LES CHAMPS D’OR

par Kit Reed

Chacun sa place : telle est – telle sera toujours – la règle d’or de toutes les sociétés. Mais il y a des systèmes qui changent : l’histoire de Suzette Elgin tire son énergie de l’espérance féministe. Rien de semblable ici ; les acteurs du changement sont fatigués, la dernière ligne droite est une course de lenteur. Où est leur place ? Ils ont tout donné au système ; combien d’espace et de temps recevront-ils en échange ? L’idéologie officielle, c’est qu’il faut faire le maximum pour les vieux ; mais certaines idées reçues s’intègrent sans peine à une publicité hypocrite.

Mais je suis capable de marcher, nom d’un chien ! »

Après une courte bousculade, Hamish secoua la main du groom et entra dans l’ascenseur tout seul. Il était ennuyé de voir Nelda accepter le fauteuil roulant et se laisser transporter avec sérénité. Les chasseurs le poussèrent dans un coin de l’ascenseur et le coincèrent avec le second fauteuil, rempli de leurs bagages.

Quand l’ascenseur s’arrêta au quatrième, ils sortirent en lui jetant un regard venimeux, et roulèrent les fauteuils le long des couloirs à une telle allure que Hamish fut obligé de courir pour rester à leur hauteur. Ses poumons fragiles finirent par le lâcher et il les perdait de vue ; il tourna le dernier coin pour se retrouver seul sous un long porche cimenté.

L’immeuble en stuc clair semblait tourner autour d’une cour carrée et quand Hamish se pencha par dessus la balustrade, il ne vit au-dessous de lui qu’une pièce d’eau et un jardin. Il aurait fait signe ou appelé, mais tout semblait désert, à l’exception du soleil de Californie et de quelques fleurs improbables. Il retourna vers le porche et se trouva devant une série de portes identiques, toutes à persiennes et toutes fermées.

« Nelda ? Nelda ? » Il détesta sa voix : elle lui sembla âgée et fêlée.

Il respirait avec difficulté, étourdi d’indécision, quand une porte s’ouvrit un peu plus bas ; l’un des chasseurs lui fit signe avec un sourire condescendant.

Ils avaient installé Nelda au milieu des valises et des cartons à chapeaux, en un tableau du genre « dame arrivant dans une villégiature à la mode ». Elle agitait la main sur le décolleté de sa plus jolie robe de mousseline ; dans un instant, son sourire s’éparpillerait.

« Hamish, dit-elle, est-ce que ce n’est pas beau ? »

Les chasseurs restaient là à traîner.

« Ce sera tout », leur dit Hamish, mais ils continuèrent à attendre. Hamish fit un petit mouvement dans leur direction, mais comme Nelda était pâle et tremblante, il enchaîna, en essayant de ne pas regarder autour de lui :

« Mais oui, certainement, très beau ! » et cette fois, quand il regarda, les chasseurs étaient partis.

« Regarde ! Ils ont mis la télévision là où tu peux la voir de ton lit. »

Il regardait dans l’embrasure de la porte. Quand il fut sûr que les chasseurs avaient disparu, il la referma et se tourna vers sa femme, plein de méfiance.

« Nelda, je ne sais pas, cet endroit… vraiment je ne sais pas…

— Mon chéri, tu vas t’y plaire. Tu vas l’aimer. C’est tout ce dont nous avons toujours rêvé. »

Elle avait enlevé son chapeau et commençait à faire un petit tour dans la pièce, touchant les lits de fer, passant le doigt sur le verre de la coiffeuse.

« Regarde, répéta-t-elle, tu peux voir la télé de ton lit, juste comme ils disaient dans la brochure.

— Ces lits ressemblent à des lits d’hôpital !

— Tu peux les monter ou les descendre, comme tu veux. »

Elle citait de mémoire : « Tout pour votre sécurité et tout pour votre confort. »

Maintenant, elle passait les doigts sur les murs. Ils étaient en formica et quand elle se remit à parler, sa voix était un tout petit peu faussée.

« Mais… mon étagère à bibelots ? Je ne vois pas d’étagère pour mes bibelots ?

— Je ne vois pas de place pour quoi que ce soit !

— Ils ont dit que je pourrais accrocher mon étagère avec mes petits trésors. »

Mais Hamish n’écoutait pas. Il ne cessait de tourner en rond, remarquant les rideaux et les lits de teinte indéfinie, et, sur les murs, le formica d’un ton pêche vaguement farineux. Le mobilier était rare et de type fonctionnel. Deux porte-bagages, un pour chacun d’eux ; deux lits, deux tables de toilette, deux chaises droites piquées à leur place. A hauteur de la taille, tout autour de la pièce, une main courante.

Il gronda soudain avec hostilité :

« Je n’ai pas besoin de ces sacrées rampes !

— ET LA PLAQUE CHAUFFANTE ? Je ne vois pas la plaque chauffante…

— Ici, dit Hamish, depuis la salle de bain. Sur le réservoir des toilettes. Dis donc, où diable sont les miroirs ? »

La voix de Nelda s’éleva avec un petit gémissement :

« Où puis-je brancher mon sèche-cheveux ? Comment vais-je pouvoir me coiffer ? »

Hamish était sorti de la salle de bain avant qu’elle ait fini. Il mit un bras autour de ses épaules.

« Chérie, es-tu sûre que c’est bien là ce que tu veux ? Ce que je veux dire, c’est qu’il n’est pas trop tard pour changer d’avis…»

Elle eut un instant d’hésitation :

« Oh ! Hamish !

— Nous pouvons retourner à Waukegan avant même que tu aies eu le temps de t’en rendre compte. Nous serions chez nous…»

Mais il avait perdu la partie. Pendant qu’il parlait, elle abaissa les bras et l’instant d’après, elle se mit à tirer sur l’une des valises pour la poser sur le lit. Elle en sortit un chapeau de soleil et le mit sur sa tête.

« Hamish, Hamish, c’est ici que nous sommes chez nous. C’est ici notre maison.

— Mais c’est juste un damné motel…

— Nous avons tout vendu pour acheter ici. » Elle tenait devant elle une robe de plage imprimée dont elle secouait les plis.

« Nous allons aimer vivre ici.

— Nelda ! »

Mais il était déjà trop tard. Elle avait mis son parasol sur le lit, ses espadrilles par-dessus et son pantalon bleu Capri.

« Pour venir ici, ça nous a coûté dix mille dollars. Il y a des milliers de gens sur la liste d’attente. Tu ne penses pas, tout de même, que je vais caler maintenant ? »

Il dit patiemment :

« Moi-Je-N’aime-Pas-Ce que j’ai vu. »

Elle se retourna, brandissant un chandail violet.

« Qu’est-ce que nous dirions aux voisins, si nous revenions ? Qu’est-ce que nous dirions à Albert et à Lorraine ? »

Il savait, lui, ce qu’il avait envie de dire. Il avait envie de dire : « Au diable les voisins ! Au diable Albert et Lorraine ! » Mais quelque chose l’arrêta. Ce qui lui importait, ce n’étaient ni les voisins, ni un invité quelconque de leur soirée d’adieux. Aucun d’eux ne lui taisait peur. Il avait peur seulement d’Albert et de Lorraine.

« Nous allons nous plaire ici, dit Nelda avec fermeté. C’est dit dans la brochure. »

Elle tenait la photo de ses enfants, et la posa sur la table de toilette.

« Albert. Eddie. Lorraine. Voilà ! C’est très joli. Ce n’est pas joli, Spike ? »

Il tressaillit en entendant ce nom de leurs jeunes années. Elle s’approcha de lui et son visage avait retrouvé sa jeunesse.

« Tu vois, Spike ! Ça va être juste comme une seconde lune de miel ! »

Il l’aurait embrassée, alors, il aurait serré les vieux os de sa femme contre les siens, si l’on n’avait frappé à la porte. Avant que l’un d’eux ne puisse répondre, un jeune homme entra, conduisant un vieillard barbu, qui s’appuyait lourdement sur une canne.

« Monsieur et Madame Scofield ? »

Hamish fit un pas en avant.

« Je suis Hamish Scofield, de Waukegan, Illinois, et j’aimerais vous présenter…»

Le jeune homme passa devant lui. D’un doigt rapide, il frôla l’œillet qu’il portait à la boutonnière et dit à mi-voix :

« Quel désordre ! Nous n’aimons pas voir nos résidents vivre dans le désordre…»

D’une main preste, il replia le cadre des photos de famille de Nelda et le rangea dans le tiroir de la table de toilette : Albert, Eddie, Lorraine. Hamish savait qu’il aurait dû protester, et sans doute l’eût-il fait s’il s’était agi du nécessaire de toilette en argent de sa femme, ou de sa trousse doublée de velours.

« Voilà ! déclara le jeune homme. Je suis Mr. Richardson. » Il était aussi net qu’une paire de ciseaux dans son complet rayé. « Je suis le directeur de cet établissement. Et voici Cletus Ford, le doyen en second de nos résidents. »

Le Doyen en Second sortit une main de dessous sa barbe. Hamish et lui se touchèrent le bout des doigts avant que Richardson ne le poussât de côté.

« Je suis venu m’assurer que vous étiez bien installés aux Champs d’Or. Et s’il y a quelque chose que…»

Hamish et Nelda commencèrent ensemble :

« Une glace. J’ai besoin d’une glace pour me raser.

— Une étagère pour mes bibelots, j’ai besoin d’un endroit pour…»

Richardson continuait à parler :

«…et s’il y a quelque chose que nous puissions faire pour vous rendre plus heureux, vous n’avez qu’à prendre contact avec l’un de nos nombreux assistants. Vous les reconnaîtrez, parce qu’ils sont en blanc, couleur de l’espoir. Et maintenant…

— J’aimerais…

— Si vous pouviez…

— Simplement quelques points du règlement. »

Hamish se raidit :

« Un règlement ?

— Un règlement. Cletus ici présent…»

Cletus dit, sans le moindre espoir :

« Monsieur Ford.

— Cletus ici présent vous parlera de toutes les possibilités merveilleuses qui vous attendent ici. Mais d’abord…

— Eh bien ! dit Cletus, il y a le Rotary et l’Age d’Or et…

— Cletus !

— Et le Club des Bien Rasés ; j’en suis membre fondateur ; et les Vétérans Américains et…»

Richardson l’attrapa par les épaules.

« Cletus !

— Mon-sieur Ford.

— Cletus, je veux que vous alliez vous asseoir sur cette chaise et que vous vous y teniez tranquille, genoux joints, en vous rappelant de rester à votre place. »

Le directeur continua, entre ses dents :

« Et si vous ne pouvez vous rappeler est votre place, vous savez ce qui va vous arriver, n’est-ce pas ? »

Hamish n’en était pas très sûr, mais il lui sembla entendre un roulement dans le lointain, comme le bruit d’un gigantesque camion d’épicerie. S’il l’entendit, Cletus l’entendit également. Le vieil homme se ratatina sous leurs yeux, se plia en deux sur une chaise, et joignit soigneusement les mains sous sa barbe.

« Oui, balbutia-t-il, oui… oui, monsieur ! Oui, monsieur ! »

Hamish avait la bouche ouverte, il écoutait de toutes ses oreilles, mais le roulement, ou ce qu’on avait pu entendre, avait cessé.

« Tout d’abord, reprit Richardson, quelques mots au sujet des nombreux avantages que nous sommes en mesure de vous offrir. Naturellement, certains d’entre eux sont évidents : le soleil, la natation, l’heureuse compagnie de gens de votre âge ; les réunions au clair de lune ; les soirées dansantes sur la terrasse.

— Danser sur la terrasse ! dit Nelda rêveusement.

— Mais il y a beaucoup plus, infiniment plus que cela. Savez-vous, par exemple, qu’il y a un dispensaire à chaque étage, ou que la Tour de l’Espoir – Richardson sourit par-dessus son œillet – que la Tour de l’Espoir n’est qu’à trois minutes d’ici ? Savez-vous qu’il y a un assistant de garde sur chaque terrasse vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? »

Hamish eut un recul :

« Un assistant ?

— Pour répondre au cri de détresse. A la chute dans la nuit. A l’attaque soudaine, à l’aube.

— Les médecins, dit Nelda. Dites à Spike, au sujet des médecins.

— Des spécialistes pour toutes les maladies du corps humain. » Richardson passa des mains potelées sur son costume sombre. « Vous êtes en sécurité entre nos mains.

— En sécurité ! Tu vois, Spike, je t’ai dit que ce serait merveilleux.

— Réveil à sept heures pile, exercices par l’intercom – Richardson devenait lyrique – déjeuner à huit heures, après avoir nettoyé votre chambre. »

Nelda fronça les sourcils :

« Nettoyé ?

— Promenade et soins jusqu’à midi, ensuite déjeuner. Puis la sieste. Puis les clubs. Le dîner à cinq heures trente, et au lit à neuf heures. Cuisine autorisée à certains jours, avec accord du bureau…

— Accord du bureau, mon cul ! » Hamish s’avança vers lui. « Dîner à cinq heures trente ! Coucher à neuf heures !

— Coucher à neuf heures, répéta Richardson avec fermeté. Vous êtes en sécurité entre nos mains. En sécurité pour vivre dans ce paradis californien les années de votre âge d’or. Maintenant, Cletus ici présent…»

Cletus s’était endormi. Richardson lui décocha un coup de pied à lui perforer la cheville.

« Eh ! Quoi ? Club d’Ostéotomie, équipe de belote…

— Cletus ici présent est un vivant témoignage de l’excellence de notre vie ici. Quand il est arrivé, c’était une ruine. N’est-ce pas, Cletus ?

— Club d’Études progressives, Club des Arrière-Grand-Mères…» Cletus perçut un silence de mauvais augure. « Monsieur ? Ah ! oui. Oui, monsieur…»

Richardson continua, satisfait :

« Quelques jours dans notre hôpital, quelques mois au soleil, et regardez-le maintenant. Il est notre doyen en second, aimé par tout le monde, ici.

— Aimé », murmura Nelda, le visage désarmé. Hamish avait envie de pousser les deux autres dehors et de la prendre dans ses bras, mais ils étaient trop nombreux, et il était trop vieux. Il dit à mi-voix :

« Aimée, tu le seras toujours. »

Richardson avait posé les mains sur le vieux Cletus, le poussant en pleine lumière :

« O.K., Cletus ! C’est à vous ! »

Étouffant un bâillement, il fit une courbette avant de sortir à reculons, se souvenant juste à temps de dire :

« Rappelez-vous que vous êtes en sécurité entre nos mains. »

Hamish compta jusqu’à soixante et comme Cletus n’avait toujours rien dit, il s’approcha du vieux :

« Eh bien ? »

Cletus se gratta la tête :

« Eh bien… Ah ! oui, les clubs. Eh bien ! Eh bien ! nous avons le groupe d’Adorateurs du Soleil le plus important des États-Unis, et une Loge Maçonnique de premier ordre. C’est nous qui avons le plus grand nombre de membres du Kiwana dans le monde ». Il parlait encore, mais il était ailleurs, l’esprit distrait par une rumeur lointaine. « Et les Lions, et…»

Hamish l’interrompit sèchement :

« Vous étiez en train de nous parler des clubs…

— Les clubs…» Cletus revint à lui avec un petit sursaut. Il regarda autour de lui furtivement et murmura : « Avez-vous la moindre idée de la grandeur de cet endroit ?

— Petit, dit Nelda. Très exclusif. C’est écrit dans la brochure.

— C’est un ossuaire, dit le vieux en baissant la voix. C’est immense.

— Quelques couples seulement, reprit Nelda avec obstination, mais triés sur le volet. C’est écrit dans la brochure. »

Hamish la fit taire.

« Laisse-le parler.

— Un jour, j’ai essayé d’aller jusqu’aux extrémités de la propriété. Peut-être que j’avais envie de voir si le monde était toujours là. Peut-être que je voulais simplement savoir s’il y avait une frontière. J’ai marché et marché. Eh bien ! Vous ne savez pas ? » Il continua d’un ton angoissé. « J’ai marché pendant des kilomètres !

— Mais non ! lui dit Nelda d’un air contrarié. Cela vous a seulement semblé être des kilomètres. »

Hamish se pencha en avant :

« Et finalement, vous l’avez trouvée, la lisière ? »

Cletus secoua tristement la tête.

« Eh ! non. J’ai marché jusqu’à ce que mes jambes me lâchent. Ils sont venus et m’ont mis dans un fauteuil roulant. Quand on y pense, c’était probablement aussi bien. Ma tension m’en faisait voir de toutes les couleurs.

— Les Clubs, lui dit Nelda anxieusement. Je vous en prie ! Vous nous parliez des clubs.

— Au diable les clubs ! J’ai toujours détesté les clubs !

— Mais la convivialité ? Tous ces gens qui ont atteint l’Age d’Or, juste comme vous ?

— Des fossiles, gronda Cletus, des paquets d’ossements.

— Mais vous ne pouvez pas penser cela ! » Nelda se tourna vers Hamish. « Ce n’est sûrement pas cela qu’il veut dire. S’il le pensait, il ne resterait pas.

— Et je déteste les bâtiments aussi. Ça sent partout le moisi et l’Argyrol !

— Et la piscine ? Comment est-elle, la piscine ?

— Je suis bien trop vieux pour nager ! »

Hamish le regardait, intrigué :

« Mais vous restez ?

— Tant mieux pour moi si je reste. » Cletus les attira vers la fenêtre. « Regardez un peu. Vous voyez ce truc blanc, qui se dresse au-dessus de tout le reste. C’est la Tour de l’Espoir. Et tout autour, c’est l’hôpital.

— Et ce grand bâtiment noir, dit Hamish, c’est quoi ?

— Tout autour, c’est l’hôpital, répéta Cletus sans répondre. Les façades sont toutes en verre fumé…»

Il ferma les persiennes et leur fit face d’un air belliqueux :

« Tant mieux pour moi si je reste ! Où trouverais-je ailleurs cette surveillance médicale vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? Tous les matins, une piqûre de Bl, et toute les hormones que je peux absorber. Des médecins, des infirmières, des types pour me ramasser si je tombe. »

Il louchait en direction de Hamish maintenant, il voyait quelque chose qui semblait l’irriter.

« Pas la peine de critiquer, l’ami. Cet endroit me maintient en vie…

— Si c’est tout ce qu’il vous donne, ça n’en vaut pas la peine, rétorqua Hamish avec colère. S’il n’y a rien d’autre…»

Nelda l’interrompit :

« Mais ça ne peut pas être tout !

— Tout ? Mais c’est beaucoup ! »

Cletus fit une pause, prêtant l’oreille, écoutant quelque chose qu’ils ne pouvaient définir.

Hamish se rapprocha brusquement de lui :

« Qu’est-ce que c’est, ce bruit ? »

Le vieux prit un air rusé et insolent.

« Quel bruit ? Il n’y a aucun bruit. »

Mais il y en avait un, et qui se rapprochait. Cletus bondit comme une araignée.

« Archie ! Mon Dieu ! Je parie que c’est pour Archie ! »

Hamish essaya de l’attraper, mais c’était trop tard.

« A bientôt », dit-il, et il déguerpit en claquant la porte.

Hamish mit quelques minutes à la rouvrir et quand il y parvint, il ne vit que le porche en ciment et l’alignement régulier des piliers. Il se tourna vers Nelda, se demandant comment il pourrait l’amener à s’en aller avec lui, comment il pourrait commencer. Elle était déjà occupée avec sa valise, retirant des vêtements et les étalant sur le lit.

« Nelda…»

Elle ne voulait pas le regarder. Elle prit un papier ronéotypé sur la table de nuit.

« Regarde. C’est le journal. Ça s’appelle La Lame d’Or.

— Nelda, je t’en prie ! Il faut que nous sortions d’ici.

— C’est écrit ici que vendredi, il va y avoir la soirée du naufrage et aujourd’hui, à quatre heures, des leçons pour le jeu de palets. »

Dehors, quelqu’un appelait faiblement : « Cletus, Cletus.

— Ce n’est pas notre place ici, Nelda. J’ai pensé que nous pourrions, mais non ! Nous ne pouvons pas…»

Elle se tourna vers lui avec une hargne subite :

« Alors, si elle n’est pas ici, où est-elle, notre place ?

— Cletus… Je sais que tu es là, Cletus. Sors de là. »

Une vieille dame entra dans la pièce en dérapant, vêtue d’un pantalon de marin et d’une robe de coton blanc.

« Excusez-moi, dit-elle, quand elle les aperçut.

Où se cache-t-il cette fois ? Dans la douche ? » Nelda prit son air le plus réservé :

« Je vous demande pardon ?

— Il aime bien se rouler en boule sur le siège. Allons ! dit-elle avec impatience. On le cherche et il faut que je le lui dise.

— Eh bien ! Il a été là, mais…

— C’est bien son genre de se sauver, juste quand la pression est si…»

Hamish la prit par le coude :

« Quelle pression ? »

Elle secoua sa main :

« Oh ! vous savez bien. Comme c’est le plus âgé des résidents vivants… Désolée de vous avoir dérangés. »

Nelda s’avança avec un si charmant sourire que Hamish en fut embarrassé pour elle.

« Ne partez pas. Nous espérions justement que nous allions rencontrer quelques-uns des gens d’ici.

— Vous savez, il faut que je…

— Je suis Nelda Scofield, et voici Hamish. »

La voix de Nelda montait, un peu tremblante.

« Vous ne pouvez pas vous asseoir un instant ?

— Vraiment, il faudrait que…»

La vieille femme sembla percevoir sur le visage de Nelda le besoin qu’elle avait d’elle.

« Oh ! après tout, dit-elle, oui, sûrement. Mon nom est Lucy Fortmain. »

Et elle se laissa tomber dans un des fauteuils. Le silence était vide, embarrassant. Hamish vit Nelda examiner son sac, faisant mentalement le bilan du garde-manger, réalisant qu’elle n’avait rien à offrir à son invitée. Il était venu de si loin pour elle… Alors il se mit à fouiller dans ses poches.

« Voulez-vous un bonbon ? »

La vieille dame se retourna avec un gracieux sourire :

« Oui, bien sûr !

— Je suis désolée, dit Nelda, que nous n’ayons rien de plus intéressant à vous offrir. »

Hamisn vit qu’elle était au bord des larmes. Lucy lui tapota la main :

« Le citron, ça a toujours été mon parfum préféré !

— Ce col, dit Nelda, ce col est ravissant.

— C’est ma fille qui l’a fait. C’est au crochet. Je lui ai appris quand elle était gosse.

— C’est ravissant, répéta Nelda.

— C’est Margaret, mon aînée. Vous savez, j’ai sept enfants. »

Nelda effleura sa poitrine plate.

« Nous en avons deux : un garçon et une fille.

— Ah ? Quel âge ont-ils ?

— Trente-neuf et quarante-trois. Nous avons perdu notre dernier enfant tout petit.

— Quarante-trois ans, dit Lucy pensivement. C’est au fond le meilleur âge.

— Vous auriez dû voir les nôtres, quand ils ont découvert que nous partions, dit Nelda. Ils étaient fous !

— Oh ! les miens, c’était pareil, dit Lucy. Vous savez comment sont les gosses !

— Ils nous ont demandé de rester avec eux à Waukegan, mais quand je leur ai montré la brochure et qu’ils ont vu combien c’était beau ici, ils ont fini par s’incliner gentiment. Maman, m’ont-ils dit, nous ne pouvons que nous incliner de bon cœur.

— Eh bien ! moi, dit Lucy, mes gosses m’ont dit que si ç’avait été un autre endroit que celui-ci, ils seraient venus m’en sortir de force. Mais ils savent que je suis en de si bonnes mains !

— Je sais…» Nelda reprenait confiance. « Je l’ai senti dès que nous sommes arrivés. Tous les assistants, les docteurs…

— Oui, dit Lucy, toute l’aide… Aussi proche que la sonnette à côté de votre lit. »

Elle laissa tomber ses mains, réfléchissant. Au bout d’un moment, elle dit avec une euphorie voulue :

« Et il y a des tas de réunions, de clubs, de soirées dansantes. Jamais mes enfants ne pourraient m’offrir tout ça.

— Tout est tellement sympathique, dit Nelda.

— Ben oui, enfin… ! Ils ont des gens pour vous ramasser si vous tombez, et des gens qui viennent la nuit si vous avez fait un cauchemar, et des gens sur la terrasse, payés pour vous parler, et des gens pour vous faire des piqûres, même quand vous ne les avez pas demandées. »

Lucy commençait à avoir l’air déprimé.

« Tout est très bien. Si seulement…

— Si seulement ? » la pressa Nelda.

Lucy se secoua :

« Ben oui ! Je ne peux dire qu’une chose. Nous avons un tas de choses en commun ici. Les mêmes problèmes. Les mêmes regrets. Nous avons tous parcouru la même distance et nous allons tous dans la même direction…» Elle grogna. « Tous dans le même vieux bateau. »

Hamish dit tranquillement :

« Que voulez-vous dire ? Tous dans la même direction ?

— Je ne peux pas vous expliquer. C’est simplement que pour tout ce qu’ils vous donnent ici, ils vous enlèvent quelque chose. »

Elle ajouta tristement :

« Certains matins, quand je me lève, je ne sais même plus qui je suis. Il n’y a même pas de glace où je puisse vérifier.

— Vous nous parliez des gens, dit Nelda avec une détermination joyeuse. Les intérêts, les amis, toutes les choses qui vous font rester ici.

— S’ils me laissaient partir, je m’en irais dans la minute qui suit. » Lucy se dressa comme une petite baguette mince et droite. « Mais les gosses ne veulent pas de moi. C’est pourquoi je suis ici.

— Oh ! non ! protesta Nelda.

— Bon, allez, je m’en vais. Merci pour le bonbon. Si vous voyez Cletus, dites-lui qu’on le cherche.

— Attendez une minute. »

Elle était debout dans l’embrasure de la porte.

« Combien d’amulettes avez-vous sur le bracelet de votre grand-mère ?

— Cinq, répondit Nelda sur la défensive.

— Vous avez perdu. J’en ai vingt-quatre. »

La porte se referma sur elle.

« Foutue prison ! » dit Hamish, cherchant à provoquer une réaction. Nelda avait la tête tournée et il ne pouvait voir son visage. « Exactement comme une foutue prison. Même ces foutues chaises sont vissées par terre.

— Bon, bon, allez, installe-toi !

— Foutue prison, répéta-t-il, mobilier de prison, règlement de prison…»

Elle posa la chemise de nuit qu’elle était en train de déballer et se tourna vers lui.

« Je suppose qu’il n’y avait pas de règlement chez Albert ? Ou quand nous vivions avec Lorraine ? Ne prends pas cette chaise, papa. » Sa voix était affreuse mais il reconnaissait les intonations. « Nous avons du monde à dîner, maman. Je me demande si, papa et toi, ça ne vous ferait rien si…

— Arrête ! » Il savait qu’il était déjà trop tard pour lui faire changer d’idée.

« Chez Albert, il fallait que tu ailles fumer dans la resserre à charbon. Lucy t’empêchait de taper sur les mouches. Et les jours où il fallait que tu descendes à la cave à cinq ou six heures du matin, pour ne réveiller personne quand tu toussais ?

— Mais ce sont nos enfants, Nelda. Tu peux supporter un tas de choses de la part des enfants. Nelda, nous sommes nés à Waukegan et c’est là qu’est notre place.

— Alors, c’est donc ça, tu veux y retourner et les laisser encore nous faire du mal ? Ils n’ont plus besoin de nous, Spike, tu ne le comprends donc pas ? Un jour où nous ne les regardions pas, ils nous ont dépassés, ils sont devenus plus grands que nous, et chaque jour, depuis ce jour-là, ils sont devenus plus grands et plus forts, pendant que nous deux…»

Elle lui prit la main.

« Il fallait que nous nous sortions de là avant de nous évanouir en fumée.

— Mais nom d’un chien ! Nelda, notre passé, c’est eux, et c’est aussi le seul avenir qui nous reste. »

Hamish se libéra sans même remarquer ce qu’il faisait. Il se tenait auprès de la fenêtre, fatigué et pensif.

« J’ai, lu quelque part de quelle manière ils avaient résolu ce problème dans le New Hampshire ou peut-être que c’était dans le Vermont. Chaque hiver, ils mettaient les vieux dehors dans la grange, ils les entassaient comme du bois de chauffage et les laissaient geler jusqu’au printemps. » Rêveur, il appuyait la tête contre les persiennes. « Puis, un beau jour, au printemps, tous les enfants et petits-enfants venaient les chercher. Ils mettaient les vieux corps à dégeler dehors au soleil, pour qu’ils puissent les aider pour les cultures. C’est là qu’ils étaient, hors du chemin, jusqu’à ce que quelqu’un ait besoin d’eux. Et quand ils se réveillaient, ils étaient à la maison, là où était leur place, tout réchauffés, avec des tas de choses à faire.

— Mais, Hamish, c’est terrible !

— On avait besoin d’eux. Qu’est-ce qu’il y a de terrible à ça ? »

D’où il était, il pouvait voir une partie du porche et les murs de la cour en dessous. Il ne pouvait voir, mais il imaginait cent, mille quadrilatères identiques, s’étendant au-delà, tous paisibles, tous bien rangés, peuplés de corps bourrés de comprimés et de piqûres. Les vieux étaient tous à leur place, accrochés à des tubes de perfusion, et autour d’eux, les chambres étaient propres et bien rangées, sans rien qui traînât, quelqu’un avait balayé tous les fragments de leur passé, et ils étaient là, les cheveux bien brossés, tout leur caractère lessivé avec leurs vêtements. Bientôt, Nelda et lui seraient semblables à eux, ils seraient…

Le souffle court, il se tourna vers Nelda.

« On avait besoin d’eux. Qui a besoin de nous ici ? »

Quand Nelda parla, sa voix était si basse qu’il eut peine à l’entendre. En tendant l’oreille, il put saisir :

« Moi, j’ai besoin de toi, Hamish. »

Il ne put s’en empêcher. Les larmes lui emplirent la bouche.

« Je t’en prie. Pour moi. Rappelle-toi comment c’était ! »

Elle ne poursuivit pas, ce n’était pas nécessaire, sa voix évoquait des échos, et l’hiver était dans la pièce. Il était à son chevet, la soignant après sa chute et lui promettant n’importe quoi pour la garder en vie ; l’hiver était dans la pièce et il la faisait vivre avec des promesses, la nourrissant de brochures merveilleuses, hautes en couleurs.

Il soupira lourdement.

« Je me souviens. »

Puis, avec un dernier espoir :

« Tu étais malade. Tu avais besoin de penser…

— J’en ai toujours besoin. J’ai besoin d’être en sécurité. Je suis malade à mourir d’être fatiguée, je suis malade et effrayée d’être malade. Promets-moi de rester, Hamish. Pour moi. »

Il n’était pas prêt à l’affronter. D’ailleurs, il n’eut pas à le faire, car la porte s’ouvrit toute grande et Cletus tomba dans la pièce comme un coup de tonnerre, les jambes tremblantes, la barbe crépitante d’électricité. Avant qu’ils aient pu l’arrêter, il claqua la porte et se précipita dans la minuscule salle de bain ; il se terra dans la douche. Quand Hamish y pénétra derrière lui et tenta de l’en sortir, il se retourna et feula comme un chat.

« Lâche-moi, fils de pute ! Ils sont après moi ! »

Lucy arriva ensuite, emplissant l’espace exigu de la salle de bain, et tous les trois tournaient en rond, Cletus battant des ailes et pleurnichant, Lucy essayant de le tirer du siège de la douche.

« Allons, Cletie, viens. Pas la peine de te débattre. La charrette est dehors !

— Lâche-moi, bon dieu ! »

Hamish se retrouva coincé contre la cuvette des lavabos ; il s’accroupit dessus, pour ne pas gêner. Il se rendait compte que Nelda poussait de petits cris plaintifs de l’autre côté de la porte.

« Allons, viens, Cletus, faisait Lucy d’une voix câline. Allons, viens, mon bonhomme. Viens. Viens ! »

L’autre sortit la tête de sa cachette.

« Ils sont partis ?

— Tu sais bien que non…» et avant qu’il ait pu se recroqueviller dans la douche, elle l’attrapa au vol. Elle fit signe à Hamish et ensemble, ils commencèrent à manœuvrer pour le ramener dans la pièce.

Il se débattait encore.

« Pourquoi diable es-tu venue, dit-il d’un ton boudeur, pour tout gâcher et tout ruiner ? »

Le vieux ne pouvait voir le visage de Lucy, mais Hamish, lui, le voyait. Il était hagard de chagrin.

« Dieu sait, dit-elle, que je ne le souhaitais pas. Je pensais simplement que cela faciliterait peut-être un peu les choses.

— Je veux ma piqûre, pleurnichait-il. On a laissé passer l’heure de ma piqûre !

— Tu as eu tellement de piqûres, Cletus, et des électrocardiogrammes, et des comprimés de vitamines, et des rayons X, et des intraveineuses ! Allez, viens, petit, ils vont t’emmener, bien propre, bien net, et peut-être que…»

Il renifla avec espoir :

« Et peut-être que… ?

— Peut-être qu’ils te feront même une piqûre avant que tu t’en ailles. »

Il s’arracha d’elle avec un hurlement.

« Mais je ne VEUX PAS m’en aller ! »

Hamish s’avança et se mit devant le vieillard. Il sentait ses cheveux se dresser sur sa tête et il lui fallut s’éclaircir la voix deux fois avant de pouvoir parler clairement :

« Dites donc, fit-il, en s’adressant à Lucy, vous n’avez pas le droit. S’il n’a pas envie d’aller avec vous…»

Elle le regarda sans passion.

« Mais il faut qu’il y aille. Il est temps. »

Cletus pleurnichait.

« Mais je ne suis resté ici qu’une minute.

— Quatorze ans. Quatorze mortelles années. »

Elle passa devant Hamish et mit son bras autour des épaules du vieux.

« Tu m’as aplani le chemin quand je suis arrivée, tu savais que c’était dur pour moi d’être fourrée là-dedans. Si j’avais su alors qu’un jour j’aurais à venir te chercher ! »

Elle mit sa main devant la bouche, essayant de ne pas pleurer ; quand elle put parler, elle dit à Hamish :

« Il n’a pas toujours été comme ça. Il avait l’habitude de se battre comme un diable. Il nous a obtenu des serviettes au dîner, et, plus tard, de la lumière.

— Il ne peut pas être temps déjà. Je n’ai pas eu ma piqûre. Je serai sage. Je promets que je serais sage. »

Cletus s’essuyait le nez avec sa barbe.

« Allons, viens, Cletus. Courage. Comporte-toi comme un homme.

— Je ne veux pas y aller. Ce n’est pas mon tour. »

Il s’arracha à la poigne de Lucy, ricanant d’un air finaud.

« Ce n’est pas du tout mon tour. C’est ton tour à toi.

— Oh, Cletus, t’es un drôle de numéro. »

Il se mit à rire nerveusement, comme s’il retombait dans une vieille habitude de persiflage.

« Ou peut-être que tu es trop laide et qu’ils ne veulent pas te prendre.

— Espèce de vieux satyre ! » Elle sourit. « Voilà qui ressemble davantage à mon vieux Cletus. Allez, maintenant, tu sors, et tu leur montres, à ces types, que tu peux affronter ça comme un homme.

— Oh ! Lucy, j’ai peur ! »

Par-dessus sa tête, Lucy regarda les Scofield.

« Croiriez-vous qu’il a été le meilleur linotypiste de tout l’Est ? Voilà ce que vous fait cet endroit. Voilà l’effet qu’il vous fait ! »

Il pleurait, s’essuyant les yeux avec sa main à elle.

« Je t’en prie, ne les laisse pas me prendre, je t’en prie !

— Ça vous enlève tout ce qu’on a en soi !

— Lucy ! Lucy ! Ma. Mam. Mam. Maman…»

Elle se tenait encore debout, droite et altière, mais son vieux visage était sillonné de larmes.

« Tu vois ? » Elle tapota l’épaule de Cletus. « Là, là, mon bébé. Tu vas être très bien. »

Hamish dit, très calmement :

« Peut-être vaudrait-il mieux tout nous expliquer ? »

Mais elle n’écoutait pas. Elle caressait Cletus en lui disant :

« Tu seras très bien, je m’occuperai de toi. »

Hamish l’aurait secouée pour en tirer une réponse, mais elle était occupée par ses propres pensées, tirant des plans.

« Eh bien ! dit-elle distraitement, je vais leur montrer. »

Elle s’activa sur les boutons de sa robe et la seconde d’après, elle était là, droite et altière, dans sa combinaison blanche empesée.

« Tiens, dit-elle à Cletus, tu te fourres dans ma robe.

— Lucy…»

Le vieux aurait dû protester. Hamish aurait voulu le prendre par les épaules, le secouer et lui crier des sottises en pleine figure, jusqu’à ce qu’il se détourne et sorte et se batte.

Mais il était trop tard. Cletus prit la robe, s’y entortilla, fourrant sa barbe dans le corsage, sans attacher d’importance à ce que ses bras velus et les jambes noires de son pantalon dépassent de manière incongrue. Quand il fut prêt, Lucy le tint à bout de bras, le faisant virevolter d’une main.

« Oui, dit-elle finalement. Ça ira. Maintenant, tu vas sortir, et s’ils essaient de t’arrêter, tu iras te cacher dans les toilettes des dames. Ça m’étonnerait qu’ils te suivent jusque-là.

— Lucy ! Je… je ne sais pas quoi dire…

— Aucune importance. Disons que tu n’es pas à la hauteur de la situation et que moi, je le suis. » Elle lui donna une bourrade. « Allez ! file ! Va attendre dans les toilettes des dames jusqu’à ce que tu les entendes partir. »

Il sautilla sur le pas de la porte pendant un instant, comme s’il voulait la remercier ou s’excuser, ou lui demander de changer d’avis, mais il était évident pour eux tous qu’il ne le souhaitait pas vraiment. En fin de compte, il ne fut même pas capable de la remercier. Il dit simplement d’un air grognon :

« C’est l’heure de ma piqûre ! »

Lucy regarda par la fenêtre, puis elle se tourna vers les Scofield avec un sourire grimaçant.

« Ça y est, il a réussi. »

Elle défroissa sa combinaison et porta la main à ses cheveux.

« Bien…»

Hamish s’avança vers elle.

« Mais vous n’allez pas sortir comme ça ? »

Elle était froide et altière.

« Pourquoi pas ?

— Mais vous savez ce qui vous attend ?

— Dieu bon, oui ! La charrette des morts. Qui vient de la Tour du Sommeil. »

La voix de Nelda monta et monta crescendo :

« Mais ce n’est même pas votre tour !

— J’aime autant y aller maintenant, pendant que je peux encore choisir. Après tout, il me reste encore ma fierté. La fierté, c’est tout ce qui me reste. »

Elle regarda par-delà Nelda, s’adressant directement à Hamish.

« Vous comprenez, si j’avais seulement tenu bon quand ils ont essayé de me mettre dans cet endroit, j’aurais pu vendre des fleurs, ou quelque chose, pour gagner ma vie.

— Ou camper dans la gare, dit Hamish.

— Ou aller au Secours Populaire, dit Lucy avec mélancolie. Tout, mais pas ça. J’ai renoncé à tout quand je me suis laissé aspirer là-dedans. Bon ! Ça a été sympathique de faire votre connaissance. »

Elle leva la main en un salut de gladiateur.

« Tenez bon, nom de Dieu ! Tenez bon ! »

Elle se tourna vers Hamish.

« Vous êtes encore vous-même. Il vaudrait mieux vous sortir d’ici avant qu’il ne soit trop tard. »

La porte claqua derrière elle. A l’extérieur, il y eut une seconde de silence, puis le bruit d’une bousculade, le choc des corps contre le métal, le grincement des roues sur le ciment. Hamish pouvait entendre le frottement désespéré des têtes et des bras les uns contre les autres et dominant le tout, la voix de Lucy :

« Lâchez-moi, bande de salauds ! Je monterai bien toute seule. »

Il y eut une longue pause, puis, de nouveau, le roulement de la charrette qui l’emportait.

Avant même que le bruit ne s’arrête, Hamish avait sauté sur sa valise, y fourrant pêle-mêle les robes de Nelda, mettant les espadrilles par-dessus les pantalons, finissant par l’ombrelle, sans se soucier, quand il s’assit dessus pour fermer le couvercle, des vêtements qui dépassaient par les fentes.

« Viens, dit-il, sûr qu’elle était d’accord. Si tu veux les photos des enfants, prends-les. Moi, je vais sortir les valises par derrière et je t’attendrai derrière les buissons, au portail.

— Non !

— Tu peux leur dire que tu sors faire une petite promenade. »

Il descendit de la valise lentement, voyant qu’elle serrait sur son cœur les photos de famille. Elle était assise tranquillement sur l’une des chaises au dossier droit.

« Donne-moi ces trucs. Tu ne peux pas les emporter ?

— Je ne veux pas partir.

— La charrette des morts, Nelda. » Il tirait sur les photos, il fallait qu’il la fasse bouger. « La Tour du Sommeil…»

Elle lâcha subitement les photos.

« Je savais déjà…»

Les photos tombèrent entre eux avec un petit floc.

« Quoi ? Tu savais ?

— Bien sûr ! C’était écrit à la fin de la brochure, en tout petits caractères. »

Il s’éloigna d’elle.

« Mais, tu ne me l’avais pas dit !

— J’espérais que, à l’arrivée, tu serais content d’être là. C’est parfaitement honnête, dit-elle d’un air détaché. Quand tu as utilisé ton quota de médicaments, ils viennent te chercher. Les obsèques, ici, sont très belles. J’ai vu la carte. Ça ne fait pas mal du tout, et en attendant, tu as tout ce que tu veux…

— Mais Nelda, c’est MONSTRUEUX ! »

Elle était debout maintenant, le regardant avec une telle fixité qu’il recula jusqu’à l’un des lits et s’y assit.

« C’est mieux que tout ce que nous avons eu. Toutes ces bagarres avec les gosses ; les maladies, la peur. Ils ont des drogues ici pour prendre soin de ce genre de choses, ils ont tout ce dont tu as besoin dans leur Tour de l’Espoir, et si tu tombes, il y a quelqu’un qui est là pour te ramasser. L’hiver dernier, il n’y avait personne. »

Il tressaillit : Ce n’est pas la question.

« Je suis restée couchée dans cette allée pendant douze heures. Je me suis recroquevillée dans un coin pour échapper au froid, et j’étais là, dans la boue, avec de la neige fondue sous moi et du sang dans la bouche. Je ne pouvais même pas appeler à l’aide. Je ne veux pas passer par une chose pareille une seconde fois. Je ne veux même pas avoir à le craindre. »

Elle était au bord des larmes. Elle ouvrit de nouveau la valise, en ressortit le pantalon bleu, et quand elle put se dominer, elle prit une profonde inspiration et recommença.

« Je ne veux pas dépendre des gosses. Ils sont tout le temps après nous. Ne faites pas ci, ne faites pas ça, et dès qu’ils ont du monde, ils nous astiquent et nous exposent dans la salle de séjour, la grande exhibition numéro UN. Eh bien ! moi, je ne marche plus pour ça, Hamish, je ne marche plus. »

Il aperçut une porte de sortie.

« Et ici ? Tu crois que tu es mieux ? Tu sais ce que nous sommes ? Des légumes, de maudits légumes. Ils nous soignent, et nous arrosent, et nous emportent, avant même que nous ayons pu mourir sur notre tige.

— Ça en vaut la peine, pour un peu de confort et de sécurité. »

Elle tentait de l’écarter de la valise, essayant de la déballer. Après une courte lutte, elle lâcha prise et dit tristement :

« J’espérais que tu te plairais ici. Si seulement tu pouvais te plaire…» Elle changea de ton, se faisant accusatrice. « Tu m’as promis que tu leur donnerais une chance.

— Je n’ai pas promis de tomber mort. Je rentre à la maison.

— Tu préfères aller là-bas et souffrir ?

— Mais oui, que diable ! Au moins, je saurai que je suis toujours vivant ! »

Il avait la valise maintenant ; de nouveau, il jetait des affaires dedans, se battant pour la fermer.

« Écoute, Nelda, j’aime mieux souffrir et être malade ET avoir peur, j’aime mieux vivre avec ces sacrés gosses…

— Ne m’oblige pas à te le dire… Promets-moi de rester. »

Quelque chose dans sa voix l’arrêta.

« A me dire quoi ?

— Je ne veux pas avoir à te le dire, Hamish. Les enfants…

— Il faut que je sorte d’ici. »

Il était déjà en mouvement, essayant de ne pas écouter.

« Si je peux partir avant qu’il ne fasse nuit.

— Les enfants…»

Les mots s’égrenaient dans la pièce. Nelda lui parlait doucement.

« C’était juste après ma chute et j’étais au lit. Ils sont entrés tous deux, Albert et Lorraine. Ils étaient tellement gentils et compatissants, disant combien les hivers étaient affreux pour nous, combien nous méritions mieux que de vivre dans des chambres par derrière. J’étais trop malade pour comprendre. Et puis, ils ont commencé à apporter des dépliants et des photos de piscines et de gens allongés au soleil. Je ne sais pas, tout avait l’air bien, et après qu’ils ont été partis, je me suis mise à regarder quelques-uns de ces dépliants, je me suis mise à rêver un peu.

— Ce n’est pas la peine de m’en dire davantage, Nelda, mais souviens-toi de moi quand je serai parti.

— Laisse-moi finir. » Elle le tenait par le bras maintenant et ses doigts étaient comme des crochets de fer. « Un jour, ils sont revenus, ils ont demandé si on aimerait essayer les Champs d’Or, et j’y ai pensé, et je leur ai dit que c’était probablement bien pour des gens sans famille, mais que nous, on aimerait autant rester à la maison avec eux, et puis alors…»

Elle n’avait pas besoin d’en dire plus, il ne souhaitait pas qu’elle poursuive, mais elle avait l’air d’y tenir maintenant. Il essaya de l’interrompre :

« Nelda…

— Et alors, alors, j’ai tout découvert. Ils avaient tout arrangé, ils avaient vendu nos titres pour le premier versement. J’étais chargée de te le dire. » Elle fit une grimace. « J’étais là, assise dans ce lit de fer, avec mon dos qui me faisait mal et ces sales gosses qui me regardaient fixement, et je me suis dit, je me suis dit : Rien ne peut être pire que ça. C’étaient les gosses, Hamish, les gosses voulaient se débarrasser ae nous.

— Je sais…

— Non. Tu ne savais pas.

— Je ne voulais pas l’admettre. Mais je l’ai su tout le temps.

— Eh bien ! voilà, et maintenant on est là. » Elle réussit un brave petit sourire. « Autant essayer d’en tirer le meilleur parti.

— Je ne peux pas, Nelda, il faut que je m’en aille. »

Il n’avait qu’une seule idée, désespérée. Être parti et l’avoir avec lui, avant que le directeur ou les chasseurs ne viennent et ne les enferment. Il tirait sur elle.

« Viens, disait-il, mais viens donc…» Et comme elle refusait de bouger, il lui dit encore : « Mais tu veux donc rester assise là et les attendre ? Ils vont venir avec leur charrette, et après ils mettront nos vêtements dans une boîte pour les brûler, et après ils nettoieront tout, et changeront le linge, et désinfecteront la pièce. Nelda, quand je m’en irai, je veux laisser quelque chose derrière moi, même… même si ce n’est qu’une odeur. »

Elle se dégagea :

« Tu vas tellement me manquer !

— J’ai toujours été mon propre maître, Nelda. Il faut que je sois là où quelqu’un se soucie de moi.

— Mais tu crois que dehors, il y a quelqu’un qui se soucie de toi ? »

Ils eurent une nouvelle petite bagarre autour de la valise. Elle l’obligea à la poser et elle l’ouvrit de nouveau.

« Au moins, on aura un sentiment à mon égard, même si c’est seulement qu’on ne m’aime pas. »

Il essayait de l’entraîner, de l’encourager de la voix.

« Peut-être que je vais retourner à Waukegan et trouver un job.

— Waukegan ne veut pas de nous, Hamish, personne ne veut de nous.

— Je suis né dans cette ville, mon passé est dans ses rues et mon avenir aussi – si tant est que j’aie encore un avenir. Il faut que j’y aille et que je voie…»

Elle secoua la tête.

« Tu te bourres le crâne, tu ne fais que de te bourrer le crâne.

— Alors, laisse-moi me bourrer le crâne. »

Ils pleuraient tous les deux. Il y eut un petit silence pendant qu’il fouillait dans le placard et mettait son pardessus. Nelda lui brossa l’épaule et lui rabattit son col.

« Il va te falloir quelques affaires, dit-elle finalement. Tu ne peux pas partir sans rien. »

Il essaya de contrôler sa voix.

« Le fourre-tout, si tu n’en as pas besoin.

— Oh ! moi, dit-elle calmement, je ne m’en vais nulle part.

— Je vais trouver du travail. J’étais un bon carreleur. Et puis, je trouverai un endroit pour nous, et je t’enverrai chercher. »

Il prit sa main, hésitant encore :

« Tu viendras, n’est-ce pas ?

— Nous serons bientôt ensemble », dit-elle avec amour.

Il serra ses vieux os contre ceux de sa femme en une étreinte passionnée.

« Je vais trouver un endroit où habiter. Ensuite, je te ferai venir. Il n’y en a pas pour longtemps. »

Il la lâcha et fut sur le seuil de la porte. Il fallait qu’il s’arrache d’elle, sinon il ne se libérerait jamais. Quand elle parla, sa voix était si basse qu’il eut peine à comprendre ce qu’elle disait :

« Où que nous soyons, cela n’a pas d’importance. Ce ne sera pas pour longtemps. »

Il aurait pu se retourner. Il aurait pu revenir dans la pièce pour plaider encore sa cause auprès d’elle. Mais le soleil se couchait et au loin, s’élevait une rumeur sourde.

Sans avoir à s’arrêter pour réfléchir, il comprit que c’était vers lui qu’elle se dirigeait.

 

Traduit par DOROTHÉE TIOCCA.

Golden Acres.

 

© Kit Reed, 1967.

© Librairie Générale Française, 1983, pour la traduction.