Le Déserteur

Le 1er RCP s’était installé à Maison-Carrée et j’avais retrouvé les fonctions de chef d’état-major que j’occupais au début de l’année.

J’étais soulagé. La solitude que j’avais connue pendant ces six mois n’était plus supportable. Maintenant je partais pour faire la guerre à ciel ouvert et pour chasser le FLN dans l’Atlas blidéen.

Babaye avait voulu me suivre : je ne pouvais pas lui refuser ça. Au premier engagement, je lui ai fait donner un fusil et je lui ai dit de se tenir tranquille derrière moi. Bientôt, j’ai entendu une détonation dans mon dos et une balle m’a sifflé aux oreilles.

Je me suis retourné. Babaye était hilare. Il venait de tirer par-dessus mon épaule et avait abattu un ennemi que je n’avais pas vu.

Pendant ce temps, les derniers leaders du FLN dAlger et les chefs du PCA tombaient les uns après les autres.

Faulques avait eu la bonne idée d’afficher des noms sur chacune des cellules du sous-sol de la villa Sésini. Sur la porte d’une cellule vide, il avait inscrit le nom d’André Moine, ce qui incita à la confidence des prisonniers qui avaient conclu à sa capture et amena finalement, en juillet 1957, à l’arrestation effective du leader communiste.

Le plan d’approche de Yacef Saadi que j’avais patiemment mis au point grâce à mon agent de liaison infiltré au FLN fut mis à exécution par Faulques, La Bourdonnaye et Godard en septembre. Le REP de Jeanpierre put cerner la villa de Yacef qui se défendit en lançant une grenade. Jeanpierre fut blessé mais Yacef fut capturé par les légionnaires. Il parla spontanément, ce qui lui sauva la vie. Il révéla notamment l’adresse d’Ali la Pointe, qui se cachait dans une maison fortifiée de la Casbah. La popularité d’Ali la Pointe l’agaçait, comme elle agaçait naguère Ali Boumendjel.

De ce fait, le 8 octobre 1957, le bunker d’Ali fut repéré et cerné discrètement. On envoya des sapeurs du génie pour faire une brèche. Le lieutenant plaça une charge trop forte qui pulvérisa le bunker et six maisons voisines. Le corps d’Ali fut identifié grâce au tatouage qu’il avait sur le pied. La jeune étudiante qui vivait avec lui ainsi qu’un garçonnet qui servait d’estafette trouvèrent également la mort dans cette explosion. Cet épisode marqua la fin de la bataille d’Alger.

C’est à ce moment que Paul Teitgen85 fit ses comptes et offrit sa démission, qui, cette fois, fut acceptée. Le nombre des arrestations s’était élevé, selon lui, à plus de vingt-quatre mille. En totalisant le nombre des personnes arrêtées au cours de la bataille d’Alger et en retranchant celles qui restaient dmiu lin camps ou qu’on avait vues en sortir, Paul Teitgen conclut qu’il manquait 3 024 personnes.

À l’automne de 1957, j’ai reçu une affectation à Baden-Baden en qualité d’instructeur d’appui aérien.

Je suis cependant revenu plusieurs fois en Algérie, sous le prétexte d’organiser des stages. L’ALN avait concentré des forces importantes dans des camps tunisiens implantés près de la frontière algérienne. C’était astucieux, puisque l’autonomie de la Tunisie avait été reconnue par la France dès le printemps 1956. À partir de ces camps, des coups de main étaient lances contre nos positions frontalières. Au début de l’année 1958, deux avions français avaient été abattus par des tirs de DCA et des appelés avaient été massacrés. En représailles, un raid aérien fut organisé de l’autre côté de la frontière le 8 février 1958. C’est à cette occasion que le village tunisien de Sakhiet Sidi Youssef fut bombardé. Cet incident eut des répercussions internationales si désastreuses que la France dut accepter les bons offices américains.

De ce fait, la frontière était devenue infranchissable et l’ALN avait pu reprendre ses coups de main en toute impunité. Par ailleurs, les forces de l’ALN s’étaient retirées suffisamment loin de la frontière pour se croire à l’abri de toute menace.

Grâce à la complicité d’un aviateur qui me conduisit discrètement à bord d’un T6 jusqu’à la frontière, avant de pénétrer l’espace aérien tunisien, nous avons pu mener, malgré la DCA, plusieurs nouvelles attaques à la roquette et à la mitrailleuse contre les positions de l’ALN. Officiellement, ces raids n’ont bien entendu jamais existé.

Babaye s’est marié avec la fille d’un garde champêtre. En 1962, an moment où l’armée française allait partir, ses anciens amis du FLN lui firent savoir qu’ils ne lui en voulaient pas et qu’il devait rester. Mais un colonel de l’armée française l’a forcé à embarquer, lui et sa famille, sur le dernier bateau.

Kemal Issolah fut reconnu et arrêté par le FLN. Je le fis libérer et exfiltrer grâce à l’aide d’un attaché militaire américain en poste à Alger.

À l’automne de 1966, après avoir servi d’instructeur à Fort Bening et à Fort Bragg86 pour les forces spéciales américaines engagées au Vietnam et avoir travaillé à l’état-major, j’ai retrouvé avec émotion mon 1er régiment de chasseurs parachutistes qui était revenu à Pau, Cette fois j’en prenais le commandement, succédant ainsi à Cockborne et à Prosper.

Le soir, une fête a été organisée. Alors, j’ai demandé â la musique militaire de jouer pour moi Le Déserteur, la chanson de Boris Vian que je fredonnais onze ans plus tôt en arrivant à Philippeville. J’étais lieutenant-colonel, maintenant, et ma réputation d’original n’était plus à faire. À ma grande surprise, cette initiative n’a choqué personne. Elle a même beaucoup plu aux jeunes officiers, ceux qui n’avaient pas connu l’Algérie

En les regardant danser, j’ai repensé à El-Halita, à la villa des Tourelles, aux attentats du stade, à Ben M’Hidi, aux réverbères piégés, à Boumendjel, au Casino de la Corniche et à toutes ces nuits.

Je n’ai pas eu de regrets mais j’ai formé des vœux pour qu’aucun de ces jeunes gens n’ait jamais à faire un jour ce que, pour mon pays, j’avais dû faire, là-bas, en Algérie.