DÉCISION, RÉPRESSION, PERMISSION
Le comportement de l’homme en société dépend de la manière dont il perçoit le jeu social. Quand il a ou croit avoir une idée claire du système, il agit ; quand il n’y comprend rien, il subit. A en croire les mauvaises langues, il intéresse le sociologue dans le premier cas, le psychologue dans le second : il y a une sociologie des maîtres et une psychologie des esclaves, une sociologie des hommes et une psychologie des femmes, etc.(1).
Cette opposition se retrouve en littérature. Le discours démonstratif tend à une représentation systématique des modèles qui orientent le comportement des hommes ; il opère dans l’univers de la sociologie (bonne ou mauvaise). Au contraire, le récit de fiction considère la bataille au point de vue des individus qui la vivent ; la psychologie (ou ce qu’on croit judicieux d’appeler ainsi) y fleurit plus que partout ailleurs.
La science-fiction, comme d’habitude, est en porte à faux dans ce débat : c’est un genre discursif devenu narratif au cours des âges.
Le genre discursif originaire, c’est l’utopie. Son champ historique s’étend en gros du livre de Thomas More qui porte ce nom (1516) aux Nouvelles de nulle part de William Morris (1890). Il se caractérise avant tout par la description minutieuse de sociétés imaginaires merveilleusement réglées. Au XIXe siècle, on y trouve de plus en plus de narrations, mais c’est pour mieux prouver que le système décrit résout les problèmes des gens quels qu’ils soient ; il y a là quelque chose comme une approche dramaturgique, pour employer la terminologie de certains sociologues(2). La vraie part du récit tient à la présence d’un narrateur qui va jusqu’à l’île d’Utopie, la visite et en revient. Car cette île est toujours quelque part. Elle est fille des grandes découvertes.
A la fin du XIXe siècle, en un laps de temps très court, l’utopie est remplacée par l’anti-utopie, qui décrit des sociétés imaginaires non moins réglées mais fonctionnant pour le malheur de ses membres. Les deux genres coexistent dans Les Cinq cents millions de la Bégum de Jules Verne (1879). L’anti-utopie occupe tout le terrain à partir de Quand le dormeur s’éveillera de Wells (1899). Elle est située plus souvent dans un avenir que dans un ailleurs (le cas s’était produit dans certaines utopies) ; elle accorde au récit une place prépondérante même si elle reste largement « sociologique » ; elle se met toujours au point de vue des victimes et à ce titre elle est essentiellement « psychologique », même quand elle insiste sur la cohérence du système (généralement pour en pointer l’absurdité).
Il est traditionnel d’opposer l’utopie et l’anti-utopie comme des représentations du paradis sur Terre et de l’enfer sur Terre(3). Ce seraient des genres symétriques, nés de deux attitudes symétriques : l’optimisme et le pessimisme. Si l’on admet ce point de vue, il faut en accepter aussi la conséquence : les auteurs ont été optimistes jusqu’en 1890, ils sont devenus pessimistes en 1899. C’est un peu court, jeune homme.
Autre hypothèse : l’utopie a en gros précédé la révolution industrielle et accompagne ses premières phases. Elle est caractéristique d’une société qui commence à bouger sans qu’on sache encore très bien quelle direction elle va prendre. Situation propice à la rêverie, et notamment au rêve de voir l’idéal s’insérer dans la réalité – un rêve qui s’installe chez quelques intellectuels un peu bizarres, et que les autres, les gens « normaux », refoulent de leur mieux. Au contraire, l’anti-utopie s’installe au moment où la révolution industrielle montre ses limites : on savait depuis longtemps qu’elle produisait des effets pervers tels que l’aliénation au prolétariat, mais l’on espérait que le progrès en viendrait à bout ; cette espérance se précise vers 1900 mais d’autres effets pervers se produisent, de plus en plus difficiles à maîtriser ou même à prévoir. Les penseurs s’essoufflent et commencent à considérer l’histoire sur le même mode blasé que le paysan devant la météo. Leur démission laisse le champ libre aux poètes qui caressent, eux, le rêve de voir le cauchemar s’infiltrer dans la réalité. Cette démarche traduit bien l’inquiétude ambiante et les tirages s’en ressentent : les utopistes et leurs lecteurs étaient une minorité infime ; les anti-utopies majeures battent tous les records d’audience, notamment Le Meilleur des mondes de Huxley (1932), qui, avec plus de vingt millions d’exemplaires vendus dans le monde, est le plus grand succès de librairie du XXe siècle.
Dernière remarque sur ce point : les utopistes écrivaient dans des sociétés moquées ; ils imaginaient un ailleurs pour ne pas finir sur le bûcher, ou en prison, ou en Sibérie. Les anti-utopistes vivent dans des sociétés permissives où ils peuvent dire à peu près ce qu’ils veulent ; ils en profitent pour situer leurs histoires dans un avenir, mais aussi pour en rajouter un peu, dans l’espoir de souffler sur les passions de leurs lecteurs et d’attiser le brasier, soit pour mieux avertir, soit tout simplement pour intéresser. Quel prophète n’a puisé dans tout l’arsenal de la rhétorique pour décrire les affres de l’enfer ? Cette sombre délectation tient peut-être à la paranoïa ambiante, mais surtout à la société du spectacle, qui a succédé aux sociétés répressives productrices d’utopies. En bref, les utopistes étaient sûrement moins optimistes que les utopies, et les anti-utopistes moins pessimistes que les anti-utopies.
Et la science-fiction dans tout cela ? Rassurez-vous, j’y viens. Quand elle se constitue en genre avec Verne, elle est d’abord réservée aux enfants, ou à quelques adultes un peu enfantins. Pourquoi enfantins ? Parce qu’ils rêvent de voir l’idéal s’insérer dans la réalité – ce qui, on en conviendra, est typiquement infantile. A l’heure même où l’anti-utopie dénonce le progrès technique comme une machinerie qui s’emballe et échappe à tout contrôle, les premiers fans de S.-F. sont attentifs aux découvertes scientifiques (même s’ils n’en perçoivent que les échos) et imaginent le moment où le développement technologique sera contrôlé par le développement des sciences et la société par les savants. Ils ont leur ailleurs : l’espace inexploré. Ils voient que la cadence des inventions s’accélère sans savoir très bien quelle direction elle va prendre. Ils sont peu nombreux et souvent considérés comme de vieux gamins. Il y a en eux quelque chose de profondément utopique.
Aussi paradoxal que cela paraisse, toute l’histoire de la S.-F. consistera à découvrir qu’elle n’a pas seulement un ailleurs mais un avenir. Cette découverte a été souvent frôlée, et d’abord par Wells qui est le vrai fondateur du genre. Mais on lui fit vite comprendre qu’un homme de son talent avait mieux à faire que ces incongruités, et à partir de 1900 sa production se partage grosso modo en deux ensembles : les œuvres discursives (à caractère plutôt prophétique) et les œuvres de fiction (à caractère souvent réaliste). La synthèse réussie d’emblée avec La Machine à explorer le temps (1895) s’est défaite sous la pression de l’élite culturelle anglaise. Ce processus se répétera chez nombre d’écrivains et de cinéastes ; en mineur, parce que leur vocation était moins patente.
Mais l’élite n’est pas seule en cause ; les torts sont partagés. La S.-F. populaire américaine a commencé par imaginer un ailleurs avec Edgar Rice Burroughs, puis un avenir avec Hugo Gernsback ; mais curieusement cet avenir n’a pas d’autre contenu que cet ailleurs, et le discours technologique, souvent prolixe, n’est là que pour justifier un récit qui réalise (ou plutôt halluciné) tous les désirs.
L’épanouissement de la S.-F. dans la génération suivante a surtout travaillé à perfectionner la dramaturgie, à envisager toutes les interactions possibles, à conférer un maximum de vraisemblance à un avenir globalement positif. Les histoires du futur comme celle d’Heinlein couronnent cette phase de l’histoire de la S.-F., qui n’a pas le prestige littéraire de l’anti-utopie mais qui réussit, mieux qu’elle, à conjuguer « sociologie » et « psychologie ». Roosevelt était président ; une action rationnelle menée par des penseurs compétents paraissait apte à triompher des crises économiques, des guerres mondiales, des totalitarismes. On pouvait même inventer la bombe atomique ; on la maîtriserait le moment venu.
Cette conception du monde est étroitement liée à l’un des deux courants majeurs de la sociologie américaine, qu’on retrouvera au travail dans ce volume. L’utilitarisme de John Stuart Mill, le pragmatisme de William James, l’économie politique en général croient aux vertus de l’optimisation. Il suffit d’éduquer les gens ; chacun agira au mieux de ses intérêts, et les mécanismes collectifs aboutiront au bien-être de tous. Il n’y a pas de malédiction prononcée une fois pour toutes contre l’humanité souffrante ; il n’y a que des situations (que chacun peut affronter en stratège, en suivant les règles du jeu) et des interactions (qui produisent toujours des mouvements tendanciels à la marge, donc prévisibles). Cette pensée manifestement utopique a été camouflée par des ouvrages d’art sophistiqués comme la théorie des jeux et les mathématiques de la décision.
Puis est venu Hiroshima, qui a fait exploser cette belle construction. Des savants pacifistes ont découvert que leur science faisait la guerre ; des auteurs de S.-F. ont compris que le cauchemar pouvait s’infiltrer dans la réalité à la place de leur idéal. La S.-F. moderne, née autour de 1950, a découvert que l’avenir ne comporterait pas forcément un ailleurs. Énorme déception ! Ce fut la belle époque de la revue Galaxy, avec des textes sardoniques et amers comme ceux de Wyman Guin, de Frederick Pohl et de William Tenn cités dans le présent volume. La revue satirique masquait les clivages politiques, qui avaient toujours existé mais qu’on s’était accordé à mettre entre parenthèses(4). Petit à petit, cependant, l’Amérique radicale se ressourçait dans la lutte contre le maccarthysme, et l’Amérique profonde criait à la trahison. La paranoïa montait de part et d’autre.
Cette situation ne pouvait que favoriser l’autre courant majeur de la sociologie américaine, celui qu’on appelle globalement le fonctionnalisme ou le culturalisme. En première approximation, c’était un modèle construit par des ethnologues à partir des sociétés indiennes, formées de petits groupes, faciles à saisir comme des touts, réglées par des normes intangibles ; ce qui importe, ce n’est plus la stratégie de chacun, c’est le consensus de tous. Il faut obéir, point final.
On pourrait croire que cette position contredit la tradition américaine. Il n’en est rien. L’Amérique n’est pas seulement le paradis du capitalisme et de la libre entreprise ; il y a une Amérique originelle, celle des premiers colons et des pionniers, qui est une société de petits groupes, où nul n’est leader en vertu d’un droit et où rien ne pourrait fonctionner sans consensus. Ce n’est pas l’anarchie, mais l’hypersocialisation et le despotisme du groupe. Cette idéologie à la fois archaïsante et archaïque est pratiquement devenue celle de toute la S.-F. moderne.
Le phénomène est d’autant plus curieux qu’une telle représentation du monde n’unit pas ceux qui la partagent ; au contraire, elle peut justifier les guerres entre les groupes – qu’il s’agisse des groupes sociaux ou des groupes de sociologues. Il y a un culturalisme libéral qui proclame que l’homme est le produit de la société qui l’a formé, que c’est un être de culture et que toutes les cultures sont égales entre elles ; la xénophobie, le racisme et la guerre sont un gâchis inutile ; les conflits n’ont de sens que comme épisodes d’un changement. Les radicaux comme Marcuse dénoncent cette égalité où ils détectent l’unidimensionnalité : le culturalisme veut ignorer la nature, il ne connaît qu’un homme sursocialisé dans une société surrépressive. Inutile de chercher l’anti-utopie dans l’avenir : nous l’avons sous les yeux. Tout le problème, c’est que Marcuse critique la chose et admet la thèse : il dit que ce n’est pas bien, il ne dit pas que ce n’est pas vrai. Quand il dénonce le culturalisme rigide, il parle en culturaliste rigide ; les conflits politiques longtemps masqués sont désormais théâtralisés, et les flots de rhétorique nous trompent peut-être sur leur portée réelle. En fin de compte Marcuse ne propose pas vraiment de révolution mais plutôt une « contestation » et surtout une protestation désespérée. Ce mouvement radical, qui a agité la S.-F. américaine pendant une quinzaine d’années, nous a fourni le sujet d’un autre volume de cette collection : les Histoires de rebelles.
Le recueil que voici groupe des nouvelles de S.-F. moderne : la plus ancienne (mais non la moindre) remonte à 1951. Toutes sauf une sont américaines. Le courant contestataire, richement représenté ailleurs, n’apparaît ici que dans une histoire : celle de Richard Hill. La plupart des récits peuvent passer pour des représentations de l’enfer sur Terre, mais s’il faut désigner une dominante nous la chercherons moins du côté de l’anti-utopie que de la critique. Une critique parfois déchirante (Kit Reed, Biggle, Delany, Wyman Guin), parfois humoristique (MacApp, Pohl, Farmer, Lafferty), parfois les deux en même temps (Suzette Elgin) ; une critique distanciée par l’objectivité feinte (Hill) ou la volonté aristocratique de souffrir en beauté (Ballard, Rotsler) ; une critique spécialement atroce quand le piège est ainsi conçu qu’il ne permet ni de rire, ni de pleurer (Tenn, Silverberg).
Ces quatorze textes sont bien des récits de fiction : tous les drames sont considérés au point de vue des individus qui les vivent, et la société a toujours tort même quand la « psychologie » (par exemple chez MacApp) n’a qu’une petite part dans le récit. L’hypothèse d’ensemble est culturaliste : le système exige le consensus ; même les hautes classes « libérées » ont besoin d’un consensus du goût, d’une reconnaissance mutuelle à travers des valeurs supérieures, à en croire Ballard et Rotsler. Ailleurs, l’individu est contraint à l’intégration, de façon parfois brutale, ce qui prouve qu’il n’est pas seulement un être de culture (sauf dans la nouvelle de Hill, où les modèles culturels sont totalement intériorisés). Dans la plupart des cas le système est en place depuis longtemps, mais Pohl se place au moment de son instauration et Hill quelque temps après (MacApp le mène jusqu’à la perfection, c’est-à-dire au désastre). Suzette Elgin présente le seul changement réussi, mais ce changement contredit le système en respectant ses normes : tout le possible de l’homme, c’est de jouer au plus fin avec la société – et d’espérer qu’il obtiendra une rétroaction positive. Dans treize nouvelles sur quatorze, cet espoir sera déçu.
Tout cela serait simplement désespérant, voire asphyxiant, si l’on ne sentait à l’œuvre une autre idée de l’humain. L’idée, bien sûr, que nous sommes par ailleurs des êtres de nature, aptes à souffrir et à devenir des sujets de récits. Mais aussi l’idée que nous pouvons faire preuve d’héroïsme et nous acharner dans une stratégie librement choisie. Le vieil utilitarisme, durement critiqué par Pohl et MacApp, fait un retour en force chez Tenn : même celui qui par folie pure a choisi un objectif absurde peut accepter son échec, dominer sa souffrance et y puiser la solution de son problème. La plupart des processus sociaux sont des « jeux à somme non nulle », et si généralement la société triche (Hill, Silverberg, Farmer(5)), l’individu peut tenter sa chance en sachant ce qu’il risque (Wyman Guin) ou même gagner sans tricher (Elgin). La rencontre d’autrui fait souvent ressortir la solitude du héros, mais les « interactions » lui laissent généralement sa liberté de choix, sauf chez Rotsler et Wyman Guin qui décrivent des effets de « double bind » mettant une personnalité en péril : tantôt c’est une petite fille déchirée entre son père et sa mère, tantôt c’est un homme partagé entre la femme qu’il aime et l’artiste qu’il admire. D’autres savent couler pavillon haut.
Reste à savoir si la sociologie, ou même la psychologie, ou même la biologie, épuisent 2a vision de la société qu’on trouvera dans ces pages. Une société totalement réussie pourrait être totalement permissive ; ses membres n’auraient plus qu’à intérioriser des non-interdits. Qu’y gagneraient-ils ? Peu de choses, à en juger par les textes de Ballard et de Rotsler. En gagnant la lutte contre la répression, nous risquerions de manquer d’ennemis et de nous perdre nous-mêmes. Le problème – purement métaphysique – est de savoir si la finalité de l’histoire est de sortir de l’histoire. Ce qui nous manquerait alors, ce ne serait plus la société mais la réalité. L’espace et le temps se débiteraient comme du petit bois ; les signes autour de nous ne nous diraient plus rien. De quoi regretter le bon vieux temps de la décision et de la répression, les utilitaristes héroïques et les culturalistes résignés.
JACQUES GOIMARD.