Deux mille léopards

Au départ, le système mis au point par Massu relevait de l’improvisation. Mais il fut bientôt organisé. L’exploitation du fichier d’Arnassan me permit de dresser des listes de suspects et de faire procéder à des arrestations massives. Les interrogatoires nous donnaient de nouveaux noms et mon propre fichier fut vite recoupé par d’autres informations, principalement celles de Roger Trinquier.

La passion affichée de cet officier pour l’épopée napoléonienne allait beaucoup lui servir dans cette nouvelle mission. Il disait, en effet, avoir été frappé par le fait que Napoléon, pour administrer les villes rhénanes qu’il avait conquises, avait commencé par s’occuper de la numérotation des maisons et du recensement de leurs habitants. Trinquier eut l’idée de procéder de la même manière à Alger.

Policiers, gendarmes, CRS et parfois hommes de troupe furent affectés à cette tâche dans le cadre du Détachement de protection urbaine (DPU). Sous le contrôle des officiers affectés à l’état-major préfectoral, des listes nominatives étaient établies. On s’adressait à l’habitant le plus ancien qui donnait les noms des autres occupants de la maison. Ces informations étaient recoupées avec les déclarations des voisins. Les absents devenaient ainsi des suspects. À leur retour, ils étaient systématiquement interrogés. Les résultats obtenus, comparés avec tes renseignements de mon fichier, permettaient aux patrouilles d’établir des listes fiables de gens à rechercher.

Alger et ses environs furent divisés en quatre zones, chacune confiée à l’un des régiments d’infanterie parachutiste : le 1er RCP, le 1er REP, les 2e et 3e RPC.

Mon régiment, le 1er RCP de Georges Mayer, était implanté à Maison-Carrée. Son OR était le capitaine Assémat, qui m’avait succédé.

Le 1er REP était placé sous les ordres d’Albert Brothier61, secondé par le lieutenant-colonel Jeanpierre62 qui lui succéda rapidement. Son OR était le capitaine Faulques, installé à la villa Sésini. Le 1er REP était le successeur du 1er bataillon étranger de parachutistes, constitué en 1948 et décimé lors de la retraite de Cao Bang, en octobre 1950.

Le 2e RPC était placé sous l’autorité du colonel Albert Fossey-François63. C’était un personnage truculent et chaleureux. Ancien étudiant en lettres, il avait travaillé dans l’édition et l’imprimerie avant d’entrer dans les services spéciaux pendant la guerre. En Indochine, il commandait l’un des trois bataillons de mon régiment. Son officier de renseignements était le lieutenant Deiber. Fossey-François avait succédé au lieutenant-colonel Château-Jobert, dit Conan, qui commandait le 2e RPC pendant l’opération de Suez. C’était un officier qui avait été formé en Angleterre, puis parachuté en France et en Hollande. En Indochine, il avait été le second de Bollardière.

Le 3e RPC, quant à lui, était commandé par le lieutenant-colonel Marcel Bigeard, assisté du capitaine Jacques Allaire comme OR. Allaire, tout comme son chef, s’était illustré à Diên Bien Phû.

Un régiment d’artillerie parachutiste, commandé par le lieutenant-colonel Perrin – qui était avec moi au Service Action –, et une unité du génie complétaient les effectifs de la division.

Il existait enfin une structure territoriale classique pour le secteur Alger-Sahel que commandait te colonel Jean Marey. Là se trouvait le 9e zouaves, commandé par le colonel Bargeot assisté, en qualité d’OR, du capitaine Sirvent qui, avec son détachement, agissait pour l’essentiel dans ta Casbah, ce qui nous rendait grand service.

Il fut décidé avec le commissaire Parat qu’un policier de la PJ serait détaché auprès de chaque officier de renseignements. Cela se fit sans difficulté car j’avais agi de sorte que policiers et militaires s’entendent à merveille. Lors des sorties, les policiers s’habillaient d’ailleurs en léopard et rien ne pouvait les distinguer de leurs camarades de la 10e division.

Ces tenues léopard, qui avaient été créées spécialement pour les parachutistes d’Algérie, étaient seyantes. Nous les donnions à retoucher aux tailleurs qui rétrécissaient les pantalons trop larges pour en faire des fuseaux à la mode de cette époque. Elles faisaient des jaloux dans les autres régiments.

L’action des parachutistes devait être voyante pour démoraliser le FLN et rassurer la population. Ces tenues de camouflage, paradoxalement, y ont largement contribué.

Chaque régiment avait envoyé deux officiers à la préfecture. La population le sut très vite et les renseignements, qui avaient commencé à affluer dès les premiers jours, furent de plus en plus nombreux et précis. Il y avait une grande quantité d’informations à traiter. Nous opérions de fructueux échanges avec les policiers. En règle générale, il s’agissait de dénonciations, souvent destinées à assouvir des rancunes personnelles. Parfois, elles n’arrivaient que d’une manière indirecte.

Ainsi le premier renseignement à me parvenir fut-il transmis par Henri Damon que j’avais connu dans les services spéciaux. Jedburgh comme moi, il avait été capturé par la Milice près de Reims et torturé. Il n’avait pu que crier, comme on nous l’avait conseillé. Ses cris alertèrent son coéquipier qui liquida les miliciens. En 1946, Damon m’avait aidé à Pezoux, dans le Loir-et-Cher, lorsque je constituais le fichier des réservistes du Service Action. Nous fumes ensuite affectés à la Centrale : lui à la Section Politique, moi au Service Action. Ses bureaux étaient installés boulevard Suchet. Il avait découvert un trafic d’or organisé par les Soviétiques. Quelques jours après cette trouvaille, deux de ses collaborateurs avaient été tués et, tandis que lui-même montait tranquillement les escaliers de la station de métro Rue-de-la-Pompe, il s’était trouvé face à un homme qui avait soudain brandi une mitraillette et ouvert le feu. Damon était tombé à la renverse dans l’escalier, s’était replié dans la station et avait bondi dans une rame de métro providentielle. Mais les tueurs de Staline le talonnaient. Après une partie de cache-cache dans les couloirs et une poursuite dans les rames, il avait réussi à alerter son épouse d’une cabine téléphonique, en utilisant un code convenu entre eux :

— J’ai sali mon costume gris. Apporte-moi vite mon costume bleu.

Le Service avait décidé qu’il était de l’intérêt de tout le monde que Damon, même avec un nouveau costume, change d’air. C’est ainsi qu’il s’était retrouvé en Algérie.

Henri Damon avait troqué les complets vestons pour une tenue de capitaine de tirailleurs sur laquelle il avait fièrement accroché son insigne de parachutiste. Il avait été affecté à l’un de ces organismes bidons qui pullulaient à Alger. Le sien était dirigé par un colonel de la Légion.

Dès les premiers jours de la bataille, une musulmane était passée à son bureau pour dénoncer son artificier de mari. En fait, elle voulait s’en débarrasser et elle avait posé ses conditions : elle échangerait ses informations contre une garantie de veuvage. Damon avait protesté, puis il m’avait rendu visite à la préfecture. J’avais accepté le marché. L’opération fut menée avec le régiment de Bigeard, responsable du secteur.

Damon obtint bientôt un second renseignement, qui lui parvint d’une manière plus saugrenue. Le bureau auquel il était affecté utilisait, pour porter le courrier, un soldat légionnaire aussi fumiste que dévoué. Pour faire sa tournée, le garçon prenait la Jeep et s’absentait souvent plusieurs heures durant, sous prétexte d’embouteillages ou de pannes. Comme il avait la confiance du colonel, tout se passait bien.

Un jour, le légionnaire fit irruption dans le bureau de Damon, l’air bouleversé :

— Mon capitaine, il faut que vous me foutiez en taule.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que, lorsque je vous dis que je suis retardé par des embouteillages ou par des pannes, ce sont des mensonges. En fait, je passe mon temps dans un bordel.

— C’est pour ça que vous voulez aller en taule ? fit Damon, amusé.

— Non, mais le bordel ça coûte de l’argent. Comme je suis un bon client, la maquerelle m’a dit un jour que je n’avais pas l’air très riche et qu’elle pourrait m’échanger des passes contre des grenades. Et j’ai accepté. C’est pour ça que je voudrais que vous me foutiez en taule et que vous coinciez aussi cette salope.

Damon réfléchit un instant.

— Bon. On verra plus tard, fit-il tranquillement.

Pour le moment, tu vas fermer ta gueule sur cette histoire et tu feras exactement ce que je te dirai.

— Et le bordel ?

— Tu vas continuer à y aller, comme si de rien n’était.

— Quoi ? Et les grenades ?

— Tu vas continuer à en donner à ta taulière. D’ailleurs, demain je t’en fournirai une bonne provision. De quoi tirer pas mal de coups. Et pas un mot au colonel. Compris ?

— À vos ordres, mon capitaine ! fit le légionnaire en se mettant au garde-à-vous, aussi reconnaissant qu’abasourdi.

Damon était très astucieux et il n’avait rien oublié de son entraînement britannique. Il décida, cette fois, d’exploiter le renseignement lui-même, sans prendre la peine de nous déranger. Il se précipita à la direction du matériel et demanda à s’entretenir avec le colonel qui dirigeait le service des munitions. Il lui expliqua la situation et lui demanda, sous le sceau du secret, de lui fournir des grenades.

Avec l’aide d’un adjudant-chef armurier, réquisitionné par le colonel, Damon démonta les grenades et neutralisa discrètement le dispositif qui retarde l’explosion, une fois la grenade dégoupillée et la cuiller lâchée. Il remonta les grenades après avoir dissimulé le stratagème sous une fine couche de peinture. Le FLN connaissait bien nos grenades offensives et, pour tromper ses spécialistes, il fallait vraiment être un expert. Il ne s’agissait pas de couper grossièrement l’allumeur, ce qui aurait tout de suite été remarqué. Damon n’était pas un débutant. Il avait bien fait les choses. Il avait même fait du zèle en charognant aussi quelques boîtes de cartouches. Il voulait que son légionnaire passe un bon moment. Les cartouches furent démontées. Il suffisait d’enlever d’une certaine manière la poudre propulsive pour garantir l’explosion des armes qui les tireraient. Ce genre de manipulations représentait l’ABC de notre métier.

Le lendemain, Damon convoqua le légionnaire dans son bureau, sous prétexte de lui confier un pli urgent. Il lui remit assez de grenades et de cartouches pour qu’il puisse occuper la permission de quarante-huit heures qu’il lui tendit signée.

— Il faut que tu donnes tout ça d’un coup à la maquerelle. Installe-toi carrément au bordel et passes-y le temps qu’il faudra. Surtout, pas question de faire ta distribution en plusieurs fois. Tu as bien compris ? Quand la fête sera finie, tu rentres vite et tu te tiens peinard.

— À vos ordres mon capitaine ! fit le légionnaire, ravi.

Dans les jours qui suivirent, on assista à un véritable massacre. Un type, au marché de Bab el-Oued, en plein centre d’Alger, avait sorti une des grenades de Damon pour la lancer dans la foule. L’homme fut déchiqueté par l’engin qui lui explosa au niveau du foie.

Un autre, sur une plage d’Alger, essaya de jeter une grenade de même provenance par la fenêtre ouverte d’une maison qui surplombait la plage et où était installé un petit PC : il y laissa une main.

Quant à la maquerelle, elle me fut ramenée par le régiment qui était dans le secteur et je la fis exécuter.

Parfois, le FLN essayait de se venger, mais il osait rarement attaquer des parachutistes. Il ne pouvait, de toute façon, frapper qu’à l’aveuglette : son service de renseignements n’a en effet jamais réussi à comprendre la manière dont nous opérions. Ils s’en prenaient par nécessité aux chefs d’unités dont les noms apparaissaient dans les journaux. C’est ainsi, par exemple, qu’un attentat fut monté contre Bigeard en plein centre d’Alger. Le tueur avait une description sommaire : un blond aux yeux bleus, costaud, avec cinq galons panachés sur la poitrine. Le jour où il s’approcha de sa victime, Bigeard se promenait avec Mayer. Même taille, même tenue léopard, même cheveux blonds, mêmes yeux bleus, cinq galons tous les deux. Le fellagha eut un instant d’hésitation avant de se décider à tirer sur les deux hommes. Cet instant d’hésitation fut décisif car Bigeard fumait. Comme il manquait de cigarettes et que Mayer n’en avait pas non plus, ils changèrent brusquement de direction pour entrer dans un bureau de tabac. Le tueur attendait qu’ils ressortent lorsqu’une patrouille arriva. Peu après, une autre équipe de tueurs chargée de faire le même travail cribla de balles un sergent-major64 qui ressemblait vaguement à Bigeard.

Mais personne ne s’en prit jamais à moi. Mon nom napparaissait pas dans la presse, je ne donnais pas d’interviews, j’évitais les photographes et je rasais les murs. Dans la journée, je passais pour un bureaucrate de plus. J’étais la discrétion même et, mis à part l’entourage de Massu ainsi qu’une poignée d’officiers de la 10e DP, nul n’a jamais soupçonné que j’étais le chef d’orchestre de la contre-terreur.

Dans la journée, je ne prenais même pas la peine d’être armé. J’avais bien connu en Indochine le commandant Clauson, un phénomène qui avait commandé le 1er Choc. J’avais été frappé par le fait qu’il disait toujours qu’en présence de son bataillon, il n’avait pas besoin d’être armé. Je faisais comme lui.

Même à l’état-major de la 10e division parachutiste, il s’est trouvé des gens qui ne comprirent pas tout de suite ce qui se passait. L’attitude de Godard les avait laissés en dehors du noyau dur de la répression et, du reste, cette situation leur pesait. Ainsi Massu me dit-il un jour :

— Vous savez, Le Mire se plaint de ne pas participer à la bataille d’Alger. Vous ne pourriez pas lui trouver quelque chose ?

— Je vais y réfléchir, mon général, répondis-je de manière évasive.

Henri Le Mire dirigeait le 2e bureau65 de la division, assisté par le capitaine Jean Graziani. Comme Godard avait refusé d’engager l’état-major, ils n’étaient pas débordés de travail.

Il se trouva qu’un colonel chargé de la sécurité militaire vint au bureau quelques jours plus tard :

— Voilà, bredouilla-t-il, un peu gêné. C’est à propos des gens du FLN que vous arrêtez. On est bien obligé de se dire, hélas, que plus tard, on entendra de nouveau parler de certains d’entre eux. Ils seront peut-êtremême devenus des gens importants, vous comprenez. Alors, il faut être prévoyant. Pourriez-vous nous donner des listes de noms avec des fiches ?

Garcet et moi, nous nous regardâmes, interloqués.

— Mais bien volontiers, mon colonel, répondis-je avec un large sourire. Bien volontiers.

Je venais d’avoir une idée.

Le lendemain, quand je revis Massu, je lui annonçai que j’avais trouvé un travail pour Le Mire. Nous allâmes le voir avec Garcet pour lui expliquer ce qu’il aurait à faire avec son adjoint Graziani, s’il voulait enfin participer pleinement à la bataille.

— Alors, il paraît que tu t’emmerdes et que tu voudrais te rendre utile ? dis-je à Le Mire.

— Ah, oui. Ça, c’est vrai, qu’est-ce qu’on s’emmerde ! fit Graziani.

— Ça tombe bien, parce que j’ai justement une mission pour vous.

— Formidable !

— C’est très simple : on va vous apporter les listes complètes des gens que nous arrêtons. Vous les recopierez pour les remettre à la sécurité militaire. Mais il ne faudra pas vous tromper : il y a plusieurs catégories de suspects arrêtés.

— Ah bon, et lesquelles ? demanda Le Mire.

— Il y a des suspects qu’on ne garde pas. On ne peut pas garder tout le monde, tu comprends ?

— Comment ça ?

— On ne les garde pas prisonniers.

— Et ils sont où ?

— Ils sont morts.

— Ah oui, je comprends.

— Alors, pour que ru ne risques pas de te tromper, pour ceux qui sont morts, on mettra une indication devant le nom. On ne mettra pas M : ce serait trop voyant. On mettra L. L comme libérés. Tu comprends ?

— Je comprends. Mais ceux qui ne sont pas morts et qui sont véritablement libérés ?

— Eh bien, on mettra E. E comme élargis.

Le Mire et Graziani sont restés tranquilles quelque temps, absorbés par leur travail.

Jean Graziani était désespéré car les paperasseries n’étaient pas son fort. À ce pensum, il aurait sûrement préféré un peu d’action. Ce pied-noir d’origine corse, soldat dans les SAS en Angleterre, parachuté en France, avait servi en Indochine comme officier au 3e bataillon de parachutistes coloniaux qui avait été décimé sur la RC4. Ses quatre ans de captivité chez les Viets ne l’avaient pas rendu tendre. Il fut affecté en 1956 au 6e RPC qui était stationné au Maroc.

Dans sa garnison marocaine, le parti communiste avait une jolie maison qu’une bombe ne tarda pas à réduire en cendres. Graziani vint expliquer triomphalement à Romain-Desfossés, son colonel, qu’il était l’auteur de ce joli coup. Romain-Desfossés fronça le sourcil et lui demanda de ne pas recommencer. Mais les communistes reconstruisirent leur villa et Graziani prit cela pour une provocation. Il la fit donc sauter une deuxième fois.

Pour le coup, Romain-Desfossés dut téléphoner à son ami Massu66 pour lui envoyer le turbulent officier.

C’est ainsi que Graziani avait été affecté au 2e bureau où, privé d’action, il s’étiolait auprès de Le Mire.

Le colonel chargé de la sécurité militaire revint bientôt nous voir à la préfecture avec un air perplexe. Garcet essayait de se cacher pour mieux rire sous cape.

— Dites donc, fit le colonel, je ne comprends plus rien. Le Mire et Graziani m’ont apporté une liste de noms. Mais je crois qu’ils sont devenus fous. Sur cette liste, la plupart des suspects sont déclarés élargis. Je me demande bien pourquoi. D’autant que ceux qui ne sont pas élargis sont libérés. J’ai demandé des explications, mais ils se sont embrouillés. L’un disait que vous aviez demandé de déclarer élargis tous ceux qui étaient morts et l’autre prétendait que vous aviez dit de les déclarer libérés. Ce n’est pas logique.

— Vous avez raison : ce n’est pas logique. Il doit y avoir un malentendu, fis-je avec le plus grand sérieux.