El-Halia

Vers 2 heures de l’après-midi, nous fûmes prévenus que l’attaque, concentrée principalement sur Philippe-ville, avait touché d’autres villages et petites villes du Constantinois.

À vingt-deux kilomètres à l’est, se trouvait une mine isolée où l’on exploitait du sulfure de fer. Elle avait été choisie comme une des cibles du FLN. À El-Halia, deux mille musulmans cohabitaient avec cent trente Européens. Les uns et les autres étaient payés au même tarif et bénéficiaient des mêmes avantages sociaux. Cette situation était exactement ce que le FLN ne pouvait pas supporter. Je n’avais pas cru que les rebelles attaqueraient cette mine ni qu’ils auraient la lâcheté de ne s’en prendre qu’aux civils d’origine européenne.

Pourtant, Zighoud Youssef avait donné comme consigne de tuer tous les civils européens, et de les tuer avec toute la cruauté possible. De ces exactions, il escomptait que les Français, frappés de stupeur et terrorisés, déclenchent une répression sans précédent qui souderait définitivement la population musulmane contre les pieds-noirs et sensibiliserait l’opinion internationale.

À l’heure du repas, par une chaleur caniculaire, deux groupes de fellaghas avaient attaqué par surprise et commencé à massacrer tous les civils qui se trouvaient chez eux. Dans les maisons, il y avait des enfants qu’on tenait à l’abri de l’insolation et des femmes qui préparaient tranquillement le déjeuner en attendant le retour de leurs maris.

J’avais fait le tour de la mine quelques jours plus tôt et vérifié le système d’autodéfense très sérieux que le directeur avait mis en place. Compte tenu des excellentes relations qui existaient à El-Halia entre Français et musulmans, je n’avais guère d’inquiétude. Les ouvriers pieds-noirs, de leur côté, avaient entièrement confiance en leurs camarades musulmans. Ils ne doutaient pas un instant que la solidarité fraternelle qui les unissait jouerait en cas d’attaque. Pour ne pas prendre le risque qu’il y ait des fuites susceptibles de montrer au FLN que nous étions prévenus, ce qui aurait amené à reporter l’attaque, à griller mes agents, donc à rendre une opération ultérieure beaucoup plus difficile à prévoir, je n’avais rien révélé au directeur des informations en ma possession. Par précaution, j’avais fait mettre en alerte le camp Péhau dont nous disposions à dix kilomètres de la mine, sur la route de Philippeville, et qui servait pour l’instruction du contingent.

Le système de défense d’El-Halia était principalement constitué par un dépôt de fusils et de mitraillettes en nombre suffisant. Pourtant, le jour venu, le système ne fonctionna pas : celui qui avait la clé de l’endroit où se trouvaient les armes était parti se baigner à la plage de Philippeville.

Deux ouvriers pieds-noirs de la mine parvinrent à s’échapper et arrivèrent, éperdus, hors d’haleine, au camp de Péhau. Ils criaient et disaient en pleurant que des hommes tuaient avec une férocité inouïe, qu’ils s’étaient emparés des bébés pour les écraser contre les murs, qu’ils étripaient les femmes de tous âges après les avoir violées.

À Péhau, nous ne disposions que de deux cents jeunes recrues commandées par le capitaine Perret, qui revenait de Dièn Biên Phû, et le lieutenant Nectoux, un Bourguignon.

Mayer, en apprenant la catastrophe, décida de reprendre la mine au plus vite. Utiliser des soldats du contingent qui n’avaient pas terminé leur instruction et savaient à peine recharger leur arme ou comprendre un ordre était extrêmement risqué. Mais ils se trouvaient sur place et Mayer, quand il le fallait, prenait ses responsabilités, Il ordonna donc à Perret de les faire attaquer sans manœuvrer, comme les soldats de l’an II à Valmy, le plus simplement possible : en ligne au coude à coude avec ouverture du feu au commandement pour éviter les accidents.

Tout ce que pouvait faire Mayer était d’appeler au secours le groupement d’aviation tactique de Constantine. Deux T635 disponibles décollèrent immédiatement pour appuyer les deux cents appelés qui, sans hésiter, donnèrent bravement l’assaut pour sauver les civils encore vivants. Aucun d’entre eux ne perdit son sang-froid. Ils n’ouvrirent le feu qu’à vue et au commandement de leurs officiers. Les pilotes non plus ne déméritèrent pas. On releva quatre-vingts tués du côté des fellaghas et soixante prisonniers.

Malheureusement, ce qu’ils avaient eu le temps de faire aux Européens de la mine dépasse l’imaginable. On retrouva trente-cinq corps. Il y avait quinze blessés et deux disparus. Quand j’ai vu les enfants coupés en morceaux, égorgés ou écrasés, les femmes éventrées ou décapitées, je crois que j’ai oublié ce que c’était que la pitié. Le plus incroyable est que ces gens avaient souvent été massacrés et mutilés par leurs voisins musulmans qui, jusque-là, vivaient en bonne intelligence avec eux. On les avait fait boire, fumer du kif. On les avait incités à piller les maisons des ouvriers pieds-noirs et on leur avait montré l’exemple.

Vers 16 heures, Nectoux appela Mayer au téléphone :

— Mon colonel, je suis là-haut, à la mine. Ah, mon Dieu ! C’est pas beau à voir !

— Combien à peu près ?

— Trente. Quarante, peut-être, mon colonel. Mais dans quel état !

— Vous avez des prisonniers ?

— Oui, à peu près soixante. Qu’est-ce que j’en fais, mon colonel ?

— Quelle question ! Vous les descendez, bien sûr !

Un quart d’heure plus tard, nous avons entendu des bruits de moteur. Des camions GMC arrivaient. C’était Nectoux.

— C’est quoi, tous ces camions, Nectoux ?

— Ben, je suis venu avec les prisonniers, mon colonel, puisque vous m’avez dit de les descendre.

Prosper et moi avons réprimé un rire nerveux qui n’était peut-être que de la rage. Je me suis tourné vers Nectoux :

— C’est parce que vous êtes bourguignon, Nectoux, que vous ne comprenez pas le français ?

Le lieutenant, qui n’aimait pas qu’on le taquine sur son accent, était vexé. Son expression était si comique que, cette fois, nous avons vraiment éclaté de rire, comme on peut le faire quand le burlesque le dispute au tragique.

— Allez, débarquez votre cargaison et foutez-moi le camp, Nectoux !

J’ai dit au colonel que j’allais m’en occuper. Mayer n’a rien répondu. Nous nous entendions très bien et je savais qu’il approuvait mon action.

Dans le groupe de prisonniers, j’ai pris un homme pour l’interroger moi-même. C’était un contremaître musulman qui avait assassiné la famille d’un de ses ouvriers français.

— Mais pourquoi tu les as tués, bordel de Dieu, ils ne t’avaient rien fait ! Comment tu as pu tuer des bébés ?

— On m’avait dit que je ne risquais rien.

— Tu ne risquais rien ? Comment ça ?

— Hier, il y a un représentant du FLN qui est venu nous trouver. Il nous a dit que les Égyptiens et les Américains débarquaient aujourd’hui pour nous aider.

Il a dit qu’il fallait tuer tous les Français, qu’on ne risquait rien. Alors j’ai tué ceux que j’ai trouvés.

Je lui ai répondu en arabe :

— Je ne sais pas ce qu’Allah pense de ce que tu as fait mais maintenant tu vas aller t’expliquer avec lui. Puisque tu as tué des innocents, toi aussi tu dois mourir. C’est la règle des parachutistes.

J’ai appelé Issolah :

— Emmène-le, il faut l’exécuter immédiatement ! Pour les autres, va me chercher Bébé.

— Bébé le garagiste ?

— Exactement.

Bébé, c’était un adjudant de la Résistance. Son surnom lui venait de son air juvénile. C’était le chef du service auto.

Comme tout le monde savait ce que nous faisions, quelques jours plus tôt, Bébé s’était présenté à moi.

— Mon capitaine, il faut que je vous parle.

— Allez-y, Bébé.

— Voilà. Je suis au courant de ce que vous faites. Je voudrais travailler avec vous.

— Désolé, Bébé, mais j’ai tous les hommes qu’il me faut. Je crois que vous êtes plus utile à votre garage.

Déçu, il insista :

— Mon capitaine, si un jour vous avez besoin de renforts, n’oubliez pas que je suis là.

— Eh bien c’est entendu, je n’oublierai pas.

Le 20 août, je me suis souvenu de la proposition de Bébé :

— Si j’ai bonne mémoire, lui ai-je dit, vous m’avez dit que vous étiez au courant de ce que je faisais, que vous vouliez travailler avec moi.

— Tout juste, mon capitaine.

— J’accepte votre proposition. Aujourd’hui, j’ai justement un travail pour vous. Allez chercher tous vos hommes avec leur PM et tous les chargeurs pleins que vous pourrez trouver.

J’ai fait aligner les prisonniers, aussi bien les fels que les ouvriers musulmans qui les avaient aidés.

Au moment d’ordonner le feu, Bébé était nettement moins chaud. Il aurait sûrement préféré retourner dans son cambouis. J’ai été obligé de passer les ordres moi-même. J’étais indifférent : il fallait les tuer, c’est tout, et je l’ai fait.

Nous avons feint d’abandonner la mine. Des pieds-noirs rescapés ont été chargés de faire le guet.

Quelques jours plus tard, comme on pouvait s’y attendre, les fellaghas sont revenus. Une fois prévenus par nos guetteurs, nous y sommes montés avec le premier bataillon.

Nous avons fait une centaine de prisonniers qui ont été abattus sur-le-champ.

Il y a eu d’autres exécutions sur mon ordre après la bataille de Philippeville. Nous avions capturé environ mille cinq cents hommes, des rebelles arrêtés le jour même ou le lendemain. On les a réunis dans une grande cour. Je suis venu avec les policiers pour faire le tri. Chaque service – RG, sûreté urbaine, PJ, gendarmerie – était censé récupérer ceux qu’il souhaitait interroger.

Bien sûr, parmi ces prisonniers, il y avait des montagnards, des types de la campagne qu’on avait enrôlés de force. Souvent nous les connaissions. Ceux-là, nous les avons vite libérés.

Mais il y avait les autres, les acharnés, ceux qui étaient prêts à recommencer le lendemain si on leur en donnait l’ordre. Une fois qu’ils avaient été interrogés et que nous en avions tiré tout ce que nous pouvions, que fallait-il en faire ? J’ai bien essayé de les répartir entre les différents services qui les avaient interrogés. Mais, sachant qu’il s’agissait d’éléments irrécupérables, chacun préférait me les laisser pour que je m’en occupe. Ce n’était pas dit ouvertement, mais on me le fit assez clairement comprendre.

Pourtant, j’ai insisté tant que j’ai pu pour que les prisonniers ne me tombent pas entre les mains :

— Allons, commissaire, cet homme est pour vous. Prenez-le !

— Vous ne pouvez pas me le garder ? répondait le commissaire. J’essaierai de le récupérer demain.

— Mon cher commissaire, ça m’embête beaucoup, mais je ne sais plus où les mettre. Et vous le gendarme ?

— Moi ? Je ne peux pas l’emmener à la brigade. Je n’ai pas de place.

— Oh, vous commencez vraiment à m’emmerder, tous autant que vous êtes !

Le lendemain, j’ai recommencé mais ils étaient toujours aussi fuyants.

— Et cette fois, vous les voulez, oui ou merde ?

Tous les civils regardaient leurs souliers.

— Très bien, j’ai compris.

Alors, j’ai désigné des équipes de sous-officiers et je leur ai donné l’ordre d’aller exécuter les prisonniers.

Je m’efforçais de ne jamais désigner les mêmes hommes pour accomplir ce genre de besogne.

C’étaient rarement des appelés. Sauf quand ils étaient particulièrement aguerris et avaient au moins un an de service. Ils n’avaient pas d’état d’âme.

Quand tout fut terminé, je fis un compte rendu et j’aidai les inspecteurs des RG à rédiger le leur. Le commissaire Arnassan étant en mission en France, je m’étais installé dans son bureau. J’appris que d’autres massacres avaient eu lieu à El-Arouchi, à l’oued Zenatti, à Catinat, à Jemmapes. À Constantine, le neveu de Ferhat Abbas, jugé francophile, avait été assassiné dans sa pharmacie.

Nous avons ramassé les morts du FLN qui se trouvaient dans les rues et les avons rangés au stade municipal. Cent trente-quatre cadavres étaient ainsi alignés sur une piste du stade, gardés par des soldats du bataillon du 18. Ceux qui étaient tombés dans les buissons, on ne les a retrouvés que les jours suivants. À l’odeur, car nous étions en plein mois d’août.

Au total, il y avait à peu près cinq cents morts du côté du FLN, en comptant ceux qui avaient attaqué les forts défendant Philippeville et s’étaient fait recevoir à la mitrailleuse.

Le journaliste local est venu rôder autour du stade. Il a négocié avec la sentinelle et a réussi à entrer pour prendre des photos, quitte à déplacer quelques corps pour faire plus vrai. Les clichés ont été vendus à prix d’or à Life. Les cent trente-quatre morts sont de ce fait devenus, grâce aux commentaires américains, cent trente-quatre malheureux prisonniers exécutés par les parachutistes français. La photo était truquée, mais la presse voulait des images prouvant que nous étions des salauds, et peu importait lesquelles.

J’ai demandé à la municipalité de Philippeville de mettre les pompes funèbres à ma disposition et de me montrer où était le cimetière musulman. Il fallait creuser une fosse orientée vers La Mecque. Là-bas, au mois d’août, le sol c’est de la brique. Une pelle mécanique était indispensable. La seule qui fût disponible se trouvait à l’école d’agriculture. Je suis allé voir le directeur avec Soutiras, Issolah, Misery et deux autres hommes, des pieds-noirs. Ils s’appelaient Maurice Jacquet et Yves Cuomo. Tous deux étaient des caporaux-chefs engagés, jusque-là utilisés comme chauffeurs et mécaniciens. Ils parlaient l’arabe couramment.

Le directeur de l’école d’agriculture était un officier de réserve. Il a pourtant refusé de nous prêter sa pelleteuse. J’ai dû le menacer de l’arrêter pour le forcer à céder l’engin et un chauffeur. J’ai fait creuser une fosse de cent mètres de long, deux mètres de large et un mètre de profondeur. Nous y avons enseveli les corps.

Le lendemain, une femme des services d’hygiène de la préfecture est venue à mon bureau. Elle représentait les autorités d’Alger qui me faisaient envoyer de la chaux vive pour faire disparaître les cadavres.

Le même jour, nous avions reçu, toujours d’Alger, par la voie hiérarchique officielle, un message de l’état-major qui disait d’arrêter la répression.

Mais, par un autre circuit, on me fit discrètement passer, au nom de toute la « crémerie », les félicitations appuyées de Lefort36, mon successeur à la section d’instruction du Service Action.

Le lundi 22 août 1955, le général Jacques Massu appela Mayer pour lui annoncer sa visite. Massu voulait profiter des événements récents pour inspecter notre unité. Il avait le titre de commandant de la 10e division parachutiste, mais elle n’était pas encore parfaitement organisée.

En moins d’un an de guerre, Massu n’avait pas eu le temps de bien connaître les unités placées sous ses ordres. Il était abasourdi de voir que dans un combat aussi violent nous ayons eu deux tués seulement.

Il déjeuna au mess et, avant de remonter dans son hélicoptère, il posa enfin la question qui le tracassait :

— Alors, Mayer, racontez-moi un peu ce qui s’est passé. Parce qu’il y a quelque chose que je ne comprends pas très bien dans cette histoire.

— C’est pourtant très simple : nous étions informés de l’attaque avec beaucoup de précision, mon général. Demandez plutôt à l’officier de renseignements, le capitaine Aussaresses.

— Qui est-ce, celui-là ?

— Un officier des services spéciaux qui a été parachutiste de la France libre et qu’on nous a envoyé.

Massu m’a fait venir.

— Comment diable avez-vous fait pour obtenir le renseignement ?

— J’ai fait ce qu’il fallait et j’ai été aidé.

— Par qui ?

— Notamment par la police.

Massu poussa un grognement et remonta dans son hélicoptère sans commentaires. J’ignorais, ce jour-là, à quel point il m’avait repéré.

Nous avons reçu peu après un message du général Lorillot, commandant supérieur militaire en Algérie. Il voulait rencontrer les officiers proposables pour l’avancement, mais aucun de nous ne fut promu. Il n’y eut aucune récompense pour aucun des hommes de la demi-brigade. Nous avions arraché des milliers de civils à un sort funeste mais la République ne nous connaissait plus.

Brigitte Friang, une journaliste, par ailleurs ancienne des services spéciaux, vint faire un reportage. Elle connaissait bien Prosper et Monette.

Mayer et moi nous avions confiance en elle, aussi je m’occupai de la briefer.

Après le départ de Brigitte, je rendis compte à Prosper.

— Alors, vous lui avez dit quoi ? me demanda-t-il.

— Eh bien, la vérité, mon colonel.

— La vérité ?

— Oui, la vérité. Je lui ai dit que la population musulmane approuvait notre action et nous soutenait massivement.

Mayer se tordit de rire. Mais lorsque l’article parut, force fut de constater que le papier nous était très défavorable. Brigitte envoya un mot à Mayer pour s’excuser : on avait trafiqué son reportage, du coup elle démissionna du journal.

Pendant les neuf mois qui suivirent, nous fûmes à peu près tranquilles à Philippeville. Comme la plupart des délinquants de droit commun étaient aussi membres du FLN, bon nombre d’entre eux avaient trouvé la mort le 20 août et les jours d’après. De ce fait, la ville devint tellement calme que le juge Voglimacci put prendre un peu de repos.