Le petit Messaoud

À l’automne, compte tenu des événements qui venaient de se produire et qui pouvaient susciter des représailles, j’ai jugé plus prudent de renvoyer ma famille en France. Beaucoup d’officiers agissaient de même car il n’était pas rare que le FLN s’en prenne à l’entourage des officiers. Tous les moyens étaient bons.

Au cours d’une réunion tenue avec le commissaire Filiberti, un de ses collègues, le commissaire Blanc, nous avait dit que, si nous voulions en finir, la meilleure solution était de mettre à prix la tête de nos principaux adversaires. Je trouvai l’idée très bonne. Et Filiberti fut de mon avis.

Sept noms furent retenus, dont Zighoud Youssef et Gharsallah Messaoud. Nous avons rédigé un tract pour chacun de ces hommes. Par acquit de conscience, Issolah l’a traduit en arabe mais ce n’était pas nécessaire car, parmi les musulmans instruits, plus nombreux étaient ceux qui lisaient le français que l’arabe.

Le plus important, c’étaient les photos et la somme promise pour la récompense.

Le commissaire n’avait pas de crédits pour fabriquer les tracts. Encore moins pour payer les primes.

Nous nous sommes adressés au service de propagande du gouvernement général qui nous a tiré sept fois cinq mille exemplaires. L’ALAT 37 nous a fourni un appareil.

Nous avions choisi des points de largage stratégiques : le quartier arabe de Philippeville pour l’ensemble des tracts, la falaise qui dominait le terrain d’aviation pour celui concernant le petit Messaoud.

Nous n’avons pas oublié s’arroser le bordel de Philippeville dont la tenancière était un agent fidèle du commissaire. Cette musulmane allait jusqu’à fermer son établissement le Vendredi saint. Après le largage, elle est d’ailleurs arrivée en courant au commissariat pour dire à Filiberti que les tracts avaient eu un grand succès auprès de ses filles. Elles avaient reconnu plusieurs de leurs habitués.

Les hommes du petit Messaoud, voyant les tracts, commencèrent à regarder leur chef d’une manière si bizarre qu’il ne tarda pas à s’inquiéter.

En novembre 1955, le 2e REP38 était arrivé pour relever le 1er RCP qui allait partir pour Khenchela, dans l’Aurès. Mes fonctions d’OR dans le secteur de Philippeville auraient ainsi dû prendre fin. Mais le colonel

Lacapelle, nouveau commandant de secteur, exigea que je reste à Philippeville avec mon équipe. Je dus obéir, sans enthousiasme. Il me reçut avec froideur. Je passai rapidement les consignes à ceux qui allaient me succéder : le capitaine Happe et le capitaine Vial.

Happe était un officier des affaires militaires musulmanes. C’était lui qui devenait l’officier de renseignements du secteur et il parlait arabe couramment. Clodius Vial était l’officier de renseignements du 2e REP. Tous deux connaissaient leur métier, mais il fallait que je leur apprenne vite à connaître la région. Ensemble, dès décembre 1955, nous avons monté une grosse opération avec le concours des hommes de Filiberti.

Nous avions participé à la création d’un commando du régiment. Ce commando nous avait amené un suspect appréhendé à Philippeville.

Nous l’avions interrogé, Issolah et moi. L’interrogatoire s’était passé sans violence et de manière très détendue. L’homme se disait prêt à nous aider. Il avait fallu discuter trois heures sans perdre patience. Mais il semblait de bonne foi et ne s’était jamais battu. Il servait d’armurier et gardait un dépôt. Il nous parla d’une grotte près d’un bois brûlé mais, malgré sa bonne volonté, il lui fut impossible de nous désigner un point précis sur la carte.

Quelque chose fût vaguement repéré grâce à un avion d’observation, assez loin de Philippeville. C’est sur ces maigres renseignements que l’opération fut montée.

Nous marchâmes longtemps. Le colonel Masselot, qui commandait le 2e REP, voulait faire demi-tour. Il faut dire qu’il ne m’aimait guère. Il me prêtait des aventures féminines qui le rendaient jaloux.

Issolah, de son côté, accompagnait un capitaine de la Légion qui se donnait de grands airs :

— Dites donc, sergent, votre prétendu tuyau, c’est vraiment de la merde, depuis des heures qu’on crapahute pour rien ! Ça va durer longtemps, votre cirque ?

— Un peu de patience, mon capitaine ! Il faut continuer. Le tuyau est bon, j’en suis sûr.

Pour calmer la mauvaise volonté de ces officiers, Issolah dut partir en éclaireur et s’enfoncer dans le maquis avec des voltigeurs de la Légion. Il finit par tomber sur le bois brûlé.

Un fel passait par là. Issolah tira sur lui à la carabine. Le fel s’arrêta et repartit. Issolah tira encore. Le fel s’arrêta et ne leva qu’un bras. Dans l’autre, il avait reçu les deux balles tirées par le sous-officier.

Le prisonnier nous mena au dépôt d’armes. C’est ainsi que nous avons trouvé cent cinquante fusils : des « stati » italiens39, quelques Mauser, des fusils de chasse.

Zighoud Youssef est tombé dans une embuscade tendue par des Sénégalais à la limite ouest du secteur de Philippeville. Ni lui ni ses hommes n’en sont sortis vivants. Les tirailleurs sénégalais ne rigolaient pas.

La division de Constantine nous dit de nous débrouiller pour la récompense promise. C’est un commandant du ler RCP qui dut sacrifier sa solde pour la payer.

J’ai obtenu que mon détachement auprès du secteur de Philippeville se termine. Mes relations étaient un peu tendues avec les nouveaux venus. Georges Mayer m’avait proposé, pour me changer les idées, de répondre à une demande qui émanait de la direction du personnel de l’armée de terre. Ils cherchaient des officiers pour un stage en Angleterre. Pour être candidat, il fallait avoir fait de l’appui aérien40, C’était mon cas. J’avais appris en Angleterre.

Au printemps de 1956, je fus donc envoyé au camp de Salisbury, pour un exercice top secret d’un mois. Là quelques Français, des Britanniques et des Américains s’initiaient aux subtilités de l’appui feu et de l’appui transport. On étudiait comment embarquer une brigade de parachutistes de cinq mille hommes pour une opération, quelque part en Méditerranée. Il fallait répartir la brigade entre les avions, choisir les aéroports, estimer les poids. Nous avons accompli un travail très précis. L’embarquement a été étudié à partir de Chypre et à partir de la Turquie. Nous ne savions pas que nous préparions l’opération de Suez41.

À mon retour, au mois de mai 1956, je me rendis à Khenchela. Mayer me donna l’ordre de rester à Bône42 où se trouvait la base arrière du régiment. Il voulait que je la réorganise.

En arrivant là-bas, j’appris que le commandement avait décidé que les parachutistes s’y entraîneraient pour des sauts de masse par vagues de mille hommes. C’était une autre phase de la préparation de l’expédition de Suez.

Beaucoup de régiments étaient donc venus pour sauter. Parmi eux, le 3e RPC43 du lieutenant-colonel Marcel Bigeard. Je le connaissais bien. Nous avions été parachutés dans le même maquis de la fédération anarchiste ibérique en 194444.

Il me proposa de sauter avec toute son unité le lendemain matin, 1er juin 1956. Je le retrouvai au terrain avec Lenoir, dit « la vieille45 », son adjoint. En tant qu’invité, je devais sauter en premier, et donc embarquer le dernier. Les parachutes étaient pliés à Philippeville par des spécialistes qui travaillaient jour et nuit, puis ils étaient entassés sur l’aire d’embarquement. Chacun se servait au passage. Je crus avoir beaucoup de chance d’en trouver encore un au moment où tout le régiment était déjà embarqué. Mais la chance n’y était pour rien.

Le même jour, à Philippeville, Filiberti avait appris que son commissariat allait être attaqué par un commando. Il avait prévenu le capitaine Vial et tout le monde s’était préparé à recevoir comme il convenait les assaillants qui n’étaient autres que le petit Messaoud et douze de ses hommes.

Il y a eu une sérieuse fusillade. Le petit Messaoud et son équipe furent criblés de balles. Vial fut grièvement blessé par une balle de 9 mm qui lui éclata le fémur sans toucher l’artère, heureusement pour lui.

À Bône, j’ai été largué à quatre cents mètres, tout fier d’être suivi par l’ensemble du 3e régiment de parachutistes coloniaux. L’ouverture du parachute m’a tout de suite semblé bizarre. Je m’aperçus vite que je ne pouvais plus me servir de mon bras droit. Le parachute était en saucisson. Les suspentes passaient autour de la voilure et mon bras était pris dans le harnais. J’aurais dû ouvrir le ventral tout de suite. Mais, par amour-propre vis-à-vis du 3e RPC, je ne l’ai pas fait. Le sol se rapprochait et je commençais à entendre les types d’en bas qui me criaient :

— Ventral, ventral !

Je croyais avoir le temps. Au dernier moment, j’ai agrippé le ventral et je l’ai jeté devant moi pour l’ouvrir. Malheureusement, le ventral aussi s’est mis en torche. Je l’ai rattrapé et j’ai essayé de l’écarter pour le déplier puis je l’ai lancé de nouveau et il s’est ouvert. Au même moment, j’ai ressenti une terrible secousse : je venais de toucher le sol. Je ne sentais plus rien. C’était magnifique, presque surnaturel, de voir tous ces hommes qui descendaient du ciel. J’ai entendu des cris lamentables. C’était mon chauffeur. J’essayai vainement de me tourner vers lui. J’étais paralysé, mais je ne perdis pas conscience. 1

Nous fumes quatorze à nous retrouver à l’hôpital.

— Vous avez de la chance, juste une fracture de la colonne vertébrale, me dit une religieuse qui tenait lieu de surveillante. Ça vaut mieux que de se casser une jambe.

— Ma sœur, vous plaisantez, j’espère ?

— Pas du tout, capitaine ! La colonne, ça s’arrange très bien. Mais les jambes, ça ne s’arrange pas toujours. J’ai l’habitude.

Le chirurgien m’assura qu’il avait eu la même fracture lors d’un accident de moto. Je souris tristement en repensant à mes vols planés en Harley-Davidson quand j’étais au fort de Montlouis, le PC du 11e Choc.

— Docteur, dites-moi la vérité ! Je serai paralysé, n’est-ce pas ?

— Je vais tout faire pour que ça n’arrive pas, je vous le promets. C’est moi qui vais vous opérer, et je serai bon.

— Si ça marche, je pourrai ressauter ?

— Dans six mois.

Le médecin a été bon. Il m’a étiré selon une technique mise au point, parait-il, par le professeur Merle d’Aubigné, un célèbre chirurgien de l’époque. Ensuite il m’a plâtré. J’ai été transféré à l’hôpital d’Alger et rapatrié en France. Pendant quatre mois, totalement immobilisé, j’ai traîné dans les hôpitaux militaires parisiens. D’abord à l’hôpital Percy de Clamart, puis à l’hôpital Villemin, près de la gare de l’Est.

Je ne retournai en Algérie qu’en octobre 1956. À mon grand désespoir, l’essentiel de mon régiment était parti sans moi pour Chypre. Je n’avais pas le droit de sauter en parachute jusqu’au printemps 1957, mais c’était quand même mieux qu’un fauteuil roulant.

Le 5 novembre 1956, j’appris, le cœur serré, que le 2e régiment de parachutistes coloniaux de Philippeville avait sauté la veille sur Suez. Les larmes me montèrent aux yeux en imaginant tous ces hommes dans le ciel d’Égypte. On ne pouvait pas m’infliger une punition plus sévère. J’avais la chance d’être de passage dans l’année régulière, il y avait une guerre où les parachutistes étaient utilisés pour la première fois à leur vraie valeur, et moi j’étais infirme. Dire que j’avais préparé l’opération dans les moindres détails !

Le 1er REP avait débarqué.

Mon régiment, lui, était resté à Chypre et se morfondait là-bas. Ce fut ma seule consolation.