GAGNER LA PAIX

par Frederick Pohl

La nouvelle de MacApp nous a fait entrer dans l’univers de la production en série, donc dans celui de la machine. Nous n’allons plus guère en sortir. On peut rêver d’un monde où les machines fourniront tout ; le système n’aura plus besoin de tuer les hommes, il pourra même les libérer du joug de la publicité. Cesserons-nous pour autant d’être dans une société de production ? Rien n’est moins sûr ; peut-être serons-nous asphyxiés sous l’abondance, dégoûtés par la pléthore, désertés par nos désirs sauf celui, lancinant, d’échapper à une « mère » aussi possessive que gratifiante. Pour échapper à l’esclavage, nous n’aurons pas d’autre issue que de redevenir combattants. Nous devrons, comme Frankenstein, affronter notre créature avec de faibles chances de la détruire. Et même si nous réussissions, ce serait la fin du progrès, n’est-ce pas ?

1

QUAND le vieux Tighe eut pris le pouvoir… (allons… voyons ! Je vous l’ai déjà raconté. Vous m’embêtez à me demander de répéter tout le temps la même histoire. Vous vous rappelez la Grande Marche sur le Pentagone, vous vous rappelez comment Honest Jack Tighe, le Père de la Seconde République, écrasa la plus puissante nation du monde avec un fusil de chasse et un 22 long rifle. Bien sûr, que vous vous en souvenez !)

Bref, le vieux Tighe prit le pouvoir et les choses marchèrent rudement bien pendant un bout de temps.

Ah ! quelle belle et grande époque ! Il a transformé le monde, le vieux Jack Tighe. Il s’enferma dans sa chambre avec un pot de café – en ce temps-là, on l’appelait le Bureau de Lincoln ; maintenant, bien sûr, on l’appelle la Chambre de Tighe – et il passa la nuit à écrire. Et, le lendemain, quand les serviteurs stupéfaits entrèrent, ça y était : la Déclaration des Torts était prête.

Voyons si vous vous les rappelez. Tout le monde les apprend par cœur et vous les avez certainement appris, vous aussi :

1. Le premier tort que nous devons abolir est la vente forcée des biens. A l’avenir, personne ne vendra de marchandises. Les vendeurs pourront seulement autoriser leurs clients à acheter.

2. Le second tort que nous devons abolir est la publicité. Tous les panneaux d’affichage seront immédiatement démantelés. Les annonces payantes dans les magazines et les journaux seront limitées à un quart de pouce par page, sans illustration.

3. Le troisième tort que nous devons abolir est la télévision commerciale. Quiconque tente d’utiliser les ondes du bon Dieu pour stimuler la vente de biens de consommation est déclaré ennemi du peuple et passible du bannissement dans l’Antarctique, peine minimale.

En vérité, c’étaient là les préceptes de l’Age d’Or ! Voilà comment c’était ! Et la joie des gens fut quelque chose d’extraordinaire.

Sauf que… Eh bien, il y avait le problème des usines souterraines.

Prenons par exemple le dénommé Cossett. Son prénom était Archibald mais il est inutile que vous preniez la peine de le retenir. Sa femme était quelqu’un mais il ne fallait quand même pas trop lui en demander. Archibald ! elle l’appelait Bill. Ils avaient trois enfants, des garçons : Chuck, Dan et Tommy. Mrs. Cossett s’estimait matériellement heureuse.

Un beau matin, elle dit à son mari :

« Bill, c’est merveilleux, la manière dont Honest Jack Tighe a tout organisé pour nous ! Te rappelles-tu comment c’était, avant ? Tu t’en souviens ? Et maintenant… maintenant… Tiens ! n’as-tu rien remarqué ?

— Hem ? fit Cossett d’un ton interrogatif.

— Ton breakfast. Il ne te plaît pas ? »

Bill Cossett considéra son assiette d’un air morne. Du jus d’orange, un toast, du café. Il poussa un profond soupir.

« Bill ! Je t’ai demandé si cela te plaisait ?

— Je mange, non ? Il n’y a jamais rien eu de différent !

— Jamais, fit doucement Essie Cossett. Tu as toujours eu la même chose au petit déjeuner. Mais n’as-tu pas remarqué que le toast n’est pas brûlé ? »

Cossett en mâchonna une bouchée sans manifester d’émotion.

« C’est épatant.

— Et le café est parfait. Le jus d’orange aussi.

— C’est un jus d’orange grandiose ! s’écria Cossett avec irritation. Un jus d’orange qu’on n’oublie pas. »

Les yeux de Mrs. Cossett jetèrent des flammes.

« Je ne peux rien te dire ce matin sans que tu montes aussitôt sur tes grands chevaux et…

— J’ai passé une mauvaise nuit ! » hurla Cossett en décochant à Essie un regard noir. C’était un homme qui présentait bien, encore jeune, bon père et gagnant bien sa vie. Mais il était au bout du rouleau. « Je n’ai pas dormi ! Pas fermé l’œil ! J’ai passé la nuit à me tourner et à me retourner et à me faire de la bile… Mais une de ces biles ! Pardonne-moi », acheva-t-il d’une voix tonitruante, défiant sa femme d’accepter ses excuses.

« Mais j’ai seulement…

— Essie ! »

Mrs. Cossett était profondément ulcérée. Ses lèvres tremblèrent, ses yeux se mouillèrent de larmes. A cette vue, son mari accepta la défaite. Il se laissa aller contre le dossier de sa chaise tandis qu’elle murmurait timidement :

« Je voulais seulement te faire remarquer que ce toast n’était pas carbonisé. Mais tu es tellement irascible, Bill, que… Je veux dire…, ajouta-t-elle hâtivement…, te rappelles-tu comment c’était autrefois, avant que Jack Tighe nous ait libérés ? Chaque mois, un nouveau grille-pain éjecteur apparaissait sur le marché. Tantôt il y avait un cadran pour couper les tranches de pain à la dimension souhaitée, tantôt un œil magique s’en chargeait pour vous. La cafetière qu’on achetait au mois de juin utilisait une grosse mouture et celle qu’on achetait en septembre pour la remplacer exigeait une mouture fine. Et maintenant, s’exclama-t-elle avec ivresse, sa colère passagère oubliée, et maintenant je me sers des mêmes instruments depuis plus de six mois ! J’ai eu le temps d’apprendre à les utiliser. Je peux les conserver jusqu’à ce qu’ils soient usés. Et quand ils le sont, je peux, si j’en ai envie, retrouver exactement le même modèle ! Oh ! Bill ! poursuivit-elle, bouleversée, comment faisions-nous dans le temps, avant Jack Tighe ? »

Cossett éloigna sa chaise de la table et contempla longuement sa femme en silence. Puis il se leva, empoigna son chapeau, grommela quelque chose d’indistinct et quitta précipitamment la maison pour se rendre au magasin.

Le magasin était surmonté d’une enseigne :

A. COSSET & C°

Concessionnaire Buick

Pendant tout le trajet, il sanglota.

Il ne faut pas vous faire trop de mauvais sang pour ce brave Cossett. Il était loin d’être le seul dans ce cas. Mais c’est vrai : la situation était bien triste.

Bill Cossett entra dans le magasin. Il avait encore envie de pleurer mais ce n’était pas possible devant le personnel. S’il se laissait aller si peu que ce fût, ce serait un concert de lamentations.

Harry Bull, le chef des ventes, était dans tous ses états, il allumait des cigarettes à la chaîne, tirait chaque fois distraitement une bouffée et reposait régulièrement les petits cylindres les uns à côté des autres sur le bord de son gros cendrier de verre. Naturellement, il n’en avait pas conscience. Il contemplait le cendrier d’un œil vide, c’est vrai, mais ce qu’il voyait, c’étaient les braises fumantes de l’Enfer.

Il leva la tête quand Cossett entra.

« Ils sont arrivés, patron ! lança-t-il tragiquement. Les nouveaux modèles ! J’ai déjà eu douze fois le bureau de Springfield au téléphone ce matin, officiel ! Mais la réponse est toujours la même. »

Cossett prit une profonde inspiration. Le moment était venu de faire preuve de virilité. Il leva le menton d’un air avantageux et dit d’une voix parfaitement égale :

« Dans ce cas, il n’y aura pas d’annulation.

— Ils affirment que c’est impossible », dit Harry Bull. L’œil fixe et la mine morne, il considéra le hall d’exposition encombré. « Ils affirment que les cavernes augmentent leurs cadences. Encore seize voitures de plus, soupira-t-il avec accablement. Et je ne parle que des Grandes Routières. Vous ne savez pas encore tout, patron. Demain, on recevra les Spéciales et les Semi-Commerciales et… et… Mr. Cossett, sanglota-t-il, ce mois-ci, elles sont plus longues de 25 centimètres ! Ça dépasse les bornes ! » Il explosait. « Nous avons 1 841 voitures en stock. Le rez-de-chaussée est plein. Le magasin est plein. Les deux étages sont pleins. Le parc est plein. Hier, on a amené tous les véhicules d’occasion au dépotoir. N’empêche que nous avons des bagnoles parquées en double file dans toutes les rues sur une longueur de six blocs. Savez-vous que je n’ai même pas pu trouver une place ce matin, patron ? J’ai dû me ranger à l’angle de Grand Street et de Sterling Street et faire le reste de la route à pied tellement c’était embouteillé. »

Pour la première fois, l’expression de Cossett se modifia.

« Grand Street et Sterling Street, répéta-t-il songeusement. Tiens… J’essaierai de passer par là 3emain. » Puis il se mit à rire. Un rire amer. « Encore heureux que nous nous occupions de Buick et non de petites voitures économiques. Je suis passé devant la Culex Motors hier et…» Il s’interrompit et s’écria : « Bon sang de bois, j’vais aller parler à Manny Culex ! Pourquoi pas ? Ce n’est pas un cas particulier, Harry. C’est un problème général. Pour une fois, nous devrions peut-être faire front commun. Nous n’avons jamais essayé. Personne n’aurait voulu faire le premier pas. Mais, au point où en sont les choses, il faut que quelqu’un prenne l’initiative. Eh bien, ce quelqu’un, ce sera moi ! Cela ne rime à rien de laisser les cavernes tourner et produire toutes ces voitures neuves après que Jack Tighe a annoncé au pays que les gens n’avaient plus besoin de les acheter. Washington prendra des mesures. Il ne peut pas en aller autrement ! »

Mais, tandis qu’il se dirigeait vers le siège de la Culex, passant devant les magasins aux vitrines bouchées par du carton, contournant avec rage les décombres qui entouraient le Prisunic, se frayant son chemin au milieu des boîtes de conserves avariées du Supermarché, Cossett était obnubilé par une question qu’il ne pouvait chasser de son esprit : et si Washington ne pouvait rien faire ?

2

N’allez surtout pas croire que Jack Tighe n’était pas au courant de la situation. Oh ! il la connaissait. Et comment ! Il ne s’agissait pas seulement, en effet, d’Archibald Cossett et de Manny Culex mais de tous les marchands de voitures. Et pas seulement des marchands de voitures mais de tous les marchands de Rantoul qui vendaient des biens de consommation au public. Et il ne s’agissait pas seulement de Rantoul mais de tout l’Illinois, de tout le Middle West, de tout le pays – et, oui, à la réflexion… du monde entier, en définitive. (Je veux dire : le monde habité, naturellement ; il n’y avait pas de problème à Lower Westchester, par exemple.)

Les stocks s’accumulaient.

C’était une affaire d’automation et d’écoulement. Pendant la guerre, il avait semblé que rendre les usines automatiques était une bonne idée. C’était peut-être une bonne idée : ce qui comptait, à ce moment-là, c’était de produire. De produire tout. Et on produisait. C’est indiscutable : on produisait. Et puis, après la guerre, il y avait une méthode pour éponger la production. Une méthode qui portait un nom : la publicité. Mais, si l’on va au fond des choses, qu’est-ce que c’était, la publicité ? Cela consistait à pourchasser les gens pour les obliger à acheter ce dont ils n’avaient pas vraiment besoin avec de l’argent qu’ils n’avaient pas encore gagné. C’était une oppression. C’était l’hypertension, des complications sociales, la concurrence et la confusion.

C’est alors que Jack Tighe a réglé le problème avec sa fameuse Déclaration des Torts.

Tout le monde convenait que les choses étaient intolérables avant – avant la marche de Tighe et de ses héroïques troupes sur le Pentagone. Avant la Libération. L’ennui, maintenant que la publicité était interdite, c’était que personne n’avait envie d’acheter les nouveautés qui sortaient des grandes usines automatiques souterraines, enfouies dans les cavernes. Que faire de tous ces produits ?

Jack Tighe avait conscience de ce problème. Autant qu’un représentant d’aspirateurs faisant péniblement du porte à porte. Il savait ce que voulaient les gens. Et s’il ne l’avait pas su, eh bien, il l’aurait vite appris parce que les gens saisissaient toutes les occasions possibles pour lui faire connaître leur point de vue en lui envoyant des délégations et en lui adressant des pétitions.

Il y avait par exemple la délégation de l’Association Automobile du Middle West dirigée par Cossett en personne. Il n’avait pas souhaité la présider mais c’est lui qui avait proposé sa création et, forcément, il n’avait pas pu se défiler : « C’est vous qui avez eu l’idée ? Alors, débrouillez-vous. »

Jack Tighe reçut la délégation. Il écouta avec beaucoup de courtoisie et de gravité le discours du président. Pourtant, ce n’était pas dans ses habitudes. Tighe n’était plus le vieux monsieur tranquille qui péchait autrefois dans la Delaware. Non… A présent, c’était un président irascible qui n’attachait aucune importance aux délégations : il en recevait cinquante par jour. Et toutes demandaient la même chose : laissez-nous pousser un petit peu nos produits à nous, s’il vous plaît… Naturellement, aucun secteur commercial ne saurait être exempté de la règle commune inscrite dans la Déclaration des Torts – personne ne souhaite retourner à l’ère de la publicité ! Mais, Monsieur le Président, la bijouterie (ou la chaussure, la pharmacie, la mécanique, l’alimentation congelée, etc.) est historiquement, intrinsèquement, dynamiquement et éminemment différente parce que…

Cela vous surprend peut-être mais tous développaient des tas de raisons à partir de ce « parce que ». Des raisons dont certaines étaient sans réplique.

Mais Jack Tighe ne laissa pas la délégation de l’Association Automobile du Middle West aller jusqu’au bout de son argumentation. Après l’andante du « personne ne désire le retour de l’âge de la publicité » et le largo introduisant le chant funèbre, il interrompit brusquement l’orateur : « Eh, vous, là-bas ! Vous, le jeune !

— Cossett ! Le bon vieux Bill Cossett ! » s’exclamèrent avec enthousiasme une douzaine de délégués en poussant Cossett en avant.

Jack Tighe lui étreignit la main. « Je suis impressionné », dit-il d’une voix rêveuse. Une idée avait germé dans sa tête et le moment était peut-être venu de la mettre en application. « Vous me plaisez, Gossop, et je vais faire quelque chose en votre faveur.

— Voulez-vous dire que vous allez nous laisser faire de la pub…

— Comment ? » Jack Tighe dévisagea les délégués avec étonnement. « Bien sûr que non ! Mais je vais créer une Commission d’Action pour examiner la situation, messieurs. Absolument ! Il ne faut pas croire que nous nous tournons les pouces, à Washington, et Artie Gossop – pardon… Hassop – en fera partie. Voilà ! conclut-il avec une bienveillance nuancée de fierté. Je vous souhaite une bonne journée à tous. » Et le président se dirigea vers la porte menant à ses appartements privés.

C’était un honneur insigne, songeait Bill Cossett. En tout cas, les délégués le lui affirmaient.

Mais, quarante-huit heures plus tard, il n’en était plus aussi sûr.

Les membres de la délégation étaient tous rentrés chez eux. Pourquoi ne l’auraient-ils pas fait ? Ils avaient rempli leur mission. Le problème était pris en main.

Mais c’était ce brave Bill Cossett qui l’avait en main, maintenant.

Et cela ne lui disait rien qui vaille. Il s’avéra que cette Commission d’Action n’avait pas seulement été créée pour étudier la question et faire des recommandations. Pas du tout ! Ce n’était pas dans les méthodes de Jack Tighe. La Commission devait faire quelque chose. Voilà pourquoi Cossett se retrouva, un fusil à la main, dans une chenillette blindée. Il faisait partie d’un groupe d’assaut occupé à considérer la rampe inclinée accédant à l’usine souterraine de Farmingdale.

Il faut que je vous parle de Farmingdale.

C’avait été le siège social de l’Électromécanique Nationale – dans Te bon vieux temps, bien entendu. Et puis, ce fut la guerre froide. Les administrateurs de l’Électromécanique Nationale regardèrent leurs bilans et sourirent, pensèrent aux impôts et pleurèrent ; puis ils décidèrent d’investir une part considérable de leurs bénéfices dans une nouvelle usine.

Ce ne serait pas seulement une nouvelle usine : ce serait une usine sensationnelle. N’importe comment, elle serait subventionnée par le gouvernement, n’est-ce pas ? Et on creusa un trou énorme. Sur des hectares et des hectares. Tout était dissimulé à la lumière du jour. Les administrateurs gloussaient en se frottant les mains. Bravo ! Bravo !

Qu’ils lancent donc leurs missiles intercontinentaux ! Ah, ah ! Moi, ils ne peuvent pas me toucher !

C’était pendant la guerre froide. Et puis, comme vous savez, la guerre froide s’est réchauffée. Les missiles partirent. Washington donna ses directives au conseil d’administration. Dépêchez-vous ! Automatisez, mécanisez, augmentez la production. Les administrateurs prirent leur souffle et renvoyèrent crânement les ingénieurs à leurs bureaux d’études.

Leur consigne était de doubler la production et de la rendre indépendante de l’extérieur. « C’est une blague ? » murmurèrent les ingénieurs. Mais ils se mirent au travail, conçurent des projets que l’on approuva en haut lieu et l’on se mit à construire des machines pour les réaliser.

Les pelleteuses fouillèrent le sol, élargirent les galeries, percèrent des tunnels secrets. Cette fois, il y avait des plaques de protection, des pièges, des dispositifs de camouflage et d’auto-défense.

C’était une usine cachée, mon vieux. A l’abri des rayons infrarouges, des rayons ultraviolets, des ondes du spectre visible, du radar et du sonar. A l’abri de tout ce qui n’était pas le flair du chien – et encore !

L’usine était blindée.

Il était impossible de s’en approcher. Quand on était vivant, en tout cas. Elle fut armée : projectiles auto-guidés, batteries rapides – bref, tout l’arsenal que l’on pouvait imaginer (et il y avait beaucoup de gens qui avaient de l’imagination) afin de dissuader d’éventuels envahisseurs. L’usine était une usine automatique. Non seulement elle produirait, mais elle continuerait de produire tant qu’il y aurait de la matière première. Oui. Et il était prévu que des modifications seraient apportées aux modèles car l’introduction d’un facteur de vieillissement du produit fini était un impératif fondamental de la technologie industrielle.

Tel était le principe : les usines souterraines seraient capables, en l’absence de toute présence humaine, de produire, de transformer les articles, de modifier l’outillage et de fabriquer des modèles nouveaux.

Ce n’était pas encore tout. Les usines établiraient leurs prévisions de vente par le truchement d’une liaison électronique directe avec le grand ordinateur du Bureau de la Statistique et de la Démographie de Washington ; elles imprimeraient à l’aide de machines à écrire électroniques et de presses électrostatiques tout le matériel nécessaire : brochures, manuels d’instructions, modes d’emploi, diagrammes…

Les problèmes les plus épineux furent résolus avec élégance. Une importante personnalité posa, par exemple, cette question : « Ne faudrait-il pas au moins deux jolies filles comme modèles pour illustrer les brochures ?

— Non, répondit carrément un ingénieur. Je vais vous montrer ce que nous allons faire. »

Rapidement, le technicien dessina un schéma compliqué.

« Je vois », dit l’importante personnalité en ouvrant des yeux ronds.

En réalité, l’importante personnalité n’avait rien compris, mais quand les ingénieurs eurent mis les choses au point, elle vit que cela fonctionnait.

Une banque mnémonique sélective recevait l’information : on a besoin de l’image d’une jolie fille en train de faire fonctionner… disons un appareil à cuire les œufs ; la banque compulsait les collections de modèles qui lui avaient été injectés afin de choisir le sujet demandé posant selon l’attitude requise. Un second dispositif fournissait les éléments vestimentaires – n’importe quoi depuis une parka jusqu’à un bikini (le plus souvent, c’était un oikini) – et le costume était dessiné électroniquement. Enfin, et c’était la troisième étape, le cuiseur à œufs était reproduit à son tour à l’échelle et deux fois plus beau que l’objet réel.

Cela marchait.

Les usines souterraines furent donc allègrement placées sous le signe de l’automatisme intégral.

Puis, quand ils eurent mis la dernière main à la concrétisation de leurs rêves délirants, les ingénieurs ajoutèrent la dernière touche.

Les percolateurs électriques exigeaient de l’acier, du chrome, du cuivre, des plastiques pour les câbles, des plastiques pour les poignées, d’autres sortes de plastiques encore pour les enjoliveurs. Tout cela, les usines le fournirent. Pour ce faire, elles n’avaient pas recours à des réserves de matières premières car les stocks peuvent s’épuiser. Non : elles indiquaient à leurs multiples ordinateurs les endroits où se trouvait la matière première.

Les ingénieurs dotèrent l’Électromécanique Nationale d’un robot armé capable de flairer les matières premières et de dire aux dispositifs de prospection où étaient situés les filons. Ils dotèrent en outre l’Électromécanique d’une pile à fusion qui fonctionnerait tant qu’il y aurait du combustible (ce combustible était de l’hydrogène extrait de l’eau du Sund de Long Island et si le Sund venait à s’assécher, l’hydrogène serait extrait de l’eau retenue par l’argile, les sables siliceux, la couche géologique elle-même qui en était le soubassement).

Alors, les ingénieurs appuyèrent sur le petit bouton rouge et ils s’éloignèrent.

Le premier jour, des milliers de percolateurs sortirent des chaînes.

Puis les machines accélérèrent la cadence. Les percolateurs sortirent par dizaines de mille. Alors, les machines passèrent à l’étape de la production à 100 %.

Un ingénieur toussota. « Hum… Je me demande une chose… Ce petit bouton rouge…Supposons qu’on veuille le mettre à la position « arrêt ». Est-ce possible ? »

Les grands directeurs froncèrent le sourcil.

« Ignorez-vous que nous sommes en guerre ? demandèrent-ils. Produire : c’est la seule chose qui compte. Quand la guerre sera finie, il sera temps de s’inquiéter et de voir comment arrêter tout cela. Pour le moment, nous ne pouvons pas prendre le risque de laisser les agents ennemis pénétrer à l’intérieur de notre système de défense pour affaiblir notre effort de guerre. En conséquence, le bouton ne fonctionne qu’à sens unique. »

Et nous avons gagné la guerre. Et, oui… Dès lors, on pouvait se faire du souci.

3

Devant la rampe d’accès de l’usine de Farmingdale, le commandant Commaigne prit son micro et donna ses ordres d’une voix sèche : « Korowicz ! Couvrez-moi et surveillez les missiles. Vous assurerez la protection aérienne de tout le détachement. Bonfils, vous allez prendre position sur la route. Ouvrez le feu sur les camions quand ils sortiront et repliez-vous ensuite. Goodpastor, vous couvrez les groupes de destruction. Gershenow, vous restez en réserve. Attention, maintenant… Ils vont sortir d’un moment à l’autre. » Il coupa le micro et observa la rampe. La transpiration ruisselait sur son front.

Bill Cossett s’agita nerveusement sur son siège et considéra son fusil. C’était un modèle rudimentaire dessiné par Jack Tighe en personne. Il n’y avait qu’une chose à se rappeler : quand on appuyait sur la détente, le coup partait. Mais les fusils, c’était quelque chose que Cossett connaissait assez mal. Il se surprit à songer avec désespoir qu’il serait beaucoup mieux chez lui, à Rantoul. Mais il se souvint de cette multitude de Buick qui lui restaient sur les bras.

Derrière la chenillette, les quatre autres véhicules de l’expédition manœuvraient bruyamment pour prendre position. Cette rampe était l’une des dix-huit voies d’accès de l’usine de l’Électromécanique Nationale. Se suivant selon des intervalles réguliers mais déterminés avec soin, d’énormes semi-remorques blindées franchissaient les sextuples portes d’acier à l’iridium et s’engageaient sur l’autoroute. Il n’y avait pas de chauffeurs. L’itinéraire était imprimé dans leurs circuits par l’usine souterraine elle-même. Chaque véhicule devait se rendre à un endroit précis pour livrer son chargement de percolateurs et de moules à gaufres. Et tous avaient les moyens d’arriver à destination.

Bill Cossett toussota : « Mon commandant, pourquoi ne tirons-nous pas dessus à mesure qu’ils sortent ?

— Ils riposteraient, répondit le commandant Commaigne.

— Oui, je sais. Mais on pourrait employer la même tactique. Se servir d’armes automatiques. Utiliser nos canons-robots. Ensuite…

— Je suis heureux de constater que vous vous servez de votre cerveau, Mr. Cossett, laissa tomber Commaigne d’une voix lasse. Mais, croyez-moi, nous y avons déjà pensé. » Il désigna la rampe. « Regardez ces routes. Ne voyez-vous pas qu’il y a eu déjà pas mal de batailles ? »

Cossett se sentit ridicule. C’était évident… Sur un kilomètre et demi, chaque route était creusée de tranchées, hérissée de défenses antichars, truffée de pièges. Ces dispositifs avaient été mis en place avant toute autre chose par une population en proie à la panique. Mais c’était une tactique trop grossière pour les camions : ils avaient comblé les tranchées, démantelé les pieux, fait exploser les mines à l’aide de chaînes.

Le commandant soupira. « Nous avons dû arrêter pour la bonne raison qu’on ne pouvait pas tenir. Naturellement, les usines ont contre-attaqué. Plus nos assauts étaient violents, plus la contre-offensive était ingénieuse. Finalement… A vos postes ! hurla-t-il en branchant son micro. Les voilà ! »

La porte extérieure s’ouvrit en grinçant. Un monstre émergea avec hésitation à l’air libre.

Le camion n’avait pas de cerveau – pas de cerveau organique, tout au moins : rien qu’un fouillis de fils de cuivre, de tungstène et de verre – mais, tandis qu’il scrutait les environs, sondait les alentours pour repérer à l’aide de son radar un éventuel ennemi, il avait une attitude humaine qui vous donnait le frisson. Les camions avaient acquis de l’expérience. Ils savaient ce qu’ils avaient à faire. Leur intelligence électronique n’avait pas de circuit capable de les amener à se demander pourquoi ils agissaient. Leur tâche consistait à livrer la marchandise et cette tâche impliquait une mission annexe : surmonter les obstacles.

L’obstacle nommé Commaigne cria : « En joue ! »

Silencieusement, les armes cherchèrent les points vulnérables : les essieux et la direction. Mais, dans chacun des camions blindés, le levier de sécurité des canons s’abaissa ; les camions sortirent lourdement, tâtant la route, faisant pivoter leurs tourelles pour examiner le terrain. Ils étaient au nombre de huit.

« Feu ! » hurla le commandant Commaigne. Et la bataille s’engagea.

Bonfils quitta avec intrépidité son abri et tira sur les premiers véhicules. Sans flottement ni confusion, les camions se regroupèrent et ripostèrent. Mais Bonfils, lui non plus, n’avait pas perdu de temps : en quelques secondes, il fut hors d’atteinte.

A son tour, Korowicz ouvrit un feu nourri au moment où sifflaient les premiers projectiles. Gershernow atteignit deux camions qui essayaient d’opérer une manœuvre d’encerclement. C’était un joli combat.

Mais il ne s’agissait encore que des hors-d’œuvre.

« Les équipes de destruction, à vous ! » rugit Commaigne. Le half-track émergea de sa cachette et déposa les sapeurs au début de la rampe. Les machines de contrôle possédaient de nombreux circuits d’action simultanée mais leur nombre n’était pas illimité. Il y avait de bonnes raisons d’espérer que, occupés par la bataille de la route, les principaux gardiens de l’usine seraient dans l’incapacité de repousser un assaut à l’entrée.

Commaigne rabattit d’un geste sec son casque anti-gaz et lança : « Ça va être à nous. » Sa voix était déformée par le filtre plastique.

Bill Cossett hocha la tête, s’humecta les lèvres et ajusta à son tour son casque tandis que le véhicule contournait le champ de bataille pour se diriger vers la poterne. Les équipes de destruction avaient fait sauter la première série de grilles avant qu’ils l’eussent atteinte. Des volutes de fumée grisâtre s’élevaient dans l’air. Déjà, les spécialistes préparaient leurs charges pour attaquer la seconde porte, située à une vingtaine de mètres en aval.

« C’est le moment », dit Commaigne en arrêtant la chenillette. Il ouvrit le capot. « Allez-y prudemment ! » Mais cet avertissement n’était pas nécessaire. Si tous les membres du détachement étaient comme lui, ils seraient prudents, songea Bill Cossett. Ils avancèrent sur les talons des gens de la destruction dans les profondeurs de l’usine automatique.

Le vacarme était à son comble et la chaleur était intense. Il faisait sombre. Les lampes des hommes de l’équipe de destruction constituaient le seul éclairage. Les portes endommagées cliquetaient et vrombissaient avec hargne en essayant de se refermer, conscientes d’une intrusion qu’elles voulaient à tout prix empêcher.

« Attention ! » hurla quelqu’un. Avec un bruit chuintant un jet de butane liquide fusa et s’enflamma. Les hommes firent un bon de côté – juste à temps. Une odeur de tissu brûlé et l’exclamation du commandant Commaigne montrèrent que la catastrophe avait été évitée de justesse.

« On est repérés ! s’écria un homme. Planquez-vous ! »

Mais tout le monde s’était déjà mis à couvert, bien entendu.

Tant bien que mal, car nul ne savait ce qui pouvait être une « planque » dans cet endroit que le cerveau électronique de l’usine avait eu dix bonnes années pour étudier et analyser. Un canon de 37 à pointage automatique fouilla le spectre infrarouge pour détecter la chaleur émanant des corps humains, trouva sa cible, visa et tira.

« J’arrive, j’arrive », susurraient les obus – VENGO, VENGO, VENGO – mais il y avait des angles morts autour des portes démolies et les envahisseurs purent s’y abriter.

« Est-ce que tout le monde va bien ? » s’enquit le commandant Commaigne qui osait à peine lever la tête.

Il n’y eut pas de réponse, ce qui signifiait soit que tout le monde allait effectivement bien… soit que tout le monde était mort et, par conséquent, dispensé de l’obligation de lui répondre.

Assourdi, cuisant dans son jus, suffoquant sous son casque anti-gaz, Bill Cossett avala péniblement sa salive. Ah ! Qu’est-ce qui lui avait pris d’ouvrir sa grande gueule ! Se porter volontaire pour une commission de ce genre. Tu parles ! La botte du commandant Commaigne s’enfonça dans ses reins tandis qu’une mitrailleuse ouvrait le feu. Elle tirait par cycles successifs : vingt salves à une élévation de quarante mètres et selon un angle de 270 degrés, une translation de deux degrés, une autre rafale, une nouvelle translation, une nouvelle rafale et ainsi de suite. Un tir de nettoyage.

« Ils nous ont perdus ! » annonça le commandant Commaigne sur un ton triomphant.

Le cerveau électronique de l’usine avait perdu le contact – peut-être même pensait-il les avoir liquidés – et il s’appliquait simplement à mettre la dernière touche à l’opération de désinfection avec une minutie toute mécanique.

Mais Bill Cossett était incapable de trouver du réconfort dans le tir de la mitrailleuse. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’avait voulu dire le commandant. Tout ce qu’il savait, c’était que la rampe s’était brusquement illuminée de la lueur vacillante des balles traçantes, que l’odeur de la poudre était suffocante, que la clameur des canons et le claquement sec des impacts l’assourdissaient. Sans compter que toute cette ferraille qui voltigeait un peu partout risquait de blesser quelqu’un.

Mais le commandant Commaigne était prêt à porter sa botte. Très prudemment, il rampa en prenant appui sur ses coudes et examina la galerie où les groupes de démolition étaient en train de placer une charge d’explosif ultra-puissante.

« Vous y êtes ? » demanda-t-il.

Un homme agita le bras.

« Feu ! » Les sapeurs se plaquèrent au sol.

Badaboum ! Un coin de mur soutenant les restes de la porte démolie s’écroula. Bill Cossett écarquilla les yeux. Une machine cliquetait dans les profondeurs. Une machine ennemie ? Non… Le commandant Commaigne lui faisait signe. C’était donc un de leurs engins mais Cossett n’avait jamais rien vu de pareil.

Cela n’avait rien d’étonnant.

Le Pentagone – Dieu sait avec quelles ressources ! – avait fabriqué un Winnie’s Pet(6). La chose remontait à l’époque où Winston Churchill – eh oui ! ça ne date pas d’aujourd’hui ! – se battait contre Hitler. Ce qu’il fallait, avait-il décidé, c’était un instrument pour creuser des tranchées colossales. Quelque chose d’énorme, rêvait-il, de tellement énorme que cela ferait refluer la marée de l’invasion dans les Flandres ou à Soissons.

C’est ainsi que les bureaux d’études mirent au point le Winnie’s Pet, une « taupe » gigantesque. Certes, cette machine aurait fait refluer la marée en 1917. Mais les guerres n’étaient plus des guerres de tranchées.

Néanmoins, la taupe était là. Et elle était là parce qu’elle faisait partie du plan du commandant Commaigne. Elle engagea son museau dans la brèche que les groupes de destruction avaient faite dans les parois blindées. Elle était réglée pour le forage latéral. Les hommes se mirent en marche derrière elle, pénétrant dans la galerie toute neuve (et, par conséquent, très probablement non surveillée) qu’elle creusait parallèlement à la rampe et qui s’enfonçait droit au cœur de l’usine. Bill Cossett se releva et s’élança derrière les autres sans en croire ses yeux. C’était trop facile ! Derrière, le vacarme de la mitrailleuse allait s’affaiblissant. Ici, il n’y avait pas de canons, il ne pouvait pas y en avoir. On était en sécurité.

C’est alors que soudain…

« Ouille ! » s’exclama le commandant Commaigne qui avait par hasard touché le mur. Celui-ci était brûlant. Il sourit à Cossett. Son visage était mangé par l’ombre de son casque. « Sur le moment, j’ai eu peur, dit-il. Mais tout va bien. Ce doit être la fusion. Mais…» Il se tut et se mit à réfléchir.

C’était une bonne idée parce qu’il se trompait. Ce ne pouvait pas être la fusion atomique qui échauffait les parois. En 1940, quand on avait construit le Winnie’s Pet, Churchill ne disposait pas de l’énergie atomique.

« Sauve qui peut ! hurla le commandant Commaigne. Eh, vous autres ! Sortez de cet engin ! »

Les hommes hésitèrent, puis ils sautèrent.

Juste à temps.

Parce que cette chaleur, c’est vrai, était d’origine atomique. Mais les atomes étaient aux ordres de l’ordinateur qui dirigeait l’usine. Les sismographes avaient enregistré les vibrations causées par le forage. Des missiles souterrains à tête chercheuse s’étaient élancés. En émergeant à l’extrémité du nouveau tunnel, ils entrèrent en collision avec la taupe et explosèrent.

Les hommes regagnèrent la rampe et les halftracks qui les attendaient. D’extrême justesse.

Ainsi s’acheva le premier round. S’il y avait eu un arbitre, n’importe qui, je m’en moque, et quel qu’eût été son préjugé en faveur de la race humaine, il aurait donné l’avantage aux machines. C’avait été une victoire facile. Le détachement rallia le Pentagone dans un état d’esprit lugubre.

4

Ce n’était pas pour rien qu’on avait surnommé Jack Tighe l’« Invincible ».

En fait, il n’avait pas encore ce surnom à l’époque. Il ne lui est venu qu’après mais cela est une autre histoire. Néanmoins, Tighe possédait déjà les vertus qui firent sa grandeur.

« Il doit y avoir un moyen, affirma-t-il en martelant la table du poing. Il doit y en avoir un. »

Les membres de la Commission d’action, encore mal remis de leur déconvenue, le regardèrent fixement.

« Réfléchissons, messieurs, reprit Tighe avec calme. Ces machines ont été construites par les hommes. Les hommes peuvent donc les arrêter ! »

Bill Cossett attendit que quelqu’un prît la parole. Personne ne la prit. Alors, il demanda : « Comment, Mr. Tighe ? » Il aurait bien voulu qu’un autre eût posé la question.

Maussade, Tighe se perdit dans la contemplation de la fenêtre. Comme il ne répondait pas, Cossett enchaîna : « Dites-nous comment, Mr. Tighe, parce que nous ne le savons pas. Nous ne pouvons pas entrer : nous avons essayé. Nous ne pouvons pas détruire les articles à mesure qu’ils sortent : cela aussi, nous l’avons essayé. Nous ne pouvons pas couper le courant parce que la production d’énergie est totalement autonome. Que reste-t-il ? L’ordinateur a plus de ressources que nous, c’est tout.

— Il y a toujours un moyen », répéta Jack Tighe avec obstination en se balançant dans son fauteuil de cuir.

Marlene Groshawk toussota discrètement.

« Mr. Tighe, fit-elle sur un ton d’excuse. (Vous savez bien qui est Marlene Groshawk ! Tout le monde le sait.)

— Plus tard, Marlene, fit Tighe avec irritation. Vous ne voyez donc pas que cette affaire me tracasse ?

— Mais justement, Mr. Tighe. C’est à propos de cela. »

Elle mit ses lunettes à cheval sur son joli petit nez et examina ses notes. Elle aussi, elle avait fait du chemin depuis l’époque de Pung’s Corners. Et l’on ne pouvait peut-être pas dire que ce chemin l’avait conduite tellement haut. Néanmoins, c’était un honneur que d’être la secrétaire personnelle du vieux Jack Tighe.

« Tout est inscrit là, Mr. Tighe. Vous avez essayé la force brutale et vous avez essayé la subtilité. Mais je me pose une question : qu’aurait fait ce charmant vieux détective, Sherlock Holmes ? »

Elle enleva ses lunettes et examina la pièce d’un œil méditatif.

« Nous aurions pu nous faire tuer ! s’écria violemment le commandant Commaigne. Mais cela m’est égal, Mr. Tighe. Ce que je trouve terrible, c’est que nous ayons échoué. »

Marlene tenta d’intervenir : « Je voudrais vous suggérer de…»

Bill Cossett la coupa pour déclarer piteusement :

« Je ne peux pas rentrer chez moi pour affronter ma femme. Ni toutes ces Buick.

— Qu’est-ce que Sher…

— Nous trouverons quelque chose ! grogna Jack Tighe. Croyez-moi, messieurs. Maintenant, à moins que quelqu’un ait une autre proposition à faire, je pense que nous pouvons lever la séance. Nous ne sommes parvenus à rien, c’est un fait, mais la nuit porte conseil. Personne n’a d’objection à formuler ? »

Marlene Groshawk leva la main : « Mr. Tighe…

— Hein ? Marlene ? Qu’est-ce qu’il y a ? »

Elle lui décocha un regard aigu et lança triomphalement : « Sherlock Holmes ! Sherlock Holmes serait entré parce qu’il se serait déguisé. Voilà ! Si on y réfléchit, c’est clair comme de l’eau de roche, n’est-ce pas ? »

Tighe respira profondément, hocha la tête et répondit, faisant preuve d’une patience inhabituelle : « Marlene, s’il vous plaît, occupez-vous de votre sténo et laissez-nous nous occuper du reste.

— Mais, Mr. Tighe, les matières premières entrent dans l’usine…

— Et alors ?

— Eh bien, supposons…» Elle pencha gracieusement la tête de côté et tapota ses petites dents blanches avec un crayon. « Supposons que ces messieurs se déguisent. Qu’ils se déguisent en matières premières. Et que, au lieu de chercher à pénétrer dans l’usine, ils laissent pour ainsi dire l’usine venir les chercher. Qu’en pensez-vous ? »

Jack Tighe était un grand homme et un homme sage mais il avait beaucoup de préoccupations en tête. « Marlene, qu’est-ce qui vous prend ? jeta-t-il d’une voix tonnante. C’est la chose la plus délirante…» – il hésita. «… la plus délirante que j’aie jamais…» – il toussota. « C’est la chose la plus délirante… Que voulez-vous dire par déguisement ?

— Il faut se camoufler. Se déguiser en matières premières. »

Après quelques secondes de silence, Jack Tighe frappa son bureau du poing. « Bonne Mère ! s’exclama-t-il. Je crois bien qu’elle a trouvé le joint ! Capitaine Margate ! Où est le capitaine Margate ? Commaigne, allez me chercher le capitaine Margate, et au trot ! »

Bill Cossett glissa une pièce de monnaie dans la fente et attendit que sa femme décrochât.

L’image d’Essie se forma sur l’écran. Elle portait des bigoudis et l’infâme peignoir en piqué qu’elle mettait pour traîner à la maison. Malgré tout, elle était encore attirante.

« Bill ? C’est toi ? J’avais compris qu’on m’appelait de Farmingdale.

— Je suis bien à Farmingdale, Essie. Nous… Euh… Nous allons essayer quelque chose. » Comment dire cela sans donner l’impression d’être un héros ? Ce n’était pas facile et il fallait faire preuve de finesse car Bill voulait que sa femme pensât qu’il était un héros sans soupçonner qu’il se prenait pour un héros. « Nous allons… Euh… Nous allons entrer dans la caverne.

— Entrer dans la caverne ? répéta Essie d’une voix stridente. Bill Cossett, ces usines sont quelque chose de dangereux ! En partant, tu m’as promis que tu ne ferais rien de dangereux.

— Allons, Essie ! Calme-toi. Tout se passera bien. J’espère…

— Tu espères ? Bill, dis-moi exactement ce que vous voulez faire !

— Non… je ne peux pas ! s’exclama-t-il, soudain en proie à la panique en considérant le téléphone comme si c’était un ennemi. Elles sont toutes liguées, comprends-tu ? Les machines, je veux dire. Je ne peux pas parler par téléphone…

— Bill !

— Mais c’est vrai, Essie ! Nous l’avons découvert. L’Électromécanique Nationale a creusé un tunnel jusqu’à la General Motors à Détroit, pour les camions et le reste. Les éléments des ordinateurs de la Philco de Philadelphie. Va-t’en savoir si le téléphone n’est pas dans le circuit, lui aussi ! Non…» Il s’interrompit au moment où elle allait exiger de lui qu’il dise toute la vérité. « Je t’en supplie, Essie, ne me demande rien. Comment vont les gosses ? Chuck ?

— Il s’est écorché le genou mais, Bill, il faut que tu me…

— Et Dan ?

— Le médecin dit qu’il s’agit seulement d’une petite allergie. Mais je ne vais pas…

— Et Tommy ? »

Elle plissa le front. « Je lui ai donné une cinquantaine de fessées depuis hier. » Elle exagérait, c’était évident. Mais au moins, comme cela, elle ne posait pas de questions. Essie établit l’inventaire précis des multiples bêtises de Tommy – assiettes cassées, lait renversé, blouson non accroché au portemanteau, chaussure perdue – et Bill respira à nouveau.

Car il lui avait dit la vérité. Une soudaine et mortelle inquiétude s’était emparée de lui à l’idée qu’il pouvait y avoir collusion entre le téléphone et les usines. Inutile d’expliquer à l’ennemi ce qu’on envisageait de faire ! Quand il raccrocha, il avait réussi à ne rien révéler de son secret. Il sortit de la cabine et se dirigea vers le poste de commandement de Commaigne.

Il y a bien des espèces de héros mais jamais Archibald Cossett n’avait imaginé qu’un agent officiel Buick, un négociant patenté, dût entrer dans la bataille au risque de sa vie, tout comme un général.

Une agitation fébrile régnait dans le P.C. C’était bien naturel car il s’agissait d’un projet auquel toutes les ressources des États-Unis d’Amérique étaient peut-être consacrées.

Et ces efforts commençaient à porter leurs fruits. Quand Cossett entra, le commandant Commaigne était en train d’écouter ce que lui disait le capitaine Margate avec excitation. Le reste du détachement attendait.

Cossett avait fini par apprendre que Margate était le spécialiste de Tighe pour tout ce qui concernait les matières premières. Il le considérait comme un type bien. Il avait également de l’estime pour le commandant Commaigne qui était un malin. Quant à cette Marlene Groshawk qui ne les quittait pas… Évidemment, Essie aurait rouspété. Mais le devoir parlait. Et, il faut le reconnaître : en un sens, c’était amusant.

Bill Cossett chassa ces pensées de son esprit pour en revenir au problème : comment s’introduire à l’intérieur des installations de l’Électromécanique Nationale ?

« C’est dans la poche ! s’écria Margate avec ravissement. On a trouvé l’astuce. » Il secoua la tête d’un air émerveillé. « Les géologues pensaient qu’il n’y avait pas de charbon dans le sous-sol de Long-Island. Mais faites confiance aux machines ! Elles savent. On en a trouvé. »

Le commandant Commaigne haussa les sourcils : « Du charbon ? »

Margate acquiesça.

« Eh oui, mon commandant. Du charbon. De la matière première pour nous déguiser.

— Nous déguiser ? répéta Commaigne.

— Parfaitement, mon commandant.

— Vous voulez qu’on se déguise en morceaux de charbon ? »

Margate haussa les épaules et précisa sur un ton allègre : « En matière organique. Après tout, les machines n’y verront que du feu. Le charbon, c’est du carbone… Des hydrocarbures. La différence sera insignifiante. Les machines ne feront pas attention à quelques bizarreries. Ne vous en faites pas, ajouta-t-il en s’échauffant, elles vous accepteraient encore même si vous étiez beaucoup plus impur que ce n’est le cas.

— Capitaine ! » C’était Marlene Groshawk qui rappelait Margate à l’ordre en frappant le sol de son pied mignon.

« Je parle d’impuretés au sens chimique du terme », fit Margate sur un ton d’excuse. Et il se mit à préparer les déguisements.

Bill Cossett passa son doigt à l’intérieur de son col.

« Mon capitaine, je voudrais vous demander une chose. Supposez que l’usine s’empare de nous…

— C’est ce qui va se passer, Mr. Cossett ! C’est l’objectif de tout notre plan.

— Je veux dire… Si elle découvre que nous ne sommes pas du charbon…»

Le capitaine Margate reposa son pot plein d’un mélange de crème et de noir de fumée et dévisagea Cossett d’un air songeur.

« Ce serait ennuyeux, fit-il, méditatif. Je ne sais pas ce qui se passerait exactement, mais…» Il haussa les épaules. « Il pourrait encore arriver pire, ajouta-t-il tranquillement. Si jamais l’usine ne s’aperçoit pas que vous n’êtes pas de la matière première, ce pourrait être infiniment plus grave. »

Marlene avala péniblement sa salive. « Vous voulez dire… nous serions…»

Le capitaine Margate fit oui de la tête. « Vous seriez usinés. » Galant, il ajouta : « Vous feriez un très joli bloc de matière plastique, Miss Groshawk. »

5

Ce fut un moment extrêmement pénible pour eux, vous pouvez me croire. Mais c’étaient des braves.

Le commandant Commaigne se laissa enduire le visage de noir de fumée sans qu’une ombre voilât son regard d’acier, sans un frémissement de ses mâchoires de granit.

Bill Cossett essayait de toutes ses forces de se rappeler à quel point la situation était tragique à Rantoul. « Oui, oui, murmurait-il frénétiquement. C’était encore plus épouvantable que cela. » Marlene Groshawk, elle, demeurait impénétrable. Mais, plus tard, elle nota dans ses Mémoires qu’une seule chose l’inquiétait véritablement : comment par-viendrait-elle jamais à se débarrasser de ce maquillage ?

Les sapeurs avaient creusé à leur intention une petite cavité dans un filon de charbon noirâtre imprégné de grisou. « Chut ! fit le capitaine Margate en posant un doigt sur ses lèvres. Écoutez ! »

Dans le silence, ils perçurent un bruit lointain, une sorte de martèlement. Comme si une gigantesque chenille se frayait un chemin à travers la paroi blindée.

« C’est l’usine, fit Margate à voix basse. Maintenant nous allons vous laisser. Ne faites pas de bruit.

Il y a des sandwiches et de l’eau dans ce papier. Je ne sais pas combien de temps vous aurez à attendre. »

Sur ces mots, le capitaine et la brigade du génie s’en furent.

Quelques secondes plus tard, il y eut une petite explosion et la voûte s’effondra, bloquant la galerie. Margate les avait prévenus que c’était indispensable (« il ne faut pas que l’usine ait des soupçons, comprenez-vous ? »). Mais c’était comme la première pelletée de terre tombant sur le cercueil d’un enterré vivant.

Le temps passa.

Ils mangèrent les sandwiches et ils burent l’eau.

Le temps passa.

A nouveau, ils eurent faim mais il n’y avait plus rien à faire, plus rien. Ils ne pouvaient même pas demander l’annulation de l’opération car ils n’avaient pas la possibilité de communiquer avec l’extérieur. Certes, le bruit de martèlement se rapprochait, mais les ténèbres étaient étouffantes. Le silence qu’ils étaient obligés d’observer les rendait nerveux. Et l’odeur de soufre que dégageait ce charbon de qualité inférieure donnait la migraine à Bill Cossett…

Enfin, le supplice arriva à son terme.

Des chocs sourds, un cliquetis, un craquement… quelque chose pénétra dans leur coquille de charbon et, dans le même temps, une lueur violette fulgura. Des dents d’acier longues de cinquante centimètres découpèrent un cercle parfait dans la paroi, émirent un bruit de déglutition et s’avancèrent.

« Écartez-vous, souffla le commandant Commaigne à l’oreille de Marlene. Ne restez pas sur son chemin ! » Avec ce vacarme métallique, il aurait aussi bien pu parler à haute voix. Ils se plaquèrent contre la paroi. Les dents avançaient à raison d’un mètre à la minute, creusant un boyau à l’intérieur de leur petit alvéole et rejetant les morceaux de charbon qu’elles arrachaient sur le tapis roulant qui les suivait.

« Sautez ! » murmura Commaigne. Ils bondirent tous les trois sur le tapis roulant et se nichèrent au milieu des blocs de charbon qui glissaient vers l’usine.

Ils ne bougeaient pas et c’est tout juste s’ils respiraient afin d’échapper aux moyens de détection optiques ou acoustiques dont l’installation était peut-être équipée. S’il y en avait, ils ne les repérèrent pas. Toujours est-il que la tactique s’avéra efficace. Lentement, les trois humains étaient entraînés vers les entrailles de l’usine dont la rumeur se faisait de plus en plus bruyante. Ce n’était pas plus difficile que cela.

Ils étaient entrés. Mais, bien entendu, ce n’était que le commencement.

Quand l’Électromécanique Nationale avait installé l’usine sous les marais de Farmingdale, elle avait dénoncé l’ancienne convention collective et chargé ses collaborateurs les plus doués sous le rapport de l’imagination d’élaborer un nouveau contrat de travail.

« Température constante de 21,5° tout au long de l’année, disait la clause 14a, Pas moins de quarante pieds cubes d’air filtré, pur et frais, par travailleur et par minute, disait le paragraphe 9. L’éclairement sera réglé par les travailleurs eux-mêmes à leur gré », disait la sous-section XII.

Évidemment, les installations étaient souterraines mais tout allait quand même parfaitement bien. La meilleure preuve, c’est qu’il y avait eu des difficultés, des difficultés graves, avec les ouvriers qui, dans la proportion de 10 %, refusaient de rentrer chez eux pour dormir, notamment en période de rhume des foins. Mais cela, c’était avant l’introduction de l’automation.

A présent, c’était beaucoup moins sympathique – en tout cas selon les critères humains. Peut-être que les machines adoraient cela mais…

D’abord, il y avait la lumière. Finis les tubes fluorescents non éblouissants que les ouvriers trouvaient si agréables. Quelle aurait été leur raison d’être ? L’œil humain est limité au spectre visible mais les machines voient par le truchement de cellules photo-électriques sensibles aux bandes extrêmes, et même à l’infrarouge. Ce sont là des radiations dont la production est économique et les filaments des lampes ad hoc ont une longueur de vie satisfaisante. En conséquence, l’Électromécanique était à présent baignée d’une atroce lueur ocre.

L’air… Ah ! ne me faites pas rire ! Tout l’air qui était par hasard demeuré après le départ des humains était toujours là parce que les machines ne respirent pas. Quant à la température, elle était comme elle était. Dans les galeries lointaines, il faisait glacial et, à proximité des fours, la chaleur était intenable.

Et le bruit ! Ah ! Le bruit !

Recroquevillés sur eux-mêmes, les trois envahisseurs se laissaient emporter par le rapis roulant. Ils étaient assourdis par le tumulte. Dans la pénombre rougeâtre, Cossett aperçut d’énormes sphères d’acier. Il se demanda ce qu’elles pouvaient être. Il détourna son regard une fraction de seconde, juste à temps pour bondir sur le sol en hurlant : « Sautez ! »

Les autres obéirent au moment où les blocs de charbon avec lesquels ils étaient convoyés commençaient de dégringoler à grand fracas en soulevant une poussière suffocante dans une gigantesque trémie.

Leur corps se couvrit de sueur : ce charbon allait être polymérisé dans les fours colossaux qui avaient intrigué Cossett. Naturellement, l’usine ne se souciait pas d’éliminer l’excès de chaleur. Pourquoi aurait-elle installé un système de conditionnement d’air ? Mais ce n’était pas seulement à cause de la chaleur que les humains transpiraient : ils entendaient le bruit des concasseurs en train de pulvériser les blocs de charbon.

Ils s’éloignèrent en se tenant par la main, trébuchant dans la pénombre sanglante.

Le commandant tira Cossett par le bras : « Attention ! » hurla-t-il. Bill s’aplatit, la panique au ventre, pour éviter quelque chose d’énorme et de scintillant qui, sans cela, l’eût heurté de plein fouet.

Après tout, c’était une usine d’accessoires ménagers et Cossett ne pouvait s’empêcher de penser qu’une usine devrait présenter un certain nombre de caractéristiques de base. Des allées entre les machines, par exemple.

Mais l’usine souterraine n’avait pas besoin d’espace entre les machines. En général, la circulation dans une usine est due aux allées et venues au moment de la pause-café, aux séjours occasionnels aux lavabos. Mais de tels phénomènes n’existaient pas dans ces cryptes où l’homme était inconnu. En conséquence, avec son esprit mécanique, l’usine avait décidé qu’il n’y aurait plus ni couloirs ni allées entre les machines. Elle jetait les déchets de criblage là où c’était le plus pratique – le plus pratique du point de vue de la machine, pas du point de vue de l’homme. Les pièces, à l’arrivée et au départ, étaient transportées par des baladeuses suspendues.

Cossett n’était pas encore remis de son émotion qu’il perçut un mouvement à la limite de son champ de vision. Il poussa un cri d’alerte et empoigna tant bien que mal Marlene par le cou à l’instant précis où une série de grille-pain se précipitaient dans sa direction.

Tout le monde se jeta à terre et se releva en jurant – sauf Marlene. Elle était trop bien élevée pour jurer. Enfin, pour jurer de cette façon. Mais elle dit : « Nous devrions faire notre travail et partir d’ici. » Ils s’entre-regardèrent, pitoyables avec leurs visages maculés ae graisse et de noir de fumée. Tous trois étaient prisonniers de ces catacombes où régnait un charivari d’enfer. Ils étaient sans ressources, impuissants en face de cette usine intelligente et puissante, de ses machines et de ses armes.

Cossett murmura plaintivement : « Dès le début, c’était une idée stupide. Nous n’en sortirons jamais.

— Jamais, opina le commandant, pour la première fois découragé.

— Jamais », acquiesça Marlene. Dans la pénombre, elle fronça d’un air mutin ses sourcils et ajouta après une pause : « A moins que nous ne nous fassions restituer.

— Pardon ? fit Cossett.

— A moins que l’usine n’ait un renvoi comme quand on a l’estomac dérangé. »

Les deux hommes se dévisagèrent.

« Il est de fait que l’usine mange », laissa tomber Cossett.

Commaigne protesta : « Il ne faut pas être téléologique. C’est une erreur.

— Il n’empêche qu’elle mange.

— Réfléchissons, dit le commandant Commaigne d’une voix autoritaire en plongeant parmi les détritus pour éviter un rouleau de fil électrique. Admettons que nous fassions sauter le tapis roulant et ces fours… Sans aucun doute, cela bouleversera le système logistique de l’usine, n’est-ce pas ? Celle-ci cherchera alors certainement à savoir ce qui est arrivé et nous pouvons considérer comme acquis qu’elle découvrira que des entités étrangères – nous en l’occurrence – se sont introduites par le récepteur de matières premières. Bien. Et ensuite ? L’usine n’aura pas d’autre solution que de fermer ses circuits de réception. Par conséquent, nous devons admettre l’hypothèse qu’elle sera incapable de… Comment ? »

Bill Cossett répéta en hurlant sa question : « Où est Marlene ? »

Le commandant se releva. Marlene avait disparu. Des formes étranges se mouvaient vertigineusement dans la pénombre bruyante mais aucune ne ressemblait à la silhouette de Marlene. Celle-ci n’était plus là et le commandant découvrit soudain que quelque chose d’autre manquait : le sac d’explosifs.

« Marlene ! » hurlèrent les deux hommes en chœur.

Et, comme par hasard, Marlene surgit à côté d’eux.

« Où étiez-vous passée ? lui demanda le commandant. Qu’avez-vous fait ? »

Marlene considéra ses compagnons l’espace d’une seconde. Enfin, elle dit : « Je crois qu’il vaut mieux ne pas rester ici. J’ai pris les bombes. Je pense qu’elle va avoir une bonne indigestion. »

Ils n’avaient pas parcouru dix mètres que la première des petites bombes explosa avec une lueur jaune et blafarde. La déflagration ne fut pas plus bruyante que celle d’un pétard mais quelque cent mètres de tapis roulant furent mis hors d’usage.

C’est à ce moment-là que là rigolade commença vraiment…

Moins d’une heure plus tard, Commaigne, Cossett et Marlene étaient à l’air libre, observant les volutes de fumée qui flottaient au-dessus des cinquante ventilateurs disséminés dans la plaine autour de Farmingdale.

Jack Tighe était aux anges.

« Vous l’avez eue ! s’exclama-t-il fougueusement. Et elle vous a laissés sortir ?

— Elle nous a flanqués dehors ! répondit le commandant Commaigne avec exultation. Nous étions dans la section des matières premières, voyez-vous. Pour autant que je sache, l’usine a totalement interrompu le travail dans cette section. Elle a éjecté tout ce qui restait du tapis roulant, nous y compris, – et, croyez-moi ; nous avons dû faire vite pour sortir sains et saufs ! Ensuite, elle a obturé le tunnel. En partant, j’ai vu une machine qui commençait à disposer une plaque blindée sur l’opercule.

— Nous avons gagné ! s’écria Tighe. Voulez-vous que je vous dise ? Maintenant, nous allons lui donner un véritable embarras gastrique ! Nous allons placer encore quelques bombes dans les veines de charbon pour plus de précaution…» Cela fut fait mais, en vérité, ce n’était pas vraiment nécessaire. L’usine souterraine avait totalement abandonné ses activités. Ni maintenant ni plus tard, elle ne tenta de se procurer de minerai brut.

Dans les jours qui suivirent, les hommes de Tighe usèrent de la même tactique dans toutes les usines d’un bout à l’autre du continent – et toujours avec autant de succès. Les gardes de faction devant l’Électromécanique Nationale n’avaient pas grand-chose à faire. L’usine n’était pas absolument morte, non. A deux reprises le premier jour et de temps à autre les jours suivants, un camion sortit furtivement. Mais, auparavant, il y en avait des vingtaines. Et ces camions solitaires qui n’étaient que partiellement remplis constituaient des cibles faciles pour les sentinelles.

C’était la victoire.

Une indiscutable victoire.

Jack Tighe ordonna une journée de fête nationale.

6

Quelle fête ce fut là ! Quelle bamboula !

Jack Tighe éclatait d’une joie triomphale. C’était un vieil homme sévère et puissant mais ses traits de faucon étaient empreints d’un ravissement enfantin.

« Mangez, mes amis, – l’écho de sa voix faisait frémir les amplificateurs. Réjouissez-vous ! Un jour nouveau s’est levé. Et voici les trois glorieux héros auxquels va notre reconnaissance ! »

D’un geste large, il désigna ceux qui étaient assis près de lui sous le dais, et ce fut un tonnerre d’applaudissements.

Ils étaient là tous les trois. Le commandant Commaigne était assis, rigide, vêtu d’une tunique irréprochable aux boutons fourbis et, surmontant toutes les décorations qui ornaient sa poitrine, il y avait un nouveau ruban cramoisi : Jack Tighe avait brusquement décidé de créer un ordre spécial. Près de lui, Marlene Groshawk était rayonnante ; Bill Cossett, guindé et mal à l’aise, était à côté de sa femme (qui contemplait Marlene d’un air songeur).

« Mangez pendant que la fanfare des Marines nous jouera une marche, lança Jack Tighe dans le micro. Ensuite, les héros qui nous ont délivrés prononceront quelques mots. »

Ce fut un festin sensationnel. L’hymne Salut à Notre Chef faisait vibrer l’air. Cossett se demandait avec affolement ce qu’il pourrait bien trouver à dire. Soudain, il remarqua que l’éclat des cuivres s’estompait.

Un officier hors d’haleine s’était frayé un chemin à travers la foule et avait bondi sur l’estrade. Une expression inquiète sur les traits, il murmurait quelque chose à l’oreille de Jack Tighe.

Au bout de quelques instants, ce dernier, souriant, leva les bras.

« Vous n’avez aucune crainte à avoir, mes amis. Absolument aucune ! Mais l’usine souterraine manifeste une légère activité. Le colonel ici présent vient de m’annoncer qu’un autre camion se présente au bas de la rampe – c’est tout. Aussi, je vous prie de ne pas bouger : vous allez assister à sa destruction ! »

De la panique ? Non, il n’y en eut pas. Pourquoi la foule aurait-elle paniqué ? C’était une sorte de cirque, une attraction supplémentaire et sans risques. Eh bien, que cette vieille usine entêtée fasse sortir ses camions, se disaient les gens en se frottant les mains avec une joie anticipée. Ça va être rigolo de voir nos petits gars les démolir ! Et cela n’a certainement aucune importance. Les usines peuvent comploter aussi longtemps qu’elles le voudront, il n’y a pas moyen de fabriquer des grille-pain sans cuivre et sans acier. Et cela fait des semaines que la prospection a été abandonnée. Non, on va bien rigoler… Voilà tout !

On monta sur les chaises pour ne rien perdre du spectacle, les pères placèrent leurs enfants à califourchon sur leurs épaules. Et le camion apparut, roulant pesamment. Les mitrailleuses toussèrent. Les missiles vrombirent. Le camion n’avait aucune chance. Naguère, quand ils étaient en convois, il y en avait toujours quelques-uns qui réussissaient à passer. Mais, cette fois, il ne s’agissait que d’un unique camion et son compte était réglé d’avance.

Bill Cossett, tenant sa femme par la main, s’approcha des débris fumants tandis que la foule refluait respectueusement.

« Bien joué ! s’exclama joyeusement Essie Cossett. Elles pensaient que nous étions leur bien, ces fichues machines ! Tiens ! J’aimerais pouvoir descendre là-dedans pour les voir mourir de faim et agoniser, comme disait Mr. Tighe. Qu’est-ce que c’est que ces choses, mon chéri ?

— Quelles choses ? » fit Cossett d’une voix distraite.

Il considérait le radiateur crevé par une charge de bazooka en songeant qu’il aurait pu avoir le même sort si un des lance-roquettes de l’usine l’avait visé.

« Ces choses brillantes…

— Quelles choses… ? Oh ! »

Une sorte de caisse métallique émergeait du trou béant qui s’ouvrait dans le flanc d’acier du camion où une douzaine d’impacts étaient visibles. Elle portait cette inscription :

ÉLECTROMÉCANIQUE NATIONALE

Briquets une grosse et demie

De petites sphères étincelantes sortaient du couvercle faussé de la caisse. Ce qui était extraordinaire, c’est qu’elles s’élevaient. Elles jaillissaient comme des gouttelettes d’un robinet mal fermé, brillantes et chatoyantes et ploc ! elles voltigeaient librement.

« C’est drôle, murmura Cossett, le cœur serré par une vague appréhension. Mais il n’y a aucune raison de se faire de la bile. Des briquets ! Je n’ai jamais vu de briquets pareils. »

Rêveur, il sortit de sa poche son propre combiné – étui à cigarettes et briquet.

Il l’ouvrit.

Il l’approcha de ses yeux pour lire la marque et savoir si, par hasard, c’était une production de l’Électromécanique.

Pfuiu… Une sphère brillante surgit devant lui, se balança au-dessus de l’étui à cigarettes et Cossett reçut sur la bouche un choc violent. Il fit un bond en arrière, toussant, la respiration coupée.

Cossett se remit sur ses pieds, arracha la cigarette de ses lèvres, la contempla et la jeta par terre.

« Bon Dieu ! mais qu’est-ce que ça veut dire ? Nous avons pourtant mis les usines au chômage ! »

Et chacun dans la foule faisait la même découverte, commettant la même erreur d’interprétation. Une série de petits globes lumineux sortaient d’une caisse sur laquelle on pouvait lire Percomatic 8 tasses et planaient entre ciel et terre.

Des cafetières ? Oui… C’étaient des cafetières.

« Au secours ! » hurla une femme. Quelque chose lui avait arraché des mains sa bouteille d’orangeade glacée.

De la mouture et de l’eau jaillirent dans l’air. Le café usé s’enterra alors proprement et le globe étincelant, qui en remorquait un autre deux fois plus gros que lui, versa dans les tasses un breuvage parfait.

Un petit garçon de quatre ans, tellement pris par le spectacle qu’il regardait bouche bée, en laissa choir son sandwich. « Aïe », glapit-il en se frottant les doigts – ils étaient devenus rouges – à l’instant où une autre petite sphère couleur émeraude rattrapait in extremis les deux tranches de pain avant d’y glisser à nouveau le jambon.

« Que se passe-t-il, Bill ? demanda Essie Cossett d’une voix stridente. Je croyais que vous aviez arrêté l’usine.

— Moi aussi, murmura Bill d’une voix sans timbre en regardant les gens dans les yeux desquels luisait une lueur de terreur.

— Vous les avez pourtant coupées de leurs réserves de matières premières ? C’est bien cela ? »

Bill Cossett soupira. « Oui, admit-il, c’est ce que nous avons fait. Mais cela n’a manifestement pas suffi. Elles ont appris à se passer de matières premières. Des champs de force, des flux magnétiques… Je ne sais pas ! Toujours est-il que ce camion était bourré d’instruments n’utilisant aucune matière première ! »

Il passa sa langue sur ses lèvres sèches et ajouta, si bas que c’est à peine si sa femme l’entendit : « Mais ce n’est pas le pire. Si les sombres jours d’autrefois revenaient, je pourrais y faire face. Je peux tenir le coup si un nouveau modèle sort tous les trois mois et s’il faut vendre, vendre, vendre, et acheter, acheter, acheter. Mais… mais, laissa-t-il tomber plaintivement, ces trucs-là ont l’air d’être inusables. Comment pourraient-ils s’user ? Ils ne sont pas faits de matière ! Et quand les nouveaux modèles commenceront à sortir… Comment arriverons-nous à nous débarrasser des anciens ? »

 

Traduit par MICHEL DEUTSCH.

The Waging of the Peace.

 

© Galaxy Publishing Corp., 1959.

© Éditions Opta, pour la traduction.