MECENE
par William Rotsler
La nouvelle de Ballard est illustre, et le texte qu’on va lire s’en est manifestement inspiré ; mais les variations sont d’une grande finesse, et le résultat est d’une qualité presque égale. Le thème central n’est plus le narcissisme féminin mais le narcissisme masculin : le couple formé par l’artiste et son modèle cède le devant de la scène à l’artiste manqué qui a réussi en affaires. Un personnage bien incomplet, qui ne sait qu’aider les autres à parfaire leur œuvre et à la vendre ou à la contempler. Lui aussi est attiré par les images et en oublie les êtres humains ; il fait partie des gens différents, il est assez intelligent pour sentir la supériorité des originaux, mais les légendes, au sommet de l’échelle des valeurs, resteront toujours pour lui un mystère. En quoi diffère-t-il des héros de Delany ? Réponse : lui, il a choisi son destin.
ELLE vous regarde depuis son cube de ténèbres ; calme, silencieuse, le souffle paisible, elle vous contemple, sans plus. Elle est nue jusqu’à la taille, les hanches ceintes d’une parure de joyaux, et trône royalement sur une pile de coussins luxueux. Sa longue chevelure blanche qui tombe en cascade sur ses épaules couleur d’abricot chatoie légèrement sous l’effet de quelque invisible lumière.
En vous approchant du sensatron grandeur nature, vous sentez les vibrations s’emparer de vous. Rien n’est trop fort pour décrire le saisissant réalisme de cette image en trois dimensions, car le portrait qu’a fait Michael Cilento de l’une des plus grandes courtisanes de l’histoire est une magnifique œuvre d’art.
Alors que vous observez le cube, l’image de Diana Snowdragon perd de sa quiétude et devient subtilement prédatrice, dominante, impérieuse. Elle n’est plus nue, mais dénudée. On croit entendre les cloches lointaines des musiciens de mélora… Le pouvoir de sa personnalité singulière est irrésistible, tout comme il l’est au naturel, mais l’interprétation de l’artiste en révèle quantité d’autres facettes.
Ce portrait de Diana au sensatron est universellement considéré comme un chef-d’œuvre. Le modèle lui-même en fut émerveillé.
L’artiste, quant à lui, était écœuré ; il m’a confié que le modèle, aveuglé par son ego, était en fait incapable de percevoir le réalisme de la sculpture qu’il avait créée.
Mais ce fut grâce à ce cube que Michael Benton Cilento obtint la notoriété à laquelle il aspirait, dont il avait besoin… et qu’il haïssait. C’était son premier cube sensatron important, alors que ceux-ci commençaient tout juste à quitter le domaine scientifique pour entrer dans le domaine de l’art. Travailler au sensatron devenait « à la mode », et les conversations des milieux artistiques tournaient autour des pinceaux électroniques, des réseaux ciliés et des effaceurs.
Le portrait qu’avait fait Mike de la gourgandine la plus mal famée – et la plus riche – de la société se rendit célèbre du jour au lendemain. Les cubes fac-similé qu’on trouve aujourd’hui dans le commerce sont eux-mêmes impressionnants, mais l’original, avec ses ingénieux circuits et ses émissions délicatement ajustées, est tout simplement stupéfiant.
Un collectionneur de Rome attira mon attention sur Cilento, et je pris rendez-vous avec ce dernier dès que j’eus contemplé le cube de la Snowdragon. Nous nous retrouvâmes à la villa Santini, à Ostie ; comme la plupart des jeunes artistes, il avait entendu parler de moi.
Notre rencontre eut lieu près d’un bassin, et ses premières paroles furent : « Vous avez subventionné Wiesenthal pendant des années, n’est-ce pas ? » Je hochai la tête, soudain circonspect ; pour chaque artiste auquel on vient en aide, il y en a dix sur les rangs.
« Son opéra, Montézuma, ne valait pas un clou. »
Je souris.
« Il a été bien accueilli.
— Il n’a rien compris à cet Aztèque, pas plus qu’à Cortez. » Il me regarda d’un air de défi.
« Je le reconnais ; mais quand je l’ai écouté, il était trop tard. »
Il se détendit et donna un coup de pied dans l’eau, glissant un regard furtif vers les deux filles d’un magnat des minéraux lunaires qui passaient à côté de nous, presque nues. Il avait apparemment placé sa réplique et n’avait rien à ajouter.
Cilento m’intriguait. Au cours de nombreuses années consacrées à « découvrir » des artistes, j’en avais rencontré de toutes sortes, depuis les timides qui se cachent jusqu’aux bourrus qui exigent mon patronage. D’autres paraissaient indifférents, comme semblait l’être Cilento. Mais beaucoup avaient affecté cette attitude, et j’avais appris à ne tenir compte que de deux choses : l’œuvre accomplie et le potentiel créatif.
« Votre cube de la Snowdragon était magnifique », dis-je.
Il hocha la tête en détournant les yeux. « Ouais », grogna-t-il. Puis il ajouta, comme après réflexion : « Merci. » Nous discutâmes du cube pendant un moment, et il me dit ce qu’il pensait de son modèle.
« Mais le cube vous a rendu célèbre », observai-je.
Il me regarda en plissant les yeux et demanda au bout d’un moment : « Est-ce là l’objectif de l’art ? »
Je ris. « La célébrité est bien utile. Elle ouvre des portes. Elle rend certaines choses possibles. Elle permet même de devenir encore plus célèbre.
— Elle aide à tomber les filles, reconnut Cilento avec un sourire.
— Elle peut aussi causer votre mort, ajoutai-je.
— C’est un outil, Mr. Thorne, tout comme un circuit intégré ou la connaissance de l’électronique moléculaire. Mais c’est un outil qui peut apporter la liberté. Je veux cette liberté ; tout artiste en a besoin.
— C’est la raison pour laquelle vous avez choisi Diana ? »
Il sourit en hochant la tête. « Cette femme représentait aussi une gageure de taille.
— Je l’imagine », fis-je en riant. Je songeai à Diana, dix-sept ans, magnifique bête de proie escaladant à coups de griffes les murs monolithiques de la société.
Nous primes un verre ensemble, puis nous partageâmes une expérience psychédélique dans les ruines d’un temple de Vesta et devînmes l’un pour l’autre Mike et Brian. Nous nous assîmes sur de vieilles pierres, adossés à un moignon de colonne croulante, le regard fixé sur les lumières de la villa Santini située en contrebas.
« Un artiste a besoin de liberté, dit Mike, plus encore qu’il n’a besoin de peinture, d’électricité, de schémas électroniques ou de pierre – ou même de nourriture. On peut toujours se procurer les matériaux, mais la liberté d’en user est précieuse. Le temps est limité.
— Que faites-vous de l’argent ? Cela aussi, c’est la liberté, rétorquai-je.
— Parfois. Mais on peut avoir l’argent sans la liberté. En général, pourtant, la célébrité apporte l’argent. » Je hochai la tête, songeant que dans mon cas c’était l’inverse.
Nous contemplâmes la mer Tyrrhénienne sous la lueur de la demi-lune, plongés chacun dans nos pensées. Je songeai à Madelon.
« Il y a quelqu’un dont j’aimerais que vous fassiez le portrait, dis-je. Une femme. Une femme très spéciale.
— Pas dans l’immédiat, répondit-il. Plus tard, peut-être. J’ai plusieurs commandes à honorer.
— Ne m’oubliez pas quand vous aurez du temps. C’est une femme tout à fait exceptionnelle. »
Il me regarda brièvement et jeta un caillou vers le bas de la colline. « J’en suis sûr, dit-il.
— Vous aimez représenter les femmes, n’est-ce pas ? » demandai-je.
Je distinguai son sourire dans le clair de lune. « Vous faites cette déduction à partir d’un seul cube ?
— Non. J’ai acheté les trois petits que vous aviez faits avant celui-là. »
Il me fixa d’un œil perçant. « Comment saviez-vous même qu’ils existaient ? Je n’en ai jamais parlé à personne.
— Un chef-d’œuvre tel que le cube de la Snowdragon ne pouvait pas sortir du néant. Il devait y avoir quelque chose avant. J’ai fait la chasse aux propriétaires, et je les ai achetés.
— La vieille dame est ma grand-mère, me confia-t-il. Je regrette un peu de l’avoir vendue, mais j’avais besoin d’argent. » Je pris mentalement note de lui faire envoyer le cube.
« Oui, j’aime représenter les femmes, poursuivit-il d’une voix feutrée en se radossant à la colonne blême. Les artistes ont toujours aimé dépeindre les femmes. Emprisonner cette ombre fugitive d’un instant à peine entrevu… dans la peinture, dans la pierre, dans l’argile ou dans le bois, sur film… ou dans une structure moléculaire.
— Rubens les voyait gaies et rebondies, dis-je. Lautrec les voyait réelles et dépravées.
— Pour Vinci, elles étaient mystérieuses, reprit-il à son tour. Matisse les voyait oisives et voluptueuses. Michel-Ange les voyait à peine. Picasso en voyait une diversité infinie, délirante.
— Gauguin… la sensualité, observai-je. Henry Moore voyait en elles des abstractions, un point de départ pour la forme. Les femmes de Van Gogh reflétaient la folie géniale de son esprit.
— Cézanne les voyait comme des vaches placides, souligna Mike en riant. Fellini les voyait comme des créatures à facettes multiples, mi-anges, mi-bêtes. Dans les photographies d’André de Dienes, les femmes sont des fantasmes réalistes, nimbés d’étrangeté et d’érotisme.
— Tennessee Williams les voyait comme des cannibales démentes, à la fois fascinantes et répugnantes. Les femmes de Sternberg étaient irréelles, dures, théâtrales, dis-je. Les femmes de Clayton étaient des rapaces diaboliques.
— Jason les voit comme des anges, légèrement flous, ajouta Mike, enchanté de notre petit jeu. Marmon les voyait comme des monstres maternels.
— Et vous ? » demandai-je.
Il se tut et son sourire s’estompa. Après un long silence, il répondit : « Comme des illusions, je suppose. »
Il fit rouler entre ses doigts un fragment de pierre qui datait de César et poursuivit d’une voix étouffée, comme pour lui-même :
« Elles ne sont pas… tout à fait réelles, en quelque sorte. Les critiques disent que j’ai réussi un chef-d’œuvre de réalisme érotique, une étape marquante de l’art figuratif. Mais… ce ne sont que… des bribes, incroyablement réelles l’espace d’un instant… fantastiquement imprécises l’instant suivant.
Les femmes ne sont jamais les mêmes d’un instant à l’autre. C’est peut-être la raison pour laquelle elles me fascinent. »
Je ne revis plus Mike pendant un certain temps, bien que nous fussions restés en contact l’un avec l’autre. Il fit un portrait de la princesse Helga des Pays-Bas ; vêtue avec une grande simplicité, elle apparaissait dans un cube empli de vibrations d’amour et de paix, entourée des douze célèbres sculptures d’or.
Tout ce que Mike décidait de faire était aussitôt acheté et les commandes affluaient de tous côtés : de particuliers, de sociétés, et même de divers mouvements, il fit à cette époque un simple nu de sa maîtresse d’alors, dans une pose érotique rehaussée de vibrations pornographiques. Pour l’utilisation qu’il y avait faite des projecteurs d’ondes alpha, bêta et gamma, de même que pour l’acoustique, la revue Modem Electronics lui consacra un numéro entier. Le jeune Shah d’Iran acheta le cube pour l’installer dans ses jardins de Babylone, en chantier depuis de longues années.
Pour les moines de la base Planète-Rouge, sur Mars, Mike réalisa un grand cube du Christ qui devint rapidement une attraction touristique. Bien qu’il l’eût fait à titre gracieux, les moines insistèrent pour qu’il accepte un petit pourcentage sur la vente des cubes fac-similé.
Je revis Mike au vernissage de sa série « Système Solaire », au Grand Musée d’Athènes. Les dix cubes suspendus au plafond offraient chacun une interprétation non littérale du soleil et des planètes, depuis la boule d’énergie qu’était Sol jusqu’à la petite bille dure et brillante qu’était Pluton.
Mike avait l’air d’un animal en cage, d’un tigre pris au piège, mais il parut content de me voir. Ce fut en kidnappé volontaire qu’il s’éclipsa avec moi pour se rendre à mon appartement dans la vieille ville.
Dès qu’il fut entré, il poussa un soupir, jeta sa veste sur un fauteuil Lifestyle et gagna le balcon d’un pas nonchalant. Je pris deux verres et une bouteille de vin de Crète avant de le rejoindre.
Il soupira de nouveau et se laissa tomber dans un fauteuil pour siroter son vin. « La gloire commence-t-elle à vous peser ? » lui demandai-je en gloussant.
Il émit un grognement. « Pourquoi leur faut-il toujours la présence de l’artiste au vernissage ? L’art parle de lui-même.
— Relations publiques. Ils veulent toucher l’auréole de la créativité, dans l’espoir que celle-ci déteindra peut-être sur eux. » Il grogna de nouveau et nous laissâmes s’établir un silence tranquille, les yeux levés vers le Parthénon illuminé.
Il finit par reprendre la parole. « Je n’ai jamais voulu être rien d’autre qu’un artiste, comme les enfants qui veulent devenir plus tard astronautes ou footballeurs. C’est un honneur d’y parvenir, quoique ce soit. J’ai peint et j’ai sculpté. J’ai construit es mosaïques de lumière et des structures de points luminescents. J’ai même essayé pendant un moment la musique aérienne. Rien de tout cela ne m’a vraiment satisfait, mais je pense que c’est par les assemblages moléculaires que je parviens le mieux à m’exprimer.
— A cause de leur extrême réalisme ?
— En partie. Art abstrait, réalisme, expressionnisme – ce ne sont que des étiquettes. Ce qui importe, c’est ce qui est, les pensées et les émotions que l’on transmet. Les modules des sensatrons sont de très bons outils, qui permettent d’agir presque directement sur les émotions. Quand la G.E. lancera ses nouveaux appareils sur le marché, je pense même qu’il sera possible d’obtenir des nuances encore plus subtiles à partir des ondes alpha. Et, bien sûr, plus on dispose de modules, plus on peut accroître la complexité du sensatron. »
Nous retombâmes dans le silence, laissant monter vers nous le murmure de l’antique cité. Je songeai à Madelon.
« J’aimerais toujours que vous fassiez ce portrait d’une personne qui m’est très proche, lui rappelai-je.
— Bientôt. Je veux d’abord faire un cube d’une fille que je connais. Mais il faut que je trouve un nouveau refuge pour travailler. Je suis harcelé, ici, depuis qu’on a découvert où je me trouvais. »
Je lui parlai de ma villa de Sikinos, dans la mer Égée. Comme il parut intéressé, je lui offris d’y séjourner. « Il y a là-bas une ancienne grange à céréales que vous pourriez transformer en atelier, et la centrale de fusion contrôlée qui dessert la région vous fournira toute l’énergie dont vous aurez besoin. Il n’y a dans le voisinage que le couple qui s’occupe cle la maison, et un tout petit village à proximité. Je serais honoré que vous en usiez. »
Il accepta mon offre sans se faire prier, et je m’étendis un peu sur Sikinos et son histoire.
« Les très anciennes civilisations me passionnent, dit Mike. Babylone, l’Assyrie, Sumer, l’Égypte, la vallée de l’Euphrate. La Crète me fait l’effet d’une nouvelle venue. Tout était neuf, à cette époque. Il y avait tout à inventer, tout à voir, tout à croire. Les dieux n’étaient pas partagés entre le christianisme et toutes les autres religions. Il y avait un dieu ou une croyance pour chacun, petit ou grand. Ce n’était pas Dieu et les anti-Dieu. La vie était plus simple.
— Elle était aussi plus désespérée, observai-je. Des rois despotiques, la maladie, l’ignorance, la superstition. Il y avait tout à inventer, c’est vrai, parce que bien peu l’avait été.
— Vous confondez technologie et progrès. Ils avaient de l’air pur, des terres vierges, un monde nouveau qui n’était pas encore épuisé.
— Vous êtes un pionnier, Mike, répliquai-je.
Vous faites appel à un moyen d’expression entièrement nouveau. »
Il rit et but une gorgée de vin. « Pas vraiment. Tout art a d’abord été une science, et toute science a d’abord été un art. Les ingénieurs ont utilisé les sensatrons avant les artistes. Avant cela, une douzaine de lignes de pensée et d’inventivité se sont croisées en un certain point pour aboutir à la création du sensatron. Il se trouve simplement que le sensatron est le meilleur moyen d’exprimer certaines choses. Pour en exprimer d’autres, un dessin à la plume, un poème ou un film seraient peut-être plus appropriés… ou même l’absence totale d’expression. »
Je ris à mon tour. « L’artiste ne voit pas les choses, il se voit lui-même. »
Mike sourit et garda un long moment les yeux fixés sur l’édifice à colonnades qui dominait la colline. « Oui, certainement, murmura-t-il.
— Est-ce pour cela que vous réussissez si bien les femmes ? demandai-je. Voyez-vous en elles ce que vous voulez y trouver, ces facettes du vous qui vous intéressent ? »
Il tourna vers moi son visage auréolé de cheveux bruns hirsutes. « Je vous prenais pour un homme d’affaires important, Brian. Je trouve que vous parlez comme un artiste.
— Je le suis. Je suis les deux : un homme d’affaires doué pour tout ce qui touche à l’argent et un artiste sans aucun talent.
— Il y a des tas d’artistes sans talent. Ils pallient leur manque par la persévérance.
— Je préférerais souvent qu’ils n’en fassent rien, grommelai-je. Chacun se prend pour un artiste. Si j’ai le moindre talent, c’est celui de me rendre compte que je n’en ai aucun. Mais je suis un appréciateur de première classe. C’est pourquoi je voudrais que vous fassiez un cube de mon amie.
— Persévérance, vous voyez ? » Il rit. « Je vais profiter de mon séjour sur Sikinos pour faire un nu particulièrement érotique. Après, j’aurai sans doute envie de faire autre chose de plus reposant. Peut-être ferai-je votre amie, si elle m’intéresse.
— Elle risque de ne pas être très reposante. C’est une… originale. »
Nous en restâmes là et je lui recommandai de contacter mon bureau d’Athènes dès qu’il serait-prêt à se rendre dans l’île, afin que tout soit arrangé.
Je ne revis plus Mike de quatre mois, mais il m’envoya un dessin : le panorama qu’on décou1 vrait depuis la terrasse de la villa, avec une fille nue qui prenait le soleil. A la fin d’août, il m’appela en vidéo.
« J’ai terminé le cube de Sophia. Je suis à Athènes. Où êtes-vous ? A votre bureau, ils ont été très cachottiers et ont insisté pour vous relayer personnellement la communication.
— C’est leur boulot. Une partie du mien consiste à éviter que certaines personnes sachent où je me trouve et ce que je suis en train de faire. Je suis à New York. Je vais à Bombay mardi, mais je pourrai faire escale au passage. Je suis impatient de voir ce nouveau cube. Qui est Sophia ?
— Une fille. Elle est partie, maintenant.
— Bien, ou mal ?
— Ni l’un ni l’autre. Je suis chez Nikki, alors venez-y. J’aimerais avoir votre opinion sur Îe nouveau cube. »
Je me sentis soudain flatté. « Mardi chez Nikki. Faites-lui mes amitiés, ainsi qu’à Barry. »
Je raccrochai et composai le numéro de Madelon.
Belle Madelon. Riche Madelon. Célèbre Madelon. Madelon au superlatif. Madelon l’insaisissable. Madelon l’illusion.
Je l’avais rencontrée lorsqu’elle avait dix-neuf ans ; svelte et pourtant voluptueuse, elle se tenait au centre d’un demi-cercle d’admirateurs masculins dans une réception ennuyeuse, à San Francisco. Je la désirai instantanément – le « coup de foudre » dont on parle tant.
Elle m’avait glissé un regard entre les épaules d’un administrateur des communications et celles d’un magnat des combustibles fossiles. Un regard franc, dans un visage paisible. Je me sentis légèrement ridicule de la fixer ainsi et m’en remis aux réflexes qu’acquièrent les hommes riches pour s’épargner de l’argent et des désillusions sentimentales. J’étais sur le point de më détourner lorsqu’elle sourit.
J’interrompis mon mouvement, les yeux toujours fixés sur elle. S’excusant auprès de l’homme qui lui parlait, elle se pencha vers moi. « Vous partez maintenant ? » demanda-t-elle.
J’acquiesçai d’un hochement de tête, légèrement confus. Elle prit congé avec beaucoup de charme du demi-cercle réticent et s’approcha de moi. « Je suis prête », annonça-t-elle de cette façon tranquille qui lui était particulière. Je souris ; tous mes circuits de protection étaient en alerte, mais mon ego était touché.
Nous prîmes l’ascenseur vitré qui glissait le long de la façade, à l’extérieur de la Tour Fairmont ; on voyait le brouillard déferler des collines proches de Twin Peaks pour se répandre sur la ville.
« Où allons-nous ? demanda-t-elle.
— Où aimeriez-vous aller ? »
J’avais rencontré des milliers de femmes qui s’étaient attachées à moi avec toutes les apparences naturelles du désir, du charme et de la désinvolture que pouvait manifester une fille pauvre envers un homme riche. Certaines s’étaient montrées hardies, d’autres discrètes, d’autres encore avaient fait preuve de toute la finesse dont elles étaient capables. Quelques-unes m’avaient proposé franchement des arrangements financiers. J’avais accepté un peu de chaque, à mon heure. Mais celle-ci… celle-ci était ou bien différente, ou bien plus fine que la plupart d’entre elles.
« Vous vous attendez à ce que je réponde N’importe où vous irez, n’est-ce pas ? dit-elle avec un sourire.
— Oui, d’une façon ou d’une autre. » Nous sortîmes de l’ascenseur qui donnait directement dans le garage gardé. Monter dans sa voiture en pleine rue peut être parfois dangereux pour un homme riche.
« Alors, où allons-nous ? » Elle me sourit tandis que Bowie nous tenait la portière, qui se referma sur nous avec le déclic d’une porte de coffre-fort – ce qu’elle était plus ou moins.
« J’étais en train d’hésiter entre deux possibilités : mon hôtel pour étudier certains documents… ou Terre, Feu, Air et Eau.
— Faisons les deux. Je n’ai jamais vu ni l’un ni l’autre. »
Je pris l’intercom. « Bowie, conduisez-nous au Terre, Feu, Air et Eau.
— Bien, Monsieur ; je préviens le Contrôle.
— Quelqu’un vous surveille ? demanda la jeune fille en riant.
— Oui, mon Contrôle local. Il faut qu’ils sachent où je suis, même quand je ne veux pas qu’on puisse me trouver. C’est la rançon que l’on doit payer quand on traite des affaires dans plusieurs fuseaux horaires à la fois. Au fait, allons-nous nous présenter l’un à l’autre ?
— Bien sûr, pourquoi pas ? » Elle sourit. « Vous vous appelez Brian Thorne et je m’appelle Madelon Morgana. Vous êtes riche et je suis pauvre. »
Je la détaillai, depuis sa chevelure négligemment rejetée en arrière jusqu’à ses fragiles sandales. « Non… vous n’avez peut-être pas d’argent, mais je ne pense pas que vous soyez pauvre.
— Merci, monsieur », fit-elle.
San Francisco défilait autour de nous. A l’approche d’une petite émeute de quartier, Bowie opacifia les vitres avant de tourner vers le front de mer. Le danger passé, il nous rendit le paysage citadin alors que nous dévalions une butte avant d’en escalader une autre.
Arrivés au Terre, Feu, Air et Eau, Bowie me héla d’un air contrit au moment où j’en franchissais la porte. Je dis à Madelon d’attendre et retournai à la voiture pour écouter le rapport sur l’interphone. Quand je la rejoignis à l’intérieur, elle me demanda en souriant : « Alors que dit-on de moi ? »
Elle rit devant mon air innocent. « Je serais bien surprise que Bowie n’ait pas reçu un rapport sur moi de votre Contrôle, comme vous l’appelez. Dites-moi, suis-je du genre dangereux, anarchiste, pétroleuse ou autre chose ? »
Je souris, car j’aime les gens perspicaces. « Le rapport dit que vous êtes la fille illégitime de madame Tchang Kaï-chek et de Johnny Cannabis, et que vous avez été condamnée pour morosiété, surmenage et indigence.
— Qu’est-ce que la morosiété ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Mon personnel omniscient m’informe que vous avez dix-neuf ans que vous êtes une fille un peu bornée du Montana, demi-orpheline de surcroît, et que vous avez travaillé onze mois à Great Falls dans un bureau des Entreprises Nationales Pieds-Noirs. »
Ses yeux s’écarquillèrent.
« Finalement découverte ! souffla-t-elle. Mes terribles secrets mis au jour ! »
Elle me prit par le bras et me tira dans l’ascenseur qui descendait à la caverne située au sous-sol. Lorsque nous fûmes à l’intérieur de la cabine bondée, elle leva vers moi de grands yeux innocents. « Ben ça alors, monsieur Thorne, quand j’ai accepté de faire du baby-sitting pour vous et madame Thorne, je n’aurais jamais pensé que je sortirais avec vous. »
Je tournai lentement la tête vers elle, gardant un visage de marbre sans prêter attention aux mines curieuses ou rigolardes. « La prochaine fois que je vous surprends à vous vautrer dans la morosiété avec mon Afghan, je vous laisserai à la maison. »
Ses yeux se mouillèrent de tristesse. « Non, je vous en prie, je promets d’être sage. Vous pourrez me fouetter de nouveau quand nous rentrerons. »
Je haussai les sourcils. « Non, je pense que porter le collier vous suffira. » La porte s’ouvrit. « Venez, ma chère. Excusez-moi, je vous prie.
— Oui, maître », fit-elle humblement.
La partie « Terre » du club était le sous-sol naturel de l’une des nombreuses collines de San Francisco, enduit au spray d’un plastique de construction qui le consolidait sans lui faire perdre son aspect de grotte taillée à même le roc. Nous suivîmes le corridor incurvé qui menait au maelström de bruit que déversait le fameux groupe Frémissement et débouchâmes dans l’immense grotte hémisphérique. Au plafond, un treillis de béton supportait une piscine transparente pleine de nageurs nus ou demi-nus, dont certains étaient des clients et d’autres des artistes professionnels.
Un ruisseau entrait en cascade à l’une des extrémités et des torches brûlaient dans des supports scellés aux murs, cependant que des projecteurs inondaient la scène de lueurs d’incendie vacillantes. Le groupe Frémissement diffusait sa musique tonitruante depuis une niche creusée dans la paroi de terre à mi-hauteur sous la piscine.
Je pris Madelon par le bras pour la guider vers la foule frémissante de la piste de danse. « Vous savez qu’il n’y a pas de madame Thorne », dis-je.
Elle me sourit d’un air serein et assuré. « C’est vrai. »
La nuit nous emporta dans son tourbillon. Des vents s’engouffraient dans la grotte, d’abord chauds et parfumés, puis vrais et vifs. Des gens plongeaient dans l’eau, au-dessus de nous, enveloppés de galaxies de bulles d’air. Un groupe Frémissement céda la place à un autre, fauves hirsutes vêtus de fausses peaux de lions, femmes sauvages aux seins nus.
Madelon était cent femmes différentes, changeant d’une minute à l’autre sans aucun effort apparent. Elles étaient toutes elle : depuis la sirène maussade jusqu’à l’adolescente aux exclamations colorées. J’avoue que je me laissai ensorceler sans me soucier de savoir si elle me tendait un piège ou non.
Le décor élémental était un stimulant, et je ne m’étais pas senti aussi jeune depuis des années. Des gens se joignaient à nous, riaient, buvaient, flippaient et repartaient, aussitôt remplacés par d’autres. Madelon était un aimant qui attirait la joie et le plaisir, et j’en étais très fier.
Nous refîmes surface à l’aube et j’actionnai le signal qui prévenait Bowie que nous l’attendions. Il nous conduisit hors de la ville pour contempler le lever de soleil sur la baie, puis nous nous rendîmes à mon appartement. « Il faudra que je revaille cela à Bowie, observai-je lorsque nous fûmes dans l’ascenseur, je ne reste pas souvent dehors aussi tard.
— Ah ? » fit-elle d’un air espiègle. Puis son visage se radoucit, et nous nous embrassâmes devant ma porte. La nuit fut longue, belle et satisfaisante, et ma vie en fut changée.
Certains ont prétendu que Madelon Morgana était une garce, une Circé, une sorcière, une aventurière intéressée, une corruptrice. D’autres ont affirmé qu’elle était incomprise, qu’elle était un ange, une sainte, un être envers qui on avait beaucoup péché. Je la connaissais bien, et elle était probablement tout cela, à différents moments et en différents lieux. Je fus le premier, le dernier et le seul mari légitime de Madelon Morgana.
Je la voulais, et je l’eus. Je la voulais parce qu’elle était la plus belle femme que j’eusse jamais vue, et la moins ennuyeuse. Je l’eus parce qu’elle était belle aussi de l’intérieur. Ou, pour être précis, je l’épousai. Je l’attirais, notre entente sexuelle était exceptionnelle, et ma fortune représentait exactement la commodité dont elle avait besoin. Mon argent était sa liberté.
Lorsque nous nous mariâmes, quelques semaines après nous être rencontrés, elle cessa d’être Madelon Morgana et devint non pas Madelon Thorne, mais Madelon Morgana. Je fus d’abord pour elle un soutien commode et agréable, un refuge, une épaule, un défenseur, un esprit plus rassis et plus sage. Elle aimait ce que j’étais, puis elle aima plus tard qui j’étais. Nous devînmes amis. Nous tombâmes amoureux. Mais je n’étais pas son seul amant.
Personne ne possédait Madelon, pas même moi. Ses autres aventures, peu fréquentes mais bien réelles, ne me chagrinèrent pourtant que rarement. Lorsqu’elle choisissait ses partenaires au-dessous d’elle, je m’en trouvais blessé. Il arriva parfois qu’un de ses amants laissât son ego s’enfler au point de perdre tout bon sens et de venir se vanter devant moi qu’il couchait avec la femme du riche et célèbre Brian Thorne. Cela contrariait toujours profondément Madelon, qui mettait fin aussitôt à son aventure – chose que l’amant comprenait rarement.
Mais Madelon et moi étions amis tout autant que mari et femme, et on ne se montre jamais sciemment grossier envers ses amis. J’insulte fréquemment des gens, mais je ne me montre jamais grossier à leur égard. Madelon avait un goût très sûr et ses autres liaisons étaient généralement enrichissantes, en joie autant qu’en connaissances, de sorte que les deux ou trois aventures qui me furent désagréables ne représentaient qu’une très petite minorité.
Mais Michael Cilento était différent.
Je parlai à Madelon, puis je pris l’avion pour aller retrouver Mike chez Nikki. Nos retrouvailles furent chaleureuses. « Je ne sais comment vous remercier pour la villa, dit-il en m’étreignant. C’était merveilleux, et Nikos et Maria ont été aux petits soins pour moi. J’ai dessiné quelques portraits de leur fille. Mais l’île…, ah ! Quelle beauté… si paisible et pourtant… si stimulante, d’une certaine façon.
— Où est le nouveau cube ?
— A la galerie Athéna. Une exposition réservée à un seul artiste, pour un seul cube.
— Eh bien, allons-y. J’ai hâte de la voir. » Je me tournai vers Stamos, mon assistant. « Madelon va bientôt arriver. Voulez-vous aller la chercher et l’emmener directement à la galerie Athéna ? » J’ajoutai à l’intention de Mike : « Venez, je suis impatient. »
Le cube était grandeur nature, comme l’étaient toutes les œuvres de Mike. Sophia, peau olivâtre et seins plantureux, était étendue sur un sofa recouvert d’une épaisse fourrure, pelotonnée comme un chat et pourtant totalement exposée. Il y avait dans cette œuvre une richesse, une opulence, qui rappelaient les odalisques de Matisse. Mais ce qui dominait, c’était l’érotisme purement animal de la fille.
Elle était tout à la fois Gaea, Ève et Lilith. Elle était la princesse païenne, la grande prêtresse de Baal, la grande prostituée de Babylone. Elle était nue, mais un symbole du soleil luisait faiblement entre ses seins. Derrière elle, à travers une arche de pierres antiques usées par le temps, on voyait l’aube se lever au-delà d’un haut mur sur un monde vert et luxuriant. On percevait là un symbole temporel, la situation de la scène en amont de toute histoire humaine, à une époque où les mythes étaient des hommes et des monstres peut-être bien réels.
Vautrée sur les peaux de bêtes, une pomme à demi-mangée à la main, elle révélait tous les détails de son corps avec un abandon qui avait quelque chose d’impudique. Cette évocation directe d’Eve aurait été ridicule sans la puissance à l’état brut qui se dégageait de l’œuvre et qui conférait soudain au symbolisme de l’Eve biblique et du fruit de la connaissance une dimension réelle chargée de signification.
Là, quelque part dans le passé de l’Homme, semblait dire Michael Cilento, il y avait une inflexion. De la simplicité vers la complexité, de l’innocence au savoir et plus loin encore, jusqu’à la sagesse peut-être. Et toujours les secrets appétits personnels, intimes, du corps.
Tout cela dans un seul cube, sur une seule de ses faces. Je me déplaçai vers le côté. La fille n’avait pas changé, sinon que je la voyais maintenant de profil, mais la perspective qu’on découvrait à travers l’arche n’était plus la même. Une mer surplombée de lourds nuages s’étendait jusqu’à l’horizon immuable. Les vagues déferlaient, huileuses et presque silencieuses.
Depuis l’arrière du cube, on découvrait la vision qui s’offrait à la fille voluptueuse : une pièce plongée dans la pénombre, où aboutissait un couloir dans lequel des torches jetaient une lueur vacillante, et qui se perdait au loin dans l’obscurité… dans le temps ? En avant dans le temps ? Gaea attendait.
Le quatrième côté révélait derrière la femme alanguie un mur de pierre compact dans lequel était scellé un anneau d’où pendait une chaîne. Symbole ? Décoration ? Mike était trop artiste pour inclure dans son œuvre des éléments dépourvus de signification, or la décoration n’est qu’une esthétique dépourvue de contenu.
Je me tournai vers Mike pour lui parler, mais il avait les yeux fixés sur la porte.
Madelon se tenait dans l’embrasure et regardait le cube. Elle s’en approcha lentement, le regard concentré, hermétique, pénétrant. Je m’écartai sans rien dire, mais mon cœur vacilla lorsque je vis l’expression de Mike. Il la regardait aussi intensément qu’elle regardait le cube du sensatron.
Alors qu’elle s’approchait, Mike vint à mon côté. « C’est elle, votre amie ? » me demanda-t-il. Je hochai la tête. « Je ferai le cube que vous m’avez demandé », souffla-t-il.
Nous attendîmes en silence que Madelon eût fait lentement le tour du cube. Je percevais son émoi. Bronzée, en pleine forme, elle revenait tout juste d’un voyage d’exploration sous-marine en mer Égée avec Markos. Elle se détourna enfin du cube et vint directement à moi dans une envolée de jupe. Nous nous embrassâmes et restâmes un long moment serrés l’un contre l’autre.
Nous nous regardâmes longuement, les yeux dans les yeux. « Tu vas bien ? lui demandai-je.
— Oui. » Elle continuait de me fixer avec un doux sourire, sondant mes yeux à la recherche des blessures qu’elle aurait pu m’infliger. Elle m’interrogeait du regard dans cet intime langage sténographique propre aux vieux amis et aux amants de longue date.
« Je vais très bien », assurai-je avec conviction. J’étais toujours son ami, mais un peu moins souvent son amant. Il me restait pourtant plus encore qu’à la plupart des hommes, et je ne parle pas de mes millions. J’avais son amour et son respect, alors que d’autres n’avaient généralement que son intérêt.
Elle se tourna vers Mike avec un sourire. « Vous êtes Michael Cilento. Accepteriez-vous de faire mon portrait, ou de m’utiliser comme modèle ? » Elle était assez perspicace pour savoir qu’il y avait entre les deux une différence plus que subtile.
« Brian m’en a déjà parlé, répondit Mike.
— Et alors ? »
Elle ne manifestait aucune surprise.
« J’ai toujours besoin de passer un certain temps en compagnie de mon modèle avant de pouvoir faire un cube. »
Sauf pour le cube du Christ, pensai-je en souriant.
— « Tout le temps qu’il vous faudra », acquiesça Madelon.
Mike me regarda en haussant les sourcils, et je fis un signe d’approbation. Tout ce qu’il voudrait. Je me flatte de comprendre les processus de la créativité mieux que la plupart des profanes. Ce qui était nécessaire était nécessaire ; ce qui ne l’était pas était sans importance. Pour Mike, la technologie n’était plus rien d’autre qu’une entrave mineure entre lui et son art. Tout ce qu’il lui fallait maintenant, c’était l’intimité nécessaire à l’appréhension de ce qu’il entendait réaliser. Et cela demandait du temps.
« Prenez le Transjet, suggérai-je. Blake Mason a terminé la maison de Madagascar. Allez-y, ou bien vagabondez pendant un moment. »
Certains ont prétendu que je l’avais cherché. Mais on ne peut pas arrêter la marée ; elle vient quand elle veut et se retire quand elle veut. Madelon ne ressemblait à personne que j’eusse jamais connu. Elle n’appartenait qu’à elle-même, ce qui est rarement le cas. La plupart des gens ne sont que des reflets, des miroirs de la célébrité, du pouvoir ou de la personnalité. Beaucoup laissent à d’autres le soin de penser pour eux. Certains ne sont même pas des gens, mais des statistiques.
Madelon ne ressemblait à personne. Elle prenait et donnait sans considération pour grand-chose, n’exigeant que la vérité. C’était souvent difficile pour ses amis, car les amis eux-mêmes ont parfois besoin qu’on leur déguise un peu la vérité pour les aider.
Elle était conforme à ma définition personnelle de l’amitié : un ami doit vous intéresser, vous égayer et vous protéger. Il ne peut rien faire de plus. Sans intérêt, il n’y a pas de communication possible ; sans gaieté, il n’y a pas d’enthousiasme ; sans protection, il n’y a pas d’intimité, pas de vérité, pas de sécurité. Madelon était mon amie.
Michael Cilento m’avait frappé parce que lui aussi était différent de la plupart des gens. C’était un Original, en passe de devenir une Légende. Au niveau le plus bas, il y a les gens qui sont « intéressants » ou « différents ». On ne devrait jamais autoriser ceux qui se trouvent au-dessous à nous faire perdre notre temps. A l’étage supérieur, il y a les Uniques. Puis les Originaux, et enfin les Légendes, les plus rares.
Je pouvais me flatter d’être assurément différent, peut-être même Unique dans mes bons jours. Madelon était indiscutablement une Originale. Mais je sentais que Michael Cilento avait ce quelque chose en plus, l’art, le dynamisme, la vision, le talent, qui pouvaient faire de lui une Légende. (Ou le détruire.)
Ils partirent donc ensemble. Ils allèrent à Madagascar, au large de la côte africaine. A Capri. A New York. Puis j’appris qu’ils étaient à Alger. J’avais demandé à mon Contrôle de garder sur eux un œil particulièrement vigilant, plus encore que pour la protection dont Madelon bénéficiait habituellement. Mais je ne vérifiais rien par moi-même, c’étaient leurs affaires.
Un rapport vidéo les montrait dansant en apesanteur dans la grande sphère de Station Un. Même sans le Contrôle, j’étais tenu au courant de leurs faits et gestes et de leurs déplacements par une foule de gens qui se faisaient un plaisir de me raconter où se trouvaient ma femme et son amant, ce qu’ils faisaient, de quoi ils avaient l’air, ce qu’ils disaient… et ainsi de suite.
D’une certaine manière, rien de tout cela ne me surprit. Je connaissais Madelon et ses prédilections. Je connaissais les belles femmes. Je savais que les cubes sensatrons de Mike représentaient pour beaucoup d’entre elles un passeport pour l’immortalité.
Mike n’était évidemment pas le seul artiste à œuvrer dans ce domaine. Leeward et Miflin exposaient tous les deux, et Coe avait déjà réalisé sa merveilleuse « Famille » ; mais c’était Mike que les femmes voulaient. Les rois et les présidents s’adressaient à Cinardo ou à Lisa Araminta. Les stars de la vidéo trouvaient Hampton dans le vent. Mais Mike était le préféré de toutes les grandes beautés.
Je tenais à ce que Mike disposât de tout le temps et de toute l’intimité nécessaires pour réaliser le cube de Madelon et j’avais ordonné à toutes mes résidences, tous mes bureaux et toutes mes succursales que Mike et Madelon fussent protégés dans toute la mesure du possible des tâcherons de la vidéo et des cinglés et casse-pieds de toutes sortes.
Ce désir de posséder un portrait au sensatron de Madelon était pur égotisme de ma part. Je voulais, je suppose, que le monde entier sût qu’elle était « mienne » autant qu’elle pût appartenir à qui que ce fût. Je me rendis compte que tout mon mécénat était en fin de compte égocentrique.
Ne vous méprenez pas : j’appréciais les œuvres d’art dont j’avais favorisé la création, à part quelques erreurs qui me rendirent vigilant. Mais je m’intéressais dans l’art à toutes sortes de niveaux et de degrés différents. Plutôt que de m’en référer aux vogues du moment, je préférais découvrir et encourager de nouveaux talents.
Je suis un homme d’affaires, voyez-vous. Un homme d’affaires très riche, très doué et très connu, mais dont personne ne se souviendra à l’exception de quelques rares amis fidèles. Je ne mériterais même pas une note en bas de page dans l’histoire, si ce n’était pour ma contribution à l’art.
Mais les œuvres d’art que j’aide à créer me rendront immortel. Je ne suis pas unique en cela. Certains dotent des universités, fondent des bourses ou construisent des stades. D’autres bâtissent des maisons magnifiques ou encore font passer des lois. Ces actions ne sont pas toujours de l’égotisme pur, mais l’ego y tient souvent une grande part, j’en suis certain, surtout s’il est déductible d’impôts.
Au fil des ans, j’ai commandé à Vardi les Parques qui ornent les terrasses du centre General Anoma-ly, ma base financière et ma principale société. J’ai poussé Darrin à faire les sculptures dès Montagnes Rocheuses pour la United Motors. J’ai persuadé Willoughby de réaliser sa série de la bête d’or pour ma résidence d’Arizona. Caruthers a créé sa série de cubes « l’Homme » pour honorer une commande de ma société Manpower. Les panneaux qui se trouvent maintenant au Metropolitan ont été peints pour ma propriété de Tahiti par Elinor Ellington. J’ai fourni à l’Université de Pennsylvanie les fonds qui ont permis d’imprégner et de rapporter intactes sur Terre ces centaines de dalles de grès sculptées sur Mars. J’ai subventionné Eklundy pendant cinq ans, jusqu’à ce qu’il ait achevé sa Symphonie Martienne. J’ai patronné le premier concert de musique aérienne à Sydney.
Mon ego n’a pas manqué d’exercice.
Je reçus une bande vidéo de Madelon le jour même où le pape m’avait appelé pour que je l’aide à convaincre Mike de se charger des sculptures de son tombeau. La Nouvelle Église Réformée pratiquait de nouveau le mécénat, renouant avec une tradition vieille de deux mille cinq cents ans.
Mais je me sentis blessé que Madelon m’eût envoyé une bande au lieu de m’appeler, ce qui m’aurait permis de lui répondre. J’eus le sentiment de l’avoir perdue.
Ma carapace d’indifférence protectrice me susurra d’un ton désinvolte que je l’avais cherché, et que j’avais même intrigué pour y parvenir. Mais mon instinct animal me disait que je m’étais conduit comme un imbécile. Cette rois, je m’étais pris à mon propre piège.
Je glissai la bande dans la platine de lecture. Elle l’avait enregistrée dans un bosquet d’arbres arc-en-ciel à Trumpet Valley. J’avais donné à Tashura la subvention qui avait permis d’effectuer depuis Mars la transplantation de ces arbres, dont la splendeur duveteuse faisait une toile de fond idéale pour la beauté de Madelon.
« Brian, il est merveilleux. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme lui. »
Je me sentis mourir un peu, et la tristesse me submergea. D’autres l’avaient amusée, avaient assouvi son corps doré, ou lui avaient paru momentanément mystérieux, mais cette fois… cette fois, je savais que c’était différent.
« Il va commencer le cube la semaine prochaine. A Rome. Je brûle d’impatience. » D’une chiquenaude, j’arrêtai la bande, puis demandai à ma secrétaire de localiser Madelon et de la contacter sur-le-champ. Elle était à Rome, la mine radieuse.
« Combien veut-il pour le faire ? » demandai-je. Mon esprit d’homme d’affaires tient parfois à ce que tout soit en ordre et sans équivoque avant que ne s’établissent la confusion et le malentendu. Ce jour-là, cependant, je me montrai brusque, grossier, et même brutal, bien que mes paroles fussent prononcées d’un ton normal et plutôt léger. Mais tout ce que j’avais à offrir, c’était de quoi payer la réalisation du cube sensatron.
« Rien, dit-elle. Il le fait pour rien. Simplement parce qu’il a envie de le faire, Brian.
— Absurde. Je l’ai commandé. La réalisation d’un cube coûte cher, et il n’est pas tellement riche.
— Il m’a dit de te dire qu’il voulait le faire sans rémunération. Il est sorti pour aller chercher de nouveaux réseaux ciliés. »
Je me sentis frustré. J’avais provoqué la série d’événements qui allaient aboutir à la création du portrait au sensatron de Madelon, mais je serais privé de ma seule contribution, de mon seul lien avec l’œuvre accomplie. Il fallait que je sauve quelque chose, du désastre.
« Ce… ce sera certainement un cube extraordinaire. Mike verrait-il un inconvénient à ce que je fasse construire un édifice pour l’y installer ?
— Je croyais que tu voulais le mettre dans la nouvelle maison de Battle Mountain.
— C’est vrai, mais je pensais faire ériger spécialement une petite coupole en roc pistolé. Sur le promontoire, peut-être. Quelque chose de superbe, digne d’un chef-d’œuvre de Cilento.
— On croirait t’entendre décrire un mausolée. » Elle me fixait d’un air tranquille.
« Oui, répondis-je lentement, c’en est peut-être un. » Il ne faudrait jamais laisser les gens vous connaître au point de pouvoir lire dans vos pensées lorsque vous-même en êtes incapable. Je changeai de sujet et nous parlâmes un moment de divers amis. Steve, à bord de la sonde de Vénus. Un couturier à la mode qui présentait une collection inspirée des tablettes récemment découvertes sur Mars. Un nouveau sculpteur qui travaillait avec des magnaplastiques. Le projet de Blake Mason pour les jardins de Babylone. Un festival à Rio, auquel nous avaient invités Jules et Gina. L’insistance du pape pour faire réaliser son tombeau par Mike. En bref, tous les potins, les futilités et les petits propos sans importance qu’on échange entre amis.
Je parlai de tout, sauf de ce dont je voulais parler.
Avant de nous séparer, Madelon me confia avec un sourire à la fois triste et fier qu’elle n’avait jamais été aussi heureuse. Je hochai la tête et coupai la communication, laissant mon regard vide errer sur la ligne des toits. Pendant un long moment, j’éprouvai une telle haine pour Michael Cilento qu’il n’avait sans doute jamais frôlé la mort d’aussi près. Mais comme j’aimais Madelon et qu’elle aimait Mike, il avait droit à la vie et à ma protection. Je savais qu’elle m’aimait aussi, mais c’était et avait toujours été une autre sorte d’amour.
Je me rendis à la réunion d’une commission scientifique sur la Base de Tycho, où je contemplai la Terre vert-brun-bleu rayée de blanc suspendue « au-dessus » de nos têtes, tout en prêtant une attention distraite aux orateurs. Je redescendis pour assister à une réunion pétrolière à Hargeysa, en Somalie. Je rendis visite à l’une de mes maîtresses, à Samarcande, vendis une société, achetai un électro-serpent pour le Louvre, allai voir Armand à Narbonne, achetai une société, commandai un concerto à un nouveau compositeur de Ceylan que j’aimais bien, et fis don au Prado d’un Caruthers de la première époque.
J’allais et venais. Je pensais à Madelon. Je pensais à Mike. Puis je revins à ce qui me réussissait le mieux : gagner de l’argent, travailler, faire accomplir des choses, passer le temps.
Je rentrais tout juste d’une réunion destinée à définir la politique du Conseil Écologique du Continent Nord-Américain lorsque Madelon m’appela pour m’annoncer que le cube était terminé et serait installé dans la maison de Battle Mountain avant la fin de la semaine.
« Comment est-il ? » demandai-je.
Elle sourit. « Va voir toi-même.
— Chipie suffisante, fis-je en grimaçant un sourire.
— C’est le meilleur, Brian. Le plus beau sensatron du monde.
— A samedi », conclus-je avant de couper. Je laissai tomber le travail pour le reste de la journée et dînai tôt en compagnie de deux blondes Suédoises. La petite épuration charnelle à laquelle je me livrai ce soir-là ne me fut pas d’un grand secours.
Le samedi suivant, j’aperçus les deux petites silhouettes qui me faisaient signe depuis l’allée reliant la maison au sommet du piton rocheux sur lequel était aménagée l’aire d’atterrissage des hélicos. Ils se tenaient par la main. Bronzée, rayonnante, toujours en pleine forme, Madelon était vêtue de blanc ; un collier de Cartier en tatouages au Tempo-implant ornait ses épaules et ses seins de rutilantes facettes de feu liquide. Saluant Bowie d’un geste de la main, elle s’approcha de moi, les yeux plissés à cause de la poussière que soulevaient encore les pales de l’hélicoptère.
Mike était là, vêtu de noir, l’air égaré.
Pris au piège, mon garçon ? pensai-je. Cette réflexion provoqua en moi un vicieux frisson de plaisir, et j’en eus honte.
Madelon m’étreignit et nous reprîmes ensemble le passage en surplomb qui menait directement à la nouvelle coupole de roc pistolé érigée dans le jardin au bord d’un à-pic de cent cinquante mètres.
Le cube était magnifique. Jamais on n’avait rien fait de comparable. Jamais.
C’était le plus grand cube que j’eusse jamais vu. Il y en a eu de plus grands depuis, mais celui-là était d’une taille imposante pour l’époque, et aucun n’en a jamais surpassé la beauté. Le choc était saisissant.
Madelon, telle une reine, était assise sur ce qu’on a appelé depuis le Trône-Joyau, un grand bloc compact dont la forme était celle d’un siège royal et qui tenait à la fois du temple, du joyau et du rêve. Il était d’une extraordinaire complexité, garni de motifs électroniques à facettes qui lui donnaient l’aspect d’un cristal superbement taillé dont la consistance aurait été néanmoins liquide. Ce trône à lui seul aurait suffi pour que Cilento eût sa place dans l’histoire de l’art.
Mais Madelon y était assise, nue. Sa chevelure s’écoulait en cascade jusqu’à sa taille et elle me fixait droit dans les yeux, la tête haute, presque guindée, avec une expression quasi triomphante.
Je fus saisi dès que j’eus franchi le seuil de la coupole. Tout et tous étaient oubliés, y compris l’original, le créateur et moi-même. Il n’y avait plus que le cube. Les vibrations s’emparaient de moi et mon pouls s’accéléra. Peu m’importait de savoir que des générateurs d’impulsions agissaient sur mes ondes alpha, que des projecteurs d’émissions provoquaient ceci ou que des ultrasons provoquaient cela, et que mes propres ondes alpha étaient synchronisées et reprojetées. Seul le cube comptait. Tout le reste était oublié.
Il n’y avait plus que le cube et moi – et Madelon dans le cube, plus réelle que la réalité.
Je m’approchai pour le voir de face. Le cube était légèrement surélevé, de sorte qu’elle était assise très haut, comme il sied à une reine. Derrière elle, par-delà les yeux d’un violet sombre, par-delà l’incroyable présence de la femme, s’étendait un arrière-plan obscur et brumeux dont on n’aurait pu dire s’il était ou non changeant et mouvant.
Je restai immobile un long moment, me contentant de regarder, de sentir. « C’est incroyable, chuchotai-je.
— Fais-en le tour », dit Madelon. Je perçus une nuance de fierté dans sa voix. Je me déplaçai vers la droite, et j’eus l’impression que Madelon me suivait du regard sans bouger les yeux, comme à l’aide d’un autre sens, vigilante, vivante, disponible. Dans les réseaux ciliés, l’image électronique était déjà réelle.
Assise là, nue et fière, l’image de Madelon respirait de ce mouvement régulier, extraordinairement vivant, que seuls savent créer les virtuoses de la construction moléculaire. La silhouette n’avait rien de l’éclat extravagant dont Caruthers ou Raeburn paraient leurs portraits, si satisfaits de leur aptitude à insuffler la « vie » dans leurs œuvres qu’ils ne voyaient plus rien d’autre.
Mais Mike avait de la retenue. La puissance de son œuvre s’exprimait par une sorte de litote exigeant du spectateur qu’il y mît quelque chose de lui-même.
Je passai derrière le cube. Madelon n’était plus là. Au-delà du trône vide, un océan s’étendait jusqu’à l’horizon et des étoiles brillaient au-dessus des vagues déferlantes. Je distinguai de nouvelles constellations, l’éclat bref d’un météore. Je revins sur le côté : le trône n’avait pas changé, mais Madelon était revenue. Assise là comme une reine, elle attendait.
Je contournai le cube. Elle était de l’autre côté ; elle attendait, respirait, existait. Mais sur la face arrière, elle avait disparu.
Où ?
Je fixai longuement les yeux de l’image assise à l’intérieur du cube. Elle me retournait mon regard, plongeant à son tour le sien dans mes yeux. J’eus l’impression de percevoir ses pensées. Son visage se transforma, parut sur le point de sourire, prit un air triste, et se retrancha dans son expression majestueuse.
Je me retirai en moi-même, puis m’approchai de Mike pour le féliciter. « C’est stupéfiant. Aucun mot ne saurait exprimer ce que je ressens. »
Il parut soulagé de mon approbation. « Il est à vous », se contenta-t-il de répondre. Je hochai la tête. Il n’y avait rien à ajouter. C’était la plus magnifique œuvre d’art qu’il m’eût été donné de contempler. C’était plus que Madelon ou que la somme de toutes les Madelons dont je connaissais l’existence. C’était la Femme, tout autant qu’une femme en particulier. Devant un tel accomplissement, je me sentais saisi d’humilité. Elle n’était « mienne » que dans la mesure où je pouvais l’héberger. Je ne pouvais pas la contenir : il fallait qu’elle appartînt au monde entier.
Je les regardai tous les deux. Il y avait autre chose. Je devinais ce que c’était, et je mourus un peu plus. Une étincelle de haine jaillit en moi, les englobant tous les deux, puis s’évanouit aussitôt pour ne laisser que le vide.
« Madelon vient avec moi », déclara Mike.
Je la regardai. Elle hocha légèrement la tête, l’air grave, le regard chargé d’une tendresse soucieuse. « Je suis désolée, Brian. »
Je hochai la tête à mon tour, la gorge soudainement nouée. C’était presque une transaction commerciale : la plus grande œuvré d’art contre Madelon – échange équitable. Je me retournai vers le sensatron ; cette fois, l’image de Madelon me parut triste, et pourtant compatissante. Le cube miroitait devant mes yeux humides. Je les entendis partir, mais restai là un long moment après que le vrombissement rythmique de l’hélicoptère se fût éteint, scrutant l’intérieur du cube, de Madelon, de moi-même.
J’entendis dire qu’ils s’étaient rendus à Athènes, puis qu’ils avaient séjourné un certain temps en Russie. Quand ils partirent pour l’Inde, où Mike devait réaliser une série sur les Saints Hommes, je fis annuler les dispositifs au moyen desquels le Contrôle les surveillait discrètement.
Je fis toutes sortes de choses, achetai des sociétés, finançai des œuvres d’art, vendis des sociétés. Je me déplaçai beaucoup, changeai de maîtresse, gagnai de l’argent. Je livrai des batailles sur le marché des valeurs, et j’en perdis certaines. Je ruinai des gens, mais j’en rendis d’autres riches et heureux. Le plus souvent, je me sentais seul.
Je retourne fréquemment à Battle Mountain. C’est là que se trouve le cube.
Sa splendeur ne me lasse jamais ; il est différent à chaque fois que je le vois, car je suis moi-même chaque fois différent. Mais Madelon ne m’avait jamais lassé non plus, contrairement à toutes les autres femmes qui m’avaient tôt ou tard révélé leur manque de profondeur ou mon incapacité à percer leur nature superficielle.
En regardant l’œuvre de Michael Cilento, je me rends compte qu’il est un artiste de son époque et qu’il est en même temps, comme beaucoup d’artistes, hors de son époque. Il fait appel à la technologie de son temps avec l’attitude de quelqu’un qui y est étranger, traitant le même sujet fondamental qu’ont traité des générations d’artistes fascinés.
Michael Cilento est un artiste voué à la femme. On l’a souvent défini comme l’artiste qui savait saisir les femmes à la fois telles qu’elles étaient, telles qu’elles voulaient être et telles qu’il les voyait, tout cela dans un même et seul cher-d’œuvre.
Quand je contemple mon cube sensatron, ainsi que tous les autres Cilento que j’ai acquis, je suis fier d’avoir contribué à la création de telles œuvres d’art. Mais quand je regarde la Madelon qui se trouve à l’intérieur de mon cube préféré, je me demande parfois si l’échange en valait la peine.
Le cube est plus que Madelon ou que la somme de toutes les Madelons qui ont jamais existé. Mais le réalisme de l’art n’est pas le réalisme de la réalité.
Traduit par JACQUES POLANIS.
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© Librairie Générale Française, 1983, pour la traduction.