PLUS FORT QUE LA CAMISOLE

par Wyman Guin

Après cette histoire hilarante et désespérée, nous vous proposons une autre méthode pour feuilleter le temps. Sans recourir à l’animation suspendue ou rarement. A vrai dire, l’auteur n’a pas eu de mal à trouver le thème : il suffisait de relire L’Etrange Cas du docteur Jekyll. Mais c’est Wyman Guin qui a eu l’idée de faire de ce drame individuel (ou dividuel, comme on voudra) un principe d’organisation sociale. Pour la première fois depuis Gagner la paix, ce ne sont plus les machines qui tiennent la vedette mais les drogues. Grâce à elles, les hommes ne sont plus tout à fait humains, ils n’éprouvent plus guère d’émotions mais jouent efficacement leur rôle social. Jusqu’à ce que survienne la faille, évidemment. Et ici la faille est explorée dans ses moindres recoins, avec une inventivité qui fait honneur à l’auteur. Nous avons là un vrai petit roman, et qui pourrait faire un excellent film.

MARY WALDEN avait effectué sa permutation de personnalité un peu plus tôt dans la journée, et son premier cours de l’après-midi touchait à sa fin. Alors qu’elle était à peu près certaine de ne plus être interrogée, Cari Blair se mit en tête de lui faire passer un mot grivois. Mary, qui subodorait un poème de salle de permutation plutôt rigolo, tendait la main pour prendre le papier lorsque la voix de Mrs. Harris crépita soudain dans la salle de classe :

« Çarl Blair ! Il semble que vous ayez un message important à communiquer. Je suis sûre que vous voudrez en faire profiter toute la classe. Approchez, je vous prie. »

Comme le garçon s’avançait au premier rang, ses taches de rousseur, un moment dissimulées par sa soudaine rougeur, réapparurent sur sa peau maintenant livide. D’une voix monocorde que l’angoisse faisait chevroter, il lut son papier :

« Un jeune hyper dénommé Phil
Possédait un troisième ego.
Ça me va très bien, disait-il,
Pour ma part j’ai tout ce qu’il faut ;
Le tour dû trois est pour bientôt. »

Personne dans la classe n’osa rire, et chacun garda les yeux baissés en signe de honte. Mary, qui parvint à glisser un regard compatissant à Cari Blair alors qu’il regagnait sa place, regretta aussitôt son geste charitable.

« Mary Walden, vous paraissiez impatiente de lire quelque chose, il y a un instant. Vous ne verrez peut-être pas d’inconvénient à nous lire votre exposé. ».

La tuile, juste au moment où le cours était presque terminé ! Mary aurait voulu griffer Cari Blair. Prenant sa feuille d’un air sinistre, elle se dirigea à grands pas vers le premier rang.

« L’exposé d’aujourd’hui en Histoire de la Pharmacie porte sur la schizophrénie depuis l’époque pré-pharmaceutique. »

Mary prit une profonde inspiration avant de se lancer dans le premier paragraphe.

« La schizophrénie est la présence de deux personnalités ou plus dans le même cerveau. Les anciens du vingtième siècle considéraient en fait la schizophrénie comme une maladie ! Tout le monde trouvait honteux d’avoir une personne schizophrène dans sa famille, et cette situation était aggravée par le fait que les enfants vivaient avec les parents qui les avaient conçus.

« Les enfants schizophrènes du vingtième siècle étaient enfermés derrière des barreaux, et on les appelait des…»

Mary buta en rougissant sur le mot osé : « fous ».

« Les anciens enfermaient les personnalités fortes en compagnie des faibles. Aujourd’hui, ori enfermerait les gens qui agissaient ainsi dans l’ancien temps. »

La classe acquiesça silencieusement.

« Mais il y avait de plus en plus de schizophrènes à enfermer. Dès 1950, les prisons et les hôpitaux étaient si pleins de schizophrènes que les anciens ne savaient plus où les mettre. On commençait à se rendre compte que tout le monde serait bientôt schizophrène.

« Seulement, au vingtième siècle, les schizophrènes étaient aussi désemparés que les anciens Modernes. Ils ne faisaient évidemment pas la guerre et ne menaient pas la vie absurde des Modernes, mais sans drogues appropriées, ils étaient incapables de contrôler les permutations de leurs personnalités. Ces dernières se livraient des luttes incessantes à l’intérieur du cerveau. Il arrivait que l’une des personnalités blesse le corps ou le salisse afin que l’autre personnalité en souffre quand elle le reprendrait à son tour. Les schizophrènes du vingtième siècle étaient donc presque aussi « fous » que les anciens Modernes.

« Mais l’invention des drogues les libéra peu à peu de leurs problèmes. Grâce aux drogues, les personnalités différentes de chaque corps purent enfin vivre côte à côte en harmonie. On s’aperçut que de nombreux schizophrènes, qualifiés de surdoués, avaient simplement tant de dons et de points de vue différents qu’il fallait deux personnalités ou plus pour se charger de tout.

« Les drogues furent si efficaces que les anciens durent libérer des millions de schizophrènes enfermés jusque-là derrière les barreaux des asiles de « fous ». Ce fut la Grande Émancipation des années 90. Depuis lors, les schizophrènes ne furent inquiétés que lorsqu’ils enfreignaient la loi et refusaient de prendre leurs drogues. Il y a habituellement deux personnalités chez un schizophrène : l’hyperalter, ou moi primordial, et l’hypoalter, le moi de remplacement. Il y en avait souvent plus de deux, mais Médipol nous oblige à prendre nos drogues afin que cela ne risque plus de nous arriver.

« Quelqu’un finit par se dire que si chacun prenait ces nouvelles drogues, les grandes guerres cesseraient. A la suite du Congrès Mondial de 1997, des lois rendirent leur utilisation obligatoire pour tout le monde, ce qui entraîna des conflits car certains voulaient rester modernes et se faire la guerre. Le corps médical fut alors réorganisé et eut pour mission de tuer tous ceux qui refusaient de prendre leurs drogues comme l’exigeait la loi. Aujourd’hui, les lois sont appliquées, et tout le monde absorbe ses drogues. Grâce à la permutation de personnalités, l’hyperalter et l’hypoalter ont le droit de prendre possession du corps pendant cinq jours chacun…»

Mary Walden chancela. Elle leva les yeux vers les visages de ses camarades de classe et voulut se tourner vers Mrs. Harris, mais elle sentit la nausée l’envahir. Six grandes vagues de silence déferlèrent en elle. Le silence balaya tout, sauf la terreur qui habitait son corps fragile tel un roc hurlant.

Mary entendit Mrs. Harris se précipiter vers la pharmacie installée contre un mur de la salle de classe, puis revenir près d’elle avec un tampon d’antiseptique et une seringue à jeter.

Mrs. Harris la fit asseoir sur une chaise. Quelques minutes après l’injection, faite sans douleur, l’esprit de Mary émergea laborieusement de son cocon de silence.

« Mary, ma pauvre enfant, je suis désolée. Je ne vous ai pas surveillée d’assez près.

— Oh ! Mrs. Harris…» Le menton de Mary tremblait. « J’espère que ça ne m’arrivera jamais plus.

— Allons, mon enfant, nous connaissons tous ce genre de problèmes quand nous sommes jeunes. Vous êtes seulement un peu plus lente que les autres à vous adapter aux drogues. Vous aurez bientôt quatorze ans, et le médiflic m’a affirmé que cela vous passerait tout comme pour les autres. »

Mrs. Harris congédia la classe. Lorsque tous les élèves furent sortis, elle se tourna vers Mary.

« Je pense que vous devriez m’accompagner au dispensaire, mon enfant, qu’en pensez-vous ?

— Oui, Mrs. Harris. » Mary n’avait plus peur. Elle avait seulement honte d’être une enfant aussi délicate et d’être si lente à s’accoutumer aux drogues.

Alors qu’elle suivait en compagnie de son professeur le long couloir qui menait au dispensaire, Mary décida intérieurement d’expliquer au médiflic ce qui, à son avis, n’allait pas. Ça n’avait rien à voir avec elle. Tout venait de son hypoalter, cette sale petite Susan Shorrs. Parfois, quand Susan disposait de leur corps, les choses qu’elle faisait et pensait parvenaient à Mary sous la forme de ce que les anciens appelaient des rêves. Mary n’avait jamais aimé ce second moi qu’elle ne pourrait jamais vraiment connaître. Si quelque chose n’allait pas, c’était la faute de Susan. Cette petite souillon ne prenait jamais soin de ses cheveux, que Mary retrouvait toujours sales et emmêlés quand elle reprenait possession de leur corps.

Tandis que Mrs. Harris attendait à l’extérieur, Mary pénétra dans le dispensaire. Elle fut heureuse de découvrir que le médiflic de service était le capitaine Thiel, l’un des plus gentils. Elle garda le silence pendant qu’on la radiographiait, et s’efforça de se montrer courageuse pour la prise de sang.

Un peu plus tard, alors que le capitaine Thiel lui regardait le fond de l’œil avec la petite lumière vive, Mary demanda calmement : « Connaissez-vous mon hypoalter, Susan Shorrs ? »

Le médiflic se redressa et inscrivit quelques notes sur un bloc avant de répondre. « Mais oui. Elle aussi vient souvent ici.

— Est-ce qu’elle me ressemble ?

— Pas beaucoup. C’est une jeune fille très sympathique…» Il s’interrompit, visiblement hésitant.

Mary laissa échapper la question qui lui brûlait les lèvres. « Dites-moi franchement, comment est-elle ? »

Le capitaine Thiel lui fit son plus beau sourire. « Eh bien, je vais te confier un secret si tu promets de le garder pour toi.

— Oh ! je le promets. »

Il se pencha en avant pour chuchoter dans son oreille, et son odeur propre plut à Mary : « Elle est loin d’être aussi jolie que toi. »

Mary aurait voulu le serrer dans ses bras, mais elle se demanda si Mrs. Harris avait entendu et se redressa d’un air affecté en déclarant : « Tout ça est de la faute de Susan, cette sale petite peste.

— Oh ! voyons ! s’exclama le médiflic. Je ne le crois pas, Mary. Elle aussi a des problèmes, tu sais.

— N’empêche qu’elle mange de la choucroute, fit Mary, défiante.

— Mais qu’y a-t-il de mal à ça ?

— L’an dernier, vous lui aviez dit de ne pas le faire parce que ça me rendait malade pendant mon tour de permutation. Mais une petite truie comme elle peut en avaler de pleins seaux. »

Le médiflic prit l’observation au sérieux et inscrivit quelque chose sur son bloc-notes. « Mary, tu aurais dû te plaindre plus tôt.

— Pensez-vous que mon père me déteste parce que Susan Shorrs est mon nypoalter ? demanda-t-elle brusquement.

— Cela m’étonnerait, Mary. Après tout, il ne la connaît même pas. Il ne se trouve jamais là pendant son tour de permutation.

— Un petit peu quand même », dit Mary, aussitôt effrayée de ses propres paroles. …

Le capitaine Thiel lui jeta un regard perçant. ? « Que veux-tu dire, petite ?

— Oh ! rien, répondit vivement Maiy. Je pensais que ça lui arrivait peut-être.

— Fais-moi voir ta pharmacase », ordonna-t-il d’un ton devenu sévère.

Mary sortit l’étui de sa ceinture et le lui tendit. Le capitaine Thiel en retira la carte de prescription, la jeta, puis glissa une carte neuve dans l’enregistreur de son bureau et composa au clavier une nouvelle ordonnance qu’il remit dans l’étui.

Il inscrivit ensuite dans l’espace prévu sur le devant de la pharmacase les instructions que devrait suivre Mary pour prendre ses drogues, numérotées de gauche à droite.

Observant son visage sérieux, Mary se rappela qu’il lui avait fait un compliment en affirmant qu’elle était plus jolie que Susan. « Capitaine Thiel, votre hypoalter est-il aussi beau que vous ? »

Le jeune médiflic vida ce qui restait de l’ancienne prescription et glissa l’étui vide dans la fente de remplissage du distributeur qui occupait un angle de la pièce. Apparemment peu ému par la question, il se contenta de marmonner : « Beaucoup plus beau. »

La machine remplit automatiquement l’étui d’après les instructions perforées sur la carte, et le capitaine Thiel rendit à Mary sa pharmacase. « Tu prends tes médicaments exactement comme on te l’a prescrit ? Tu sais qu’il existe des lois très strictes, et que tu seras tenue de les observer dès que tu auras quatorze ans. »

Mary hocha la tête d’un air solennel. Par les grandes camisoles, qui pouvait ignorer qu’il y avait des lois obligeant les citoyens à prendre leurs drogues ?

Il y eut un long silence, et Mary sut qu’elle était censée prendre congé. Elle aurait pourtant voulu rester en compagnie du capitaine Thiel et bavarder avec lui. Elle essaya d’imaginer ce que serait sa vie s’il lui était assigné en tant que père.

Mary ne s’était pas sentie blessée par le fait que son compliment fût passé inaperçu. Elle avait seulement cnerché quelque chose à dire. « Capitaine Thiel, finit-elle par demander en désespoir de cause, comment un corps peut-il changer à ce point d’une permutation à une autre, comme entre Susan et moi ?

— Le changement n’est pas aussi grand que tu l’imagines, répondit-il. As-tu passé ton premier examen physiologique ?

— Oui. J’ai eu de très bons résultats…» Mary se rendit compte au sourire du capitaine qu’elle s’était prise au piège par sa petite suffisance inconsidérée.

— Alors, Miss Mary Walden, comment est-ce possible, à ton avis ? »

Pourquoi les professeurs et les médiflics étaient-ils tous ainsi ? Alors qu’on ne demandait qu’à les écouter parler, ils retournaient les choses et vous obligeaient à réfléchir.

A regret, elle cita son manuel : « L’agent principal d’une permutation de personnalités est l’ensemble des deux systèmes neurovégétatifs, qui traduisent directement depuis le cerveau pour le sang et les organes l’état correspondant à l’une ou l’autre personnalité. Les systèmes neurovégétatifs modifient le rythme de consommation et de stockage du sucre par le foie, ainsi que le rythme auquel les reins excrètent…»

A travers la porte close donnant sur l’autre pièce, on entendit distinctement la voix de Mrs. Harris qui haussait le ton pour parler dans le visiophone. « Mais, Mr. Walden…»

« Réabsorbent, corrigea le capitaine Thiel.

— Quoi ? » Elle ne savait plus qu’écouter – le médiflic ou la voix distante de Mrs. Harris.

« Il est préférable de considérer que les reins réabsorbent les sels et les substances nutritives du sang filtré.

— Ah. »

« Mais, Mr. Walden, on peut abuser des bonnes choses. Une dose mesurée de négligence est certes indispensable au plein épanouissement de certains tvpes de personnalités, dont Mary fait assurément partie…»

« Et l’hypophyse, attachée au cerveau, qui contrôle toutes les autres glandes durant la permutation des personnalités ? » insista le capitaine Thiel, la distrayant des propos de Mrs. Harris.

« Mais, Mr. Walden, trop de négligence à ce stade critique risque de causer l’éclosion d’une autre personnalité, ce qui est inacceptable. Les personnalités adéquates sont congénitales. Une personnalité nouvelle ne ferait que léser les personnalités existantes. Vous êtes le père assigné à cette enfant, et le Conseil Éducatif vous astreindra à tenir compte de notre diagnostic…»

L’esprit de Mary s’envola vers une page de l’un de ses livres d’enfant. C’était une illustration représentant une petite fille assise sous un grand arbre qui surplombait un ruisseau. De sympathiques petits animaux sauvages s’ébattaient dans le paysage. Mary, qui voyait clairement la scène, se concentra de toutes ses forces sur l’image pour ne pas pleurer.

« Ce dont nous parlions ne t’intéresse-t-il plus, Mary ? » demanda le capitaine Thiel, qui la regardait d’un air intrigué.

Elle lui répondit d’une voix agitée qui le surprit : « Il faut que je rentre à la maison. J’ai des tas de choses à faire. »

En la voyant ressortir, Mrs. Harris se rendit compte soudain que quelque chose n’allait pas. Elle s’efforça discrètement cfe savoir si Mary avait entendu ses propos irrités, mais celle-ci demanda calmement, comme si tout cela importait peu : « Mon père était à la maison, quand vous l’avez appelé les autres fois ?

— Voyons… oui, Mary. Mais n’attachez pas d’importance à de telles conversations, ma chérie. »

Vous ne pouvez pas l’obliger à m’aimer, se dit-elle. Elle en voulait à Mrs. Harris, car son père allait désormais la détester encore plus.

Ni son père ni sa mère n’étaient là lorsque Mary entra dans l’appartement obscur. C’était le premier jour de relais pour sa famille, et ce jour-là, depuis déjà plusieurs périodes, ses parents n’étaient rentrés à la maison que très tard.

Mary alluma l’éclairage à mesure qu’elle traversait les pièces vides. Négligeant le dîner chauffé électriquement que son père avait préparé pour elle, elle se retrouva devant la porte du débarras, qu’elle ouvrit lentement.

Après avoir hésité un instant, elle entra et entreprit une fouille méthodique à la recherche du vieux livre d’histoires où se trouvait l’image.

Quand elle finit par se rendre compte qu’elle ne le retrouverait pas, elle resta debout au milieu de la pièce emplie d’objets hétéroclites et se mit à pleurer.

Cette journée qui se terminait pour Mary par des sanglots solitaires aurait dû être pour Conrad Manz un jour de repos agréable, ponctué en son milieu d’une heure de course en fusée. Mais il eut un choc à son réveil lorsqu’il s’aperçut que sa femme parlait dans son sommeil.

Il se pencha sur son lit pour s’assurer qu’elle dormait bien. On aurait dit que son esprit croyait être ailleurs, en train de faire autre chose. Il se souvint vaguement que les anciens avaient durant leur sommeil une activité qu’ils appelaient le rêve, et cette pensée le fit frissonner.

Clara Manz disait : « Oh, Bill, nous serons pris. Nous ne pouvons pas continuer à jouer la comédie sans drogues. N’en avons-nous pas, Bill ? »

Puis elle se tut et s’apaisa. Mais son souffle était superficiel, et on distinguait malgré la demi-obscurité le feu de ses joues contrastant avec sa chevelure blonde.

Du fait qu’il venait de se réveiller et que l’effet de ses drogues était à son niveau le plus bas, Conrad se sentit désagréablement troublé par l’incident. Prenant sa pharmacase sur la table ae chevet, il se dirigea vers la salle de bain, avala son inhibiteur hypothalamique et ses enzymes intégratrices, puis revint à la chambre. Clara dormait toujours.

Bien qu’elle se comportât bizarrement depuis quelque temps, il n’avait encore jamais rien constaté d’aussi inquiétant. Il se dit qu’il aurait dû appeler un médiflic, mais se refusa évidemment à une telle extrémité. Tout cela devait avoir une explication simple. Clara était parfois quelque peu étourdie ; peut-être avait-elle oublié de prendre son composé somnifère, ce qui la faisait rêver. A ce seul mot, son corps robuste se glaça. Mais si elle avait négligé de prendre l’une quelconque de ses drogues et qu’il appelle un médiflic, le problème serait sérieux.

Conrad se rendit dans la bibliothèque, prit un volume intitulé La Pharmacie familiale et carra sa masse imposante dans un fauteuil après avoir allumé une lampe pour dissiper la pénombre crépusculaire. Guide pour une meilleure compréhension de vos ordonnances familiales. Edition officielle, 2831. Le livre était constitué en majeure partie de propagande pour Médipol et ne donnait à peu près aucune indication pratique. Si quelque chose n’allait pas, on appelait un médiflic.

Conrad feuilleta le volume à la recherche du chapitre concernant les composés somnifères. Ce nom – Bill – ne lui disait rien non plus. Conrad passa en revue tous les hommes qu’ils connaissaient et avec qui Clara avait parfois une aventure ou une simple relation d’amitié, mais il ne pouvait se rappeler parmi eux aucun Bill. En fait, le seul homme de ce nom auquel il pût penser était son propre hyperalter, Bill Walden. Mais c’était évidemment impossible.

Peut-être les rêves concernaient-ils toujours des gens imaginaires.

COMPOSÉ SOMNIFÈRE : Mélange officiel d’alcaloïdes et de produits synthétiques soporifiques et hypnotiques. C’est une drogue fondamentale, un facteur essentiel dans toute prescription. La moindre déviation dans l’observation de l’ordonnance est inadmissible en raison des subtiles altérations de comportement qu’elle pourrait entraîner pendant des mois ou même des années : La mise au point du premier composé somnifère fut annoncée en 1986 par Thomas Marshall. La formule n’a depuis lors été modifiée que deux fois.

Suivait en caractères serrés une description chimique et pharmacologique des différents ingrédients. Conrad sauta au paragraphe suivant.

On comprendra mieux l’importance du composé somnifère dans la vie de chaque individu et pour la société en général si l’on se reporte à la déclaration de Marshall annonçant sa mise en œuvre :

« C’est pendant ce qu’on appelle à tort le sommeil normal que le subconscient malfaisant, responsable des guerres et autres formes de malheur, développe ses ressources et son emprise sur nos vies conscientes.

« Durant ce sommeil normal, les facultés critiques du cortex sont paralysées, tandis que l’esprit inconscient de notre moi d’enfant développe à partir d’expériences mal interprétées les structures toxiques de la névrose et de la psychose. Lorsque l’esprit conscient reprend possession du corps au réveil, il ignore que ces motivations infantiles ont été habilement imbriquées dans sa structure même.

« Le composé somnifère préviendra ce phénomène. Le fait d’absorber cette drogue inoffensive supprime toute activité inconsciente. Nous estimons que Médipol devrait prendre des mesures immédiates pour accoutumer les enfants à son usage. Au cours de leur croissance, leurs structures infantiles incapables de s’exprimer durant le sommeil se trouveront désarmées pendant l’éveil face aux structures conscientes se développant dans le sens d’une maturité adulte. »

C’était tout – Médipol ne faisait en fait que s’autocongratuler pour avoir sauvé l’humanité. Mais lorsqu’on avait des problèmes et qu’on appelait un médiflic, on risquait de véritables ennuis.

Conrad s’aperçut soudain que Clara se tenait dans l’embrasure de la porte. La rougeur de son trouble et la pâleur de sa fatigue se mêlaient sur ses joues en bannières composites.

Conrad lui montra La Pharmacie familiale d’un geste embarrassé.

« Jeune femme, as-tu négligé de prendre ton composé somnifère ? »

Clara devint franchement blême. « Je… je ne comprends pas.

— Tu parlais en dormant.

— Je… je parlais ? »

Elle s’avança d’un pas si incertain qu’il l’aida à s’asseoir dans un fauteuil. Comme elle le regardait fixement, il lui demanda d’un ton jovial : « Qui est ce « Bill » à qui tu parlais d’une voix si désespérée ? As-tu une aventure que j’ignorais ? Mes amis ne te suffisent-ils pas ? »

Le résultat de cette taquinerie fut qu’elle se mit à pleurer de façon alarmante, serrant sa robe de chambre autour d’elle et posant sa tête blonde sur ses genoux pour sangloter.

Les enfants pleuraient avant d’être accoutumés aux drogues, mais jamais de sa vie Conrad n’avait vu un adulte pleurer. Bien qu’il eût pris ses drogues matinales et que certaines émotions perturbatrices ne fussent déjà plus à craindre, ce spectacle n’en était pas moins profondément affligeant.

« On, je ne peux pas recommencer à les prendre ! hoquetait Clara entre deux sanglots. Mais je ne peux pas continuer ainsi ! Je n’en peux plus !

— Clara, ma chérie, je ne sais quoi dire ni faire. Je pense que nous devrions appeler Médipol. »

Saisie d’une intense frayeur, elle se leva et s’accrocha à lui, implorant : « Oh, non, Conrad ! Ce n’est vraiment pas la peine. J’ai seulement oublié de prendre mon composé somnifère, et ça ne se reproduira plus. Il suffit que j’en prenne une dose. Veux-tu aller me chercher ma pharmacase, ça ira mieux. »

Elle était si anxieuse de le convaincre qu’il alla chercher la pharmacase et un verre d’eau, ne fût-ce que pour effacer le spectre livide de la frayeur.

Quelques minutes seulement après avoir absorbé le composé somnifère, elle recouvra son calme. Alors qu’il l’aidait à se remettre au lit, elle eut un rire indolent.

« Oh, Conrad, tu prends cela tellement au sérieux ! J’avais terriblement besoin d’un composé somnifère, c’est tout ; maintenant je me sens bien. Je vais dormir toute la journée. C’est un jour de repos, n’est-ce pas ? Va donc faire une randonnée en fusée et cesse de te tracasser en te demandant si tu dois appeler les médiflics. »

Mais Conrad n’alla pas faire de la fusée comme il l’avait prévu. Clara ne s’était endormie que depuis quelques minutes lorsque le visiophone sonna : on avait besoin de lui au bureau. L’équilibre de Santa Fé risquait de se trouver totalement perturbé avant une douzaine de permutations si un planning révisé n’était pas appliqué immédiatement. La mise en œuvre devait se faire durant les cinq prochains jours, alors qu’il serait hors circuit. Afin d’être en mesure de prendre le relais à leur retour, lui et les trois autres contrôleurs de circulation avec qui il travaillait devaient aller aujourd’hui même se familiariser avec les nouvelles opérations.

Impossible de se défiler, son jour de repos était à l’eau. Conrad en était d’autant plus contrarié que Santa Fé se situait à l’extrême limite de leur secteur et que la révision aurait pu tout aussi bien s’effectuer à partir des bureaux mexicains. Mais ces types-là se reposaient cinq jours sur cinq pendant leur période de permutation.

Conrad retourna voir Clara avant de s’en aller et la trouva endormie, totalement suspendue dans l’état de stupeur adéquat. Il éprouva un instant de gêne au souvenir de son étrange comportement, mais maintenant que la crise était passée, il ne s’en inquiétait plus. Une fois les choses remises en ordre, il était dans son caractère de les oublier, et il ne pensa plus à Clara jusqu’au soir.

Dès 1950, l’ingénieur Norbert Wiener, pionnier dans le domaine des communications, avait fait observer qu’il existait peut-être un étroit parallèle entre le dédoublement de la personnalité et les perturbations d’un système de communications. Wiener se référait principalement à la première description pertinente, par Morton Prince, de personnalités multiples coexistant dans un même corps humain. Prince n’avait décrit que des cas individuels, et ses observations n’étaient pas entièrement acceptables à l’époque de Wiener. Quoi qu’il en soit, f’un des problèmes majeurs de gestion posés par la société schizophrène du vingt-neuvième siècle consistait à équilibrer les populations communicantes et non communicantes à l’intérieur des villes.

Pour Conrad et les autres contrôleurs de circulation présents à la conférence, Santa Fé était une station de vacances et une zone résidentielle de cent mille corps humains, vivant et consommant plus qu’ils ne produisaient tous les jours de l’année.

Quelles que fussent les décisions prises par les représentants des conseils de Médipol et des Communications, elles n’entraîneraient que des modifications mineures des divers types de nourriture, de distractions et autres fournitures entrant dans Santa Fé. Une fois le véritable problème résolu, il n’aurait pas fallu à Conrad plus de dix minutes pour évaluer globalement les changements apportés à la circulation. Comme d’habitude, cependant, lui et les autres contrôleurs durent écouter pendant deux heures les petits chefs de Médipol et des Communications se gonfler d’importance dans la discussion du rééquilibrage de la ville.

Pour eux, Conrad dut l’admettre, Santa Fé représentait un ensemble beaucoup plus complexe que celui de cent mille corps humains consommant normalement et produisant modérément. Il s’agissait de deux cent mille personnalités humaines, deux pour chaque corps. Conrad se demandait parfois ce qu’ils auraient fait si on avait laissé se reproduire les trois ou quatre personnalités qui habitaient fréquemment le même corps aux vingtième et vingt-et-unième siècles. Les deux cent mille personnalités de Santa Fé constituaient à elles seules une difficulté suffisante.

Comme toutes les villes, Santa Fé était divisée en cinq groupes de permutation : A, B, C, D et E.

Tout comme il aurait dû l’être pour Conrad, ce jour-là était une journée de repos pour les vingt mille hypoalters du groupe D de Santa Fé. Ce soir-là vers aix-huit heures, ils se rendraient tous dans les salles de permutation pour y être remplacés par leurs hyperalters, qui avaient des goûts différents en matière de nourriture et de plaisirs, et prenaient des drogues différentes.

Le lendemain serait un jour de repos pour les hypoalters du groupe E, qui transmettraient dans la soirée leurs corps à leurs hyperalters.

Le jour suivant serait jour de repos pour les hyperalters du groupe A. Trois jours plus tard, les hyperalters du groupe D, parmi lesquels Bill Walden, se reposeraient jusqu’au soir, moment où Conrad et tous les autres hypoalters du groupe D reprendraient possession de leur corps pour cinq jours.

Parmi la population de Santa Fé, constituée en majeure partie de retraités qui ne travaillaient que pour assurer leur propre subsistance, trop de gens âgés étaient morts récemment dans les groupes D et E. C’est le point que souleva un jeune et sémillant chef de service des Communications.

Conrad poussa un gémissement lorsqu’un officier de Médipol prit aussitôt la parole, comme il s’y attendait, pour démontrer par A plus B que les prévisions de mortalité établies par ses services pour Santa Fé avaient clairement indiqué que les Communications auraient dû provoquer une immigration des groupes D et E dans la région.

Il s’avéra effectivement qu’on avait commis une erreur aux Communications en surchargeant le quota d’apport des groupes A et B vers Santa Fé. Certains jours de repos, il n’y avait pas assez de gens au travail pour faire fonctionner efficacement le système, alors qu’un peu plus tard dans la semaine, les travailleurs disponibles étaient si nombreux qu’ils encombraient la ville.

Ces discussions n’avaient rien de passionné ni d’émotionnel. Elles n’étaient que profondément et interminablement logiques et ennuyeuses. Conrad subit ces deux heures avec une impatience résignée, tandis que ses chances de faire une course en fusée s’évanouissaient peu à peu. Quand le problème d’équilibrage des groupes de permutation de Santa Fé fut enfin résolu, il ne lui fallut avec ses collègues que quelques minutes pour restructurer les programmes de circulation à l’aide de leurs tables, afin de les coordonner avec les modifications apportées à la population.

Dégoûté, Conrad Manz se rendit à pied au Tennis Club, où il déjeuna.

Il lui restait deux heures avant la fin de sa journée de repos lorsqu’il s’aperçut que Bill Walden allait une fois encore lui imposer une permutation prématurée. Conrad était en pleine partie de tennis, et il n’aimait pas qu’on l’oblige à permuter aussi tôt. Les gens permutaient généralement à l’heure qui leur était assignée, tous les cinq jours, et aucun hyperalter n’était censé user de son pouvoir pour forcer la permutation. La chose était d’ailleurs devenue tellement impensable qu’il était parfois question de supprimer les termes hyperalter et hypoalter, qui avaient une connotation quelque peu dépréciative pour l’hypoalter et ne servaient en fait qu’à souligner le pouvoir antisocial de l’hyperalter dans l’imposition d’une permutation prématurée.

Depuis plusieurs périodes, Bill Walden volait ainsi à Conrad de deux à quatre heures à chaque fois. Conrad aurait pu le dénoncer auprès de Médi-pol, mais il s’était lui-même rendu coupable en permanence d’écarts de comportement dont Bill ne s’était pas encore plaint. Contrairement à Walden le sédentaire, Conrad Manz aimait l’exercice. Il abusait des sports violents et se privait de sommeil, laissant Bill Walden récupérer de sa fatigue durant sa période de permutation. C’était sans aucun doute la raison pour laquelle cette pauvre poire de Walden s’était mis à grignoter quelques heures du jour de repos de Conrad.

Conrad rit intérieurement en se rappelant le jour où Bill Walden avait déposé une longue liste de sports dont il aurait voulu faire interdire l’usage à Conrad ; course en fusée, exploration en mer profonde, ski-jet. Cela n’avait eu pour résultat que de donner à Conrad quelques idées qu’il n’avait jamais eues auparavant. Médipol avait refusé de faire appliquer l’interdiction en s’appuyant sur le fait que le danger et l’exercice violent étaient un exu-toire nécessaire à la constitution de Conrad. Le pauvre Bill avait alors écrit un mot à Conrad, le menaçant de le poursuivre pour toute blessure résultant de la pratique de ces sports. Comme s’il avait eu la moindre chance d’aller contre les décisions de Médipol !

Conrad se rendit compte qu’il était inutile d’essayer de terminer sa partie de tennis. Une fois que Bill commençait à forcer la permutation, il perdait tout intérêt pour ce qu’il faisait et ne parvenait plus à se concentrer. Conrad renvoya la balle à son adversaire d’un coup imparable.

« A bientôt, lui cria-t-il. J’ai des choses à faire avant la fin de ma permutation. »

Il flâna dans les vestiaires et prit une douche, puis il empaqueta ses vêtements et ses objets personnels, parmi lesquels sa pharmacase, et glissa le carton dans le tube postal après y avoir inscrit son adresse.

Cela fait, il traversa le couloir d’un pas nonchalant, entièrement nu, et appliqua son bracelet d’identification contre le verrou d’un distributeur, au cadran duquel il composa ses mensurations. La fente du distributeur lui délivra aussitôt un costume de permutation propre et soigneusement enveloppé, qu’il enfila sans prendre la peine de retourner à sa cabine de douche.

Après avoir adressé un salut sonore à la cantonade, il sortit dans la rue.

Conrad se sentait si bien qu’il lui importait peu après tout que son tour de permutation fût déjà terminé. En fait, il ne se passerait rien, sinon qu’il reprendrait conscience cinq jours plus tard pour son prochain tour. Le plus important, c’était le jour de repos. Il avait toujours soutenu que le dernier jour aurait dû être un jour de travail : il aurait eu moins de regret de le voir s’achever. L’objectif était sans doute de reposer le corps avant qu’il soit repris par l’autre personnalité. Mais le pauvre Bill Walden ne récupérait jamais un corps reposé. Il devait probablement dormir pendant les douze premières heures de son tour de permutation.

Conrad s’en fut tranquillement par les rues populeuses jusqu’à une permustation où il se dirigea vers une salle vide. Alors qu’il allait en ouvrir la porte, une jeune femme sortit de la cabine adjacente et Conrad détourna précipitamment les yeux. Elle n’avait pas fini d’arranger ses cheveux. Tant de gens grossiers semblaient désormais faire fi des convenances de la permutation, les femmes en particulier ! Elles étaient toujours en train de se recoiffer ou de se remaquiller en des lieux où l’on ne pouvait éviter de les voir.

Conrad pressa son bracelet d’identification contre le verrou de la porte et entra dans la cabine qu’il avait choisie. Le processus transmettrait automatiquement l’heure et son numéro de permutation au quartier général de Médipol.

Une fois dans la salle de permutation, Conrad s’approcha du lavabo et ouvrit le robinet de solvant à maquillage. Malgré les deux heures volées sur sa journée de repos, et bien qu’il fût à demi tenté de garder son maquillage, il décida de se montrer correct à l’égard de son hyperalter. La plaisanterie n’aurait pas été du meilleur goût, de toute façon, surtout envers un type aussi dépourvu d’humour que le pauvre Walden.

Conrad s’enduisit soigneusement le visage de crème, puis se lava à l’eau et utilisa le séchoir automatique. Il contempla dans le miroir son visage aux traits forts, qui lui renvoyait une expression de sa personnalité un peu moins marquée, à présent que le maquillage avait disparu.

Se détournant du miroir, il se souvint alors qu’il n’avait pas parlé à sa femme avant de permuter ; mais il ne pouvait décemment pas l’appeler et se montrer à elle sans maquillage.

Allant au visiophone, il régla l’appareil afin de transmettre son message parlé sous forme imprimée : « Bonsoir, Clara. Désolé d’avoir oublié de t’appeler plus tôt. Bill Walden me force une fois de plus à permuter en avance. J’espère que tu ne t’inquiètes plus pour ce qui s’est passé ce matin. Sois sage et souris-moi à la prochaine permutation. Je t’aime. Conrad. »

L’espace d’un instant, au moment de la permutation, le corps de Conrad Manz prit l’aspect idiot d’une enveloppe inhabitée. Puis la personnalité de Bill Walden émergea rapidement des circonvolutions du cerveau, remplaçant l’allure de puissance nonchalante propre à Conrad par l’attitude formelle et légèrement compassée de Bill.

Le visage, qui avait jusque-là l’expression détendue d’un homme prêt à l’action, revêtit brusquement le masque d’une tension intellectuelle marquée par tout un réseau coutumier de contractions musculaires antagonistes. A un certain moment apparurent également quelques signes d’un conflit aigu entre l’activité neurovégétative caractéristique de Bill Walden et l’homéostasie interne qu’avait laissée derrière lui Conrad Manz. Le visage pâlit tandis que des couches vasculaires hypersensitives cessaient toute activité sous les rafales de nouvelles réactions végétatives.

Bill Walden se saisit du son et de la vision, et l’odeur âcre du solvant à maquillage lui piqua les narines. Il n’avait conscience que aune seule pensée, obsédante et terrifiante : Nous serons pris. Ça ne peut plus continuer très longtemps sans qu’Helen devine ce qui se passe avec Clara. Elle se plaint déjà de ce que Clara retarde la permutation, et si elle apprend par Mary que je triche sur la permutation de Conrad… N’importe quand désonnais, cette fois-ci peut-être, je vais me retrouver face à un médiflic en train de me retirer une seringue du bras, et tout sera fini.

Jusqu’à présent, du moins, il n’y avait pas de médiflic. Toujours baignant dans une impression d’irréalité, mais soucieux de ne perdre aucun instant précieux, Bill prit un kit individuel au distributeur mural et se maquilla. Il utilisait le maquillage de façon parcimonieuse et subtile, contrairement aux horribles plâtras que lui laissait parfois Conrad Manz. Bill recoiffa ses cheveux, que Conrad portait toujours trop courts à son goût ; mais on ne pouvait pas se plaindre à tout propos…

Il s’assit ensuite dans un fauteuil en attendant que fussent passés les effets les plus lents de la permutation. Il savait qu’une heure après avoir quitté la cabine, son métabolisme basai aurait augmenté d’une dizaine d’unités. Son taux de glucose sanguin allait descendre régulièrement, et il perdrait durant les cinq jours suivants trois à quatre kilos que Conrad s’empresserait de regagner par la suite.

Alors qu’il s’apprêtait à quitter la cabine, Bill pensa à se procurer un sommaire d’informations. Il appliqua son bracelet à la commande du téléphot, et un résumé fraîchement imprimé des nouvelles du monde entier concernant les cinq derniers jours tomba dans le panier. Son bracelet avait évidemment commandé une édition spéciale pour les hyperalters du groupe D.

Aucun hypoalter cfu groupe D n’y était mentionné par son nom. L’un d’eux eût-il fait quelque chose que Bill ou un autre hyperalter du groupe D eussent besoin de savoir, la nouvelle serait apparue dans les bulletins commandés par leurs bracelets – mais relatée de telle façon que la personnalité impliquée demeurât anonyme. Naturellement les noms et les photographies des hyperalters et hypoalters des quatre autres groupes de permutation étaient librement utilisés, l’objectif de ces mesures n’étant que de maintenir Conrad Manz et tous les hypoalters du groupe D, c’est-à-dire un dixième de la population totale, dans un état de non-existence par rapport à leurs hyperalters. Cette convention impliquait que les éditions du téléphot fussent imprimées sur un papier sensible à la lumière qui noircissait et devenait illisible dans les six heures suivantes, de façon que personne ne risquât de tomber par hasard sur des nouvelles concernant son hypoalter.

Bill ne jeta même pas un coup d’œil au bulletin, qu’il n’avait pris que pour sauvegarder les apparences. Ces informations étaient indispensables si l’on voulait reprendre les choses là où on les avait laissées et savoir ce qui s’était passé durant ses cinq jours « d’absence ». Personne ne serait sorti d’une salle de permutation sans son bulletin. C’étaient des petits oublis de ce genre qui auraient risqué de le faire remarquer.

Bill ouvrit la porte de la cabine en appliquant son bracelet contre la serrure, et il sortit dans la rue.

En cette fin d’après-midi, la foule était dense. De l’autre côté du boulevard, un héliport grouillait de banlieusards qui s’envolaient pour rentrer chez eux. Bill eut du mal à deviner dans quelle partie de la ville Conrad l’avait laissé, et ce n’est qu’après avoir franchi deux pâtés de maisons qu’il se reconnut. Il monta aussitôt dans un taxi biplace inoccupé, mit le contact à l’aide de son oracelet et lança témérairement le petit véhicule à trois roues dans le flot de la circulation. Clara devait déjà l’attendre, et il lui fallait d’abord passer chez lui pour s’habiller.

La pensée que Clara l’attendait dans le parc, près de chez elle, lui rappela avec acuité son étrange situation. Il se trouvait dans un monde qui, littéralement, n’était pas censé exister pour lui. C’était l’univers de son propre hypoalter, Conrad Manz.

Dans tous ces véhicules qui le précédaient, il y avait sans doute des gens qui les connaissaient tous les deux, des gens qui appartenaient à d’autres groupes de permutation et ne mentionnaient jamais l’un devant l’autre, sauf à l’occasion de ces petites confidences circonspectes et sarcastiques que certains ne pouvaient s’empêcher de faire, et qu’on ne pouvait s’empêcher d’écouter. Après tout, la plus importante personne au monde était votre alter.

S’il lui arrivait d’être malade, blessé ou tué, il en serait de même pour vous.

Ainsi, à certains moments d’intimité ou de jovialité, des échanges clandestins s’établissaient-ils… Je vous parlerai de votre hyperalter si vous me parlez de mon hypoalter. C’étaient des mauvaises manières flagrantes qui vous laissaient un sentiment de honte, sans compter la peur que votre interlocuteur aille raconter autour de lui que vous paraissiez manifester un intérêt pathologique pour votre alter et que votre ordonnance médicale devait avoir besoin d’une révision.

Mais l’amateur le plus éhonté de ces petits échanges malsains aurait été horrifié d’apprendre qu’ici même, en plein jour, un homme usait de son pouvoir antisocial de permutation pour retrouver en secret la femme de son propre hypoalter !

Bill n’avait pas besoin de se demander quelle serait la réaction de Médipol. Les rapports entre hyperalters et hypoalters de sexe opposé étaient délictueux – et passibles de sévères punitions.

Lorsqu’il arriva à son appartement, Bill se rappela qu’il devait commander un dîner pour sa fille, Mary. Il composa la commande au clavier en fonction du menu du jour, et la déposa sur le réchauffeur électrique dès qu’elle eut été livrée par le conduit pneumatique. Puis il voulut écrire un mot à son intention, mais jeta deux feuilles au panier sans y être parvenu. Il ne trouvait rien à lui dire.

En regardant la table solitaire qu’il lui laissait, Bill se sentit submergé par la culpabilité. Pour mettre un terme au comportement qui était à la source de cette culpabilité, il lui aurait suffi de prendre les drogues prescrites. Celles-ci l’auraient immédiatement ramené à une saine et harmonieuse conformité. Il aurait cessé de vivre dans la peur d’être découvert par Médipol. Il aurait cessé de négliger l’enfant qui lui était assignée. Il aurait cessé de mettre en danger la vie de la femme de Conrad, Clara, sans compter la sienne propre.

Quand on prenait ses drogues comme prescrit, il était impossible d’éprouver un sentiment aussi ancien et primitif que la culpabilité. Même s’il arrivait à quelqu’un de commettre une erreur à la suite de quelque mauvais calcul, les drogues prévenaient ce genre de réaction émotionnelle. Avoir la liberté de connaître ce sentiment de culpabilité envers l’enfant esseulée qui avait besoin de lui était en quelque sorte pour Bill une chose précieuse. Dans le monde entier, ce soir-là, il était sans doute le seul homme qui pût ressentir l’une de ces émotions anciennes. Les gens éprouvaient de la honte mais pas de la culpabilité, du mépris mais pas d’orgueil, du plaisir mais pas de désir. Maintenant qu’il avait cessé de prendre ses drogues comme l’exigeait la loi, Bill se rendait compte que celles-ci ne laissaient à l’être humain qu’une portion appauvrie d’un spectre émotionnel extrêmement ricne.

Aussi passionnantes fussent-elles, ces émotions anciennes ne semblaient cependant avoir aucun effet préventif contre un mauvais comportement. Le sentiment de culpabilité qu’éprouvait Bill ne l’empêchait pas de continuer à négliger Mary. Sa peur d’être pris ne le retenait pas d’enfreindre tous les règlements qui régissaient les rapports inter-alter et d’aimer Clara, la femme de son propre hypoalter.

Bill s’habilla aussi vite qu’il le put, puis jeta dans le tube de retour le costume de permutation dont il n’avait plus besoin. Il retoucha ensuite son maquillage, s’efforçant d’éliminer certains méplats musculaires lourds et inexpressifs, plus caractéristiques de Conrad que de lui-même.

Cela lui rappela la honte qu’avait éprouvée sa femme Helen lorsqu’elle avait appris, quelques années plus tôt, que sa propre hypoalter Clara avait obtenu de Médipol une dispense spéciale pour épouser Conrad, l’hypoalter ae Bill. Ce genre de mariage, où les mêmes corps vivaient ensemble les deux parties d’une permutation, était quelque chose d’assez rare et soulevait en général quelques commentaires sournois. Cet arrangement, à la limite de ce qui était considéré comme antisocial, pouvait cependant se faire à condition de satisfaire à toute une batterie de tests établis par les services de Médipol.

Peut-être était-ce l’intensité même de la honte ressentie par Helen à l’annonce de ce mariage, cette manifestation écœurante de conformisme si caractéristique de sa femme, qui avait donné à Bill l’idée de chercher à connaître Clara, laquelle avait bravé les conventions pour faire un si singulier mariage. Au cours des années, Helen avait constamment attribué tous leurs ennuis au fait que les deux personnalités de son mari vivaient en compagnie de ses deux personnalités à elle.

C’est ainsi que Bill, sa curiosité ayant tourné à l’obsession, avait commencé à réduire ses doses de drogues. A quoi ressemblait cette autre partie d’Helen, cette Clara, non-conformiste au point de ne vouloir épouser que le propre hypoalter de Bill en dépit de l’opprobre dont on ne manquerait pas de les accabler ?

Il avait découvert le visage de Clara sur l’écran d’un visiophone, la première fois qu’il avait forcé Conrad à permuter en avance. Elle avait une expression plus douce que celle d’Helen. Ses traits délicats étaient moins rigidement figés, plus gais.

« Clara Manz ? » Bill était resté pétrifié pendant plusieurs secondes, les yeux fixés sur le visiophone, incapable de continuer. Il avait si peur qu’elle ne le dénonce immédiatement que sa crainte devait se lire sur son visage.

Il avait vu le soupçon, mêlé d’espièglerie, se dessiner lentement sur la tendre courbe de ses lèvres et dans le regard oblique que lui transmettait le visiophone. Elle n’avait rien dit.

« Mrs. Manz, avait-il dit enfin, j’aimerais vous rencontrer dans le parc en face de chez vous. »

C’est à cette avance maladroite qu’il avait dû d’entendre pour la première fois le rire de Clara. Un rire clair et chaleureux qui le taquinait en cascadant comme une nuée de joyeux papillons.

« Avez-vous peur de me retrouver chez moi parce que mon mari risquerait de nous surprendre ? » Bill avait été mis totalement en confiance par cette répartie révélant que Clara savait qui il était et qu’elle accueillait en lui une diversion pleine de mystérieuses promesses. En prenant les choses au pied de la lettre, la seule personne qui ne risquait à aucun moment de les surprendre, selon l’expression des anciens, était son propre hypoalter, Conrad Manz.

Bill fit une dernière retouche à son maquillage et se hâta vers la sortie de son appartement. Mais cette fois, lorsqu’il passa devant la table où était préparé le dîner de Mary, il décida d’écrire un mot à sa fille, aussi vide de sens qu’il lui parût. Il expliqua dans la note qu’un travail urgent l’appelait à la bibliothèque de microfilms où il était employé.

Au moment où il quittait l’appartement, le visiophone sonna. Bill manœuvra l’interrupteur avant d’avoir pris le temps de réfléchir, et sa main se figea un instant trop tard. Les implications de cet appel, une heure avant que quiconque fût normalement chez lui, le glacèrent de terreur.

Mais ce ne fut pas l’image d’un médiflic qui se forma sur l’écran. La femme se présenta sous le nom de Mrs. Harris, l’un des professeurs de Mary.

Il trouva étrange qu’elle eût pensé pouvoir le joindre chez lui. La permutation des enfants se faisait une demi-journée avant celle des adultes afin que les parents pussent disposer librement de la moitié de leur jour de repos. Cet après-midi-là, Mary devait normalement assister aux premiers cours de son tour de permutation, mais son professeur avait dû deviner qu’il y avait quelque chose d’anormal dans les horaires de permutation de sa famille. A moins que Mary elle-même ne lui en eût parlé ?

Mrs. Harris expliqua sur un ton dramatique que Mary était laissée à l’abandon. Qu’aurait-il pu lui répondre ? Qu’il était un criminel qui enfreignait les lois sur les drogues de la manière la plus flagrante ? Que rien, pas même l’enfant qui lui était assignée, n’avait plus d’importance pour lui que la femme de son propre hypoalter ? Bill mit fin à cette conversation sans issue et potentiellement dangereuse en éteignant délibérément l’appareil, puis il quitta l’appartement.

Il se rendait compte maintenant que Clara et lui avaient connu leurs plus grandes joies au cours de leurs premières rencontres. L’accablante menace d’une sanction de Médipol ôtait tout plaisir à leur relation ; s’ils continuaient à se retrouver avec un acharnement désespéré, c’était parce qu’après avoir goûté de ce fantastique non-conformisme et découvert une nouvelle intimité hors des drogues, il n’y avait plus pour eux aucune autre voie. En ce moment même, alors qu’il conduisait vers le lieu de leur rendez-vous, il était moins attaché à retrouver Clara dans un présent empoisonné par la peur qu’à se remémorer le souvenir vivace et lancinant de ce qu’avaient réellement été ces rencontres autrefois.

Il se rappelait une soirée d’été qu’ils avaient passée étendus sur la pelouse du parc à contempler les étoiles estompées par la brume de chaleur. C’était peu après que Clara eût à son tour diminué sa ration de drogues, et le souvenir très net de leur rire tranquille captiva tellement son esprit qu’il faillit créer un embouteillage.

Il embrassa de nouveau Clara dans son souvenir et, comme à cette époque, l’odeur de l’herbe fraîchement coupée se mêla à l’excitante fragrance de sa peau. Après ce baiser, ils avaient poursuivi un simulacre de discussion sur l’ancien mot « péché ». Bill feignait de lui expliquer la signification du terme, soit au moyen de définitions qui les faisaient éclater de rire, soit par des démonstrations pratiques de baisers qui calmaient leur gaieté.

Il se rappelait le visage de Clara, tourné vers lui dans la lumière du soir avec une expression d’intérêt outrageusement parodiée. Il se rappelait ses propres paroles : « Les anciens, vois-tu, diraient que nous ne péchons pas, car ils n’accepteraient pas la définition des médiflics selon laquelle Helen et toi êtes deux personnes différentes, ou selon laquelle Conrad et moi ne sommes pas le même homme. »

Clara l’avait embrassé sous couleur d’expérimentation. « Mmm, non. Je ne peux pas dire que cette interprétation me plaise beaucoup.

— Tu préfères pécher ?

— Absolument.

— Eh bien, si les anciens admettaient comme les médiflics que nous sommes distincts de nos alters Helen et Conrad, ils affirmeraient que nous péchons – mais pas pour les raisons qu’invoquerait Médipol.

— Là, je me perds, avait protesté Clara. Si cette histoire de péché a un sens quelconque, il faut que ce soit quelque chose qu’on puisse identifier. »

Bill glissa son véhicule hors du flot de la circulation et se dirigea vers le parc sans interrompre le cours de ses souvenirs.

« Eh bien, chérie, je ne voudrais pas t’embrouiller les idées, mais les médiflics diraient que nous péchons, uniquement parce que tu es l’hypoalter de ma femme et que je suis l’hyperalter de ton mari – en d’autres termes, pour les raisons mêmes qui feraient dire aux anciens que nous ne péchons pas.

Par contre, si l’un de nous allait avec qui que ce soit d’autre, les médiflics trouveraient la chose parfaitement acceptable, de même que Conraa et Helen. A condition, bien sûr, que je choisisse un hyperalter et que tu choisisses un hypoalter uniquement.

— Bien sûr, avait acquiescé Clara, et Bill s’était empressé de glisser sur cette attristante constatation.

— Dans ce cas, les anciens diraient que nous péchons parce que nous faisons l’amour à une personne avec laquelle nous ne sommes pas mariés.

— Mais qu’y a-t-il de mal à ça ? Tout le monde le fait.

— Les anciens Modernes ne le faisaient pas. Enfin, ils le faisaient souvent, mais…»

Clara avait sauté avidement sur cette remarque. « Chéri, je pense que les anciens Modernes avaient vu juste, quoique je ne voie pas comment ils avaient pu y parvenir. »

Bill avait souri. « Ce n’était qu’une de leurs inventions, comme la roue et l’énergie atomique. »

Cette soirée-là était bien loin, et Bill parqua le petit taxi à côté du parc, le laissant à la disposition du premier utilisateur venu. Il traversa les pelouses en direction de la statue près de laquelle Clara et lui se retrouvaient toujours. L’idée même de pénétrer dans la maison de son propre hypoalter était si déconcertante qu’il ne pouvait s’y résoudre qu’én rencontrant d’abord Clara près de la statue. Alors qu’il avançait entre les arbres, il ne parvint plus à retrouver l’atmosphère de cette soirée qui occupait ses souvenirs. Médipol était trop proche. Il lui était désormais impossible de rire avec la même insouciance.

Bill atteignit la statue, mais Clara n’y était pas. Il attendit impatiemment tandis qu’un coucher de soleil livide se figeait entre les branches des grands arbres. Clara aurait dû être déjà là. Pour elle, la chose était plus facile, parce qu’elle était sur le point de quitter son tour de permutation et qu’elle ne le faisait pas prématurément.

Le parc évoquait un recoin d’eau tranquille dans le tourbillon affairé de la soirée citadine. Dans la lumière du crépuscule, Bill se sentait trop visible et vulnérable. Par-dessus tout, il éprouvrait un sentiment nouveau de solitude et il savait que Clara, désormais, le ressentait également. Ils avaient besoin l’un de l’autre, tels qu’ils avaient été avant que la peur n’eût érodé leur sentiment au point de n’en laisser que le blanc squelette du désespoir.

Ils ne prenaient pas leurs drogues commè l’exigeaient leurs prescriptions, ce qui en soi leur faisait risquer un horrible châtiment, car c’était dans leur monde l’unique péché impardonnable. Ils avaient en le commettant découvert ce que la vie pouvait être, se condamnant par là même à la perdre. La puissance de leurs émotions, ils la devaient au simple refus de prendre leurs drogues et aux brèves rencontres qu’ils parvenaient à s’assurer tous les cinq jours en bravant dangereusement toutes les conventions. Plus ils sentaient approcher avec terreur le moment où ils seraient découverts, plus cette terreur même leur devenait désespérément indispensable, et moins ils parvenaient à retrouver l’enchantement de leurs premières rencontres.

Un oiseau nocturne télégraphiait de brillantes perles sonores en rasant les pelouses ombreuses vers la silhouette indistincte de la statue, obliquant à l’approche du socle monolithique. Les sifflements de l’oiseau redoublèrent, puis se turent alors qu’il virait en catastrophe pour éviter Bill. Quelques instants plus tard, à l’autre bout du parc, il émit une lointaine protestation musicale.

Au-dessus de Bill, l’imposante statue du grand Alfred Morris s’obscurcissait à contre-jour, et les yeux creusés dans le granit l’accablaient du fond d’indéchiffrables ténèbres… le visage ancien, implacable, de Médipol. Comme pour émettre une sentence condamnant ses crimes présents par la révélation magique du poids des siècles, une flaque de lumière sulfureuse qui tachetait l’ombre des feuilles dansa sur la plaque peinte à la base de la statue.

A cet endroit, devant un rassemblement de survivants de la guerre, Alfred Morris annonça en l’année grégorienne 1996 par ces paroles émouvantes la mise au point de l’inhibiteur hypothalamique : « Cette nouvelle drogue arrête de façon sélective au niveau du cerveau thalamique le flux montant des stimuli inconscients et le flux descendant des motivations inconscientes. Elle sert d’écran entre le cerveau et le système de décharge psychosomatique. Grâce à l’inhibiteur hypothalamique, nous n’agirons plus émotionnellement, et nos actes ne seront plus motivés que par les exigences logiques des circonstances. »

A la suite de cette déclaration, et de l’action enthousiaste soutenue par le peuple las des guerres, l’utilisation de l’inhibiteur hypothalamique fut rendue obligatoire, mettant fin à la puissante influence du subconscient dans les affaires publiques et privées de l’ancien monde. Les grandes guerres paranoïaques cessèrent et l’humanité fut sauvée.

Dans l’étrange lumière crépusculaire, les lettres semblaient vivantes, condamnant par-delà les siècles quiconque aurait tenté de revenir en arrière. Sans les drogues, toute personne et toute société se seraient désintégrées.

Les anciens avaient d’abord appris à maintenir en vie à l’aide de certaines drogues les personnes souffrant d’aberrations endocriniennes telles que le diabète. Plus tard, ils avaient appris à « guérir » à l’aide d’autres drogues la maladie beaucoup plus répandue qu’était la schizophrénie, dont les victimes encombraient les hôpitaux. Le grand changement survint lorsque ces mêmes drogues furent administrées à tous les citoyens afin de supprimer l’irrationalité prépondérante de l’époque et mettre fin aux guerres.

Les schizophrènes s’accommodèrent mieux que personne de cet univers drogué, et le monde prit modèle sur eux. Mais tout comme le diabétique était toujours diabétique, le schizophrène était toujours lui-même – plus les drogues. Entre-temps, tout le monde avait oublié quel était l’effet véritable de ces drogues sur l’individu : les émotions estompées et l’intuition isolée à un certain niveau de rationalité, parce que les drogues interdisaient toute émergence des sentiments véritables.

Pour Helen et la plupart des habitants de ce monde, il était inconcevable de vouloir vivre avec une dose de drogue réduite à l’extrême… de faire l’expérience d’émotions contradictoires, de conflits déchirants entre la passion et la logique ! Les anciens appelaient cela la tempérance, et ils vivaient dans cet état la plupart du temps, ne s’adonnant qu’occasionnellement aux effets primitifs et abrutissants de l’alcool ou des narcotiques pour soulager leur angoisse chronique.

En réduisant au maximum leur dose d’inhibiteur hypothalamique, Clara et lui étaient capables de désirer ce fantastique attachement qui les liait l’un à l’autre, de trouver leur bonheur dans une situation absolument illogique, inconnue de leur société. Mais la société ne pourrait juger qu’en fonction d’un seul critère leur refus de prendre leurs inhibiteurs hypothalamiques. Le poids de ce jugement lui apparaissait dans les mots qui achevaient de se consumer sous ses yeux : « Les grandes guerres paranoïaques cessèrent et l’humanité fut sauvée. »

Lorsque Clara apparut enfin, elle cherchait à tâtons du mauvais côté de la statue. Il ne l’appela pas immédiatement, car il se libérait de toutes ses tensions en la voyant, convertissant tous les conflits en un seul désir intense d’être avec elle.

Il y avait quelque chose de profondément touchant dans la façon hésitante dont elle le cherchait, pareille à une petite marionnette tragique dans une pantomime interrompue par l’obscurité. Il vit soudain à quel point ils ressemblaient tous deux à des marionnettes. Mus par les fils de plus en plus solides d’une vie nouvelle faite de sensibilité, ils se débattaient maladroitement contre une mise en scène implacable qui ne laisserait finalement d’eux que des débris de bois et de papier.

Clara fut soudain dans ses bras, à la fois portée par un mouvement avide et contractée par la crainte d’être découverte. De petits murmures d’amour et de peur s’étouffaient mutuellement dans sa gorge. Sa tête blonde se pressa contre l’épaule de Bill, et elle l’étreignit avec une force désespérée.

« Conrad s’est inquiété de ma nervosité ce matin, expliqua-t-elle, il m’a fait prendre un composé somnifère. Je viens seulement de me réveiller. »

Ils se dirigèrent en silence vers sa maison. Même lorsqu’ils furent dans l’appartement, ils n’usèrent que des monosyllabes primitifs nécessaires à leur mutuelle appréhension. Au-delà de ces manifestations empathiques élémentaires, ils avaient dit depuis longtemps tout ce qu’ils avaient à se dire.

Bill étant l’hyperalter, il n’avait pas à craindre que Conrad le forçât à permuter. Alors qu’ils étaient étendus dans l’obscurité, un peu plus tard, il se laissa dériver dans une brève somnolence. Sans le composé somnifère, des événements déformés lui apparaissaient et disparaissaient sans raison. Les anciens appelaient cela rêver. C’était l’une des choses les plus effrayantes qui lui fussent arrivées lorsqu’il avait commencé à réduire ses doses de drogues. En cet instant, durant ses quelques secondes de somnolence, un millier de fragments de connaissances fortuites, de lectures historiques et de besoins émotionnels se combinèrent pour le faire rêver, par un étrange contraste avec leur présente tranquillité, d’un épisode effrayant du vingtième siècle. Voici les grandes guerres paranoïaques, pensa-t-il. Et il en fut ainsi parce qu’il l’avait pensé.

Il fouillait frénétiquement dans la boîte à gants d’une antique automobile. « Attendez, implorait-il. Je vous dis que nous avons du sulfamide-14. Nous en avons pris régulièrement comme prescrit. Nous en avons même pris une double dose quand nous étions à Paterson, parce qu’il y avait des bombes molles dans toute cette partie du New Jersey et que nous ne savions pas quelles zones seraient déclarées contaminées. »

Bill sortait maintenant d’une serviette un tas d’objets qu’il jetait sur le plancher et sur le siège de la voiture, fouillant aussi loin qu’il le pouvait à la lueur de la torche électrique tenue par Clara. La panique faisait battre son cœur à grands coups. Puis il pensa à sa pharmacase. Pourquoi ne s’étaient-ils pas souvenus plus tôt de leurs pharma-cases ? Bill arracha sa ceinture.

Le capitaine de Médipol s’éloigna à reculons de la portière de leur voiture et adressa un signe de tête au caporal qui se tenait sur la route. « Abattez-les. Basculez la voiture en bas du remblai avant d’y mettre le feu. »

Bill hurla d’une voix métallique à travers le haut-parleur de son masque anti-radiations. « Attendez. Je l’ai trouvé. » Il lança la pharmacase par la portière. « C’est une pharmacase, expliqua-t-il. Nous y mettons nos drogues et les portons à la ceinture pour éviter de les oublier. »

Le capitaine de Médipol revint vers eux. Il examina la pharmacase et les drogues qu’elle contenait avant de la leur rendre. « Dorénavant, conservez vos drogues à portée de main. Prenez-les sans faute en suivant les instructions de la radio. Vous avez compris ? »

La tête de Clara s’appuyait lourdement contre l’épaule de Bill, et il percevait ses sanglots métalliques à travers le haut-parleur de son masque.

Le capitaine revint sur la route. « Nous devons brûler votre voiture. Vous avez traversé une zone contaminée, et on ne peut pas la stériliser sur cette voie. A environ un kilomètre d’ici, vous trouverez une unité de stérilisation. Vous vous y arrêterez et vous ferez passer aux rayons, ainsi que vos affaires. Ensuite, continuez à marcher, mais restez sur la route. Vous serez abattus si on vous surprend à l’écart. »

La route était encombrée de gens qui fuyaient. Leur chemin était éclairé par des piles de cadavres qu’on brûlait après les avoir arrosés d’essence. La police sanitaire était partout. Ceux qui trébuchaient, ceux qui toussaient, ceux qui déliraient et ceux qui les soutenaient… tous étaient entraînés sur le bord de la route, abattus et brûlés. Et les bombardements avaient repris vers le sud.

Bill s’arrêta au milieu de la route pour regarder en arrière. Clara se cramponnait à lui.

« Il y a ici une infection contre laquelle nous n’avons aucune drogue, dit-il, et il se rendit compte qu’il pleurait. Nous sommes tous fous. »

Clara pleurait, elle aussi. « Chéri, qu’as-tu fait ? Où sont les drogues ? »

Comme en fin d’après-midi, l’eau de l’Hudson était suspendue dans la stratosphère sous forme de cristaux de glace. Tout là-haut, la nappe rougeoyait d’éclairs dans les bombardements qui faisaient rage vers le sud, où des colonnes de flammes multicolores s’élevaient dans le ciel. Mais le grondement étouffé des lointains bombardements se mua soudain en un cliquètement régulier : le signal impatient du visiophone, près du lit. Bill se réveilla brusquement.

Clara enfilait une robe à la hâte et se dirigeait vers l’appareil, les jambes paralysées par la peur. D’un bond, Bill se jeta hors du champ de vision de la machine et s’accroupit à l’autre extrémité de la pièce.

Il entendit distinctement l’appareil demander : « Clara Manz ?

— Oui. » La voix de Clara était si aiguë qu’elle se serait terminée en un cri perçant si elle avait dû continuer.

— Ici le quartier général de Médipol. Un contrôle de routine nous indique que vous avez retardé votre permutation de deux heures. Pour la mise à jour de nos statistiques d’écarts des normes, veuillez nous fournir une explication détaillée.

— Je…» Clara dut déglutir avant de pouvoir parler. « J’ai dû prendre une trop forte dose de composé somnifère.

— Mrs. Manz, nos fichiers indiquent que vous avez constamment retardé votre permutation depuis plusieurs périodes. Nous avons effectué cette vérification de routine comme nous le faisons toujours lorsque nous constatons un écart, mais cette répétition est assez grave. » Suivit un silence pesant, un silence qui exigeait une réponse logique. Mais quelle réponse logique aurait-elle pu donner ?

« Mon hyperalter n’a déposé aucune réclamation et je… enfin, j’ai dû prendre une mauvaise habitude. Je veillerai à ce que… ça ne se reproduise plus. »

La machine émit quelques platitudes à propos des responsabilités qu’avait toute personnalité envers ses semblables et des devoirs de chacun envers la société, avant que Clara pût couper la communication.

Tous deux restèrent un long moment où ils se trouvaient avant que la vague de terreur ne refluât. Quand ils échangèrent enfin un regard à travers la pièce obscure et silencieuse, ils surent tous les deux qu’ils se reverraient au moins une fois encore avant d’être pris.

Cinq jours plus tard, le dernier jour de son tour de permutation, Mary Walden écrivit juste au-dessus de son aisselle à l’aide d’un crayon indélébile l’adresse de Conrad Manz, l’hypoalter de son père légal.

Au cours de la matinée, son père et sa mère avaient gâché le jour de repos familial en se querellant à propos des retards causés par l’hypoalter d’Helen depuis plusieurs permutations. Biy ne semblait pas y attacher une grande importance, mais sa mère était furieuse et menaçait de se plaindre à Médipol.

Pendant le déjeuner, pris en silence, Bill observa : « J’ai l’impression que ce sont Conrad et Clara qui se sont rendus coupables d’un mariage singulier, pas nous. Et pourtant, ils ont l’air d’être heureux, alors que tu sembles contrariée. Cette femme a probablement pris la mauvaise habitude d’abuser du composé somnifère pour la petite sieste de son jour de repos. Pourquoi ne lui écris-tu pas un mot ? »

Helen n’émit qu’une seule remarque, et elle la prononça très bas, entre ses dents : « Bill, j’aimerais autant que l’enfant ne sache rien de sa relation avec cette situation sordide. »

Mary eut un mouvement de recul devant la façon dont sa mère avait paru ignorer qu’elle écoutait leurs propos, qu’elle pouvait les comprendre ou qu’elle pût être blessée d’être ainsi rejetée de leur univers.

Après le déjeuner, Mary nettoya la table et alla jeter les reliefs du repas, ainsi que les assiettes en plastique, dans le broyeur électronique. Son père s’était retiré dans la bibliothèque, et Helen se préparait pour aller participer à une réunion civique. Alors qu’elle essuyait la table, Mary entendit sa mère entrer dans la pièce et lui dire au revoir. Elle savait qu’Helen se tenait derrière elle, tirée à quatre épingles et quelque peu impatiente, mais elle feignit de l’ignorer.

« Ma chérie, je vais à ma réunion.

— Ah… oui.

— Sois sage et ne te mets pas en retard pour ta permutation. Il ne te reste plus qu’une heure. » Le visage patricien d’Helen lui souriait.

« Je ne serai pas en retard.

— Ne fais pas attention aux choses dont Bill et moi avons parlé ce matin, veux-tu ?

— Non. »

Et elle s’en fut, sans dire au revoir à Bill.

Mary ressentait fortement la présence de son père, toujours assis dans la bibliothèque. S’approchant de la porte, elle le vit assis dans son fauteuil, les yeux fixés sur le sol. Mary resta un long moment dans le solarium. S’il s’était levé de son fauteuil, s’il avait fait bruire une page, s’il avait soupiré, elle l’aurait entendu.

Le moment approchait où il lui faudrait partir si elle voulait que Susan Shorrs puisse assister au premier cours de sa permutation. Pourquoi les enfants devaient-ils permuter une demi-journée avant les adultes ?

Mary-finit par trouver quelque chose à dire. Elle pouvait lui laisser entendre qu’elle était assez grande pour comprendre le sujet de leur querelle, si seulement on voulait bien le lui expliquer.

Elle entra dans la bibliothèque et s’assit au bord d’un canapé, tout près de Bill. Il ne tourna pas les yeux vers elle ; dans la lumière de la mi-journée, son teint semblait gris. Elle se rendit compte que lui aussi était seul, et un grand sentiment de tendresse l’envahit.

« Il y a des moments, dit-elle soudain, où je pense que toi et Clara Manz devez être les seules personnes au monde à ne pas vous soucier stupidement de permuter à la minute précise où on doit le faire. Franchement, je me moque que Susan Shorrs soit une heure en retard à son cours ! »

Le premier instant où il la saisit dans ses bras, elle eut l’impression que son cœur allait se décrocher. On aurait dit qu’elle avait prononcé quelque formule magique qui lui avait brusquement ouvert les portes de son amour. Ce ne fut que lorsqu’il lui eut expliqué pourquoi il était toujours en retard le premier jour de la permutation familiale qu’elle comprit que quelque chose n’allait pas. Il lui répéta, encore et encore, qu’il savait qu’elle était malheureuse et que c’était par sa faute. Mais en même temps, il la consolait, la caressait, comme s’il avait peur d’elle.

Il lui parla longtemps. Peu à peu, Mary comprit au tremblement de son corps, à la moiteur de ses mains, à son regard implorant, qu’il avait peur de mourir, qu’il avait peur qu’elle le tue par la moindre parole qu’elle prononcerait, par sa simple présence.

Mary n’en éprouva aucune peine, car elle prit soudain conscience d’une évidence écrasante : J’aimerais autant que l’enfant ne sache rien de sa relation avec cette situation sordide.

Sa relation. C’était un rapport quelconque avec Conrad et Clara Manz, puisque c’étaient les gens dont ils avaient parlé.

Dès que son père eut quitté l’appartement, elle se rendit dans son bureau et prit le dossier familial. Quand elle eut trouvé l’adresse de Conrad Manz, il lui vint à l’idée de l’écrire quelque part sur son corps. Mary, certaine que Susan Shorrs ne prenait jamais de bain, se dit que c’était une idée ingénieuse. Dans cinq jours, à un moment quelconque pendant la journée de repos de Susan Shorrs, elle essaierait de forcer la permutation pour aller voir Conrad et Clara Manz. L’exécution de son plan était simple, mais son objectif était extrêmement vague.

Mary était déjà en retard lorsqu’elle se hâta vers la section enfantine d’un centre public de permutation. Un bus de transport d’enfants attendait, où elle fit enregistrer Susan Shorrs pour le trajet de l’école. Cela fait, elle chercha une cabine libre, l’ouvrit à l’aide de son bracelet, passa un costume de permutation et expédia chez elle ses affaires personnelles.

Les enfants de son âge ne portaient pas de maquillage, mais Mary se tenait toujours devant le miroir durant la permutation, essayant de toutes ses forces de voir à quoi ressemblait Susan Shorrs. Deux vers griffonnés à côté du miroir la firent pouffer…

« Peigne-toi la figure et rougis tes cheveux ;

Mainte troisième tête est perdue en ce lieu. »

… et la permutation se fit, doublement effrayante à cause de ce qu’elle avait décidé de faire.

Quand on était un hyperalter, comme Mary, on était censé percevoir dans une certaine mesure le passage du temps pendant sa période d’absence. On ne savait évidemment pas ce qui se passait, mais c’était comme si un chronomètre plus ou moins précis continuait à fonctionner. Celui de Mary était apparemment très imprécis car, à son horreur, elle se retrouva assise en plein cours devant Mrs. Harris au lieu de reprendre son corps à Susan Shorrs dans la cour de récréation comme elle l’avait prévu.

Mary fut terrifiée, et l’affreux tablier qu’avait porté Susan accentuait par son étrangeté la gravité de sa permutation prématurée. Chez les enfants, il y avait en principe peu de différence entre les hyperalters et les hypoalters, mais sa frayeur grandit lorsqu’elle leva les yeux. Les enfants changeaient en fait radicalement. C’est à peine si elle en reconnut un seul dans la salle de classe, bien que la plupart d’entre eux fussent sans doute les alters de ses compagnons habituels. Mrs. Harris appartenant au groupe B, sa période chevauchait celle de Mary et celle de Susan, mais Mary ne reconnut en dehors d’elle que l’hypoalter de Cari Blair, à cause de ses taches de rousseur.

Elle savait qu’il lui fallait sortir de là si elle ne voulait pas que Mrs. Harris finisse par la reconnaître. Si elle quittait la salle tranquillement, Mrs. Harris ne lui poserait pas de question, à moins qu’elle ne la reconnût. Il était inutile d’essayer de deviner comment marchait Susan Shorrs.

Mary se leva et se dirigea vers la porte, heureuse qu’il lui fallût pour cela tourner le dos à Mrs. Harris. Elle avait l’impression de sentir les yeux du professeur lui transpercer le dos.

Mais elle sortit saine et sauve de la salle de classe, franchit à toute allure le couloir de l’école et se retrouva dans la rue. Elle était si effrayée par ce qu’elle faisait qüe le monde de son hypoalter lui apparaissait en fait différent.

Mary dut marcher longtemps à travers la ville ; quand elle sonna, Conrad Manz était déjà rentré de son travail. Il lui sourit, et elle l’aima du premier coup d’œil.

« Que désirez-vous, jeune fille ? » demanda-t-il.

Mary ne put lui répondre. Elle se contenta de lui renvoyer son sourire.

« Comment t’appelles-tu, hein ? »

Mary continua de sourire, mais tout se brouilla soudain devant ses yeux.

« Eh bien, eh bien ! Il n’y a pas de quoi pleurer. Entre, que nous voyions si nous pouvons t’aider. Clara ! Nous avons une visiteuse, et plutôt sentimentale. »

Mary se laissa faire lorsqu’il passa son bras robuste autour de ses épaules pour l’entraîner, toujours pleurant, à l’intérieur de l’appartement. Puis elle vit Clara flotter devant elle, pareille à sa mère, mais… non, pas du tout comme sa mère.

« Alors, voyons, poussin, qu’est-ce qui t’amène ici ? » demanda Conrad lorsqu’elle eut cessé de pleurer.

Mary dut fixer son regard sur le sol de toutes ses forces pour déclarer : « Je veux vivre avec vous. »

Clara tordait convulsivement un mouchoir.

« Mais, ma petite, notre premier enfant nous a déjà été assigné. Il sera avec nous dès notre prochaine mutation, et il faudra ensuite que je mette moi-même un enfant au monde pour le donner à quelqu’un d’autre. On ne nous autoriserait pas à nous occuper de toi.

— J’avais pensé que j’étais peut-être votre véritable enfant, dit Mary faiblement, sachant à l’avance quelle serait la réponse.

— Ma chérie, ait Clara d’un ton apaisant, les enfants ne vivent pas avec leurs parents naturels. Ce ne serait ni pratique ni civilisé. Un enfant a été conçu et est né pour moi dans notre groupe de permutation, et celui que je dois porter servira d’échange, alors tu vois que tu es beaucoup trop âgée pour que j’aie pu te concevoir. Qui que soient tes parents naturels, c’est un renseignement qui ne regarde que le service génétique de Médipol, et c’est sans importance pour toi.

— Mais votre cas est particulier, insista Mary. Comme c’était un arrangement spécial, je pensais que vous étiez mes vrais parents. » Elle leva les yeux : Clara était devenue blême.

Conrad Manz commençait lui aussi à paraître troublé. « Que veux-tu dire, nous sommes un cas particulier ? » Il la fixait d’un regard dur.

« Parce que…» Pour la première fois, Mary se rendit Compte à quel point leur cas était particulier, et combien ils risquaient de se montrer susceptibles à ce sujet.

Conrad l’empoigna par l’épaule et la força à soutenir son regard qui ne cillait pas. « Je t’ai demandé ce que tu entendais en disant que nous étions un cas particulier. Clara, nom de trente têtes, que veut dire cette enfant ? »

L’étreinte lui faisait mal, et elle se remit à pleurer, puis se dégagea. « Vous êtes les hypoalters du père et de la mère qui me sont assignés, alors j’avais pensé que j’étais peut-être votre véritable enfant… et que vous voudriez peut-être de moi.

Je ne veux pas rester où je suis. Je veux quelqu’un…»

Clara, sa soudaine frayeur envolée, avait retrouvé son calme. « Mais, ma chérie, si tu es malheureuse là où tu es, seuls les services de Médipol peuvent te placer ailleurs. Et puis, tes parents légaux ont peut-être tout simplement quelques problèmes personnels en ce moment. Si tu essayais de les comprendre, tu t’apercevrais sans doute qu’ils t’aiment réellement. »

Le visage de Conrad était un masque d’incompréhension. Sans quitter Mary du regard, il lui demanda d’une voix glaciale : « Que fais-tu ici ? La fille de mon propre hyperalter dans ma maison, me jetant à la figure que je suis marié à l’hypoalter de sa femme ! »

Ils ne sentirent pas comme Mary le sol se dérober sous leurs pieds. Ils restèrent là, les yeux fixés sur elle comme s’ils ne devaient jamais bouger, tandis qu’elle battait en retraite et sortait de l’appartement pour regagner en courant son univers en pleine désintégration.

Le jour de repos de Conrad Manz tombait le lendemain de la visite que leur avait faite la fille de Bill Walden. Dix jours plus tôt, cette fichue conférence de Santa Fé l’avait empêché d’aller faire un tour sur une fusée de course. Cette fois, sachant d’expérience que les conférences de travail impromptues surgissaient rarement après l’heure du déjeuner, Conrad avait réservé un bolide pour l’après-midi. Il s’était senti mal à l’aise à chaque fois qu’il avait repensé à la visite de Mary Walden, mais c’était aujourd’hui son jour de repos et il n’avait aucunement l’intention de se laisser tracasser par ce genre de chose. Son esprit scrupuleusement drogué était parfaitement capable de t’en préserver.

Assis dans la fraîcheur luxueuse du salon du Rocket Club, Conrad sirotait donc son verre avec satisfaction sans apporter la moindre contribution à la lugubre conversation qui se tenait autour de lui.

« Considérez la chose sous cet angle, disait Alberts, un pilote anglais, sur un ton morose qu’accentuait encore son visage mélancolique. Il faut à peu près dix mille unités monétaires pour mettre sur orbite un vaisseau de quarante tonnes et lui faire faire six fois le tour de la Terre. Pour nous, ce n’est qu’un exercice d’entraînement. Par contre, un intellectuel qui passe son temps libre dans une bibliothèque de microfilms ne coûte pas plus de mille unités par an. En fait, son passe-temps peut même se révéler financièrement bénéfique. Le Conseil Économique n’exige pas que toutes les distractions soient lucratives, mais on a simplement démontré que les fusées de course gaspillent plus de combustible que la plupart des pilotes n’en consomment dans une journée de travail. Je vous préviens que le jour approche où les fusées seront interdites.

— C’est bien le problème, intervint un autre pilote. Dans le temps, on pouvait prouver que les courses de fusées étaient indispensables à l’amélioration des vaisseaux spatiaux, mais le travail de conception a dépassé ce stade-là. De leur point de vue, nous ne faisons que brûler des unités aussi vite que d’autres les créent. Et il ne sert à rien de se réclamer des spectacles télévisés. Le Conseil vous prouvera sans peine que les gens préfèrent regarder une compétition de ski-jet, qui revient à peu près cent fois moins cher qu’une course de fusées. »

Conrad Manz sourit dans son verre. Il se rendait compte depuis plusieurs minutes que l’effrontée petite Angela, la femme d’Alberts, essayait d’attirer son attention. Il connaissait ses yeux doux et sa voix légèrement enrouée, mais coincée comme elle l’était parmi le sifflement des fusées, elle hélait le mauvais sauveteur. Dans une quinzaine de minutes, les gars de la rampe lui auraient préparé un vaisseau, et quelle que fût son affection pour Angela, il n’allait pas manquer cette course.

Il élargit pourtant son sourire et, levant les yeux vers elle, mentit malicieusement d’un hochement de tête. Elle interpréta son signal comme il l’avait prévu. Grâce à lui, elle pourrait néanmoins se soustraire avec élégance à l’ennuyeuse conversation.

Il se leva, se dirigea vers elle et lui prit la main. Elle entrouvrit ses lèvres charnues et l’embrassa sur la bouche.

Conrad, se tournant vers Alberts, interrompit ce dernier : « Angela et moi aimerions passer un moment ensemble. Tu n’y vois pas d’inconvénient ? »

Alberts, contrarié qu’on eût coupé le fil de ses pensées, émit d’un ton plutôt sec l’habituelle formule de politesse : « Bien sûr que non. J’en suis heureux pour vous deux. »

Conrad promena sur le groupe un regard débonnaire. « Aucun d’entre vous a-t-il jamais essayé le ski-jet ? On en retire plus de sensations fortes en dix minutes qu’en une heure de fusée. Personnellement, je me moque que le Conseil interdise les fusées. J’irai passer mes journées de congé dans les Rocheuses. »

Conrad savait parfaitement que s’il avait fait cette déclaration avant d’avoir demandé à Alberts la permission d’emmener sa femme, l’homme aurait trouvé une excuse quelconque pour la faire rester. Tous les visages présents reflétaient le mépris de l’aficionado pour celui qui vient de prouver qu’il n’est pas des leurs. Par toutes les camisoles de force, pour qui se prenaient-ils ? – pour quelque ancien ordre de nobles chevaliers ?

Conrad prit le bras docile d’Angela et s’éloigna tranquillement en sa compagnie avant qu’Al-berts n’alléguât quelque prétexte pour la retenir.

Alors qu’iïs sortaient du salon, elle lui caressa le bras avec une admiration non dissimulée. « Je suis si contente que tu aies bien voulu m’emmener. Franchement, Harold pourrait discuter fusées jusqu’à ce que j’en meure. »

Conrad se pencha pour l’embrasser. « Angela, je suis désolé, mais ce ne sera pas ce que tu penses. Je dois décoller dans quelques minutes. »

Le regard d’Angela flamboya et elle lui enfonça ses ongles dans le bras. « Oh, Conrad Manz ! Tu… tu m’as fait croire…»

Il éclata de rire et lui saisit les poignets. « Allons, allons, je te néglige pour aller piloter une fusée, pas seulement pour en discuter. Je ne te laisserai pas mourir. »

Elle ne put retenir son rire à la fois rauque et musical. « Je m’en suis aperçue la dernière fois que toi et moi étions ensemble. J’ai pris un verre avec Clara l’autre jour au Citizen’s Club. Je ne dis pas souvent de gros mots, mais j’ai demandé à Clara si elle te gardait dans une camisole de force, à la maison. »

Conrad se rembrunit ; il aurait préféré qu’elle n’abordât pas ce sujet. Il se demandait parfois ce qui n’allait pas chez Clara, inquiet à l’idée que ce fût plus grave encore que cette horrible affaire de rêves, dix jours plus tôt. Depuis plusieurs permutations, elle se montrait froide à son égard ; mais ce n’était apparemment pas un simple manque d’intérêt passager pour lui, car elle manifestait la même froideur envers les hommes de leur connaissance pour qui elle avait habituellement un penchant particulier. De son côté, il avait dû se contenter de rencontres fortuites comme celle d’Angela. Ces contacts n’avaient d’ailleurs rien de désagréable, mais un homme et une femme étaient censés maintenir entre eux une vie amoureuse saine, toute infraction à cette pratique entraînant généralement des ennuis avec Médipol.

Angela le regarda. « J’ai eu l’impression que Clara n’avait pas très bien pris ma réflexion. Il y a quelque chose qui ne va pas entre vous ?

— Oh, non, protesta-t-il vivement. Clara est comme ça, quelquefois… elle ne comprend pas toujours la plaisanterie du premier coup. ».

Un jeune coursier vint les trouver dans la rotonde pour prévenir Conrad que son vaisseau était prêt.

« Nous nous rattraperons, Angela, je te le promets.

— Je le sais, chéri. En tout cas, je suis contente que tu m’aies sauvée de toutes ces fusées, là-bas. » Angela tendit ses lèvres vers lui pour un baiser puis, comme elle le poussait vers la porte, son visage un peu vide d’expression s’éclaira d’un sourire.

En arrivant sur la rampe, Conrad rencontra un autre pilote prêt à décoller. Ils firent deux paris : à celui qui atteindrait les balises de départ, puis qui remporterait une manche en six tours de circuit sur le parcours hexagonal de mille kilomètres.

Ils décollèrent en même temps, et Conrad fit bondir son appareil sur une tonitruante colonne de flammes qui l’aplatit dans son siège. C’était son truc préféré, et il savait qu’il gagnerait l’ascension. Sur le parcours, cependant, si son adversaire avait le moindre talent, Conrad perdrait probablement la course. Il adorait lancer son vaisseau sur le circuit dans un style spectaculaire qui lui faisait perdre de précieuses secondes, mais il préférait cela à une simple victoire.

Conrad maintint la propulsion jusqu’à la dernière limite, puis il enclencha ses rétrofusées de proue. Le vaisseau franchit encore une centaine de kilomètres en frémissant, puis vint s’immobiliser nonchalamment près des balises de départ. L’autre pilote eut un hoquet quand Conrad lui cria dans l’interphone : « Gagnant par trente têtes ! »

Il était généralement entendu que la course jusqu’au parcours consistait à couper la propulsion dès que la vitesse était suffisante, et à n’utiliser les freins de proue que pour corriger un dépassement éventuel de trajectoire. « Qu’est-ce que c’est que cette façon de garder toute la puissance et de basculer son appareil ? » fit l’autre qui venait de se ranger près de Conrad, stabilisant son vaisseau d’une brève poussée des rétrofusées.

Les balises de départ leur donnèrent automatiquement le signal, et ils se lancèrent dans le premier tour de circuit, se maintenant tous deux à la même hauteur à environ un demi-kilomètre l’un de l’autre. Conrad perdit cinq mille mètres au premier tour en envoyant trop de puissance dans les fusées de gouverne tribord.

C’était un spectacle impressionnant, de voir un coureur prendre ainsi un virage en force en s’appuyant sur le faisceau de ses rusées extérieures pour maintenir l’appareil sur sa trajectoire. Son adversaire prit son virage sans bavures, n’utilisant pratiquement pour virer que ses propulseurs. Mais cela n’avait rien de spectaculaire pour celui qui allumait son téléviseur au moment où se déroulait cette petite compétition. A chaque tour, Conrad perdait du terrain, mais gagnait l’intérêt d’éventuels spectateurs grâce aux objectifs automatiques placés sur les balises de virage. Comme toujours, il coupa plus près des bouées que ne l’autorisaient les règlements, à seule fin d’en donner aux spectateurs pour leur argent.

Sans le moindre regret, Conrad perdit la manche avec deux arêtes de retard sur le tour de l’hexagone. Il félicita son adversaire et le regarda s’éloigner vers la terre d’une trajectoire prudente sur ses propulseurs de queue. Conrad continua un moment à piloter nonchalamment son appareil aux abords de la balise de départ et de l’objectif que celle-ci tenait probablement braqué sur lui, se lançant dans une série de manœuvres compliquées à l’aide des fusées de gouverne.

Conrad n’aimait pas l’ambiance lugubre de l’espace cosmique. Le flamboiement inerte et minéral de tous ces nuages, d’étoiles qui se superposaient dans l’obscurité sans perspective le rebutait. Il n’aimait la course en fusée qu’à cause de la coordination qu’elle exigeait, et sans doute parce qu’il savait que le fait de s’y livrer faisait à moitié mourir de frayeur ce pauvre Bill Walden.

Aujourd’hui, l’aspect sinistre de là galaxie ramenait ses pensées vers ses problèmes personnels. Le rapprochement déplaisant entre Clara et Bill Walden ne cessait de le harceler ; dès que ses voltiges eurent épuisé ses réserves de combustible, il tourna son vaisseau vers la Terre et le lança d’une brève et spectaculaire poussée.

En y réfléchissant, il se rendit compte que l’étrange comportement de Clara remontait à peu près à l’époque où Bill Walden avait commencé à tricher sur la permutation. Cette gamine, Maiy, devait savoir qu’il se passait quelque chose, sans quoi elle n’aurait pas agi d’une façon aussi dégoûtante en venant les trouver chez eux.

La fusée, que Conrad avait laissée plonger vers la Terre, fendait maintenant en hurlant les couches supérieures de l’ionosphère. Sans un instant à perdre, il fit pivoter l’appareil sur ses fusées de guidage et déclencha la poussée des réacteurs contre la Terre qui se ruait à sa rencontre. Il venait à peine de terminer cette violente manœuvre lorsque deux événements effroyables se produisirent simultanément.

Conrad comprit soudain, soit en raison d’une infiltration momentanée de l’esprit de Bill, soit à la suite d’un rapide calcul, que Bill Walden et Clara partageaient un secret. Au même instant, quelque chose lui vrilla l’esprit comme les aiguilles d’un vent glacial. Ecrasé dans son siège-baquet par une décélération de sept gravités, il grommela des injures à travers ses lèvres distendues.

« Par les grands psychiatres conservateurs ! Trente camisoles de force, qu’est-ce que cet imbécile à trois têtes essaie de faire ? Nous tuer tous les deux ? »

Conrad parvint tout juste à lever une main de plomb pour enclencher le pilote automatique du bolide en pleine chute avant que Bill Walden ne le forçât à lui céder la place. A son dernier instant de lucidité, sous le choc d’une honte accablante, Conrad se rendit compte de l’ironie du sort qui lui interdisait de couper le contact et de tuer Bill Walden.

Lorsque Bill Walden prit conscience du vacarme tonitruant émis par le vaisseau en pleine décélération et de la terrible pression à laquelle il était soumis, il se pétrifia au plus profond de lui-même. Il était si terrifié qu’il n’aurait pas eu l’idée de repermuter, même s’il en avait eu le temps.

Sa tête, en dépit de son poids, roula sur le capitonnage, et il vit la Terre fondre sur lui, pareille à une monstrueuse tapette prête à s’abattre sur une mouche. Pris entre sa frayeur et la pression inhumaine, il perdit connaissance sans même voir au tableau de bord le voyant rouge qui le sauvait : Pilote automatique.

Le vaisseau se posa sur la rampe dans un champignon de feu. Bill ne reprit conscience que quelques secondes plus tard. Il était trop secoué pour faire autre chose que rester assis là, un long moment.

Quand il se sentit enfin capable de bouger, il se débattit un moment avec la porte avant de parvenir à l’ouvrir, puis descendit sur la rampe encore brûlante de son atterrissage. Il y avait au moins un kilomètre de terrain plat et désert jusqu’au Rocket Club, vers lequel il se mit en marche. Quelques instants plus tard, un camion fonçait à sa rencontre.

Le chauffeur se pencha par la portière. « Eh, Conrad, qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi n’as-tu pas ramené le coucou jusqu’aux hangars ? »

Bill, qui portait encore le maquillage de Conrad, se dit qu’il pourrait sans doute s’en tirer. « Les commandes ne répondent plus », répondit-il vaguement.

Au club, où il n’avait jamais mis les pieds auparavant, Bill trouva un hélicoptère au repos qu’il fit démarrer à l’aide de son bracelet. Il pilota l’appareil jusqu’à la ville, vers l’héliport le plus proche de son domicile.

Il était perdu, il le savait. Conrad le dénoncerait certainement pour ce qu’il venait de faire. Il n’avait pas eu l’intention de forcer la permutation si tôt ni si violemment. Peut-être même n’avait-il eu cette fois aucune intention de la forcer. Mais il y avait en lui quelque chose de plus puissant que sa volonté… un besoin de sortir du néant et de retrouver Clara, une impulsion qui agissait indépendamment de lui sans aucun égard pour sa propre sécurité.

Bill pilotait prudemment l’appareil à travers la circulation citadine, évoluant entre les tours espacées avec l’incertitude de quelqu’un pour qui les machines ne sont pas une extension du corps. Non sans peine, il posa l’hélicoptère sur l’aire d’atterrissage.

Clara ne l’attendrait pas si tôt. Il lui visiophona depuis son appartement dès qu’il eut changé de maquillage. Étrange, le temps et le soin qu’il leur fallait pour se dévisager, et le peu de mots qu’ils pouvaient échanger.

Après l’avoir appelée, il se sentit plus calme et se prépara avec des gestes plus efficaces. Mais au moment de réexpédier les vêtements de Conrad au domicile de ce dernier, il eut un petit rire amer.

Ce fut en allant jeter le paquet dans le tube à courrier qu’il s’aperçut que la porte du débarras était entrouverte. Après s’être défait du paquet, il s’approcha de la porte puis s’immobilisa, tendant l’oreille et retenant sa respiration pour mieux écouter.

Il se raidit et ouvrit la porte. Dès qu’il eut allumé la lumière, il vit Mary, assise sur le sol dans une encoignure, les genoux repliés contre la poitrine. Entre ses genoux et sa poitrine, ses poignets fragiles étaient croisés, les mains mollement refermées comme… comme celles d’un fœtus. Son front reposait sur ses genoux, de sorte que même si ses yeux s’étaient ouverts, son regard n’aurait pu se poser que sur ces mains inertes.

A la vue de l’enfant, Bill sentit son cœur se serrer et tout le sang reflua de son visage. Il s’avança et s’agenouilla devant elle. Dans sa gorge desséchée, des paroles essayaient de se former : Que t’ai-je fait ? Mais il était incapable de parler. Quant à savoir depuis combien ae temps elle était là, il ne pouvait même pas supporter d’y penser.

Il tendit la main, mais ne la toucha pas. Un frisson de répulsion le secoua et il se releva précipitamment, puis se hâta vers l’appartement avec une seule pensée en tête. Il devait trouver quelqu’un pour secourir l’enfant. Seuls les services de Médipol pourraient se charger d’une telle situation.

Alors qu’il se tenait devant le visiophone, il sut que cet acte involontaire commandé par la panique avait trahi tout ce qu’il avait jamais fait et pensé. Il devait appeler Médipol. Il était incapable d’affronter les conséquences de son comportement sans l’aide des services de santé. Sur l’écran, telle une image-fantôme rémanente, il vit le visage de Clara. Elle était perdue, isolée, et n’avait que lui sur qui s’appuyer.

Une partie de lui-même, un lieu où il n’y avait aucune voix mais seulement une grande tragédie, venait de se refermer brusquement. Il se sentait stupidement confus et bouleversé à propos d’une chose dont il ne parvenait pas à se souvenir. L’émotion qu’il ressentait dans son corps ne se rapportait soudain plus à rien. Alors qu’il demeurait là, figé comme un animal pris de panique, son cœur se ralentit et le sang revint dans ses parenchymes livides tandis que les flots d’adrénaline diminuaient d’intensité.

Se rappelant qu’il était pressé, Bill sortit de l’appartement. C’était un appartement où la porte du débarras était fermée, un appartement sans débarras.

Dès l’instant où il entra chez Clara et la prit dans ses bras, il ne s’inquiéta plus d’être pris. Il ne ressentait plus que son immense besoin d’elle. Il ne semblait y avoir qu’une seule différence avec la première fois, et c’était une bonne différence ; Clara était maintenant si tendue et si craintive qu’il éprouvait pour elle une nouvelle tendresse, comme celle qü’on pourrait éprouver pour un enfant. Il avait l’impression qu’il n’y avait aucune limite à la source de douceur et de compassion qui jaillissait soudain en lui. Il était déconcerté par la profondeur de son sentiment. Il ne cessait de l’embrasser et de la caresser comme on le ferait pour un enfant en détresse.

« Oh, Bill, dit Clara, ce que nous faisons est mal ! Mary est venue ici, hier ! »

Il ne voyait pas de quoi elle voulait parler, c’était sans signification pour lui. « Tout va bien, dit-il. Tu ne dois pas t’inquiéter.

— Elle a besoin de toi, Bill, je t’éloigne d’elle. »

Quelle que fût la signification de ses paroles, c’était sans aucune importance à côté du fait qu’elle-même n’était pas heureuse. Il essaya de l’apaiser. « Chérie, tu ne dois pas t’en inquiéter. Soyons heureux comme nous avions coutume de l’être. »

Il la conduisit vers un canapé et ils s’assirent, la tête de Clara posée sur son épaule.

« Conrad s’inquiète pour moi. Il sait que quelque chose ne va pas. Oh, Bill, s’il l’apprenait, il demanderait le pire châtiment pour toi. »

Bill sentit de nouveau l’étau de la peur lui enserrer la poitrine. Il pensa aussi à Helen, à l’intensité de la honte qu’elle éprouverait. Médipol agirait à la façon d’une machine, avec la logique d’un système d’équations : plus violents seraient les griefs, moins il y aurait d’appel à la clémence et plus les mesures seraient sévères. Conrad savait désormais à quoi s’en tenir, c’était évident. Bill avait perçu sa haine.

La fin était proche. La mort viendrait prendre Bill de ses doigts électroniques. Un tâtonnement fantomatique dans son esprit, et soudain…

La profonde inquiétude de Clara et la façon dont elle enfouit son visage dans son épaule pour pleurer l’obligèrent à calmer la panique qui montait en lui, à reprendre ses caresses pour la délivrer de sa peur.

Plus tard encore, alors qu’ils étaient étendus dans l’impalpable faisceau d’albâtre que projetait le clair de lune dans la chambre, il lui fit l’amour comme on vient en aide à quelqu’un. Attentivement, lentement, il apaisa son esprit, l’écartant de toute autre chose, l’attirant dans une seule direction, le rassemblant tout entier dans ses sens et l’y retenant. Puis il le lui ravit en un spasme gémissant, après quoi elle murmura, murmura, dérivant dans la lumière blême, s’endormant comme un enfant bien-aimé.

Longtemps, longtemps, il regarda la lune décrire sa courbe à travers leur fenêtre. Il écoutait avec un profond plaisir le souffle régulier de Clara dans son sommeil. Mais il se rendit compte peu à peu que sa respiration avait changé, que le corps si proche du sien s’était tendu. Son cœur fit un grand bond et un frisson d’horreur lui parcourut l’échine. Se soûle-vant sur un coude, il vit les yeux ouverts dans la lumière argentée. Malgré le maquillage, il reconnut le regard a’Helert.

Il choisit la seule issue qui lui restait ouverte. Il permuta. Mais en ce terrible instant, il comprit quelque chose qu’il n’avait pas escompté. Dans les yeux d’Helen, il n’y avait pas seulement la honte intense d’avoir permuté dans la chambre de son hypoalter ; il n’y avait pas seulement le dégoût qu’il lui inspirait pour avoir enfreint les conventions. Il se rendit compte que, comme aurait pu le faire une femme du vingtième siècle, Helen haïssait Clara parce qu’elle était sa rivale. Elle la haïssait doublement parce qu’au lieu de se tourner vers une autre femme, il avait choisi cette autre partie d’elle-même qu’elle ne pourrait jamais connaître.

A l’instant où il permutait, Bill sut que la prochaine fois qu’il verrait la lumière, ce serait face au visage inflexible d’un médiflic.

Le major Paul Grey, accompagné de deux autres officiers de Médipol, pénétra dans l’appartement des Walden environ deux heures après que Bill en fut sorti pour aller retrouver Clara. Le major Grey n’était pas content de lui. Dans un cas de refus de drogues et d’infraction aux codes de communication, il suffisait pour obtenir des détails importants de laisser l’affaire suivre son cours sous observation. Mais il n’avait jamais été dans son intention de mettre en danger la vie de Conrad Manz, et il n’aurait certainement jamais pris le moindre risque d’en arriver à ce qu’ils avaient découvert dans l’appartement des Walden s’il s’y était attendu aussi tôt.

Le major Grev se reprochait ce qui était arrivé à Mary Walden. Il aurait dû faire surveiller Susan et Mary par les machines en même temps qu’il faisait relayer à son bureau toutes les données issues des bracelets identificateurs de Bill, Conrad, Helen et Clara.

S’il ne l’avait pas fait, c’était parce qu’il n’avait pas compté que Mary forcerait la permutation pendant le tour de Susan. Il savait maintenant que Bill et Helen Walden s’étaient querellés parce que Clara trichait dans sa permutation avec Helen, et leurs conversations avaient orienté l’attention de la malheureuse enfant vers le couple Manz. Elle avait forcé la permutation pour les rencontrer… à la recherche d’un père attentionné, évidemment.

Pourtant, les choses n’auraient pas pris un tour aussi dramatique si le capitaine Thiel, l’officier de l’école de Mary, n’avait attribué la disparition de Susan Shorrs à une mauvaise adaptation aux drogues. Le capitaine Thiel savait évidemment que le major Grey était en ville pour enquêter sur Bill Walden, puisque le major l’avait appelé pour discuter du problème. Dix-nuit heures s’étaient cependant écoulées depuis la disparition de Susan quand il lui vint à l’idée que Mary avait peut-être forcé la permutation pour quelque raison associée au comportement aberrant de son père.

Quand le capitaine le fit prévenir, le major Grey savait déjà que Bill avait forcé la permutation avec Conrad dans des circonstances dramatiques, et il avait décidé d’intervenir. Il s’était attendu à trouver le père et l’enfant à leur appartement, mais à présent… il se sentait révolté devant l’état mental de l’enfant et le fait que Bill Walden l’eût abandonnée là.

Le major Grey se rendit compte au premier coup d’œil qu’il serait impossible de communiquer avec Mary Walden avant des jours, même en faisant appel aux meilleurs traitements. Il laissa aux deux autres officiers le soin de faire hospitaliser l’enfant et se dirigea vers l’appartement des Manz.

Ayant utilisé son bracelet passe-partout pour ouvrir la porte, il se trouva devant une femme enveloppée d’un drap, debout au milieu de la salle de séjour. Il savait que ce devait être Helen Walden, et fut étonné de constater à quel point, même pour un étranger, le maquillage doux et sensuel de Clara Manz semblait déplacé sur le visage à l’expression plus rigide qu’il avait devant lui. Il se dit qu’Helen devait porter la couleur plus haut sur les joues et qu’elle devait donner à sa bouche une ligne plus sévère. Le visage hautain qu’il avait sous les yeux se défendait manifestement du maquillage incongru et de l’indignité du vêtement.

Resserrant le drap autour d’elle, elle déclara d’un ton glacial : « Je refuse de porter les vêtements de cette femme.

— Où est Bill Walden ? demanda le major Grey après s’être présenté.

— Il a permuté ! Il m’a laissé avec… Oh, j’ai tellement honte ! »

Le major Grey partageait son dégoût. On ne pouvait échapper au conditionnement de l’enfance – les relations sexuelles entre hyperalter et hypoalter n’étaient pas seulement illégales, elles étaient en elles-mêmes répugnantes. Si elles étaient autorisées, la civilisation risquait d’en être détruite. Les idéalistes qui voulaient faire changer l’ancienne terminologie – c’étaient presque tous des hypoalters, évidemment – ne prenaient pas cela en compte. Ils seraient bien capables ensuite de demander que les enfants vivent avec leurs parents naturels !

Le major Grey entra dans la chambre. Par la porte ouverte de la salle de bain, il vit Conrad Manz en train de changer son maquillage.

Conrad se tourna vers lui et lui jeta un regard peu amène. « Cela vous ennuierait-il d’attendre que j’aie fini ? Je ne crois pas que je pourrai en supporter plus. »

Le major Grey ferma la porte et revint auprès d’Helen Walden. Sortant de sa propre pharmacase une dose d’inhibiteur hypothalamique, il la lui tendit. « Tenez, vous risquez d’être en manque. Vous feriez bien d’avaler ça. » Il prit une carafe et lui versa un verre d’eau gazeuse puis, mettant à profit l’attente que leur imposait Conrad, il appela la plus proche station de permutation et demanda qu’on leur envoie un costume de transition pour Helen.

Lorsque tous deux furent enfin habillés, maquillés à leur goût et drogués comme il convenait, il les fit asseoir sur un canapé en face de lui. Ils prirent place chacun à une extrémité, dans une pose rigide qui trahissait leur indignation de se trouver en présence l’un de l’autre.

« Vous devez vous rendre compte, dit calmement le major Grey, que cette affaire sera portée devant un tribunal des services de santé. C’est sérieux. »

Le major Grey observait leur expression. Il lut dans celle d’Helen une détermination menaçante.

Le visage de Conrad reflétait un profond sentiment d’inquiétude. Il aimait sa femme, ce qui serait d’une aide précieuse. « Il est nécessaire, dans un cas comme celui-ci, que Médipol puisse peser vos décisions tout autant que les preuves que nous accumulerons. Malheureusement, en raison du mariage particulier que vous avez contracté, le nombre de civils impliqués dans cette affaire n’est que de deux – exclusion faite des accusés. Si les hyperalters de Clara et Conrad étaient mariés à d’autres partenaires, nous pourrions appeler jusqu’à six personnes directement concernées et obtenir un jugement civil plus équitable. En l’occurrence, la responsabilité repose entièrement sur vous deux.

— Je ne vois pas comment nous pourrions manquer de traiter cette affaire en toute logique, répliqua Helen avec une assurance compassée. Après tout, ce n’est pas nous qui avons négligé de prendre nos drogues… Ils refusaient de le faire, non ? demanda-t-elle, espérant le pire et certaine d’avoir raison.

— Oui, il s’agit d’un refus d’observance. » Le major Grey resta un instant silencieux tandis qu’elle savourait la réponse, « Mais je dois vous apporter une précision. Le fait que vous mainteniez l’effet de vos drogues à un niveau adéquat n’assure pas forcément que vous agirez avec logique en cette matière. L’esprit drogué est logique. Sa base de référence, cependant, est que la drogue et l’esprit drogué doivent être protégés avant toute autre chose. » Observant le visage de Conrad, il poursuivit : « Pour cette raison, il est possible que vous arriviez logiquement à la conclusion que… la mort est la seule solution souhaitable. » Il observa une pause, les yeux fixés sur leurs lèvres blêmes, puis il ajouta : « En fait, il est sans doute possible d’adopter d’autres solutions plus appropriées.

— Mais ils refusaient de prendre leurs drogues, insista-t-elle. Vous parlez comme si vous les défendiez. N’êtes-vous pas un procureur des services de santé ?

— Je ne poursuis pas les gens comme on le faisait au vingtième siècle, Mrs. Walden. Je poursuis l’acte qui consiste à refuser les drogues et à enfreindre les codes de communication. Il y a une certaine différence.

— Enfin ! dit-elle, prête à exploser. J’ai toujours su que Bill aurait des ennuis tôt ou tard avec ses idées antisociales extravagantes, mais je n’aurais jamais imaginé que Médipol prendrait son parti. »

Le major Grey retint son souffle, presque certain maintenant qu’elle allait tomber dans le piège. S’il réussissait, il pourrait sans doute sauver Clara Manz avant le procès.

« Après tout, ils ont enfreint tous les codes de communication. Ils ont refusé leurs drogues, au mépris de nos vies mêmes. Ils…

— Ça suffit ! » C’était la première fois que Conrad Manz ouvrait la bouche depuis qu’il s’était assis. « Médipol a passé des semaines à rassembler des preuves et des témoignages, et à se former un avis. Vous n’avez rien vu de tout cela, et vous avez déjà pris votre décision. Où est la logique là-dedans ? On dirait que vous souhaitez la mort de votre mari. Le pauvre diable avait peut-être de bonnes raisons de faire ce qu’il a fait, après tout. » Le visage de l’homme reflétait le sentiment le plus proche de la haine que pût autoriser l’effet des drogues.

Le major Grey relâcha doucement sa respiration. Leur scission était définitive. Elle serait obligée d’accepter une décision peu sévère à l’encontre de Clara afin de sauver Bill. Et même dans ce cas, si les témoignages ultérieurs laissaient le moindre espoir, le major Grey pensait pouvoir persuader Conrad d’accepter la suspension du jugement civil et de laisser appliquer les recommandations scientifiques de Médipol sans y apporter aucune modification.

Il les laissa mijoter un moment dans leur silence antagoniste, avant de leur assener une évidence déconcertante.

« Je crois devoir vous rappeler qu’il y a peu d’avantages à faire éliminer son alter par oblitération mnémonique. Une personne dont l’alter a été supprimé doit se présenter à l’hôpital le jour de sa permutation pour y être placé durant cinq jours en hibernation. Ce n’est pas très bénéfique pour la santé physique, mais c’est indispensable. Sans cette mesuré, l’aversion naturelle de chacun pour son alter et le désir compréhensible de passer deux fois plus de temps à vivre inciteraient à des machinations visant à se débarrasser de son alter grâce à l’oblitération. C’est ce qui se passait fréquemment au vingt-et-unième siècle, avant que fût promulguée l’hibernation de cinq jours. On utilisait également l’oblitération pour « guérir » la schizophrénie, mais ce n’était évidemment que le meurtre brutal de personnalités innocentes. »

Le major Grey eut à part soi un sourire sardonique. « A présent, je voudrais que vous m’accompagniez tous les deux à l’hôpital. Je vous demanderai, Mrs. Walden, de permuter aussitôt avec Mrs. Manz, vous devrez rester sous la surveillance d’un officier jusqu’au moment où Bill Walden essaiera de permuter. Il faudra que nous lui fassions immédiatement une injection pour l’empêcher de permuter dans l’autre sens. »

Le jeune médiflic mit sa seringue de côté et posa une main sur le front de Bill Walden, relevant les cheveux qui lui tombaient dans les yeux.

« Allons, Mr. Walden, plus besoin de vous débattre, à présent. »

Bill relâcha sa respiration en un long soupir. « Vous m’avez attrapé. Je ne peux plus permuter, n’est-ce pas ?

— C’est exact, Mr. Walden. A moins que nous ne le désirions. » Le jeune homme prit son équipement médical et s’écarta.

Bill vit alors l’officier de Médipol qui se tenait légèrement en retrait. L’homme le regardait comme s’il contemplait quelque lointain mélancolique. « Je suis le major Grey, Bill. Je suis chargé de votre affaire. »

Bill ne répondit pas. Il demeura étendu, les yeux fixés au plafond. Puis il sentit sa bouche s’ouvrir lentement pour un sourire.

« Qu’y â-t-il de drôle ? demanda le major avec douceur.

— D’avoir laissé mon hypoalter avec ma femme », répondit Bill, candidement. Déjà il ne trouvait plus cela drôle, mais il vit le major Grey sourire malgré lui.

« Ils étaient assez contrariés quand je les ai trouvés. Je suppose qu’il a dû y avoir un moment de panique avant mon arrivée. » Le major Grey s’approcha et s’assit sur la chaise abandonnée par le jeune homme qui venait de faire l’injection. « Vous savez, Bill, il va falloir que nous procédions à une analyse complète. Nous avons l’intention de faire tout ce que nous pourrons pour vous sauver, mais nous aurons besoin de votre coopération. »

Bill hocha la tête, soudain oppressé. C’était le début. Ils allaient le décortiquer jusqu’à la fin pour découvrir ce qui le faisait agir.

Le major Grey avait dû percevoir son amère volonté ae résister. Sa voix sonore était douce, son visage bienveillant. « Il faut que vous désiriez sincèrement nous aider. Nous ne pouvons pas vous forcer à faire quoi que ce soit.

— Sauf à mourir, objecta Bill.

— Le fait de nous aider en nous fournissant les informations qui pourraient vous sauver la vie au procès peut vous paraître dénué d’intérêt pour vous-même, mais votre aberration a sérieusement perturbé la vie de plusieurs, personnes. Ne pensez-vous pas que vous leur devez de nous aider à empêcher ce genre de chose à l’avenir ? » Le major Grey passa sa main dans ses cheveux grisonnants. J’ai pensé que vous seriez content de savoir que Mary s’en sortira. Nous allons commencer sous peu à l’acclimater à ses nouveaux parents légaux. Ils lui rendront visite tous les jours, ce qui hâtera considérablement sa guérison. Pour l’instant, évidemment, elle est encore inaccessible. »

L’image de Mary seule dans le débarras surgit avec une brutale clarté dans l’esprit de Bill. Au bout d’un moment, d’une façon si progressive que ce fut d’abord à peine perceptible, il se mit à pleurer. Le jeune médiflic lui injecta un composé somnifère, mais Bill savait déjà qu’il ferait tout ce que lui demanderait Médipol.

La journée suivante fut occupée par d’interminables séries de tests. Les questions n’en finissaient pas. Il fut soumis à une centaine de situations artificielles et chacune de ses réactions, depuis son taux de glucose sanguin jusqu’aux gammes de fréquence de sa voix, fut mesurée. On lui administra seulement de petites doses de drogues, afin de tester ses réactions.

Tard dans la soirée, le major Grey passa, interrompant l’officier qui relevait un encéphalogramme pour la sixième fois après l’injection d’une drogue.

« Très bien, Bill, vous nous avez déjà aidés. Mais quand vous aurez dîné, j’espère que vous ne verrez pas d’objection à ce que je vienne dans votre chambre bavarder un moment avec vous. »

Lorsque Bill eut fini de dîner, il attendit impatiemment dans sa chambre la visite de l’officier de Médipol. Le major Grey ne se fit pas attendre, mais il secoua négativement la tête aux yeux qui le questionnaient.

« Non, Bill. Nous n’aurons pas les résultats de vos tests avant demain, en fin de matinée. De toute façon, je ne puis rien vous dire avant le procès.

C’est-à-dire quand ?

— Dès que les résultats de vos examens auront été évalués. » Le major Grey passa sa main sur son menton lisse et parut soupirer. « Dites-moi, Bill, que pensez-vous de votre affaire ? Comment vous êtes-vous mis dans cette situation, et qu’en pensez-vous à présent ? » L’officier s’assit sur l’unique chaise de la pièce et fit signe à Bill de s’installer sur le lit.

Bill était étonné du besoin qu’il éprouvait soudainement de parler de son problème. Il dut en rire pour ne pas le laisser paraître. « J’ai l’impression d’être condamné pour avoir essayé de rester à jeun », répondit-il, usant de l’ancien mot sur un ton de probité contrefaite qu’il savait accessible au major Grey.

Celui-ci sourit. « Comment vous sentez-vous lorsque vous êtes à jeun ? »

Bill scruta le visage du major. « Comme les anciens Modernes, je suppose. Je ressens ce qui m’arrive d’une façon réelle, et non de la façon artificielle que les drogues laissent percevoir. Je pense qu’il existe un moyen de vivre sans drogués et de jouir vraiment de la vie. Avez-vous jamais réduit vos doses de drogues, major ? »

L’officier secoua la tête.

Bill lui sourit d’un air songeur. « Vous devriez essayer. C’est comme si une vie nouvelle s’ouvrait tout à coup. Tout paraît différent.

« Écoutez, avec une moyenne de vie de cent ans, chacun de nous ne vit que cinquante ans, et notre alter vit les cinquante autres. Mais de cette demi-vie, nous ne vivons que la moitié de ce que nous pourrions vivre sans prendre de drogues. Nous pourrions ressentir l’amour, la haine et tous les désirs de la vie. Quelles que soient les erreurs que nous commettrions, nous serions capables à l’occasion de vivre ces moments intenses qui faisaient la grandeur des anciens.

— La grandeur des anciens consistait à tuer, à voler et à s’avilir mutuellement, rétorqua le major Grey d’une voix sans timbre. Et à jeun ils étaient pires que quand ils étaient ivres. » Cette fois, le mot ne le rit pas sourire.

Bill comprenait l’implacable logique à laquelle il était confronté. La logique qui avait sauvé l’homme de lui-même en étouffant son esprit. La logique consommée des drogues qui s’était emparée de la personnalité dissociée et en avait fait une machine fonctionnant sans heurt, jamais malheureuse parce qu’il n’existait pas de grand bonheur, et pour qui les seuls crimes étaient ceux qui consistaient à refuser ses drogues ou à franchir la frontière sexuelle qui séparait les alters. Sans drogues, il était capable de fureur, et c’était ce qu’il éprouvait maintenant.

« Vous devriez voir à quel point ces codes de communication peuvent paraître absurdes quand vous n’êtes pas drogué. Ce stupide jeu de cache-cache de la permutation ! Tous ces monstres bicéphales minaudant à propos de leur morale artificielle et de leurs ordonnances interminables ! Ils sont bons pour les asiles de fous ! A quoi sert un monde pareil ? Si nous sommes tous si malades, autant mourir…»

Bill se tut, et un silence plein de résonancès envahit soudain la petite chambre nue.

« Je pense, Bill, dit enfin le major Grey, que vous vous rendez compte que votre désir de vivre sans drogues est incompatible avec notre société. Il nous serait impossible de maintenir en vous un besoin artificiel de drogues qui ne soit pas nocif. C’est seulement si nous pouvons démontrer clairement que cette aberration ne fait pas intrinsèquement partie de votre personnalité que nous pourrons y remédier médicalement ou par la psychochirurgie. »

Bill ne comprit pas immédiatement ce que sous-entendait cette explication. Lorsqu’il comprit, il pensa à Clara plutôt qu’à lui-même, et c’est d’une voix tremblante qu’il demanda : « Est-ce une aberration locale, chez Clara ? »

Le major Grey le regarda franchement. « Je me suis arrangé pour que vous puissiez passer un moment avec Clara Manz demain matin. » Il se leva, lui souhaita bonne nuit et sortit.

Lentement, parce que tout mouvement était douloureux, Bill éteignit la lumière et s’étendit sur son lit dans la semi-obscurité. Au bout d’un moment, son cœur reprit le dessus et il commença à se sentir mieux. C’était comme si on avait dit à un homme qui se croyait définitivement expatrié : « Demain, vous pourrez franchir cette colline et vous serez chez vous. »

Il demeura éveillé toute la nuit, alternant entre la panique et un désir désespéré selon un cycle qui finit par lui devenir familier. Finalement, alors qu’une aube rougeoyante commençait à éclairer sa chambre silencieuse, il sombra dans un sommeil agité.

Quand il se réveilla en sursaut, il faisait grand jour. Un infirmier se tenait sur le pas de la porte avec le plateau du petit déjeuner, dont il ne put évidemment rien manger. Dès que l’infirmier se fut éloigné, il enfila hâtivement un nouvel uniforme d’hôpital et se lava. Il retoucha son maquillage d’une main tremblante, tendit soigneusement les draps, puis s’assit au bord du lit.

Personne ne venait.

Le jeune médiflic qui lui avait fait l’injection à l’instant de sa permutation entra enfin, arrivant près de son lit avant qu’il se fût aperçu de sa présence.

« Bonjour, Mr. Walden, comment vous sentez-vous ? »

Les tensions oscillantes de Bill se figèrent à tel point qu’il ne pouvait plus qu’obéir docilement aux circonstances tout en souffrant d’un désir constant et immuable.

Ce fut dans un rêve qu’il suivit son guide par les longs couloirs de l’hôpital et prit l’ascenseur vers un étage supérieur. Le médiflic ouvrit une porte et le fit entrer. Bill entendit la porte se refermer derrière lui.

Clara, qui se tenait devant une fenêtre, ne se retourna pas. Bill se souciait peu du fait que les murs de la petite pièce glaciale enregistraient probablement jusqu’à leur moindre soupir. Tous ses désirs étaient concentrés sur le dos de la jeune femme qui se tenait devant la fenêtre, et la pièce semblait résonner de la pulsation effrénée de son sang. Mais il se rendit compte peu à peu que quelque chose avait changé. Quand il prononça enfin son nom, sa voix se brisa.

Toujours sans se retourner, elle dit d’une voix tendue et monocorde : « Je veux que tu comprennes que je n’ai consenti à cette rencontre que parce que le major Grey m’a assuré que c’était nécessaire. »

Un long moment s’écoula avant qu’il pût parler. « Clara, j’ai besoin de toi. »

Elle pivota vers lui. « N’as-tu aucune honte ? Tu es marié à mon hyperalter – ne le comprends-tu pas ? » Son visage fut soudain inondé de larmes et ses joues irradièrent vers Bill l’intensité de sa honte. « Comment Conrad pourra-t-il jamais me pardonner d’avoir été avec son hyperalter et d’avoir parlé de lui ? Oh, comment ai-je pu être aussi folle ?

— Ils t’ont fait quelque chose », dit-il, tremblant de tension contenue.

A ces mots, elle releva le menton. Il vit que son défi ne s’adressait pas à lui – il n’existait plus pour elle – mais à cette partie d’elle-même qui avait eu autrefois besoin de lui et qui n’existait plus. « On m’a guérie, déclara-t-elle. On m’a guérie de tout sauf de ma honte, et on m’aidera même à me guérir de ça dès que tu auras quitté cette pièce. »

Bill la regarda fixement avant de sortir. Dans le couloir, le jeune médiflic évita son regard. Ils retournèrent à sa chambre, où son guide le laissa sans un mot. Bill s’étendit sur son lit.

Un moment plus tard, le major Grey entra et s’approcha de lui. « Je suis désolé qu’il ait fallu en passer par là, Bill. »

Les paroles de Bill sortirent sans timbre de sa gorge sèche. « Etait-il nécessaire d’être cruel ?

— C’était nécessaire pour tester le résultat de l’opération psychochirurgicale. Cela l’aidera aussi à surmonter sa honte. Sans cette confrontation, elle aurait pu craindre d’être encore amoureuse de vous. »

Bill ne ressentait plus rien. Les yeux fixés au plafond, il savait qu’il n’y avait plus de place pour lui dans ce monde, et qu’il n’y restait plus personne qui eût besoin de lui. La seule personne qui ait eu réellement besoin de lui avait été Mary, et il ne pouvait supporter de penser à la façon dont il l’avait traitée. Médipol avait entrepris de soigner efficacement l’enfant pour le mal qu’il lui avait fait. On avait déjà effacé de Clara tout ce qu’elle avait jamais pu éprouver de désir pour lui.

Cette idée lui parut drôle, et il se mit à rire. « On est en train de guérir tout le monde de moi.

— Oui, Bill. C’est nécessaire. » Comme Bill continuait à rire, la voix du major Grey se fit plus dure. « Venez avec moi. C’est l’heure de votre procès. »

L’immense salle où allait se tenir le procès était entièrement nue. A la grande table de chêne autour de laquelle ils étaient tous assis, il y avait – outre le major Grey – trois autres officiers de Medipol.

Helen n’adressa pas la parole à Bill lorsqu’on le fit entrer et qu’on lui fit prendre place du même côté qu’elle, de l’autre côté d’un officier. Deux infirmiers se tenaient derrière la chaise de Bill. En dehors d’eux, il n’y avait personne d’autre dans la salle.

Les grandes fenêtres disposées très haut ne laissaient entrevoir que le ciel serein. De temps à autre, Bill apercevait un vol de pigeons qui s’élevaient à coups d’ailes argentées. Toutes les personnes assises à la table, sauf lui, avaient une copie du dossier et en discutaient à phrases saccadées. Entre le sol de pierre et le plafond voûté, une subtile écholalie babillait à propos des problèmes de Bill derrière leur conversation humaine.

Le major Grey mit fin à cette discussion du dossier en frappant sur la table d’un coup sec. Il posa sur chacun d’eux un regard qui ne souriait pas et prononça rapidement les paroles rituelles : « Nous constituons une cour médicale, chargée d’accorder les résultats obtenus par la science médicale et un jugement civil réfléchi pour aboutir à une décision concernant le cas du patient Bill Walden. Le patient est hospitalisé pour refus de drogues et infraction aux codes de communication. Nous avons devant nous le dossier médical du patient Walden. Toutes les personnes ici présentes ont-elles étudié ce dossier ? »

Tous acquiescèrent d’un hochement de tête.

« Toutes les personnes ici présentes s’estiment-elles compétentes pour porter un jugement dans cette affaire ? »

Nouvel acquiescement.

Le major Grey poursuivit : « Il est de mon devoir de vous informer, en présence du patient, de la profonde différence qui existe entre le simple refus de drogues et le cas où cette aberration se double d’infraction aux codes de communication.

« Il est vrai qu’aucune autre aberration n’est possible quand les drogues sont prises selon les prescriptions. Les drogues, après tout, sont la base même de notre société schizophrénique. Néanmoins, le simple refus de drogues n’est souvent qu’un problème physiologique auquel il est assez facile de porter remède.

« L’infraction aux codes de communication représente une menace beaucoup plus grave pour notre société. Elle correspond en général à des motivations plus profondes chez le patient, et est souvent inaccessible à toute thérapie. Ce type de patient est poussé à des explorations émotionnelles qui placent au-dessus de la sauvegarde de la société les diverses passions ancestrales et l’art infâme de « poser pour l’histoire », dans le genre : Donnez-moi la liberté ou donnez-moi la mort. »

Bill regardait les oiseaux fondre vers le sol, telle une poignée de pièces célestes. Jamais il ne lui avait paru si agréable de regarder le ciel. S’ils m’hospitalisent, songea-t-il, je me contenterai à jamais de rester derrière une fenêtre et de regarder au-dehors.

« Notre société schizophrénique, disait le major Grey, doit sa cohésion et sa faculté de fonctionner sans heurt au fait que, dans chaque individu, les conflits de personnalité ont été compartimentés entre hyperalter et hypoalter. Au niveau social, les personnalités antagonistes sont assignées à des relais de permutation opposés et ne se trouvent jamais en contact l’une avec l’autre, ou bien leurs tours de permutation permettent au plus un ou deux jours de contact sur dix. L’infraction aux règlements de permutation dont Bill Walden s’est rendu coupable est le type même de comportement propre à réactiver ces conflits et à engendrer les passions destructives dont se repaît l’esprit non drogué. La maladie et la perturbation d’autres vies en ont déjà résulté. »

Le major Grey observa un silence et se tourna vers Bill. « Des analyses approfondies ont démontré que votre personnalité toute entière était concernée. Je pourrais même dire que l’aberration qui consiste à vivre sans drogues et à enfreindre les codes de communication constitue votre personnalité. Tous les officiers ici présents ont confirmé ce diagnostic. Il reste maintenant aux membres de Méaipol à décider en compagnie des civils intimement mêlés à cette affaire des mesures à prendre. La seule alternative, eu égard au diagnostic, est l’hospitalisation à perpétuité ou… la suppression totale de la personnalité par oblitération mnémonique. »

Bill était incapable de parler. Il vit le major Grey adresser un hochement de tête à l’un des infirmiers, puis il sentit celui-ci relever sa manche sur son bras inerte et lui faire une injection. On l’obligeait à permuter, il le savait, afin que Conrad Manz pût assister au procès et prendre part à la décision.

Impuissant, il vit le grand ciel s’obscurcir et la salle disparaître.

Le major Grey ne détourna pas son regard, comme le firent les autres, pendant que se produisait la permutation. Il se rendit compte qu’Helen Walden exagérait quelque peu sa honte d’être présente durant un processus de permutation, alors que les autres officiers se contentaient de garder les yeux baissés sur la table. Il vit le visage de Conrad Manz prendre forme tandis que s’estompait celui de l’homme qui allait être jugé.

Bill Walden n’avait porté aucun maquillage, et dès qu’il fut certain que Manz pouvait l’entendre, le major Grey s’en excusa. « J’espère que vous n’aurez pas d’objection contre cette brève apparition en public sans maquillage. Vous assistez au procès de Bill Walden. »

Conrad Manz hocha la tête, et le major Grey attendit une bonne minute que la permutation fût achevée avant de poursuivre : « Mr. Manz, pendant les deux iours durant lesquels vous avez attendu dans cet hôpital que nous surprenions Walden en cours de permutation, j’ai discuté de cette affaire en détail avec vous, en particulier parce qu’elle concernait également le cas de Clara Manz, dont nous nous occupions déjà.

« Vous savez que dans le cas de votre femme, Médipol a diagnostiqué une aberration nettement localisée. Il était relativement simple d’appliquer l’effaçage mnémonique à la zone considérée sans affecter en quoi que ce soit sa personnalité fondamentale. Médipol avait préconisé cette procédure, et son cas a été traité chirurgicalement sans être porté devant le tribunal, du fait qu’on avait obtenu l’accord de la partie civile. Vous d’abord, et…» – le major Grey observa une légère pause, laissant se réveiller dans l’esprit de Conrad le souvenir de l’insistance obstinée d’Helen à obtenir la mort de Clara – «… en fin de compte Mrs. Walden, avez agréé l’avis de la police sanitaire. »

Le major Grey laissa le silence s’appesantir sur la salle pendant quelques instants. « Le cas de Bill Walden est tout à fait différent. L’aberration concerne l’ensemble de sa personnalité et les seules mesures envisageables sont l’hospitalisation définitive ou l’oblitération totale. Pour cette affaire, je pense que les avis de Médipol risquent d’être partagés quant à la conduite à suivre, et…» – le major Grey observa une nouvelle pause, les yeux rivés sur ceux de Conrad Manz – «… ceci risque d’être vrai également pour la partie civile.

— Comment cela, major ? demanda l’officier de plus haut rang, un colonel du nom de Hart, homme grand et séduisant à qui l’allure militaire seyait comme une seconde peau. Que voulez-vous dire en parlant d’avis partagés au sein de Médipol ?

— Je suis partisan de l’hospitalisation », répondit calmement le major Grey.

Le visage du colonel Hart s’empourpra. « C’est absurde ! protesta-t-il, le menton en avant, le dos raide. Nous avons là un exemple bien défini de menace dangereuse envers notre société, et per-mettez-moi de vous rappeler que nous avons fait serment de protéger cette société. »

Le major Grey se sentit soudain très las. Il était sans doute difficile de comprendre pourquoi il se battait toujours avec tant d’énergie contre l’effacement de ces cas d’aberration, mais il répondit avec une détermination tranquille : « La menace contre la société est efficacement supprimée par l’une ou l’autre de ces mesures, que ce soit l’hospitalisation ou l’oblitération totale. Je pense que vous pouvez tous vous rendre compte d’après le dossier médical de Bill Walden qu’il s’agit d’une personnalité homogène douée d’un esprit remarquable. Dans le contexte du vingtième siècle, il aurait été un citoyen exceptionnel, et peut-être notre société actuelle serait-elle meilleure si les hommes tels que lui avaient été plus nombreux.

« Dans le passé, nous avons constamment éliminé toute personnalité qui ne s’intégrait pas parfaitement dans notre société droguée. De nos jours, il en reste si peu que je n’ai eu à traiter que cent trente-six cas dans toute ma carrière…»

Le major Gry vit qu’Helen Walden se raidissait sur sa chaise. Il se rendit compte soudain qu’elle percevait mieux que lui l’effet qu’il produisait sur les autres assistants.

« Nous ne devons pas oublier qu’à chaque fois que nous effaçons l’une de ces personnalités, poursuivit-il implacablement, la société perd irrévocablement une certaine capacité d’évolution. Si nous éliminons toutes les personnalités inadaptées, nous risquons de nous retrouver sans aucun esprit capable d’affronter une évolution future. Nos ancêtres directs étaient pour la plupart les pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques… nous avons de la chance qu’eux n’aient pas été oblitérés. Conrad Manz », demanda-t-il brusquement, « quelle est votre opinion dans le cas de Bill Walden ? »

Helen Walden sursauta, mais Conrad Manz haussa ses épaules musculeuses. « Bah, qu’on hospitalise ce monstre à trois têtes ! »

Le regard du major Grey sauta directement au capitaine de Médipol, sans s’arrêter au colonel Hart. « Votre opinion, capitaine ? »

Mais Helen Walden fut plus rapide. Avant qu’il ait pu frapper sur la table pour la rappeler à l’ordre, ses paroles métalliques tintaient déjà dans la salle résonnante. « Ayant été la femme de Mr. Walden pendant quinze ans, mes sentiments me font évidemment pencher pour l’hospitalisation. C’est pourquoi je crois pouvoir affirmer, si le major Grey veut bien me pardonner, que la logique des drogues ne nous échappe pas totalement dans une situation comme celle-ci. »

Helen attendit que tous les assistants se fussent imprégnés du fait que le major Grey les avait accusés d’être illogiques. « L’aberration de Bill a provoqué la maladie de notre fille. Et voyez avec quelle promptitude elle a contaminé Clara Manz ! Je ne peux pas demander à la société, pour des raisons purement sentimentales, de s’exposer plus longtemps à ce danger, même en réduisant ce danger à la présence de Bill dans un hôpital.

« Quant à la dernière remarque du major Grey, je ne vois pas comment on pourrait justifier que mon mari soit jugé parce qu’il représente une menace pour la société, si son comportement devait bénéficier à cette même société dans son évolution future. Une telle évolution ne pourrait assurément que causer la ruine de notre monde actuel, ou alors Bill y trouverait difficilement sa place. Je ne voudrais pas sauver Bill, ni qui que ce soit, pour un tel avenir. »

Elle n’avait rien à ajouter. Les deux autres officiers de Médipol avaient pris maintenant pleinement conscience de leur devoir. Le colonel Hart, évidemment, rejetant avec mépris l’opinion d’une femme, se rangea à l’avis du major Grey. Mais le sort de Bill Walden était scellé.

Chez le major Grey, las et tourmenté, les petits doutes commençaient à s’infiltrer. Il ne lui resterait finalement qu’un seul doute énorme, pesant comme un roc… aurait-il pu supporter tout ceci s’il n’avait pas été drogué, et que penserait-il de la logique de ce procès sans les drogues ?

Il prit conscience de l’agitation qui se manifestait dans la salle. Maintenant que la décision était irrévocable, les autres attendaient qu’il prenne la parole. Sans les drogues, songea-t-il, ils éprouveraient peut-être… qu’était donc cet ancien mot, de la culpabilité ? Non, ça, c’était ce que ressentait le coupable. Du remords ? Voilà ce qu’ils auraient dû ressentir. Le major Grey souhaitait qu’on pût obliger Helen Walden à assister à l’oblitération. Les gens ne se rendaient pas compte de ce que c’était.

Qu’avait dit Bill ? « Vous devriez voir à quel point ces codes de communication peuvent paraître absurdes quand vous n’êtes pas drogué. Ce stupide jeu de cache-cache de la permutation…»

N’était-ce pas là une accusation qu’il convenait d’examiner sérieusement, quand on la prenait suffisamment au sérieux pour tuer l’homme qui l’avait proférée ? Dès que cette affaire serait terminée, il lui faudrait retourner en ville et s’effacer pour permettre à son hyperalter, Ralph Singer, peintre médiocre et bon à rien imbécile, de gaspiller les cinq jours suivants. Pour cet homme, il perdait la moitié de son espérance de vie. En quoi l’existence de Singer avait-elle la moindre utilité ?

Le major Grey s’arracha à ses réflexions et fit signe à l’infirmier de procéder à l’injection sur Conrad Manz afin d’obliger Bill Walden à permuter.

« Dès que j’aurai avisé le patient de votre décision, vous pourrez tous vous retirer. J’avais naturellement prévu cette éventualité, et pris des mesures pour une oblitération immédiate. Après l’oblitération, Mr. Manz, vous recevrez des instructions pour vous présenter régulièrement à l’hibernation. »

Sans trop savoir pourquoi, la première chose que fit Bill Walden en reprenant conscience de son environnement fut d’essayer d’apercevoir par la grande fenêtre le vol des oiseaux. Mais les oiseaux avaient disparu.

Bill regarda le major Grey et demanda : « Qu’allez-vous faire ? »

L’officier passa sa main dans ses cheveux grisonnants, mais il regarda Bill sans sourciller. « Vous allez être oblitéré. »

Bill se mit à secouer la tête. « Il y a quelque chose d’absurde, dit-il.

— Bill… commença le major.

— Il y a quelque chose d’absurde, répéta Bill d’un ton désespéré. Pourquoi faut-il que nous soyons partagés de façon qu’il manque toujours quelque chose en chacun de nous ? Pourquoi faut-il que nous soyons stupéfiés par des drogues qui nous empêchent de connaître ce que nous devrions ressentir ? J’ai essayé de vivre une vie meilleure. Je ne voulais faire de mal à personne.

— Mais vous avez fait du mal aux autres, répli-qua sèchement le major Grey. Et vous recommenceriez si on vous laissait vivre comme vous l’entendez au sein de cette société. Mais vous ne pourriez pas supporter d’être hospitalisé. Il vous serait à jamais interdit de rechercher une autre Clara Manz. Et… il n’y a personne d’autre pour vous, n’est-ce pas ? »

Bill leva les yeux, avec le regard éperdu d’un homme contemplant la mort. « Personne d’autre ? demanda-t-il d’une voix hébétée. Personne ? »

Les deux infirmiers le soulevèrent par les bras et le portèrent à demi jusqu’à la salle de psychochirurgie, ses pieds traînant derrière lui. Il n’opposa aucune résistance lorsqu’ils le hissèrent sur la table d’opération et l’y attachèrent.

A côté de lui se dressait l’immense panneau de l’oblitérateur mnémonique, avec ses milliers d’yeux qui ne cillaient pas. Le casque-sonde connecté au calculateur fut ajusté sur son crâne, dérobant à sa vue le professeur qui donnait son cours dans l’amphithéâtre, au-dessus d’eux. Mais au long de son corps, il distinguait encore le groupe d’étudiant en médecine qui l’observaient avec intérêt, trop jeunes pour laisser le drame humain interférer avec leur instruction technique.

Le professeur, quant à lui, poursuivait son cours d’une voix monotone purement objective. « L’oblitérateur mnémonique peut shunter sélectivement du cerveau n’importe quelle catégorie identifiable de souvenirs, et effacer les configurations synaptiques associées à sa mise en action. Les souvenirs circulants ne sont pas pris en compte. La machine ne localise et ne shunte que les forces constituant la mémoire permanente. Celles-ci se présentent en partie sous forme de fréquences d’écho fixe à l’intérieur de systèmes cytoplasmiques fermés. Ces systèmes n’entrent en contact avec le reste du système nerveux que durant le phénomène de remémoration. La remémoration se produit lorsque, à toutes les synapses d’un réseau donné « y », les fréquences d’écho fixe sont traduites sous forme de fréquences transitoires circulantes.

« L’objectif d’une opération totale du type de celle à laquelle nous assistons est de distinguer toutes les fréquences permanentes caractéristiques de la personnalité à oblitérer des fréquences caractéristiques de l’autre personnalité présente dans le cerveau. »

Le visage du major Grey, fatigué mais portant toujours le masque d’une confiance inébranlable, apparut dans le champ de vision de Bill. « Vous éprouverez quelques instants de terreur provoquée par la drogue, Bill. C’est indispensable pour l’opération. J’espère que le fait d’en être averti vous aidera à le supporter. Ça ne durera pas longtemps. » Il étreignit l’épaule de Bill et disparut.

« L’astuce a été découverte il y a très longtemps, à une époque où ce type d’opération était plus fréquemment nécessaire, continuait le professeur. Il est assez simple d’annihiler une personnalité sans perturber l’autre. La seconde personnalité, dans le cas que nous avons sous les yeux, a été bloquée au moyen de certaines drogues afin d’empêcher celle-ci de permuter. Au dernier moment, la personnalité ici présente sera stimulée à l’aide d’autres drogues pour être portée au plus haut niveau possible d’activité intégrale. Cette stimulation provoque une activité totalement désorganisée, chaque neurone et chaque synapse étant activés simultanément par la drogue. Il ne reste plus alors à l’oblitérateur mnémonique qu’à localiser toutes les fréquences d’écho fixe entrant en jeu dans cette personnalité et à les absorber dans son récepteur. »

Bill se rendit compte soudain qu’on venait de lui enfoncer une aiguille dans le bras. Aussitôt, il eut l’impression que toute la terreur, toute la panique et tous les épisodes traumatisants de sa vie entière se ruaient dans son esprit. Toutes les expériences et les impressions agréables étaient là également, mais transformées en épouvante.

Une cloche tintait à intervalles réguliers. Sur le panneau de l’oblitérateur mnémonique, les minuscules voyants lumineux vivaient d’un mouvement incessant.

Il y avait en Bill une frayeur, un besoin de survie si grands qu’il ne pouvait même plus les ressentir.

Ce fut en fait depuis une île de calme total qu’une partie de lui-même vit les étudiants se lever, le visage livide, atterrés. Ce fut sans lui que son corps s’efforça de soulever une montagne, emplissant l’amphithéâtre de l’écho de ses hurlements. Et pendant ce temps, les milliers d’yeux de l’oblitérateur mnémonique clignotaient selon de rapides et éphémères configurations, mesure silencieuse des cellules et des circuits de son esprit.

Brusquement, les minuscules voyants rouges s’éteignirent et un faisceau de lumière rougeoya, accompagné d’un bourdonnement avertisseur. Quelqu’un dit : « Maintenant ! » L’esprit de Bill Walden fusa le long d’un fil conducteur sous forme d’énergie électrique et, converti sur le panneau de contrôle en énergie mécanique, fit tourner un petit compteur à cliquet.

« Veuillez vous asseoir, dit le professeur aux étudiants bouleversés. L’effet de la drogue qui a maintenu l’autre personnalité immobilisée va être annulé par la prochaine injection. Maintenant que la personnalité malade a été dissipée, la personnalité saine peut être ramenée rapidement à la conscience.

« Comme vous le savez, les synapses fonctionnent sur le même mode de choix binaire entre oui et non qu’un calculateur électronique. Toutes les synapses ayant participé à la personnalité malade ont à présent été ramenées à un seuil atypique uniforme. Elles peuvent ainsi être rééduquées selon de nouvelles configurations par la personnalité saine qui a été épargnée… Là, vous voyez apparaître la physionomie de cette personnalité. »

Ce fut Conrad Manz qui leva les yeux vers eux avec un sourire forcé. Il remua ses épaules pour les décontracter. « Combien d’entre vous ont bousculé ce pauvre Bill Walden ? Il m’a laissé les muscles tout endoloris. Enfin, je lui en ai fait autant assez souvent…»

Le major Grey se pencha sur lui, le visage blême, bouleversé par l’horreur à laquelle il venait d’assister. « Conformément à la loi, Mr. Manz, vous et votre épouse avez droit à cinq jours de repos pendant votre prochaine permutation. Cette période écoulée, vous devrez bien sûr vous présenter pour être mis en hibernation durant ce qui aurait été normalement le tour de permutation de votre hyperalter. »

Le sourire de Conrad Manz se figea et disparut. « Aurait été ? Bill n’est… plus ?

— Non.

— Je n’aurais jamais pensé qu’il me manquerait. » Conrad parut aussi bouleversé que le major Grey. « Ça me donne l’impression – je ne sais pas si je peux l’expliquer – d’être amputé, en quelque sorte. Comme si j’avais quelque chose d’anormal parce que tout le monde a un alter et que je n’en ai pas. Ce pauvre résidu de camisole de force a-t-il eaucoup souffert ?

— Je le crains. »

Conrad Manz resta étendu un moment, les yeux clos et les lèvres serrées de pitié et de remords. « Que va devenir Helen ?

— Ça ira, répondit le major Grey. Il y aura l’assurance de Bill, naturellement, et elle n’aura pas beaucoup de mal à trouver un autre mari. Les femmes dans son genre ne semblent jamais avoir de problèmes de ce côté-là.

— Cinq jours de repos ? répéta Conrad. C’est ce que vous avez dit ? » Il se redressa et laissa pendre ses jambes hors de la table. Il souriait de nouveau.

« Je vais passer toute ma permutation à faire du ski-jet ! Non, attendez – j’ai un rendez-vous avec la femme d’un ami au spatiodrome. J’y emmènerai Clara ; il y a des hommes qui lui plairont. »

Le major Grev hocha la tête d’un air distrait. « Bonne idée. » Il serra la main de Conrad Manz, lui souhaita une bonne période de repos et s’en alla.

Dans l’hélicoptère qui le ramenait en ville, le major Grey pensa à son hyperalter, Ralph Singer. Il avait souvent souhaité que ce stupide imbécile pût être oblitéré. Il se demandait maintenant comment il se sentirait s’il n’avait qu’une seule personnalité, et se rendit compte à la réflexion que Conrad Manz avait raison – ce serait comme une amputation, la honteuse distinction consistant à vivre sans alter dans une société schizophrénique.

Oui, Bill Walden avait eu tort, entièrement tort, que ce fût à propos des drogues ou du dédoublement des personnalités. Ce qu’on rattrapait en plaisir en ne prenant pas de drogues était plus que perdu dans la souffrance du conflit, de la frustration et de l’hostilité. Et le fait d’avoir un alter – de n’importe quelle sorte, même un alter aussi futile que Singer – signifiait en fait qu’on n’était pas seul.

Le major Grey parqua l’hélicoptère et entra dans la première permüstation venue. Il enleva son maquillage, empaqueta et expédia ses vêtements, et attendit que se produisît la permutation.

Il se rendait compte qu’il vivait dans une société somme toute merveilleuse, qu’il n’échangerait jamais pour celle dont avait rêvé Bill Walden. Aucune personne douée de raison n’aurait pu souhaiter un tel échange.

 

Traduit par JACQUES POLANIS.

Beyond Bedlam.

 

© Galaxy Publishing Corp., 1951.

© Librairie Générale Française, 1983, pour la traduction.