Philippeville, 1955

Une Jeep m’attendait sur le quai pour me conduire au PC de la demi-brigade qui était installé dans une maison, à cinq cents mètres à peine du port. Le reste de l’unité était réparti dans des casernements de la ville et près du terrain d’aviation où était établie une école de saut.

Quand je me suis présenté, lélégant colonel de Cockborne, qui commandait l’unité, me reçut avec une courtoisie toute britannique. Après m’avoir écouté en souriant légèrement, peut-être à cause de mon accent de mousquetaire, il entra tout de suite dans le vif du sujet :

— Ça tombe vraiment bien que vous veniez des services spéciaux, j’ai justement besoin d’un officier de renseignements.

— Je suis heureux de cette coïncidence, fis-je en souriant à mon tour. Seulement, il y a un problème.

— Et lequel ?

— On a dû mal vous informer : je ne suis pas du tout un spécialiste du renseignement. Je viens du Service Action.

— Je suis parfaitement au courant de vos états de service et je suis sûr que vous allez très vite vous adapter. Et de l’action, je vous garantis que vous en aurez, car si la ville est calme, du côté de la campagne c’est beaucoup plus agité. D’ailleurs, mes bataillons sont en opérations.

— Où cela, mon colonel ?

— L’un est dans l’Aurès, l’autre à la frontière tunisienne.

Les bataillons de la demi-brigade participaient en effet à des actions ponctuelles contre des rebelles qui attaquaient les villages et les fermes isolées, pillaient et assassinaient les pieds-noirs.

C’est ainsi que je devins officier de renseignements. Ce type de poste, qui n’a pas de raison d’être en temps de paix, n’avait pas été maintenu par l’état-major. Il me fallut donc le recréer, et à partir de rien puisque le colonel ne me donna ni consignes ni archives.

En temps de guerre, l’officier de renseignements est principalement chargé de rassembler la documentation nécessaire à l’exécution des opérations. Cette documentation porte sur le terrain et sur l’adversaire. De telles tâches sont peu estimées par le milieu militaire. Pour les accomplir, il faut une mentalité particulière qui permette de souffrir les railleries des autres cadres. Par ailleurs, le succès du travail d’un OR est proportionnel à la valeur de son chef et à l’intérêt de ce dernier pour le travail de renseignement. Mais rares sont les commandants de régiment qui s’y intéressent. Bref, on ne m’avait donc pas fait de cadeau en m’envoyant ici.

Le chauffeur de la Jeep me conduisit à mon appartement, installé dans des baraques Adrian18 aménagées.

Philippeville était une coquette sous-préfecture de vingt et un mille habitants. J’appris vite à connaître tout le monde. Tout commença par des mondanités provinciales. On me reçut dans les dîners, dans les cocktails. Les débuts de ce nouveau séjour sous le soleil d’Afrique avaient l’apparence d’une villégiature. En dehors de mes heures de travail, j’avais un peu de temps pour me promener sur la plage, lire, écouter la radio, aller parfois au cinéma.

Après quelques semaines, cependant, il devint évident que mon poste n’avait rien d’une sinécure et les moments de loisir se firent de plus en plus rares. Ma tâche était simple dans le principe, mais complexe à cause des moyens à mettre en œuvre. Il s’agissait d’obtenir tous les renseignements possibles sur la rébellion, qu’ils émanent de civils ou de militaires. Or il y a deux manières d’obtenir des renseignements : attendre qu’ils vous parviennent ou aller les chercher. Au fil des semaines, la rébellion prenant de la consistance, le temps commença à compter et mon rôle devint plus offensif.

Le gouvernement de Pierre Mendès France venait d’être renversé et son successeur, Edgar Faure, souhaitait régler les différents dossiers du Maghreb dans les meilleurs délais. C’est pourquoi Paris avait décidé de liquider le FLN19 le plus vite possible. Aux raisons politiques s’ajoutaient des considérations liées à la situation internationale, puisque le monde entier commençait à s’intéresser à l’affaire.

Liquider le FLN, cela supposait évidemment une volonté politique mais aussi des moyens adaptés. La police n’était pas faite pour cette mission et les cadres des régiments n’étaient pas non plus formés pour ce type de guerre où une armée classique doit affronter une rébellion qui, pour vivre et se développer, est obligée de se mêler à la population civile et de l’entraîner dans sa lutte par la propagande et la terreur. On commençait donc à envoyer des nettoyeurs et j’en faisais sûrement partie. Il fallait identifier ses dirigeants, les localiser et les éliminer discrètement. Obtenir des informations sur les chefs du FLN me conduirait forcément à capturer des rebelles et à les faire parler.

Philippeville était située dans le Nord-Constantinois, la région où le FLN, à l’époque, était le mieux implanté. S’il y avait une flambée de violence en Algérie, on pouvait facilement prévoir que ce serait dans ce secteur. Restait à savoir où, quand et comment. Tel était mon travail.

Pour opérer, il me fallait une équipe. Le colonel mit rapidement à ma disposition deux gradés, dont un sergent, Kemal Issolah, et un caporal-chef, Pierre Misiry.

Issolah venait d’une famille de janissaires turcs implantée en Kabylie par le sultan, avec mission de maintenir l’ordre en échange d’honneurs et de terres. Cette famille aisée avait rejoint le camp français après la conquête de l’Algérie en 1830. Elle avait fourni de nombreux cadres à l’armée. Le dernier en date était le père de Kemal qui avait fini commandant de tirailleurs. Kemal, lui, s’était engagé à dix-huit ans après sa préparation militaire et, devenu caporal-chef, il avait servi en Indochine comme tireur d’élite. Son bataillon avait été anéanti. Kemal faisait partie des très rares survivants. Volontaire pour se rengager dans les parachutistes, il avait été muté au 1er RCP et nommé sergent. Il était impressionnant par sa connaissance de tous les dialectes arabes et berbères parlés dans le monde musulman. Jusque-là, cet élément précieux n’avait pas été utilisé à sa juste valeur. Le colonel l’avait nommé vaguemestre, pensant qu’il ne risquait pas de partir avec l’argent des mandats puisqu’il avait de la fortune.

Pierre Misiry était issu d’une famille ardéchoise installée en Tunisie et, de ce fait, il avait appris parfaitement l’arabe de l’Afrique du Nord. Lui aussi s’était engagé à dix-huit ans et avait fait campagne en Indochine comme parachutiste.

Avec ces deux jeunes garçons dynamiques, je me suis trouvé tout de suite en confiance et j’ai commencé à constituer mon réseau.

J’ai rendu visite à tous les gens qui semblaient pouvoir être de quelque utilité. D’abord le capitaine Bastouil, major de garnison20. C’était un vieux parachutiste. Il me dit qu’il rédigeait un rapport trimestriel dans le cadre de ses fonctions et qu’il se faisait assister par les renseignements généraux.

Je n’avais encore jamais travaillé avec la police et je distinguais mal les différences entre services. Grâce aux indications de Bastouil, je compris vite que les RG, c’était le service de renseignements de la sous-préfecture. J’ai donc pris contact avec le commissaire Arnassan qui en était responsable. Il me conseilla d’aller voir deux de ses collègues : le commissaire Bourges, chef de la police judiciaire, et le commissaire central Alexandre Filiberti, chargé de la sûreté urbaine. J’ai noué de cordiales relations avec ces trois fonctionnaires qui sont devenus des camarades.

Il y avait aussi la gendarmerie : l’organisme avec lequel j’ai entretenu les rapports les plus fructueux était une brigade de recherche commandée par le maréchal des logis-chef Buzonie, un Périgourdin qui ne s’entendait pas avec son commandant de compagnie mais qui savait prendre des initiatives.

Une fois mis en confiance, les policiers m’expliquèrent sans détour le caractère critique de la situation et les menaces d’attentats qui planaient sur la ville. Ils ne firent pas mystère de la manière dont ils étaient obligés de travailler, avec les moyens dérisoires dont ils disposaient.

Ils me firent vite comprendre que la meilleure façon de faire parler un terroriste qui refusait de dire ce qu’il savait était de le torturer. Ils s’exprimaient à mi-voix, mais sans honte, sur ces pratiques dont tout le monde, à Paris, savait qu’elles étaient utilisées et dont certains journaux commençaient à parler.

Jusqu’à mon arrivée à Philippeville, j’avais été amené à interroger des prisonniers mais je n’avais jamais torturé. J’avais entendu dire que des procédés semblables avaient déjà été utilisés en Indochine, mais de manière exceptionnelle. En tout cas, cela ne se pratiquait pas dans mon bataillon et la plupart des unités engagées dans la guerre d’Algérie n’avaient jamais été jusque-là confrontées au problème.

Avec le métier que j’avais choisi, j’avais déjà tué des hommes et fait des choses éprouvantes pour les nerfs, mais je ne m’attendais vraiment pas à ça. J’avais souvent pensé que je serais torturé un jour. Mais je n’avais jamais imaginé la situation inverse : torturer des gens.

Au Maroc, en 1942, juste après m’être engagé dans les services secrets, je m’étais retrouvé devant un officier aviateur de la sécurité militaire, le capitaine Delmas, qui avait estimé nécessaire de m’avertir :

— Vous savez ce que vous risquez, au moins, en entrant dans les services spéciaux ?

— Oui, mon capitaine, je risque d’être fusillé.

— Mon pauvre garçon, s’était exclamé Delmas en levant les yeux au ciel, mais quand on vous fusillera, vous serez bien soulagé, parce que, avant, on vous aura torturé. Et la torture, vous verrez, c’est moins marrant que la mort !

Dans la Résistance, puis au sein du Service, les copains m’avaient dit qu’il était impossible de résister à la torture et qu’il venait un moment où il était légitime de parler. La moindre des choses était de tenir quarante-huit heures en criant le plus fort possible. Il y a des tortionnaires qui sont plus fragiles que leurs victimes et que ça peut impressionner. Et puis, crier, ça fait du bien quand on a mal. En outre, ces quarante-huit heures laissaient à ceux qui risquaient d’être dénoncés le temps de prendre leurs dispositions. Au pire, on avalait sa capsule de poison, et tout était terminé.

Je m’étais préparé à tous les supplices, mais j’avais pris la décision de ne jamais emporter le cyanure réglementaire à l’occasion de mes missions. Si on me prenait, je gueulerais. Après, on verrait bien.

Chaque fois que j’avais pris place dans l’avion qui montait dans la nuit, j’y avais pensé. J’imaginais qu’on me brûlerait, qu’on m’arracherait les ongles, les dents, comme on l’avait fait à un camarade. Ces pensées me venaient toujours au-dessus de la Manche, quand l’équipage américain nous proposait un peu de whisky. Nous refusions, c’était rituel. Quand les obus de la DCA commençaient à nous faire la fête et illuminaient le ciel, nous savions que nous étions au-dessus des côtes françaises. L’avion grimpait jusqu’à 3 000 mètres pour échapper aux projectiles. On ne se disait pas un mot. J’imaginais le peloton. Je n’accepterais pas qu’on me bande les yeux. Alors la porte s’ouvrait et soudain c’était le silence et le vide.

Les policiers de Philippeville utilisaient donc la torture, comme tous les policiers d’Algérie, et leur hiérarchie le savait. Ces policiers n’étaient ni des bourreaux ni des monstres mais des hommes ordinaires. Des gens dévoués à leur pays, profondément pénétrés du sens du devoir mais livrés à des circonstances exceptionnelles. Je ne tardai du reste pas à me convaincre que ces circonstances expliquaient et justifiaient leurs méthodes. Car pour surprenante qu’elle fut, l’utilisation de cette forme de violence, inacceptable en des temps ordinaires, pouvait devenir inévitable dans une situation qui dépassait les bornes. Les policiers se tenaient à un principe : quand il fallait interroger un homme qui, même au nom d’un idéal, avait répandu le sang d’un innocent, la torture devenait légitime dans les cas où l’urgence l’imposait. Un renseignement obtenu à temps pouvait sauver des dizaines de vies humaines. Un de leurs arguments m’avait d’ailleurs frappé.

Un jour que nous évoquions pudiquement les difficultés de notre métier en sirotant un pastis, un policier, qui avait compris que le problème de la torture ne me laissait pas indifférent, trancha soudain :

— Imagine un instant que tu sois opposé par principe à la torture et que tu arrêtes quelqu’un qui soit manifestement impliqué dans la préparation d’un attentat. Le suspect refuse de parier. Tu n’insistes pas. Alors l’attentat se produit et il est particulièrement meurtrier. Que dirais-tu aux parents des victimes, aux parents d’un enfant, par exemple, déchiqueté par la bombe, pour justifier le fait que tu n’aies pas utilisé tous les moyens pour faire parler le suspect ?

— Je n’aimerais pas me trouver dans cette situation.

— Oui, mais conduis-toi toujours comme si tu devais t’y trouver et alors tu verras bien ce qui est le plus dur : torturer un terroriste présumé ou expliquer aux parents des victimes qu’il vaut mieux laisser tuer des dizaines d’innocents plutôt que de faire souffrir un seul coupable.

Une brève méditation sur cette parabole m’enleva mes derniers scrupules. J’en conclus que personne n’aurait jamais le droit de nous juger et que, même si mes fonctions m’amenaient à faire des choses très désagréables, je ne devrais jamais avoir de regrets.

La quasi-totalité des soldats français qui sont allés en Algérie eurent plus ou moins connaissance de l’existence de la torture mais ne se posèrent pas trop de questions car ils ne furent pas directement confrontés au dilemme. Une petite minorité21 d’entre eux l’a pratiquée, avec dégoût, certes, mais sans regrets. Ceux qui contestaient l’usage de la torture étaient évidemment les sympathisants du FLN et quelques idéalistes de métropole ou d’ailleurs qui, s’ils avaient été chargés de faire parler des terroristes, seraient peut-être devenus les inquisiteurs les plus acharnés.

Outre les policiers, je pris contact avec d’autres fonctionnaires qui étaient susceptibles, du fait de leurs attributions, de collecter des renseignements utiles. Par exemple Bulle, l’ingénieur des Eaux et Forêts. Ses services disposaient de maisons forestières réparties sur le territoire, tenues par des musulmans dévoués à la cause française. Ces maisons constituaient un réseau susceptible de recueillir et d’acheminer de précieuses informations.

Je fus largement aidé aussi par le juge d’instance Voglimacci, originaire de Cargèse, un coin de Corse où le culte catholique, disait-il, se rapprochait du rite orthodoxe.

Le colonel de Cockborne me conseilla de voir le capitaine Ducay qui commandait l’école de saut. Enfin quelqu’un que je connaissais ! Martial Ducay était un ancien garde mobile devenu parachutiste. Nous nous étions croisés en Indochine. Je savais son goût immodéré pour la chasse. Dans la campagne qui environnait Philippeville, il y avait surtout des sangliers et des perdreaux. Comme la chasse était officiellement interdite, j’imaginai que Ducay ne pouvait s’empêcher de braconner.

Après ces contacts, j’ai commencé à tisser patiemment ma toile, dont chaque informateur était un fil : commerçants, industriels, hommes d’affaires, avocats. J’appris à utiliser aussi le journaliste local, les patrons des bistrots, la patronne de la boite de nuit et même la tenancière du bordel.

Avec l’aide du maire conservateur, Dominique Benquet-Crevaux, et de l’un de ses conseillers, je constituai un fichier des habitants.

Des informations commencèrent à me parvenir sur les militants du FLN, sur leurs sympathisants, sur les gens du MNA22. Mon système fonctionnait tellement bien que j’eus très vite des noms de suspects indiscutablement impliqués dans les crimes les plus sanglants. Quand ils furent arrêtés, je ne trouvai pas de héros, juste des brutes.

Vint le moment de les interroger. Je commençai par leur demander ce qu’ils savaient. Mais ils me firent comprendre qu’ils n’avaient pas l’intention d’être bavards. La réaction naturelle d’un accusé n’est-elle d’ailleurs pas de nier ou de garder le silence ?

Alors, sans état d’âme, les policiers me montrèrent la technique des interrogatoires « poussés » : d’abord les coups qui, souvent, suffisaient, puis les autres moyens dont l’électricité, la fameuse « gégène », enfin l’eau. La torture à l’électricité se pratiquait à l’aide des générateurs de campagne utilisés pour alimenter les postes émetteurs-récepteurs. Ces appareils étaient très répandus. On appliquait des électrodes aux oreilles, ou aux testicules, des prisonniers. Ensuite, on envoyait le courant, avec une intensité variable. Apparemment, c’était un procédé classique. Je suppose que les policiers de Philippeville n’avaient rien inventé.

Par crainte de ces méthodes ou grâce à elles, les prisonniers se mirent à donner des explications très détaillées et même des noms grâce auxquels je procédai à de nouvelles arrestations.

Cette fois, avec la collaboration de la police, je fus amené à participer plus activement à ces interrogatoires « poussés » et il ne me sembla pas inutile d’en rendre compte au colonel de Cockborne qui se montra frileux.

— Vous êtes sûr qu’il n’y a pas d’autres moyens pour faire parler les gens ? demanda-t-il avec gêne. Des moyens plus…

— Plus rapides ?

— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Je sais, mon colonel, vous vouliez dire : plus propres. Vous pensez que tout cela ne colle pas avec notre tradition humaniste.

— – En effet, je le pense.

— Même si je partage ce point de vue, mon colonel, l’accomplissement de la mission que vous m’avez donnée m’oblige à ne pas raisonner en termes de morale mais du point de vue de l’efficacité. Le sang coule tous les jours. Pour l’instant, c’est surtout dans le bled. Demain, ça peut arriver dans la maison voisine.

— Et que faites-vous de vos suspects, après ?

— Après qu’ils ont parlé ?

— Exactement.

— S’ils ont un lien avec les crimes terroristes, je les abats.

— Mais vous vous rendez compte que c’est l’ensemble du FLN qui est lié au terrorisme !

— Nous sommes d’accord.

— Ce ne serait pas mieux de les remettre à la Justice, plutôt que de les exécuter ? On ne peut quand même pas flinguer tous les membres d’une organisation ! Ça devient dingue !

— C’est pourtant ce que les plus hautes autorités de l’État ont décidé, mon colonel. La Justice ne veut pas avoir affaire au FLN, justement parce qu’ils deviennent trop nombreux, parce qu’on ne saurait pas où les mettre et parce qu’on ne peut pas guillotiner des centaines de personnes. La Justice est organisée selon un modèle correspondant à la métropole en temps de paix. Ici, nous sommes en Algérie et c’est une guerre qui commence. Vous vouliez un officier de renseignements ? Vous l’avez, mon colonel. Comme vous ne m’avez pas donné de consigne, j’ai dû me débrouiller. Une chose est claire : notre mission nous impose des résultats qui passent souvent par la torture et les exécutions sommaires. Et, à mon avis, ce n’est qu’un début.

— C’est une sale guerre. Je n’aime pas ça.

Le colonel de Cockborne s’était rembruni. Il savait que j’avais raison. Je compris qu’il ne resterait plus très longtemps en Algérie.

Assez vite, j’entrai en liaison avec le 2e bureau de Constantine commandé par le colonel Decomps. On me demanda de recueillir des renseignements relatifs à la collusion entre le PCA23 et le FLN. Ce dernier, en effet, avait des troupes organisées sous le nom d’ALN24 mais elles manquaient d’armes. Leur première nécessité était d’en trouver. J’en eus la confirmation par la relation d’un de ces actes d’héroïsme que les historiens n’ont pas daigné retenir mais que l’Histoire n’oubliera pas.

Un jour, un groupe de rebelles investît une maison forestière dont le gardien était un caporal forestier du nom de Boughera Lakdar. Il avait un fusil. Lorsque le chef du groupe FLN lui demanda de le lui remettre, Boughera refusa :

— Mon fusil appartient à la France. Si tu le veux, viens le chercher ! cria-t-il.

Sur ces mots, le forestier ouvrit le feu, tuant le chef du groupe.

Boughera Lakdar fut pris et exécuté sur place. À ma connaissance, son nom n’est inscrit sur aucun monument.

Le récit d’un des témoins de cet épisode me parvint par mon réseau. Il témoigne assez clairement de l’attitude de nombreux musulmans qui étaient prêts à se sacrifier pour ce qu’ils croyaient être leur patrie.

Le commissaire Bourges m’avait expliqué que nos ennemis les plus acharnés étaient quatre nationalistes qui s’étaient évadés en 1952 de la prison de Bône et étaient devenus des cadres importants du FLN.

Parmi eux, figurait Zighoud Youssef, un ancien forgeron de Condé-Smendou25 promu à trente-quatre ans chef du FLN pour le Nord-Constantinois après la mort de son prédécesseur, Didouche Mourad, dont le groupe venait d’être encerclé et neutralisé par les hommes du colonel Ducournau26.

Il y avait aussi un jeune homme de vingt-trois ans dont nous avions la photo. Il ressemblait à Alain Delon et s’appelait Gharsallah Messaoud. Comme il n’était pas très grand et à cause de son air juvénile, on l’appelait le petit Messaoud. Il avait été membre des scouts musulmans, ce qui ne l’avait pas empêché de devenir d’abord un chômeur professionnel, ensuite un voyou. Au début des événements, il partageait son temps entre les petits trafics minables et le proxénétisme. Mais il était ambitieux, vigoureux, impitoyable et représentatif. Le FLN lui avait permis, comme à beaucoup d’autres qui n’avaient rien à perdre, de conquérir un peu de gloire et, grâce à son mépris affiché pour la vie humaine, il s’était fait une réputation. Messaoud, à l’évidence, était courageux. Le jour où un affrontement se produirait, il ne faisait aucun doute qu’il nous donnerait du fil à retordre.

Le petit Messaoud avait entraîné dans son sillage un groupe de jeunes fanatiques.

Le terrain d’aviation de Philippeville était longé par une falaise qui surplombait la piste de quatre-vingts mètres. Le commissaire Bourges m’informa que c’était en haut de cette falaise que les hommes de Messaoud avaient installé un poste d’observation. Cette position était inexpugnable et un bombardement dans les rochers n’aurait servi à rien.

Jeannot di Meglio, un des inspecteurs de la PJ, avait appris qu’un de ses indicateurs avait été recruté par le groupe du petit Messaoud. C’était un petit trafiquant et receleur de pneus volés, la quarantaine, plutôt sympathique. Il confessa à Jeannot qu’il avait peur de devoir affronter un jour les parachutistes au combat. Il demandait à être fait prisonnier et espérait deux ans de prison pour se trouver à l’abri. Sollicité par Bourges, j’allai voir le juge Voglimacci qui refusa de l’arrêter sans motif : il n’avait pas rejoint volontairement le FLN et il n’avait participé à aucune opération armée ou terroriste. On ne pouvait rien faire. Alors nous nous sommes réunis, le truand, Jeannot di Meglio, Bourges et moi. Nous l’avons arrêté comme il le désirait, puis nous lui avons trouvé une place de chauffeur. Mais peu après il a perdu la tête et s’est mis à faire chanter ses anciens amis du FLN. À l’automne 1956, ils l’ont égorgé.

Je voyais donc beaucoup monde. Mes correspondants n’étaient pas tous des enfants de chœur mais ils trouvaient leur intérêt à travailler avec moi. J’ai poussé plusieurs de ces informateurs dans le maquis. Une méthode plus sûre que d’utiliser des gens déjà en place. Issolah, de son côté, avait infiltré le FLN. La nuit, il mettait un bleu de chauffe et partait prendre le café avec les rebelles. Il avait même entraîné un sous-officier incrédule. Le garçon était blond et Issolah l’avait fait passer pour un Kabyle qui ne comprenait pas l’arabe.

J’abattais un travail énorme. Heureusement, pour l’essentiel, il ne s’agissait pas de torturer, juste de parler avec des gens. Ces conversations étaient souvent amicales. Pour nos relations publiques, nous nous servions de tout ce que nous pouvions et même de notre stock de cartouches. À cette époque, l’armée française avait un problème d’approvisionnement en armes de qualité. Les gradés étaient obligés de se fournir dans le commerce. Mais nous ne manquions pas de cartouches. Nous avions des séances de tir régulières où l’armurerie nous dotait de grosses quantités de munitions. Plus que nous ne pouvions en tirer. De ce fait, les sous-officiers disposaient de réserves et en faisaient bénéficier leurs amis policiers.

Il n’y avait d’ailleurs pas que les policiers qui étaient demandeurs. Les pieds-noirs, eux aussi, s’étaient armés et il leur fallait des munitions.

Le gérant du dépôt de matériel, un sergent-chef d’origine corse qui n’avait pas froid aux yeux, vint ainsi me trouver :

— Mon capitaine, les munitions sont rares pour les honnêtes gens. On m’en demande, mais je ne peux pas en donner. Si vous pouviez monter un exercice bidon et me céder quelques caisses, je vous garantis que j’en ferais un bon usage,

— Et à qui les donneriez-vous ?

— À mes compatriotes de Philippeville, bien entendu !

Les dénonciations commencèrent à affluer. À la campagne, nombreux étaient les douars27 hostiles par principe au FLN. Outre le souci de vivre en paix, il y avait aussi des raisons privées, des rancunes. Des histoires de femmes le plus souvent. Bien entendu, lorsque j’obtenais des informations pouvant renforcer l’hostilité des musulmans à l’égard du FLN, je ne manquais pas de m’en servir. Il n’était pas rare non plus que les rebelles se dénoncent les uns les autres.