Le 18 juin

Le FLN n’avait pas réussi, comme il l’avait pourtant espéré en lançant l’insurrection de novembre 1954, à entraîner massivement la population dans son sillage. Contrairement à une croyance fort répandue, cette insurrection n’avait pas fait tache d’huile. On peut même affirmer qu’au printemps 1955, elle s’essoufflait. Le FLN changea donc radicalement de tactique. Désormais, la rébellion aurait systématiquement recours au terrorisme et viserait les populations civiles. Aussi bien les Européens que les musulmans réputés « amis » de la France.

Le FLN pouvait, sans trop de difficultés, subjuguer les campagnes, mais dans les villes il avait du mal à s’implanter. C’est donc là que le terrorisme allait se développer.

Au printemps de 1955, après plusieurs mois d’un attentisme que l’instabilité politique avait renforcé, le pouvoir comprit enfin à quel point la situation se dégradait. Il lui fallait éviter à tout prix la guérilla urbaine.

Le nouveau gouvernement présidé par Edgar baure, avec Maurice Bourgès-Maunoury à l’Intérieur en remplacement de François Mitterrand et Robert Schuman à la Justice, décida enfin de contre-attaquer.

Le 3 avril, le Parlement vota la loi de l’état d’urgence qui permettait notamment de resserrer les liens entre la police et les services militaires de renseignements. C’était une façon d’institutionnaliser ce que je pratiquais déjà officieusement. D’une manière plus générale, laction militaire et l’action policière allaient dorénavant être étroitement associées.

Dans les jours qui suivirent, l’état d’urgence tut décrété dans les zones les plus touchées par le FLN.

On craignait que les choses ne s’enveniment à l’occasion du ramadan qui, cette année-là, devait avoir heu au mois de mai. De fait, durant cette période, il y eut une sensible recrudescence des attentats.

Un conseil interministériel décida à la mi-mai de renforcer les moyens militaires et de porter les troupes françaises en Algérie de soixante à cent mille hommes. Des instructions drastiques furent données pour ecraser la rébellion, notamment en autorisant les bombardements aériens auxquels, jusque-là, on s’était oppose. En même temps, Paris, secrètement, prit la décision de liquider les chefs du FLN par tous les moyens, y compris en utilisant les services spéciaux.

Le colonel de Cockborne venait d’être nommé attaché militaire à Rome et c’était beaucoup mieux comme ça. Je suppose qu’il avait pressenti a quelles extrémités nous allions être conduits et qu’il ne souhaitait pas assister à la mise en route de l’engrenage. Son adjoint, le colonel Georges Mayer, le remplaça.

C’était un blond costaud qu’on surnommait Prosper, à cause des succès féminins qu’on lui prêtait. La jolie Simone, son épouse, originaire d’une famille française du Maroc, ne semblait pas s’offusquer de ce surnom. Elle, c’était Monette.

Mayer était l’un des plus vieux parachutistes de l’armée française, ce qui ajoutait du prestige à sa prestance naturelle. À sa sortie de Saint-Cyr, avant guerre, il avait été volontaire pour être affecté à l’une des deux compagnies d’infanterie de l’air, des unités nouvelles qui n’avaient vu le jour qu’en 1937 et qui s’étaient illustrées au cours de la campagne de France, en Alsace et dans les Vosges. Ensuite, Mayer avait servi en Indochine.

J’eus le sentiment qu’il serait moins regardant que son prédécesseur sur les moyens à utiliser pour vaincre le FLN.

Le 18 juin 1955, une série d’incidents terroristes se produisirent à Philippeville. J’ai ressenti cette vague inopinée d’attentats comme une offense personnelle et une provocation. J’avais appartenu aux services spéciaux de la France libre qui faisaient partie de l’état-major particulier du Grand28. De ce fait, des incidents un 18 juin, ce n’était pas convenable.

De plus, j’étais officier de renseignements, maintenant. Or, rien ne m’avait permis de prévoir les troubles qui venaient de se produire. Pour un officier de renseignements, un imprévu c’est très humiliant.

À divers endroits de ta ville, sept bombes avaient explosé à la même heure. Des groupes isolés s’en étaient pris aux passants européens, à coups de feu, a l’arme blanche ou au bâton. Des voitures avaient été incendiées ainsi que des devantures.

La police, la gendarmerie et la demi-brigade, au prix d’accrochages parfois assez sérieux, avaient pu prendre assez rapidement te contrôle de la situation.

Un pied-noir qui se promenait dans la rue avait été abordé par un musulman. Ils se connaissaient bien. Pourtant, le musulman lui avait fendu le crâne a coups de hache. Alexandre Filiberti, le chef de la sureté urbaine, s’était rendu au chevet du blessé qui lui avait soufflé à l’oreille le nom de l’agresseur. Le renseignement m’étant parvenu, nous l’avions presque aussitôt arrêté pour commencer à l’interroger. Je voulais absolument savoir si ces attentats étaient commandités par une organisation et quels en étaient les membres.

Il était important qu’il parle parce que cette flambée de violence nous avait surpris. De tels incidents pouvaient se renouveler à tout moment, et Dieu sait ou. Et d’autres bombes exploser dès le lendemain. Le plus odieux de l’histoire, c’était qu’on ne s’en était pris qu’aux civils. Il fallait absolument que je sache qui était capable de donner des ordres pareils.

L’homme refusait de parler. Alors, j’ai été conduit a user de moyens contraignants. Je me suis débrouillé sans les policiers. C’était la première fois que je torturais quelqu’un. Cela a été inutile ce jour-là. Le type est mort sans rien dire.

Je n’ai pensé à rien. Je n’ai pas eu de regrets de sa mort. Si j’ai regretté quelque chose, c’est qu’il n’ait pas parlé avant de mourir. Il avait utilisé la violence contre une personne qui n’était pas son ennemie. Quelqu’un qui avait juste le tort de se trouver là. Un responsable, même un militaire, j’aurais pu comprendre. Mais là, un quidam de Philippeville, et de connaissance, par surcroît. Je n’ai pas eu de haine ni de pitié. Il y avait urgence et j’avais sous la main un homme directement impliqué dans un acte terroriste : tous les moyens étaient bons pour le faire parler. C’étaient les circonstances qui voulaient ça.

Après la mort de ce prisonnier, j’ai pressé mes informateurs de me dire ce qui se passait à Philippeville. Un groupe armé s’était-il constitué dans la ville ? J’ai fini par apprendre que les vrais chefs se cachaient dans le maquis, dans les rochers, les broussailles, les grottes. D’avion, on ne pouvait rien voir. Les roquettes, les bombes, l’artillerie seraient impuissantes à les déloger.

Au début du mois de juillet 1955, alors que le général Lorillot venait de prendre le commandement en chef des troupes françaises en Algérie, l’Oranie était tranquille, les attentats avaient presque cessé dans l’Algérois, le FLN ne se manifestait plus que par quelques actions ponctuelles. Seuls les Aurès et le Constantinois dans son ensemble demeuraient des zones difficiles. Comme c’était là qu’il était le mieux implanté, le FLN y mit en œuvre un régime de la peur et de la terreur destiné à favoriser la répression et à entraîner une population attentiste,

Vers le 20 juillet, j’ai eu la certitude qu’il existait une importante concentration de rebelles dans des zones boisées inaccessibles autour de Philippeville. Entre trois et cinq mille hommes, fellaghas et civils mêlés. Certains d’entre eux venaient des environs immédiats de Philippeville, d’autres du département voisin. J’ai activé mon réseau et effectué des recoupements. Un travail fastidieux.

En bonne logique, les rebelles devaient se nourrir. Ils étaient isolés. Ils n’avaient pas de parachutages ni de convois pour se ravitailler. Donc, ils devaient trouver de la nourriture à Philippeville. Aidé par la sûreté urbaine, je fis le tour des épiceries.

Mohammed, l’épicier mozabite29 qui jusque-là vendait un sac de semoule tous les trois jours, venait d’en vendre cinquante d’un coup. C’était louche.

Plus inquiétant encore : un homme était arrivé dans une pharmacie et avait acheté plusieurs dizaines de boîtes de pansements.

Les recoupements m’amenèrent à la conclusion que, le 20 août 1955 à midi, le FLN lancerait une attaque massive et frontale de quelques milliers d’hommes contre Philippeville.

Zighoud Youssef, chef de la zone du Nord-Constantinois, avait décidé de mener une action spectaculaire et sanglante à l’occasion du deuxième anniversaire de la déposition de Mohamed V30, sultan du Maroc. En même temps, il entendait appuyer la motion qui avait été déposée à l’ONU par sept pays afro-asiatiques, dont l’Inde, en faveur de l’indépendance de l’Algérie.

Cette attaque devait être combinée avec une action de commandos. Ceux-ci prendraient position dans des caves de la ville quelques jours avant l’offensive. L’idée du haut commandement du FLN était de prendre en otage une ville moyenne d’Algérie.

Je sus plus tard que, le même jour et à la même heure, ils voulaient s’emparer d’une ville marocaine. Ils avaient choisi Oued Zem. Il s’agissait de montrer au monde entier que les mouvements nationaux du Maghreb étaient solidaires et capables de mener des actions concertées.

En Algérie, les rebelles n’avaient pas les moyens d’investir une ville importante, encore moins de mener une attaque générale. S’en prendre à Philippeville était donc une bonne solution. C’était un port très animé et l’affaire ne risquait pas de passer inaperçue.

Un mois à l’avance, j’avais donc connaissance de cette importante opération, du lieu, de la date, de l’heure, des effectifs et de la tactique. Maintenant, il fallait surtout ne plus bouger et attendre l’ennemi de pied ferme.