Du côté de chez Soual

À la Toussaint de 1954, alors que je me trouvais encore en poste à Paris au Service Action du SDECE1, je reçus un ordre d’affectation à la 41e demi-brigade parachutiste de Philippeville, en Algérie.

Le même jour, quelques centaines d’Algériens descendirent de l’Aurès et organisèrent plusieurs dizaines d’attentats spectaculaires, pour appeler à l’insurrection ce qu’il est de bon ton d’appeler depuis le « peuple musulman ». Mais la population, composée de gens principalement soucieux de gagner tranquillement leur vie, ne se reconnaissait guère dans ces groupuscules souvent antagonistes, étrange conglomérat d’intellectuels et de petits truands.

Le gouvernement de Pierre Mendès France, formé cinq mois plus tôt après la chute de Dièn Biên Phû, s’était jusque-là montré plutôt complaisant pour les mouvements autonomistes du Maghreb. Il changea d’attitude à la faveur de ces événements et décida, sans doute pour rassurer les colons algériens, de faire preuve de fermeté. Ainsi Pierre Mendès France déclara-t-il le 12 novembre à l’Assemblée nationale que le gouvernement ne transigerait jamais. De son côté, François Mitterrand, le ministre de l’Intérieur chargé des départements français de l’Algérie, considérant que la police était impuissante à maintenir l’ordre républicain, envoya son directeur de cabinet au ministère de la Défense nationale pour y requérir la troupe et déclara sans ambiguïté ce même 12 novembre, devant les députés : « Je n’admets pas de négociations avec les ennemis de la Patrie. La seule négociation, c’est la guerre ! »

C’est ainsi que le conflit fut officialisé, même si l’on ne parla jamais que de maintien de l’ordre.

Des renforts furent dirigés vers l’Algérie. Parmi eux, des soldats du contingent.

Mais cette guerre, nous les hommes de l’ombre savions bien qu’elle était commencée depuis longtemps. Le gouvernement dont nous dépendions le savait aussi. Depuis près d’un an, le Service Action du SDECE dont j’avais au printemps assure la direction par intérim, alors que Jacques Morlanne2 se trouvait en mission, commençait à préparer des actions visant à empêcher la rébellion de s’approvisionner en armes. Si j’étais resté à la « crémerie » (c’est ainsi que nous appelions le SDECE), j’aurais sans doute été amené à prendre part à l’une ou l’autre de ces missions. Mais les circonstances me conduisaient sur le terrain pour participer directement aux opérations militaires.

Morlanne disait qu’il ne s’agissait que d’un bref passage dans une unité régulière de l’armée, destiné à faciliter ma carrière et à favoriser mon avancement. C’était un sentimental, mon chef. De surcroît, il m’avait à la bonne. Pourtant, un jour, j’étais tellement fâché contre lui que j’avais vraiment failli l’étrangler dans son bureau. Pour que je le lâche, il avait dû me demander de penser à ma femme et à mes enfants. Il n’était pas rancunier et depuis, il m’avait désigné comme son dauphin.

Affecté depuis le 1er novembre 1954 à la 41e demi-brigade, je dus attendre la fin du mois de janvier 1955 pour embarquer de Marseille sur le bateau qui assurait la liaison avec Philippeville3.

En gravissant les échelons de la passerelle, indifférent aux nuages menaçants qui obscurcissaient le ciel et promettaient une traversée mouvementée, je me sentais serein. Il serait même plus exact de dire que j’étais euphorique.

Malgré mon uniforme, je fredonnais mon air préféré, Le Déserteur de Boris Vian, avec d’autant plus de plaisir qu’il s’agissait d’une chanson interdite à la radio. J’avais trente-six ans et, quoique je n’aime pas beaucoup ce mot, j’étais ce qu’on appelle un agent secret4. Bien entendu, quand on m’interrogeait sur mon métier, je répondais que j’étais capitaine de l’armée française et si l’on insistait, j’ajoutais que j’appartenais à l’infanterie parachutiste. En apparence, je menais d’ailleurs une vie normale et tranquille d’homme marié et père de famille.

Rien dans ma formation n’avait pu laisser supposer un instant que j’étais destiné à de pareilles aventures : ni mon premier prix de version latine au concours général, ni la khâgne du lycée Montaigne de Bordeaux où je fus le condisciple de l’universitaire pacifiste Robert Escarpit, futur chroniqueur au Monde, et d’André Mandouze qui devait s’illustrer comme ténor des intellectuels critiques à l’égard de l’armée française en célébrant la « juste cause » du FLN, ni ma licence de latin-grec-philologie. Tout cela me prédisposait plutôt à une carrière universitaire tranquille. Au pire, j’aurais pu être diplomate.

C’est sans doute ce qu’aurait aimé mon père. Cet historien, ami de Colette, s’était égaré dans la carrière préfectorale et les cabinets ministériels avant de devenir secrétaire général d’un grand journal de province. Mais il me semblait loin maintenant, le temps où je lui récitais par cœur le Pro Archia de Cicéron ou le Don Juan de Lenau5.

Depuis, il y avait eu la guerre et, le 27 novembre 1942, j’avais pris l’une des décisions les plus importantes de ma vie : après avoir opté pour la carrière des armes et pour Charles de Gaulle, je m’étais engagé dans les services spéciaux. J’allais ainsi accomplir, dans l’intérêt de mon pays et dans la clandestinité, des actions réprouvées par la morale ordinaire, tombant souvent sous le coup de la loi et, de ce fait, couvertes par le secret : voler, assassiner, vandaliser, terroriser. On m’avait appris à crocheter les serrures, à tuer sans laisser de traces, à mentir, à être indifférent à ma souffrance et à celle des autres, à oublier et à me faire oublier. Tout cela pour la France.

Officiellement donc, ce départ en Algérie n’avait rien à voir avec une nouvelle mission. Mais lorsqu’on a appartenu à ces milieux, on ne leur échappe jamais tout à fait. Quand on a été un homme des services spéciaux, tout ce qu’on accomplit par la suite aura toujours un parfum de mystère. D’autant que j’avais occupé au SDECE des fonctions stratégiques : durant quelques semaines, j’avais quand même commandé 29 (telle est la désignation du Service Action) par intérim.

Nous venions de passer une année agitée par la fin de la guerre d’Indochine et la psychose de l’invasion soviétique qui avait amené à constituer des dépôts d’armes pour organiser une éventuelle résistance au cas où le pays serait occupé.

La lutte armée algérienne s’était ajoutée à ces préoccupations. Mais, à cette époque, selon la formule que les autorités gouvernementales ne cessaient de rappeler, l’Algérie c’était la France et le SDECE n’avait pas le droit d’intervenir sur le territoire national. Du moins en théorie.

C’est donc en dehors des frontières que nous avions commencé à mener des opérations qui s’intensifièrent après mon départ. Ces opérations visaient ceux qui vendaient des armes au FLN et les bateaux qui transportaient ces armes. Grâce à l’action de René Taro6 et de ses hommes, beaucoup de navires avaient sombré inexplicablement dans les ports de la mer du Nord ou de la Méditerranée. D’autres équipes s’étaient occupé des trafiquants d’armes. Beaucoup avaient eu des malaises bizarres ou de soudaines pulsions suicidaires.

Restait à intervenir directement contre la rébellion elle-même, et pour cela il fallait avoir un pied en Algérie.

Je ne savais pas vraiment si ce départ pour Philippeville était une nouvelle mission, un coup tordu que m’aurait préparé Morlanne, ou seulement une parenthèse dans ma carrière de barbouze7. Si c’était une mission, j’ignorais encore quelle en serait la nature.

Les services spéciaux, cela faisait douze ans que j’y étais jusqu’au cou. En janvier 1943, de Gaulle m’avait envoyé libérer le général Cochet, un as de l’aviation de 14-18 qui se trouvait interné dans un camp de Vichy, près de Vals-les-Bains, pour avoir vilipendé, dans un journal clandestin, le maréchal Pétain et son entourage. Ce qui m’avait valu huit mois de détention dans les geôles de Pampelune. J’avais effectué d’autres missions depuis Londres en tant que Jedburgh8. Par exemple en sautant au-dessus de l’Ariège, en uniforme de capitaine de Sa Majesté, pour aller aider les maquis de la fédération anarchiste ibérique. En avril 1945 j’avais sauté encore, en uniforme allemand cette fois, près de Berlin où, après avoir échappé à la division Scharnhorst9, j’avais été arrêté par les Soviétiques du maréchal Joukov qui m’avaient pris pour un membre de la division SS Charlemagne10. In extremis, j’avais échappé à la balle dans la nuque que me réservait la GPU11. Après, j’avais travaillé avec Jacques Foccart12, avant de partir en Indochine, puis de créer le 11e Choc13 au fort de Montlouis, près de Perpignan. De nouveau en Indochine, j’avais accompli des missions dans les lignes du Viètminh, j’étais même entré clandestinement en Chine pour négocier avec les Nationalistes. Plus récemment, je m’étais occupé de la section instruction du service 29. Bref, j’étais considéré comme un spécialiste des coups durs et des coups tordus.

En Indochine, c’est au 1er régiment de chasseurs parachutistes que j’avais d’abord fait campagne. Cette unité était constituée à l’origine de trois bataillons. Mais le deuxième, où je servais, avait subi de telles pertes qu’il avait fallu le dissoudre. Les deux bataillons rescapés se trouvaient maintenant à Philippeville, et avaient été associés à un 3e bataillon parachutiste de la Légion étrangère14 qui n’existait en fait que sur le papier. Voilà pourquoi j’étais très remonté contre ce qui venait de se passer en Indochine. J’avais laissé de nombreux copains à Diên Bien Phû et je n’avais aucune envie que ça recommence15. En raison de cette réorganisation, le 1er RCP portait dorénavant le nom de 41e demi-brigade parachutiste. Et comme c’était là que j’étais affecté, il s’agissait, d’une certaine manière, d’un retour en pays de connaissance.

Le bateau était presque vide, hormis une quinzaine de gendarmes et quelques rares civils.

Le second du navire remplaçait le commandant qui souffrait d’une extinction de voix tant il avait crié pour passer les ordres en pleine tempête durant sa dernière traversée. Nous avons dîné tous les deux, accrochés comme nous pouvions à la table tandis que la Méditerranée se déchaînait.

Le lendemain, quand le calme fut revenu et que je vis les côtes de l’Algérie se dessiner à l’horizon, je songeai aux jours heureux que j’avais connus dans cette région quelques années plus tôt.

En 1941, j’avais en effet servi en Algérie en qualité d’aspirant, assisté de deux sous-officiers arabes, dans une unité de tirailleurs des Chahuhias de l’Aurès. C’était à Telerghma, un petit camp perdu dans le désert à une cinquantaine de kilomètres au sud de Constantine. J’étais heureux là-bas, d’abord parce que j’avais le temps de continuer mes études16 et aussi parce que je m’étais retrouvé dans l’une des rares unités montées à avoir été maintenues dans l’armée française. Il faut admettre que nous avions une certaine allure sur nos chevaux barbes. Le mien s’appelait Babouin.

Un jour, nous sommes revenus au galop d’une ferme avec le capitaine Chrétien, un sportif qui avait participé aux Jeux olympiques de Berlin dans l’équipe de pentathlon mais qui n’arrêtait pas de tomber de cheval. Sans doute pour m’éprouver, il m’avait confié un panier d’œufs que je tenais à la main. J’avais mis un point d’honneur à ne pas les casser. Ce genre d’exercice symbolise à peu près toute ma carrière. Le capitaine Chrétien avait une jolie fiancée. Les œufs que je n’ai pas cassés, c’était pour elle.

Plus d’une fois, les chevaux ont joué un rôle important dans ma vie. Mon père m’avait mis en selle à l’âge de huit ans et l’équitation est probablement à l’origine de ma vocation militaire. Adolescent, je méprisais la piétaille et je voulais être cuirassier comme le poète Lenau ou dragon comme mon arrière-grand-oncle, le capitaine Soual, dont le portrait était accroché dans ma chambre, autrefois, dans notre grande maison du Tarn. Le capitaine Soual était une sorte de héros dans la famille et je m’étais construit un mythe autour de ses aventures qui l’avaient mené, comme moi, jusqu’en Algérie. Fier de cette parenté, je m’étais fait appeler « capitaine Soual » dans les services spéciaux, puisqu’il est d’usage d’y prendre un pseudonyme.

À Telerghma, j’avais appris l’arabe. Mais ce n’était pas dans ma section que je risquais de le pratiquer car, hormis leur dialecte, mes hommes ne parlaient que le français. Ce séjour n’avait duré qu’un an. Pour devenir officier d’active, je dus en effet passer par l’école d’infanterie de Saint-Maixent qui était repliée à Aix-en-Provence.

Les côtes accidentées se rapprochaient. Je ne pouvais m’empêcher de penser, compte tenu de mon expérience des maquis, qu’il était facile pour les rebelles de se faire livrer des armes par des bateaux de faible tonnage. Les effectifs français, mobilisés par les affrontements intérieurs, n’étaient sûrement pas assez nombreux pour contrôler le littoral. Par ailleurs, une telle surveillance aurait été fastidieuse et néfaste pour le moral des troupes.

Sur le pont, tandis que le bateau entrait doucement dans le port et que je voyais cette ville blanche dressée contre la mer, j’eus encore une pensée pour mes tirailleurs. Je ne les retrouverais pas puisque ma section avait été exterminée au cours de la campagne de Tunisie, en mai 194317.

Mais il faisait beau et il ne fallait penser qu’aux vivants. J’avais laissé des amis en Algérie. J’allais retrouver les copains d’Indochine et mon cousin travaillait à la Trésorerie d’Alger. Du reste, ma famille me rejoindrait bientôt.