Alger

Je revins à Chebli, dans la Mitidja, où se trouvait maintenant la base arrière du régiment placée sous les ordres du commandant Lafargue, un joyeux camarade que l’on avait surnommé Pétanque, Il était un peu plus âgé que moi. Nous étions ensemble à Saint-Maixent.

Je fus logé dans une villa que Robert Martel avait prêtée au colonel Mayer.

Martel, pied-noir, partisan résolu de l’Algérie française, était un notable très connu et très influent en Algérie. Il avait également prêté des fermes pour héberger le reste de nos effectifs.

Il ne se passait pas grand-chose à Chebli où je ne connaissais personne. Lafargue avait de bonnes relations avec le secteur voisin qui était tenu par un régiment de l’arme blindée, le régiment de chasseurs d’Afrique du colonel Argoud. Là-bas, au moins, il y avait de l’action. Les cavaliers du 3e RCA se battaient comme des lions dans la montagne voisine, sur les contreforts de l’Atlas blidéen. Mais nous n’avions pas les moyens d’y aller puisque nous n’étions qu’une centaine, nouvellement affectés ou convalescents.

Je venais d’être nommé commandant et, de ce fait, je ne pouvais plus exercer les fonctions d’officier de renseignements. J’étais désormais chef d’état-major du régiment46. Lafargue m’enviait. Il me disait qu’en faisant du zèle j’aurais au plus une heure de travail par jour Mais les sinécures ne me convenaient pas et je m’ennuyais ferme. Alors, je pris le temps d’observer les événements.

La situation s’était considérablement dégradée pendant mon absence. Plusieurs dizaines d’attentats avaient lieu chaque jour, particulièrement a Alger où le FLN avait décidé de développer son action. C’était une ville majoritairement peuplée de pieds-noirs qu’il fallait désespérer jusqu’à les mettre en fuite. La zone autonome, une organisation à la fois militaire et politique, fut mise en place par le FLN pour quadriller les quartiers musulmans d’Alger et notamment la Casbah, vieille cité dont tes ruelles étroites, les dédales, les maisons formées de cours intérieures et de terrasses, offraient aux rebelles une citadelle imprenable. Cette zone autonome s’attacha à multiplier les actes terroristes de telle sorte que le gouvernement soit rapidement conduit à une impasse.

Alger connaissait ainsi trois ou quatre attentats quotidiens, visant en priorité des cibles civiles et dont la fréquence tendait à se précipiter.

La zone autonome d’Alger et de sa banlieue était dirigée par un homme de trente-trois ans, Larbi Ben M’Hidi, né dans une famille de fermiers fortunés, qui avait fait des études de diéâtre avant de se lancer dans l’action clandestine. Il s’était mis en tête de pousser le terrorisme à un point tellement critique que la France serait contrainte d’abandonner lAlgérie. Il s’attendait également à une riposte d’autant plus sévère des autorités françaises que les attentats devenaient de plus en plus spectaculaires. Le 30 septembre, des bombes avaient éclaté au Milk Bar et à la Cafétéria, des endroits fréquentés par les jeunes Algérois : on avait dénombré quatre morts, cinquante-deux blessés, souvent mutilés.

Ben M’Hidi était secondé par un boulanger de la Casbah de vingt-huit ans, Yacef Saadi, et par le redoutable Ali la Pointe. Je ne savais pas le rôle que j’allais jouer dans le destin de ces hommes et j’ignorais encore leur nom.

Pendant le mois de novembre 1956, la terreur régna à Alger. Ainsi, dans l’après-midi du 13, trois bombes furent lancées par des agents du FLN, l’une dans un autobus à la gare d’Hussein-Bey (trente-six victimes), l’autre dans un grand magasin (neuf blessés graves), la troisième dans une gare.

Le lendemain, un employé de l’Électricité-Gaz d’Algérie, par ailleurs militant du PCA, Fernand Iveton, fut arrêté alors qu’il avait dissimulé une bombe à retardement amorcée dans son vestiaire de l’usine à gaz. C’est un ouvrier qui, entendant le « tic-tac » de la minuterie, avait donné l’alerte. De rapides investigations policières permirent d’établir qu’Iveton avait préparé un second engin. Heureusement, le mécanisme de mise à feu de l’autre bombe avait été mal réglé, et elle fut récupérée intacte quelques heures plus tard derrière le commissariat central.

Le 28, trois nouvelles bombes explosèrent en plein Alger. Ces engins, placés le même jour à la même heure, supposaient une importante organisation. Du chef de la zone autonome aux poseurs ou poseuses de bombes, il fallait une structure et un réseau de complicités (informateurs, fournisseurs d’explosifs, artificiers, logements, etc.) mobilisant des milliers de militants.

Un mois plus tard, la veille de Noël, une bombe placée dans un car scolaire tua ou mutila des enfants. Cependant, l’assassinat d’Aït Ali, président du Conseil général d’Alger, et plus encore celui d’Amédée Froger, maire de Boufarik et président de la Fédération des maires d’Algérie, par Ali Amar, dit Ali la Pointe47, frappèrent davantage les esprits. Le 30 décembre, lors des obsèques de Froger, un cortège d’au moins vingt mille personnes se forma à Alger. Une partie d’entre elles se livra à des exactions meurtrières contre les musulmans.

C’est dans ce climat de psychose que mon régiment rentra de Chypre à la fin décembre 1956. Mes anciens adjoints étaient revenus, sauf Issolah, qui avait été envoyé à l’école d’officiers, et Soutiras. En renfort, arrivèrent l’instituteur Zamid, un appelé tunisien, et l’ex-fellagha Babaye. Ils étaient maintenant à la disposition de l’OR qui m’avait succédé, le capitaine Assémat. Il n’arrivait pas à se faire accepter, car on lui reprochait d’être resté instructeur à l’école de cavalerie du Maroc au lieu d’être allé se faire tuer comme tout le monde en Indochine.

Je restai à Chebli jusqu’au début de l’année 1957. J’espérais que le régiment allait bientôt repartir en opérations mais rien n’était prévu dans l’immédiat. Apparemment, le FLN se méfiait des réactions possibles de l’armée française à la suite de l’opération de Suez. Chez nous, la déception l’emportait parce que cette expédition fort bien entamée avait avorté pour des raisons politiques et diplomatiques. Il nous tardait d’avoir l’occasion de prendre une revanche.

Le 7 janvier 1957, Prosper reçut un appel téléphonique du colonel Godard, le numéro deux de la 10e division parachutiste :

— Massu vient d’être investi de fonctions d’une importance exceptionnelle. Il devient superpréfet de la ville d’Alger et du nord du département. Il va s’installer à la préfecture. Il a besoin de constituer un état-major. Envoie-nous deux de tes officiers.

— Pour quelles fonctions ?

— Les fonctions ne sont pas définies, il s’agit de maintenir l’ordre et de protéger la population contre le terrorisme du FLN.

Ainsi le ministre résidant Robert Lacoste avait-il confié ses pouvoirs de police à Massu et à sa 10e division parachutiste, avec la mission d’« extirper le terrorisme du Grand Alger ».

Mayer me fit appeler, m’informa de la conversation qu’il venait d’avoir avec Godard et me demanda de réfléchir à deux noms que je lui proposerais. Après les mois passés à Philippeville, et compte tenu du tour que prenait la situation à Alger, j’imaginais sans difficulté la nature de la mission qu’on avait confiée à Massu. Comme on ne pouvait éradiquer le terrorisme urbain par les voies policières et judiciaires ordinaires, on demandait aux parachutistes de se substituer tant aux policiers qu’aux juges. S’ils objectaient que ce n’est pas là un métier de soldat, on leur répondrait que, les rebelles ayant décidé de taire la guerre en ville par la terreur, les militaires ne faisaient que remplir leur mission en les combattant. Le terroriste urbain et te fellagha du djebel n’étaient qu’un seul et même adversaire. Je devinais ce raisonnement mais pour rien au monde je n’aurais voulu tremper à nouveau là-dedans, car, à l’évidence, nous allions devoir nous salir les mains.

Désigner deux officiers pour l’état-major de Massu, ce n’était pas leur faire un cadeau, mais les envoyer directement traquer cinq mille terroristes mêlés à la population, avec tous les risques de dérapage que cela supposait. Au bout du compte, les intéressés ne pouvaient espérer, en guise de remerciements, que le désaveu de leur hiérarchie et le mépris général.

— Je crois que je n’aurai pas besoin de réfléchir. Les deux noms sont tout trouvés, fis-je avec un sourire.

Je connaissais en effet une paire de lieutenants, presque homonymes, qui me semblait faire l’affaire : Charbonnier et Arbonnier. Quelques mois plus tôt, tous deux avaient demandé à quitter le régiment. On se doute que, de ce fait, ils étaient mal vus.

Charbonnier, un ancien EOR48, trouvait que l’avancement et les décorations étaient trop rares au 1er RCP. Il avait bien essayé d’intégrer l’ALAT, sans succès, et on venait de le renvoyer chez nous. En raison de sa démarche, il avait été pris en grippe par ses supérieurs, le capitaine Bizard et le commandant Masselot, dit Botéla. L’envoyer faire du maintien de l’ordre, c’était lui jouer une très vilaine farce car rien ne pouvait être plus contraire à ses espérances. Arbonnier, lui, un ancien sous-officier qui se trouvait affecté à la 4e compagnie, serait ravi de s’échapper, puisqu’il le demandait.

Les deux lieutenants ne comprirent pas où ils allaient mettre les pieds et s’estimèrent heureux de quitter le régiment.

Quelques heures plus tard, Godard rappela. La situation avait évolué. Non seulement Massu voulait deux officiers subalternes, mais voilà qu’il exigeait maintenant un officier supérieur pour lui servir d’adjoint dans le cadre d’un état-major parallèle qu’il mettait également en place. Le problème était que cet officier, c’était moi.

— Massu veut que vous le rejoigniez, me dit Mayer d’un air penaud. C’est Godard qui vient de me le dire.

— Mais pourquoi moi, bordel de Dieu ?

— À cause de Philippeville. Massu a été épaté par le travail que vous avez fait là-bas.

— Vous auriez mieux fait de ne rien lui dire. Vous m’avez mis dans la merde. Godard se défile et il me joue le pire des tours.

— Si je n’avais rien dit à Massu pour Philippeville, il l’aurait su quand même. Et puis arrêtez de m’engueuler ! Les ordres viennent peut-être de plus haut. D’ailleurs, cette mission, ce n’est peut-être pas si mal…

— Pas si mal ? Vous voulez rire ? Vous savez ce qu’on va me demander ? On va me demander de faire tout le sale boulot. Philippeville en pire ! Je ne suis pas né pour nettoyer la Casbah.

— Parce que vous pensez que nous n’allons pas être tous mobilisés ? Godard et l’état-major se défilent. Mais les régiments de la 10e DP, vous pensez qu’on ne va pas tous les envoyer au charbon ?

— De toute façon je m’en fous. Je n’irai pas ! Je refuse !

— Alors on fait quoi ?

— Envoyez-y donc Pétanque ! Ils se ressemblent, avec Massu. Deux grandes gueules : ils sont faits pour s’entendre. Dites ce que vous voulez à Massu, à Godard, à qui vous voudrez, mais moi je reste ici.

En me voyant dans cet état, Mayer a pris peur. Il a appelé Lafargue qui a accepté de me remplacer. Alors, Prosper a décroché son téléphone pour essayer de convaincre Massu. Mais le général s’est énervé. Il n’était pas du genre à être contrarié trop longtemps, ni à être roulé dans la farine par un subalterne :

— Écoutez, Mayer, ça suffit maintenant ! Vous m’envoyez Aussaresses. Et plus vite que ça ! Compris ?

— Et s’il ne veut pas, mon général ?

— S’il ne veut pas, c’est le même prix.

Indépendamment de l’état-major préfectoral qu’il était en train de constituer à raison de deux officiers par régiment de la 10e DP, soit une dizaine au total, Massu avait donc jugé utile la création d’un état-major parallèle. Parallèle, pour ne pas dire secret.

Cette équipe devait être composée de deux adjoints de confiance. Le premier était déjà nommé. C’était une vieille connaissance : le lieutenant-colonel Roger Trinquier, un homme des services spéciaux. Trinquier était le frère d’armes de Massu, son conseiller privilégié, son confident. Il allait être plus particulièrement chargé de l’élaboration d’un plan de contre-subversion et du contrôle des populations.

Trinquier et Massu étaient très proches. Ils avaient été nommés sous-lieutenant le même jour, l’un sortant de Saint-Cyr et l’autre de Saint-Maixent. Trinquier était originaire des Basses-Alpes et serait devenu instituteur s’il n’avait découvert sa vocation pendant son service, effectué en qualité d’EOR. h avait l’esprit vif et curieux, et faisait preuve de beaucoup d’imagination dans ses initiatives. Après un passage dans une unité coloniale où le service était ingrat, il avait fait un séjour à la garnison française de Shanghai. L’Asie le passionnait. À la fin de la guerre, il s’était battu en Indochine, dans l’un des premiers bataillons de parachutistes coloniaux. Puis il avait pris avec succès la tête du GCMA, le Groupement de combat mixte aéroporté. Cette unité des forces spéciales était dans la mouvance du SDECE. Sa mission était d’opérer à l’intérieur des lignes du Viêt-minh et de recueillir les informations nécessaires aux opérations aéroportées.

Trinquier avait une faculté d’adaptation hors du commun. Bref, il avait tout pour réussir dans les situations les plus extravagantes. En Algérie, il avait été nommé chef de la base aéroportée de l’Afrique française du Nord, un organisme indépendant installé sur la base aérienne de Blida, chargé des transports et des parachutages avec des missions d’instruction et d’opérations. Cette base supervisait les écoles de saut.

Il se trouvait que je connaissais bien Trinquier, car je l’avais rencontré en Indochine. Après la dissolution de mon bataillon, j’avais en effet été un des premiers à être affectés au GCMA.

Massu avait besoin de deux adjoints. Trinquier pour le renseignement et un autre pour l’action. Le deuxième adjoint devait entretenir un contact permanent avec les services de police, les commandants des régiments et les OR de ces régiments. Massu m’avait donc choisi pour ce poste, solution judicieuse vu le nombre de gens que je connaissais maintenant. À supposer que l’ordre ne soit pas venu de plus haut, c’était sûrement Godard qui lui avait mis cette idée dans la tête. Et pas par bienveillance. Godard ne voulait pas s’impliquer dans les fonctions préfectorales dont Massu venait d’être chargé et il désapprouvait ouvertement la participation de la division au maintien de l’ordre à Alger. Pour lui, la 10e DP devait rester prête pour toute intervention extérieure, conformément à sa vocation. Ce qui supposait de garder intact l’état-major de la division, installée à Hydra, dans la banlieue ouest d’Alger. En conséquence, Massu se retrouvait seul.

On se connaissait bien, avec Godard, et on ne s’appréciait guère depuis qu’il m’avait succédé en 1948 à la tête du 11e Choc que j’avais créé de toutes pièces. Je pourrais même dire qu’il avait intrigué pour me succéder. Cette succession s’était très mal passée. Il voulait me garder comme commandant en second et me promettait une rapide promotion. Mais on ne peut pas être vicaire dans la paroisse où l’on a été curé. Telle fût à peu près ma réponse. En arrivant à Montlouis, en 1946, j’avais réuni trente-cinq anciens des troupes de choc des Forces françaises libres : en apparence, rien que des hurluberlus. Deux ans plus tard, j’avais laissé à Godard une unité d’élite de huit cent cinquante moines-soldats.

Mais son style de militaire caricatural n’était pas du tout le mien. Aussi quatre officiers du service 2949 qui étaient prêtés au bataillon et qui regrettaient l’esprit que j’avais insufflé à Bagheera50 – un mélange subtil d’anarchie et de rigueur, de bohème et d’ascèse – avaient-ils claqué la porte à l’arrivée de ce nouveau chef qui ne comprenait pas, par exemple, qu’un ancien des services spéciaux de Sa Majesté ait gardé la coquetterie de se mettre au garde-à-vous à l’anglaise, poings serrés, ni qu’un autre débarque dans la citadelle de Vauban en pétaradant sur une Harley Davidson, drapé dans un sarong laotien, avec une jolie passagère derrière lui. Moi, je tolérais ce grain de folie. Il se peut même que je l’aie encouragé. Voilà sans doute pourquoi on m’a toujours considéré comme un original. Pour les plus bornés, je n’étais qu’un intellectuel, c’est-à-dire un pédéraste, un communiste et un antimilitariste.

Je n’ai pas pu dire non à Massu. Ou j’acceptais ou je quittais l’armée. Quitter l’armée,, c’était quitter les services spéciaux ; c’était renoncer a un idéal, c était trahir. Alors, je suis monté dans ma Jeep et, a contrecœur, je suis parti pour Alger.