La mission

Trinquier et moi, nous avons donc été nommés presque en même temps. Massu nous avait choisis pour notre esprit militaire sans faille et notre respect absolu de la discipline, ce qui était paradoxal parce que nous étions lun et l’autre aussi peu conformistes qu’il était possible et faisions montre d’une très grande indépendance d’esprit. Mais Massu savait que nous ne le trahirions pas. C’était le plus important et il avait raison. Par ailleurs, Trinquier et moi nous nous sommes toujours parfaitement bien entendus.

Je me suis présenté devant Massu le 8 janvier, la mort dans l’âme. Je me demandais vraiment ce qui m’arrivait. De toute évidence, ma carrière militaire était fichue, mais je m’étais résigné.

Massu avait cinquante ans. Il en imposait par sa haute stature et par une personnalité hors du commun. C’était un très grand capitaine. Il le savait et pouvait se permettre d’être désinvolte.

À sa sortie de Saint-Cyr, il avait été affecté au Maroc où il avait participé à la guerre du Rif, dans les combats du djebel Sarho. Puis il avait fait la campagne de France avec la division Leclerc. En Indochine, il avait été amené à reprendre Hanoi, le 19 décembre 1946, avec une telle énergie qu’il avait été rappelé en métropole à la demande de Bao Daï. Il avait fait nettoyer la ville au mortier et, que je sache, il n’y avait pas eu de prisonniers.

Massu était énergique et sans complaisance. Lorsqu’il a repris la 10e DP, on pouvait se douter qu’il saurait utiliser la manière forte si cela s’avérait nécessaire.

Nos rapports devaient être courtois mais nous ne fûmes jamais intimes. Nous aurions pu l’être davantage si je lui avais dit que son épouse m’avait rencontré lorsque j’étais tout enfant.

Mon père, sous-préfet, sergent pendant la Première Guerre mondiale, avait en effet eu sous ses ordres un soldat du nom d’Henri Torrès qui s’était mis en tête de casser la figure à son lieutenant. Le sergent l’en avait amicalement dissuadé. Quelque temps après, Torrès avait perdu son père. François Aussaresses lui avait donné une permission et lui avait même avancé de l’argent pour se rendre aux obsèques.

Le sergent et le poilu s’étaient ensuite retrouvés à Paris. Mon père était devenu chef de cabinet du ministre des PTT et Torrès un ténor du barreau.

Ils ont recommencé à se voir. Un jour, Torrès est venu chez nous pour présenter sa future épouse, Suzanne Rosambert.

Lorsque la guerre a été déclarée, Suzanne et Henri Torrès, qui étaient juifs, durent partir pour les États-Unis. Mme Torrès s’engagea bientôt dans les Forces françaises libres et devint commandant. À ce titre, elle s’occupa des femmes de la division Leclerc, celles qu’on appelait les Rochambelles. Elle, on l’appelait Toto. Après son divorce, elle rencontra Massu à Saigon. Maintenant, c’était la femme de mon patron.

Une fois entré dans le bureau de Massu, comme je navais rien à perdre, je n’ai pas mâché mes mots :

— Mon général, je préfère vous dire que je n’étais pas volontaire pour ce poste. Pas du tout volontaire !

— Je le sais bien, mon vieux, fit-il avec un peut sourire. Ça prouve au moins que vous avez compris ce qu’on attend de vous et c’est mieux comme ça : nous allons gagner du temps et le temps presse. Sachez simplement que vous êtes l’homme de la situation. C’est pour ça que vous avez été choisi. Aujourd’hui, le FLN tient Alger et nous le fait savoir tous les jours. Il le fait savoir au monde entier. Non seulement le FLN tient Alger, mais ses principaux chefs y sont installés. Tout le monde le sait. Aujourd’hui, Aussaresses, nous allons les liquider, très vite et par tous les moyens : ordre du gouvernement. Puisque vous n’étiez pas volontaire, vous savez que ce n’est pas un travail d’enfant de chœur.

Massu m’a fait monter dans sa 403. Nous avons traversé Alger à toute allure. C’était une ville magnifique et animée. Avec son agglomération, elle comptait presque un million d’habitants. La situation démographique y était exactement l’inverse de ce qu’elle était en Algérie, puisque les musulmans y étaient minoritaires par rapport aux pieds-noirs.

Quand nous sommes arrivés à la préfecture, le général m’a montré un bureau qui venait d’être mis à ma disposition, tout près du sien. Pour me donner une couverture administrative, il a fait taper une note de service laconique et vague où il était simplement indiqué que le commandant Aussaresses était charge des relations entre le général Massu et les services de police et de justice. Cela voulait dire en clair que je devais avoir d’assez bonnes relations avec les policiers pour pouvoir les utiliser et faire en sorte que nous n’ayons jamais affaire à la Justice.

Ensuite, il me prit à part et me dit à voix basse :

— Aussaresses, il faut tout de même que vous sachiez quelque chose que personne ne sait, à part vous et moi. Je viens de recevoir la visite des pieds-noirs les plus influents de la société algérienne et algéroise. Ce sont des gens très décidés. Ils m’ont dit quils avaient l’intention de se substituer aux forces de l’ordre si elles continuaient à se montrer incapables de faire face a la situation. Ils veulent commencer par une action spectaculaire. Pour eux, l’axe géographique de l’organisation du FLN, c’est la Casbah. Ils n’ont pas tort. La Casbah est en pente. Au sommet, il y a une large avenue Ils projettent d’y rassembler un convoi de camions de combustible. Le camion de tête s’arretera et te convoi se resserrera. À ce moment, ils ouvriront les vannes des citernes. Quand le combustible aura inondé la Casbah, ils y mettront le feu. D’après les estimations que j’ai pu faire, il y aurait soixante-dix milte morts. Ceux qui m’ont dit ça ont les moyens de leur politique, croyez-moi. Cette résolution des pieds-noirs m’oblige à la plus grande fermeté, vous comprenez, Ils ne plaisantent pas. Ce sera très dur, Aussaresses, et nous devrons être impitoyables.

Impitoyables, ça voulait dire torture et exécutions sommaires. Je baissai la tête, vaincu :

— Je comprends, mon général.

— Nous sommes menacés par une grève insurrectionnelle qui est prévue pour le lundi 28 janvier.

— Pourquoi cette date ?

— Parce que, le même jour, il y a une assemblée générale à l’ONU. Une délégation du FLN doit y assister pour essayer de provoquer un débat sur la question algérienne. Naturellement, la France va plaider l’incompétence de l’ONU. Mais cette grève insurrectionnelle est une manière de démontrer la représentativité du FLN.

— Et que dois-je faire ?

— Briser la grève. Vous avez moins de vingt jours.

— Et comment voulez-vous que je m’y prenne ?

— Procédez à des arrestations. Interpellez tous les meneurs.

— Mais comment savoir qui je dois arrêter ? Monter un réseau de renseignements, cela prend des mois !

— Servez-vous du fichier de la police.

— Quel service ?

— À vous de le découvrir. Tout ce que je sais, c’est que la police a un fichier secret et que ce fichier vous sera utile dans votre mission.

— Et vous croyez qu’ils seront disposés à me le confier ?

— Débrouillez-vous, c’est votre travail maintenant.

En évoquant la perspective d’une nouvelle Saint-Barthélémy menée par les pieds-noirs, Massu avait vaincu mes dernières réticences et je pris le parti de l’aider de mon mieux, quelles qu’en soient les conséquences.

J’allais sortir du bureau lorsqu’il me rappela :

— Ah oui, j’allais oublier : il existe un journal antimilitariste clandestin intitulé La Voix du soldat. Paris apprécierait que l’on découvre qui est à l’initiative de cette publication et Paris apprécierait également que ce torchon cesse de paraître. Définitivement. Vu ?

— Vu, mon général.

Il ne m’avait pas parlé de la durée de cette mission. Mon affectation était un détachement, une situation provisoire qui ne devait pas excéder six mois. Je pensais que tout serait réglé bien avant. C’était une affaire de quelques semaines, tout au plus.

La toile que j’avais patiemment tissée à Philippeville ne me servait plus à rien dans cette grande ville. Je n’avais qu’un seul contact dans la police : le commissaire Arnassan. L’ancien chef des RG de Philippeville venait en effet d’être nommé à Alger. Lui saurait me recommander à ses collègues. 

Je réfléchis rapidement à ceux qui pourraient m'aider en dehors de la police. Le chef de la sécurité militaire, sans doute, et aussi le correspondant des services spéciaux.

J’étais toujours en contact avec les réservistes du Service et plus d’une fois nous nous étions aidés mutuellement. J’avais même rencontré Morlanne à Alger, en compagnie du colonel Germain51, un des agents qu'il venait d’y installer. D’ailleurs, les gens de la « crémerie » grenouillaient désormais du côté d’Alger, depuis que le général Lorillot avait poussé un coup de gueule parce qu’il ne comprenait pas que les services spéciaux ne soient pas engagés en Algérie.

On avait délégué le 11e Choc sous forme d’un groupement de choc placé sous les ordres du colonel Decorse que je connaissais bien pour avoir travaillé avec lui en Indochine. La plupart des cadres de ce groupement étaient d’ailleurs passés par le centre d’instruction des chargés de mission que j’avais dirigé. Mais le 1 Ie Choc n’intervenait que ponctuellement, pour fabriquer des valises piégées destinées aux fellaghas ou pour encadrer des éléments du MNA, le mouvement nationaliste algérien créé par Messali Hadj dont le FLN n’aura de cesse de liquider les derniers fidèles.

Morlanne avait également tenté de mettre en place un Service Action Méditerranée à partir de Tanger, animé par le truand Jo Attia, ancien lieutenant de Pierrot le Fou dans le gang des tractions. Mais Jo Attia, dont l’officier traitant était Bob Maloubier, n’avait pas été très convaincant. Les quelques missions dont il avait été chargé, principalement au Maroc, avaient échoué et plus tard, l’affaire se termina par un scandaleux fiasco52.

En tout cas, sans même en prendre vraiment conscience, j’étais devenu l’homme des services spéciaux de la bataille d’Alger.