elle était arrivée à la dernière minute.
« Le Champion, hurlait la foule, Rita, le Champion, Rita, le Champion, Rita. » John était gagné par leur émotion. Il n’avait sûrement jamais existé des êtres plus enviables et plus admirables que ces deux-là, pensa-t-il, et ses yeux se remplirent de larmes de fierté. Pourtant, le Champion semblait quelque peu indifférent à la foule, presque triste et las. John se mit à chanter ses louanges encore plus fort, comme si cela pouvait briser l’humeur sombre de son idole, et des larmes coulèrent le long de ses joues brûlées par le soleil. Il cria au point d’avoir le vertige et dut s’asseoir.
Finalement, le vacarme commença à se calmer, mais pas complètement. Il restait le grondement sourd et frénétique qu’il se souvenait avoir entendu dans le medium, pendant les autres courses. C’était pour ça qu’ils étaient venus.
Le speaker le savait et les manœuvrait avec adresse. « Notre premier coureur, dit-il avant qu’ils aient pu recommencer leurs ovations, est Sadakichi Muramoto, de Tokyo. Il a vingt-cinq ans et travaille au magasin n° 3. » Le speaker continua, utilisant la biographie mise en forme par l’ordinateur. Quand il eut fini, John eut l’impression de connaître l’homme de Tokyo – non, d’être l’homme de Tokyo.
C’était l’heure de la première course. Sadakichi grimpa dans sa voiture, qui était rouge, et fut poussé quelques mètres plus loin, jusqu’à la ligne de départ. Un employé se tenait debout près d’un bouton, les mains levées. Il n’y avait pas, tout le monde le savait, de contrôle de vitesse à effectuer. Elle était de 100 km/h, calculée pour faire un tour de piste en deux minutes – si le conducteur réussissait à éviter les portes. Les portes se levaient suivant les décisions de l’ordinateur, en divers endroits des cinq voies. A cette vitesse, il était inutile de chercher à les éviter ; d’ailleurs, à l’instant où la voiture arrivait sur la porte, celle-ci pouvait très bien être rentrée dans la piste. C’était tout simplement une question de chance. Il n’y avait aucune possibilité de contrôler son sort sur la piste. Pourtant, presque tous les conducteurs essayaient.
Muramoto fit presque deux kilomètres, passant d’une voie à l’autre, avant qu’une porte ne s’élève devant lui. Il fit une embardée pour l’éviter, et se précipita sur une autre porte qui venait de s’élever à un endroit où il n’y avait rien une seconde avant. Celle qu’il avait voulu éviter en déviant était déjà renfoncée au moment où la voiture entra en collision avec la seconde. La voiture se plia comme un accordéon. Elle était conçue pour cela.
« Oh ! » fit la foule d’une seule voix. Puis, il y eut des cris isolés : « Oh, non ! » et « Il l’a touchée ! »
Tout autour de lui, les gens pleuraient et John sentit les larmes lui monter aux yeux une fois de plus. C’était difficile de se rappeler ce qu’on ressentait d’une année sur l’autre. Le Trankilon vous en empêchait probablement. C’était comme dans le medium, mais beaucoup plus fort. Le vin faisait palpiter ses tempes, il laissait couler ses émotions, comme les autres.
« Il promettait tant, ce jeune homme, se lamenta une jeune femme près de lui. Pourquoi n’a-t-il pas réussi ? »
Un homme, assis à côté d’elle, voulut la consoler :
« C’est comme ça, dit-il tristement. Vous savez bien qu’ils doivent essayer.
— Mais on ne peut pas vaincre les portes, dit-elle.
— Le Champion a bien réussi », dit l’homme, pas très convaincu.
La grue arriva doucement à l’endroit de la piste où la voiture avait touché la porte, et la souleva. La porte se remit brusquement en place, intacte, et la grue déposa la voiture et le conducteur écrasés dans un camion géant qui attendait au centre de la piste. Il devait y avoir un enterrement collectif des conducteurs dans leurs voitures, après la course.
« Le coureur suivant, dit le speaker d’une voix émue, vient de…»
Et ça continua. John comprit pourquoi c’était mieux d’être ici, au stade, que de vivre ça chez soi. La foule formait un tout unissant la tristesse et la force de chacun. Il n’y avait plus de haine ni de cloisonnements. Après le troisième coureur – une femme de Buenos Aires, nommée Consuela, qui avait à peine quitté la ligne de départ qu’une porte l’écrasa comme un papillon de nuit contre la vitre d’un train en marche, –, il vit l’homme qui s’était montré sectaire un peu plus tôt descendre de trois rangées pour mettre la main sur l’épaule d’une femme noire qui sanglotait. Tout le monde pleurait à présent, sauf le Champion. John le vit en haut, assis, impassible, avec Rita qui pleurait sur son épaule.
Le jeune garçon était le dernier concurrent. Ils le virent hésiter, puis monter dans la voiture jaune. La main de l’employé s’abaissa : il était déjà parti, et atteignit presque immédiatement la vitesse maximale. Il choisit, lui aussi, d’esquiver les portes en passant d’un couloir à l’autre. La trotteuse de l’horloge du stade avançait tandis qu’il roulait sur la piste. Tu es de Jacksonville, pensa John en regardant avancer la minuscule voiture. Tu travailles à la boutique Trente-six. Ton nom est Henry Matthews. Tout ça doit compter. Fais que ça compte.
Et puis, il s’écrasa lui aussi contre une porte.
On ne peut pas vaincre les portes.
C’était la dernière course : la foule exprima sa pitié et oublia sa peur pour tous les coureurs. Le stade débordait d’émotion. La Course était terminée et ils consacraient à leurs héros des lamentations dignes de leur sort. Mais, ce faisant, ils se préparaient à continuer. Nous n’avons pas fait la courge, pensaient-ils. Nous devons continuer à vivre. Ils avaient l’impression d’être libérés d’un poids. Ils avaient presque le cœur léger.
Mais soudain il y eut de l’agitation. Les gens se retournèrent pour regarder ce qui se passait. C’était le plus mauvais moment pour faire diversion et ils n’étaient pas contents.
« Le Champion », dit quelqu’un.
John regarda lui aussi derrière lui, et vit le Champion debout. Il n’avait pas changé d’expression. Il avait toujours son air las.
Le Champion a vaincu les portes, se souvinrent-ils tous ensemble.
Allait-il parler ? se demanda John. Il n’avait jamais parié spontanément auparavant. John se leva et se retourna pour mieux voir. Puis il remarqua que Rita tirait le Champion par le bras.
« Non, non ! » cria-t-elle. Des dignitaires essayèrent de le retenir, mais il se dégagea d’un coup d’épaule. Le Champion se mit à descendre l’allée.
John ne comprenait pas, puis quelqu’un cria : « Il va courir ! » Oui, pensa-t-il en regardant le Champion descendre dans sa direction, ce ne pouvait être que cela.
Mais pourquoi ? se demanda John, et d’autres voix dans la foule faisaient écho à sa question. Il avait absolument tout ce qu’il pouvait désirer au monde. Il avait les voyages, les femmes, les repas, l’aventure et la gloire. Il avait gagné tout cela, et n’avait plus besoin de le gagner une fois de plus.
Le Champion regarda quelques personnes en passant dans la foule. John fut l’un de ceux qui rencontrèrent son regard – pendant ce qui lui sembla de longues minutes – et il se sentit submergé de tristesse. Il eut l’impression que le Champion essayait de lui dire quelque chose.
Était-ce cela ? Le Champion pouvait-il être fatigué de vivre ? Y avait-il quelque chose que tous ignoraient, quelque chose qui confirme les doutes persistants de John ? Le vin avait rempli sa tête de chaleur et de confusion. C’était une idée terrifiante et il se débattit pour la refouler. Ce n’était sûrement pas ça que le Champion avait essayé de lui dire. Mais comme il l’avait regardé !
Et puis le Champion arriva sur le terrain. Il dit quelques mots au speaker, qui sembla ne pas savoir quoi faire. Il disparut quelques minutes et revint au micro.
« Le Champion va défendre son titre », dit-il doucement.
Une voiture gris métallisé, de la couleur des cheveux du champion, fut avancée sur la piste. Sans hésiter, il grimpa dedans et se laissa pousser jusqu’au point de départ.
La foule devenait hystérique. « Non, ne le laissez pas faire ça », entendit John, qui se retourna, et vit Rita se battre contre deux dignitaires. Mais la foule sauta sur l’occasion. « Ne le laissez pas faire ça », commencèrent-ils à clamer. « Ne le laissez pas faire ça », cria John en même temps qu’eux. Mais quand il se retourna, la course avait commencé.
La première fois, le champion avait gagné en restant tout le temps sur le couloir central. Il connaissait ses chances et n’essayait pas d’éviter les portes. D’autres avaient essayé son système, mais en vain. Mais il n’y avait pas de-doute que ce système avait marché pour lui et il l’utilisait cette fois encore. Déjà il attaquait le second mille et il tenait encore. Avait-il une recette magique ? Le Champion y arrivait. La chance qui l’avait accompagné la première fois était-elle avec lui une fois de plus ?
Tout à coup, plus de Champion, juste une explosion rouge, pas vraiment visible, à peine sensible, dans un bloc d’aluminium argenté. La grue ne bougea pas, comme si elle n’arrivait pas à croire à sa nouvelle tâche.
Il y eut un silence profond et prolongé.
Puis un bruit grandit dans le stade. John s’aperçut qu’il émanait aussi de lui. D’abord il fut inarticulé, comme les cris des animaux, puis il trouva ses mots : « Il est fini », criait quelqu’un. « Il n’y a plus de Champion. » « Nous l’avons perdu. » Le Champion n’y était pas arrivé.
Un martèlement grandit dans la tête de John et devint un refrain qu’il transmit à la foule : « Nous voulons un Champion. Nous voulons un Champion. »
Il n’en connaissait ni l’origine ni même le vrai sens. Mais c’était là, vrombissant dans sa tête, le submergeant complètement. Maintenant, les autres aussi étaient pris et le stade entier chancelait sous le vacarme, « Nous voulons – un Champion ! Nous voulons – un Champion ! Nous voulons – un Champion ! »
Et tout à coup ce fut : « Je serai le Champion ! Je serai le Champion ! Je serai le Champion ! »
Il se retrouva en train de courir jusqu’en bas de la rampe, vers le camion, agitant les bras et criant : « Ce sera moi, moi, moi ! »
Derrière, il en arrivait d’autres.
Traduit par SYLVIE FINKIELSZTAJN.
Moth Race.
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© Librairie Générale Française, 1983, pour la traduction.